[2014] 1 R.C.F. 295
IMM-5429-11
2012 CF 678
Jonatan Guzman Portillo (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Portillo c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Gleason—Toronto, 21 mars; Ottawa, 4 juin 2012.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) a rejeté la demande d’asile du demandeur — Le demandeur, un citoyen du Salvador, a été agressé par des membres de la Mara Salvatrucha (la MS) — La police soupçonnait le demandeur de lui-même faire partie de la MS — Le demandeur a été interrogé par la police à propos d’un ami, membre de la MS — La MS a menacé le demandeur, et les parents de celui-ci ont été victimes d’extorsion — La police a continué à associer le demandeur à la MS — La SPR a conclu que le demandeur n’était pas crédible et que sa crainte de la police était déraisonnable — Même si la SPR a conclu que le demandeur avait été personnellement pris pour cible par la MS, elle a qualifié le risque de généralisé et a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de personne à protéger au sens de l’art. 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) — Il s’agissait de savoir si les conclusions tirées par la SPR au sujet de la conduite de la police et l’interprétation de l’art. 97 étaient déraisonnables — Les conclusions de la SPR portant sur la conduite de la police étaient contraires à la preuve soumise à son attention — La SPR n’a pas analysé la question de savoir si la crainte de la police conférait au demandeur la qualité de personne à protéger au sens de l’art. 96 de la LIPR — L’interprétation que la SPR a faite de l’art. 97 de la LIPR était déraisonnable et incorrecte — Les affirmations de la SPR concernant le risque étaient tout simplement incompatibles — Si ce raisonnement est juste, il est peu probable qu’il existe des situations dans lesquelles l’art. 97 permettrait à quiconque d’être protégé des risques liés à la criminalité — La SPR a estimé que le demandeur était exposé à une menace de mort sans toutefois aller jusqu’à dire que cette situation s’expliquait par le fait qu’on le soupçonnait d’être un informateur de police — La SPR a confondu le risque auquel le demandeur était exposé avec celui auquel sont exposés les hommes de son âge au Salvador — Le demandeur était exposé à un risque accru et différent — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié rejetant la demande d’asile du demandeur.
Le demandeur, un citoyen du Salvador, a été agressé par des membres de la Mara Salvatrucha (la MS) après avoir refusé de devenir membre. Les autorités policières n’ont pas donné suite à la plainte et ont même laissé entendre qu’elles soupçonnaient le demandeur de lui-même faire partie de la MS. Après que l’ami du demandeur s’est joint à la MS, les policiers ont interrogé et battu le demandeur. L’ami du demandeur l’a menacé de le tuer parce qu’il avait parlé à la police. Peu de temps après, le demandeur s’est enfui. Les parents du demandeur ont été victimes d’extorsion de la part de la MS et celle-ci a continué à proférer des menaces contre le demandeur. La police a également continué à interroger et à menacer les membres de la famille du demandeur et à associer le demandeur à la MS. La SPR a conclu, entre autres, que le demandeur n’avait fourni aucun élément de preuve crédible indiquant que les policiers ne voulaient pas seulement l’interroger sur ses liens éventuels avec la MS, et que sa crainte de la police était déraisonnable. La SPR a également conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). Malgré le fait qu’elle a conclu que le demandeur avait été personnellement pris pour cible par la MS, la SPR a estimé que le risque auquel le demandeur était exposé était un risque auquel tous les hommes du même groupe d’âge que lui au Salvador sont généralement exposés.
Il s’agissait de savoir si les conclusions tirées par la SPR au sujet de la conduite de la police étaient déraisonnables et si l’interprétation que la SPR a faite de l’article 97 de la LIPR était déraisonnable ou incorrecte.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Les conclusions tirées par la SPR portant que la police n’avait pas agi « de manière inappropriée » et qu’il était déraisonnable de la part du demandeur de craindre la police étaient contraires à la preuve soumise à son attention. Si la SPR avait, comme il se devait, accepté que les agressions s’étaient produites, il aurait été nécessaire qu’elle analyse la question de savoir si sa crainte qu’il dit avoir de la police conférerait au demandeur la qualité de personne à protéger au sens de l’article 96 de la LIPR. La Commission n’a pas procédé à cette analyse.
L’interprétation que la SPR a faite de l’article 97 était à la fois incorrecte et déraisonnable. Les deux affirmations de la Commission sont incompatibles : si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général. Si le raisonnement de la Commission était juste, il est peu probable qu’il existe des situations dans lesquelles cet article permettrait à quiconque d’être protégé des risques liés à la criminalité. Le point de départ essentiel de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé. L’étape suivante consiste à comparer le risque qui a été correctement décrit et auquel le demandeur d’asile est exposé, avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité. Dans la présente affaire, la SPR a estimé que le demandeur était exposé à une menace de mort de la part de la MS sans toutefois aller jusqu’à dire que cette situation s’expliquait par le fait qu’on le soupçonnait d’être un informateur de police. La SPR n’a donc pas franchi la première étape exigée dans le cadre de l’analyse. Elle a ensuite confondu le risque auquel le demandeur était exposé avec celui auquel sont exposés les hommes de son âge au Salvador. Ce n’était visiblement pas le cas. Le demandeur était exposé à un risque accru et différent parce que, après qu’il eut parlé à la police, la MS lui avait par représailles proféré des menaces. Il a été démontré que le demandeur était personnellement et directement exposé à une menace de mort. On est très loin du risque d’extorsion, de recrutement ou d’agression, et par conséquent, le risque auquel le demandeur était exposé était beaucoup plus sérieux et plus direct que celui auquel d’autres hommes du Salvador sont exposés.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1(4)d) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 2(1) « réfugié au sens de la Convention » (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 74, 96, 97.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36.
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions examinées :
Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Acosta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213; Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 493; Innocent c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1019; Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 10; Guifarro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182; Salvagno c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 595; Chekhovskiy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 970; Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, motifs modifiés, [1998] 1 R.C.S. 1222; Vaquerano Lovato c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143; Guerrero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210; Garcia Vasquez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 477; Barrios Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 403; Aguilar Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 62; Munoz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 238; Pineda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365.
décisions citées :
Aguebor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1993] A.C.F. no 732 (C.A.) (QL); Rahal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319; Chalita Gonzalez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1059; Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 75, [2010] 3 R.C.F. 347; Idahosa c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 418, [2009] 4 R.C.F. 293; Nazifpour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 35, [2007] 4 R.C.F. 515; Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 417, [2006] 3 R.C.F. 70; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487; Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 126, [2005] 3 R.C.F. 429; Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678; Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; Rohm & Haas Canada Ltd. et Tribunal antidumping, Re, [1978] A.C.F. no 522 (C.A.) (QL); Buttar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1281; Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (C.F. 1re inst.); Diaz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 705; Tobias Gomez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1093; Ponce Uribe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1164; Rodriguez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 11; Olmedo Rajo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1058; Chavez Fraire c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 763; Baires Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 993; Carias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 602.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié rejetant la demande d’asile du demandeur. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Jeffrey Goldman pour le demandeur.
Charles Jubenville pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Jeffrey L. Goldman, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] La juge Gleason : La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 15 juillet 2011 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR ou la Commission) a rejeté la demande d’asile du demandeur.
[2] Le demandeur est un jeune homme originaire du Salvador qui a été pris pour cible, menacé, agressé et poignardé par des membres de la Mara Salvatrucha (la MS), un gang de criminels notoire qui sévit au Salvador. La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif que ni l’article 96 ni l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR ou la Loi) ne s’appliquaient à sa situation. Plus précisément, s’agissant de l’article 96, la Commission a estimé que le demandeur n’avait pas été persécuté pour l’un des motifs prévus par la Convention énumérés dans cette disposition, de sorte qu’il ne pouvait présenter de demande d’asile en vertu de cet article. En ce qui concerne l’article 97, la Commission a estimé que le demandeur avait « été personnellement pris pour cible » par la MS (la décision, au paragraphe 34; non souligné dans l’original). Toutefois, en dépit de cette conclusion, la SPR a conclu que le risque auquel le demandeur était exposé était un risque généralisé, étant donné que la violence liée aux gangs est un phénomène généralisé au Salvador. Comme le risque était généralisé, la SPR a conclu que l’article 97 de la LIPR ne s’appliquait pas, étant donné que le sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR prévoit que n’ont pas qualité de personnes à protéger les personnes exposées à des risques auxquels sont généralement exposés les « autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ».
[3] Le demandeur affirme que la décision de la Commission devrait être annulée pour les trois raisons suivantes :
1. La conclusion tirée par la SPR au sujet du manque de crédibilité du demandeur n’est pas étayée par la preuve et est contredite par les motifs de la Commission, qui a accepté la version des faits du demandeur;
2. Le demandeur a été victime de persécution de la part de la police salvadorienne en raison de sa présumée affiliation à la MS, de sorte que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en rejetant la demande présentée par le demandeur en vertu de l’article 96 de la LIPR;
3. Le risque auquel le demandeur était exposé était un risque hautement personnel dirigé directement contre lui qui se distingue du type de risque auquel d’autres personnes sont exposées au Salvador, de sorte que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que l’article 97 de la LIPR ne s’appliquait pas à la situation du demandeur.
[4] En revanche, le défendeur affirme que la décision de la Commission était raisonnable et qu’il était loisible à la Commission de ne pas croire le demandeur, d’estimer qu’il n’y avait pas de lien entre sa situation et les motifs de persécution énumérés dans la définition de réfugié au sens de la Convention que l’on trouve à l’article 96 de la LIPR et de conclure que l’article 97 de la LIPR ne s’appliquait pas à la situation du demandeur.
[5] Pour les motifs qui suivent, je suis arrivée à la conclusion que la décision de la SPR doit être annulée parce que les conclusions qu’elle a tirées en ce qui concerne l’article 97 de la LIPR sont à la fois incorrectes et déraisonnables. De plus, la conclusion que la SPR a tirée au sujet du volet de la demande du demandeur fondée sur l’article 96 de la LIPR ne tenait pas compte de l’ensemble de la preuve dont elle disposait, de sorte que cette conclusion était déraisonnable et susceptible d’annulation en vertu de l’alinéa 18.1(4)d) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art.1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)]. Pour bien comprendre les raisons pour lesquelles j’arrive à cette conclusion, il est nécessaire de passer en revue les faits pertinents mis en preuve devant la Commission ainsi que les points saillants de la décision.
I. CONTEXTE
[6] Le demandeur a grandi sur une ferme dans une petite ville d’une région rurale du Salvador. Alors qu’il était adolescent, des membres de la MS ont tenté de convaincre le demandeur et son meilleur ami, Carlos de se joindre au gang. Carlos et le demandeur ont refusé et les membres du gang ont cherché à leur extorquer de l’argent. Le demandeur a répondu qu’il n’en avait pas. Entendant cela, un des membres du gang de la MS l’a poignardé au bras. Carlos, qui avait un peu d’argent sur lui, l’a remis aux membres de la gang, qui ont alors laissé partir les jeunes hommes. Au moment où ils ont pris la fuite, les membres du gang leur ont proféré des menaces en leur disant qu’ils n’en avaient pas fini avec eux.
[7] Le demandeur et ses parents ont signalé l’agression aux autorités policières salvadoriennes, qui n’ont pas donné suite à leur plainte et qui ont même laissé entendre qu’elles soupçonnaient le demandeur de lui‑même faire partie de la MS.
[8] À la suite de cette agression, le demandeur a abandonné ses études pour se consacrer aux travaux de la ferme, cherchant ainsi à se faire oublier de la MS. Quelques semaines plus tard, Carlos a appelé le demandeur pour lui dire que des membres de la MS l’avaient battu et menacé de le tuer s’il n’adhérait pas au gang. Peu de temps après, la mère de Carlos, qui était sans nouvelles de lui depuis plusieurs jours et qui craignait qu’il ait joint les rangs de la MS, est venue rencontrer le demandeur pour lui demander s’il savait où se trouvait son fils. Le demandeur n’a pas pu l’aider, car il était lui aussi sans nouvelles de Carlos.
[9] Deux mois plus tard, des membres du gang MS ont de nouveau agressé le demandeur, l’accusant d’être l’ami homosexuel de « Licho ». Le demandeur a par la suite appris que « Licho » était le surnom que la MS avait donné à Carlos. Une fois de plus, le demandeur et ses parents ont signalé l’agression à la police, qui a refusé de faire quoi que ce soit et accusé le demandeur d’entretenir des liens avec la MS. Environ deux semaines plus tard, des membres du gang se sont présentés au domicile du demandeur et ont exigé qu’on leur remette de l’argent, ce que le père du demandeur a fait, estimant qu’il n’avait pas le choix.
[10] Quelques mois plus tard, Carlos a téléphoné au demandeur pour lui annoncer qu’il faisait maintenant partie de la MS. Il a exigé de rencontrer le demandeur le lendemain. Le demandeur ne s’est pas présenté et Carlos, furieux, l’a appelé pour lui dire : [traduction] « [p]ersonne ne se moque de Licho ». Il a de nouveau exigé une rencontre avec le demandeur, qui, une fois de plus, a refusé. Carlos a rappelé le demandeur et lui a dit qu’ils étaient désormais des ennemis. Quelques jours plus tard, des policiers se sont présentés chez le demandeur, et ils l’ont interrogé et battu; ils cherchaient à savoir où se trouvait Carlos, parce que ce dernier était impliqué dans le meurtre d’un policier. Le demandeur a donné l’adresse de la mère de Carlos aux policiers. Le lendemain, Carlos a appelé le demandeur pour lui dire qu’il avait l’intention de le tuer à la première occasion parce qu’il avait parlé à la police.
[11] Les parents du demandeur l’ont envoyé travailler et vivre sur une autre ferme, à environ deux heures de route, pour tenter de le protéger. La police salvadorienne l’a toutefois pourchassé jusque‑là. Des policiers se sont également présentés au domicile du demandeur, ont interrogé son père pour savoir où il se trouvait et s’en sont pris à lui. Peu de temps après, le demandeur s’est enfui, d’abord aux États‑Unis puis, après avoir été expulsé des États‑Unis, au Canada. Sur les conseils d’un avocat — qui l’aurait dissuadé de le faire parce que ses chances d’obtenir gain de cause étaient presque nulles — le demandeur n’a pas soumis de demande d’asile aux États‑Unis.
[12] Les parents du demandeur ont versé chaque mois de l’argent à la MS, qui a continué à proférer des menaces contre le demandeur. La police salvadorienne a également continué à interroger et à menacer les membres de la famille du demandeur et à associer le demandeur à la MS.
[13] La Commission disposait d’éléments de preuve documentaire attestant la présence de la MS sur tout le territoire du Salvador, ainsi que l’existence de problèmes de corruption au sein de la police salvadorienne, et liant celle‑ci à des meurtres et violations des droits de la personne. La Commission a elle‑même fait observer que « [l]a preuve démontre […] que [la MS est présente et active] sur l’ensemble du territoire salvadorien » (décision, au paragraphe 32).
II. LA DÉCISION DE LA SPR
[14] La SPR a commencé son analyse en faisant observer qu’elle avait relevé ce qu’elle a qualifié de « graves problèmes de crédibilité » en ce qui concerne certains aspects de la demande présentée par le demandeur. Ces problèmes avaient principalement trait aux contradictions entre les affirmations que le demandeur a faites dans son Formulaire de renseignements personnels (FPR) et la déclaration qu’il a faite au fonctionnaire de l’immigration au point d’entrée au Canada au sujet des événements qui, disait‑il, s’étaient produits au Salvador. La Commission a conclu sur ce point : « les contradictions et les omissions importantes qui existent entre la déclaration faite par le demandeur d’asile au point d’entrée et le récit qui figure dans l’exposé circonstancié de son FRP minent la crédibilité du demandeur d’asile » (décision, au paragraphe 17). La Commission n’a toutefois pas fondé sa décision sur le manque de crédibilité du demandeur. Elle a plutôt poursuivi son analyse des prétentions du demandeur en se fondant sur sa version des faits.
[15] En ce qui concerne l’article 96, la SPR a estimé que la question déterminante était celle de l’absence de lien entre le préjudice que le demandeur appréhendait avec l’un ou l’autre des motifs énumérés dans la définition de réfugié au sens de la Convention. La Commission s’est appuyée sur plusieurs décisions de notre Cour selon lesquelles « les victimes de crime, de corruption ou de vendetta ne réussissent généralement pas à établir un lien entre leur crainte de persécution et l’un des motifs prévus dans la Convention ». La Commission a conclu que le préjudice que le demandeur craignait de subir de la part de la MS n’était pas visé par l’article 96 de la LIPR. La SPR a également examiné l’allégation de crainte que le demandeur entretenait à l’égard de la police salvadorienne qui, à ses dires, avait présumé à tort qu’il faisait partie de la MS. La Commission a conclu que le demandeur « n’a fourni aucun élément de preuve crédible indiquant que les policiers ne voulaient pas seulement l’interroger sur ses liens éventuels avec les maras, sur sa participation possible dans le meurtre du policier et sur ce qu’il savait du rôle joué par Carlos dans ce meurtre » (décision, au paragraphe 21). La SPR a également fait observer que le demandeur n’a produit « aucun élément de preuve crédible » indiquant qu’il n’aurait pas été lavé de tout soupçon s’il avait été interrogé par la police salvadorienne, et elle a conclu que sa crainte de la police était déraisonnable.
[16] En ce qui concerne l’article 97 de la LIPR, comme nous l’avons déjà signalé, la SPR a conclu que le demandeur avait « été personnellement pris pour cible » par la MS et elle a « [reconnu] que [le demandeur] a été personnellement exposé à une menace à sa vie ». Toutefois, malgré ces conclusions, la SPR a estimé que le risque auquel le demandeur était exposé consistait en celui d’être recruté par la MS et d’être menacé et agressé par des membres de ce gang. La Commission a conclu qu’au Salvador tous les hommes du même groupe d’âge que lui y sont généralement exposés. La Commission a ensuite conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR étant donné que cet article exclut de la définition de « personne à protéger » les personnes exposées à des risques auxquels sont généralement exposés les « autres personnes originaires [du] pays [en question] ou qui s’y trouvent » (LIPR, sous‑alinéa 97(1)b)(ii)).
III. NORME DE CONTRÔLE
[17] Les deux parties soutiennent que la norme de contrôle applicable à chacune des erreurs reprochées est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord pour dire que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique à la première et à la deuxième des erreurs reprochées, en l’occurrence, celles qui concernent les conclusions tirées par la Commission relativement à la crédibilité et le traitement que la police salvadorienne a fait subir et ferait vraisemblablement subir au demandeur. Il s’agit dans les deux cas de conclusions factuelles, et il est de jurisprudence constante que ce type de conclusion est assujetti à la norme de contrôle de la décision raisonnable (voir, par ex., Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1993] A.C.F. no 732 (C.A.) (QL), au paragraphe 4; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339 (Khosa), au paragraphe 58; Rahal c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 (Rahal), au paragraphe 22).
[18] Pour ce qui est de la troisième erreur reprochée concernant l’article 97 de la LIPR, il est loin d’être certain que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable compte tenu du raisonnement qu’a suivi la Commission dans sa décision. Il est de jurisprudence constante que la question de savoir si un demandeur est exposé à un risque généralisé est normalement une question mixte de fait et de droit, qui est donc assujettie à la norme de la raisonnabilité (voir, par ex., Acosta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 213, aux paragraphes 9 à 11; Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 493 (Pineda (2012)), au paragraphe 5). Toutefois, en l’espèce, la SPR a conclu que le demandeur était exposé à la fois au risque unique et personnalisé d’être tué ainsi qu’à un risque généralisé. Il est possible de soutenir que cette conclusion soulève une question d’interprétation de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, et qu’il s’agit d’une question de droit. Si tel est le cas, la norme de contrôle applicable pourrait bien être celle de la décision correcte plutôt que celle de la décision raisonnable.
[19] Notre Cour a rendu des décisions contradictoires en ce qui concerne la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux décisions dans lesquelles la SPR a interprété l’article 97 (ou l’article 96) de la LIPR. Dans des décisions récentes, la Cour a estimé que la norme applicable était celle de la décision correcte (voir, par ex., Chalita Gonzalez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1059, au paragraphe 29 (le juge Kelen) et Innocent c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1019, au paragraphe 37 (le juge Mainville), jugement dans lequel la norme de la décision correcte a été considérée comme la norme de contrôle applicable en ce qui concerne la façon dont la Commission avait énoncé et appliqué les exigences prévues à l’alinéa 97(1)b) de la LIPR; voir également la décision Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 10, au paragraphe 22 (le juge Russell), dans laquelle la Cour a estimé que la norme de contrôle de la décision correcte était la norme applicable en ce qui concerne la conclusion tirée par la SPR, sous le régime de l’article 96 de la LIPR, au sujet de l’existence d’un lien entre les motifs de crainte de persécution et l’un des motifs prévus par la Convention). En revanche, la Cour est arrivée à la conclusion opposée dans plusieurs autres décisions (voir par ex., Guifarro c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 182 (Guifarro), aux paragraphes 18 à 19 (le juge Crampton), dans laquelle elle a estimé que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable lorsqu’il s’agissait d’examiner la façon dont la SPR a exposé et appliqué les exigences de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR; voir également les décisions Salvagno c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 595, au paragraphe 11 (le juge Pinard), et Chekhovskiy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 970, au paragraphe 18 (le juge de Montigny), dans lesquelles il a été jugé que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable en ce qui concerne la conclusion tirée par la SPR, sous le régime de l’article 96 de la LIPR, au sujet de l’existence d’un lien entre les motifs de crainte de persécution et l’un des motifs prévus par la Convention).
[20] La Cour d’appel fédérale a à plusieurs reprises appliqué la norme de la décision correcte à l’interprétation que la Commission avait faite de la LIPR dans le cadre d’appels interjetés devant elle (voir, par ex., Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 75, [2010] 3 R.C.F. 347, au paragraphe 20; Idahosa c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 418, [2009] 4 R.C.F. 293, aux paragraphes 16 à 19; Nazifpour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 35, [2007] 4 R.C.F. 515, aux paragraphes 21 à 22; Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 417, [2006] 3 R.C.F. 70, au paragraphe 23; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487, au paragraphe 23; Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 126, [2005] 3 R.C.F. 429, au paragraphe 18). D’ailleurs, comme il prévoit que le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève « une question grave de portée générale », il est permis de penser que l’article 74 de la LIPR suppose l’application de la norme de la décision correcte par la Cour d’appel fédérale. Dans l’arrêt Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31, la Cour d’appel fédérale a refusé de répondre à une question formulée en des termes généraux concernant le sens à attribuer à l’article 97 de la LIPR au motif que la question avait une portée trop large. Ce faisant, la juge Trudel, qui s’exprimait au nom de la Cour, a fait remarquer, au paragraphe 7 que : « [p]our décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile “dans le contexte des risques actuels ou prospectifs” auxquels il serait exposé » [en italique dans l’original]. La Cour d’appel fédérale n’a pas formulé d’autres observations au sujet de l’article 97 de la LIPR ou de la norme de contrôle applicable aux décisions rendues par la SPR sous le régime de cette disposition.
[21] Bien que, dans plusieurs arrêts récents, la Cour suprême du Canada a expliqué que, dans la plupart des cas, la norme de contrôle applicable à l’interprétation qu’un tribunal administratif fait de sa loi constitutive est celle de la décision raisonnable, la Cour suprême a également jugé dans les mêmes arrêts qu’exceptionnellement, la norme de la décision correcte pouvait s’appliquer lorsque la disposition de la loi constitutive du tribunal administratif en litige revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qu’elle est étrangère au domaine d’expertise du tribunal administratif.
[22] À ce propos, dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, qui est l’arrêt de principe dans lequel la Cour suprême a défini le cadre d’analyse des normes de contrôle dorénavant applicable, les juges Bastarache et LeBel, qui écrivaient au nom de la majorité, ont fait observer, au paragraphe 54 que « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise ». Les juges Bastarache et LeBel ont poursuivi en signalant, au paragraphe 60, qu’en revanche, la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit qui sont « “à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère[s] au domaine d’expertise de l’arbitre” » (soulignement ajouté). Ils ont également confirmé, aux paragraphes 58 à 61, que la norme de contrôle de la décision correcte s’applique aux questions constitutionnelles, à la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents et aux questions touchant véritablement à la compétence.
[23] Ces principes ont été repris dans plusieurs arrêts subséquents de la Cour suprême du Canada. Ainsi, dans l’arrêt Khosa (précité), qui portait sur la LIPR, le juge Binnie, qui écrivait au nom de la majorité, déclare au paragraphe 44 :
Les erreurs de droit sont généralement assujetties à la norme de la décision correcte. Dans Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, par. 37, par exemple, la Cour a statué que les questions générales de droit international et de droit pénal soulevées dans cette affaire devaient être tranchées suivant la norme de la décision correcte. Selon l’arrêt Dunsmuir (au par. 54), un décideur spécialisé ne commet pas d’erreur de droit justifiant une intervention si son interprétation de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée est raisonnable.
Par conséquent, dans l’arrêt Khosa, la Cour suprême a appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable pour examiner la décision discrétionnaire de la Commission concernant la question de savoir si M. Khosa pouvait être exempté, pour des motifs d’ordre humanitaire, de l’application des dispositions rigoureuses de la LIPR exigeant son expulsion en raison des infractions criminelles qu’il avait commises.
[24] La Cour suprême a réaffirmé les principes applicables en matière de détermination de la norme de contrôle lorsqu’un tribunal administratif interprète sa loi constitutive dans les arrêts Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678, au paragraphe 34; Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 34; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, au paragraphe 26; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471 (Commission canadienne des droits de la personne), aux paragraphes 18, 23 et 24; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 30; et Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, aux paragraphes 46 et 47.
[25] Dans l’arrêt Commission canadienne des droits de la personne, les juges LeBel et Cromwell, qui écrivaient au nom de la Cour, ont exprimé comme suit les principes applicables aux paragraphes 21 à 23 :
[…] en raison de l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire depuis l’arrêt Dunsmuir, et de l’accent mis sur la déférence qui s’impose à l’endroit d’un tribunal administratif, même en ce qui concerne bon nombre de questions de droit, il nous faut déterminer si toute décision du Tribunal ou d’un organisme apparenté sur une question de droit est assujettie à la norme de la décision correcte. Nous devons ici reconnaître l’existence d’une tension entre certains des principes qui sous‑tendent l’actuel régime de contrôle judiciaire lorsqu’il s’applique aux décisions d’un tribunal des droits de la personne.
Cette difficulté s’explique par la nature d’un tel tribunal. D’une part, faisant fond sur la jurisprudence antérieure, les arrêts Dunsmuir et Khosa reconnaissent qu’un tribunal administratif a droit en principe à la déférence d’une cour de justice en ce qui concerne l’interprétation de sa loi constitutive et des règles de droit qui s’y rattachent de près. D’autre part, la Cour réaffirme que les questions de droit générales qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise de l’organisme juridictionnel demeurent assujetties à la norme de la décision correcte, et ce, dans un souci de cohérence de l’ordre juridique fondamental du pays. La nature de la « loi constitutive » qu’administre un tribunal des droits de la personne rend très délicat le maintien de l’équilibre entre ces deux énoncés contradictoires. Au Canada, un volet essentiel de toute loi sur les droits de la personne énonce les principes et les règles visant à contrer la discrimination. Or, cette loi renferme aussi un grand nombre de dispositions qui ont trait, par exemple, à la preuve et à la procédure ou au pouvoir de réparation du tribunal ou de la commission des droits de la personne.
Nul doute qu’un tribunal des droits de la personne est souvent appelé à se prononcer sur des questions de très large portée. Or, les mêmes questions peuvent être soulevées devant d’autres organismes juridictionnels, en particulier des cours de justice. À l’issue de l’analyse relative à la norme de contrôle proposée dans l’arrêt Dunsmuir, la norme applicable aux décisions sur certaines de ces questions pourrait bien être celle de la décision correcte. Mais les questions de droit générales que le Tribunal est appelé à trancher n’équivalent pas toutes à des questions d’une importance capitale pour le système juridique et elles ne sont pas toutes étrangères au domaine d’expertise de l’organisme décisionnel. Il convient d’établir les distinctions qui s’imposent […]
Dans l’arrêt Commission canadienne des droits de la personne, la Cour suprême a donc estimé que c’était la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’appliquait à l’interprétation que le Tribunal avait faite des dispositions réparatrices de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H‑6 (dans le contexte de la décision rendue par le Tribunal au sujet de sa compétence en matière d’adjudication de dépens). Toutefois, ainsi que le passage précité le démontre, la Cour a également indiqué que d’autres questions — se rapportant possiblement à la définition de la discrimination — pouvaient être assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte.
[26] On peut fort bien conclure de ce qui précède que l’interprétation que la SPR fait des articles 96 et 97 de la LIPR — par opposition à l’application, aux faits d’une espèce, des conditions qui y sont prévues — est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte. On pourrait prétendre que ces deux articles impliquent que l’on interprète les obligations contractées par le Canada aux termes des traités internationaux auxquels il a souscrit (la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants [10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36]), ce qui soulève des questions de droit général pouvant être considérées comme étrangères au domaine propre à la SPR. Il existe des précédents qui appuient la proposition que l’interprétation des dispositions de la LIPR qui touchent les obligations contractées par le Canada aux termes de traités internationaux ou qui découlent de celles‑ci est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte. Dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982 (Pushpanathan), aux paragraphes 42 à 50, la Cour suprême du Canada a jugé que la norme de contrôle de la décision correcte était celle qui s’appliquait à l’interprétation faite par la Commission de la définition de « réfugié au sens de la Convention » figurant dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, que met en œuvre le paragraphe 2(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 1] de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, et qu’on retrouve maintenant à l’article 96 de la LIPR, en partie en raison de la nature des questions en cause et du fait que ces questions sont étrangères au domaine de spécialisation de la Commission.
[27] On pourrait donc soutenir que la norme de la décision correcte s’applique à la troisième erreur que le demandeur reproche à la SPR. Pour les motifs exposés ci‑après, le sort de la présente affaire ne dépend toutefois pas de la réponse à la question de la norme de contrôle applicable à l’interprétation que la Commission fait de l’article 97 de la LIPR, étant donné qu’en plus d’être incorrecte, l’interprétation que la Commission a faite de l’article 97 de la LIPR est déraisonnable.
IV. ANALYSE
A. La conclusion tirée par la SPR au sujet de la crédibilité justifie‑t‑elle l’intervention de la Cour?
[28] En ce qui concerne la première erreur que le demandeur reproche à la Commission, les remarques qu’elle a faites au sujet du manque de crédibilité du demandeur ne justifient pas l’intervention de notre Cour étant donné que sa décision ne repose pas sur celles‑ci. Bien que la SPR entame effectivement sa décision en formulant des observations négatives au sujet de la crédibilité du demandeur, elle a accepté sa version des faits en ce qui concerne les agissements des membres de la MS, et celle‑ci est au cœur de la demande présentée par le demandeur tant en vertu de l’article 96 que de l’article 97 de la LIPR. Les remarques de la SPR au sujet de la crédibilité du demandeur étaient donc pour l’essentiel des observations incidentes. Comme la décision n’était pas fondée sur les conclusions relatives à la crédibilité, toute erreur commise par la SPR dans l’appréciation de la crédibilité du demandeur n’a pu influer sur l’issue de l’affaire et ne peut par conséquent justifier notre intervention.
[29] Le libellé de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales exige que toute conclusion factuelle en litige réponde à trois critères pour que le tribunal accorde une réparation : tout d’abord, la conclusion doit être véritablement ou manifestement erronée; en deuxième lieu, elle doit avoir été tirée de façon abusive ou arbitraire sans tenir compte des éléments dont le tribunal disposait et, en troisième lieu, la décision du tribunal administratif doit être fondée sur la conclusion erronée en question (Rohm & Haas Canada Ltd. et Tribunal antidumping, Re, [1978] A.C.F. no 522 (C.A.) (QL) (Rohm & Haas), au paragraphe 5; Buttar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1281(Buttar), au paragraphe 12). Ainsi, les conclusions qui ne tirent pas à conséquence ou qui ont valeur d’observation incidente ne peuvent donner ouverture à un contrôle judiciaire. Par conséquent, la première des erreurs soulevées par le demandeur ne justifie pas notre intervention.
B. Les conclusions tirées par la SPR au sujet de la conduite (passée et future) de la police salvadorienne étaient‑elles déraisonnables?
[30] Pour ce qui est de l’analyse que la SPR a faite de l’article 96, le demandeur affirme que la façon dont la Commission a qualifié le traitement que lui a réservé la police salvadorienne était déraisonnable et que la conclusion qu’elle a tirée au sujet du sort que la police lui réserverait vraisemblablement à l’avenir l’était tout autant parce qu’elle reposait sur une conclusion factuelle elle‑même déraisonnable concernant les agissements de la police. À mon avis, cet argument est très percutant.
[31] La SPR a dit ce qui suit au sujet de la conduite des forces policières salvadoriennes à l’endroit du demandeur (décision, au paragraphe 21) :
Même si les policiers du Salvador, croyant qu’il pouvait avoir des liens avec le gang qui a assassiné l’un des leurs, ont pris des mesures musclées pour retrouver le demandeur d’asile, ce dernier n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour qu’il puisse être conclu que les policiers ont agi de manière inappropriée dans le cadre de leur enquête sur le meurtre du policier […] Le demandeur d’asile n’a fourni aucun élément de preuve crédible indiquant que les policiers ne voulaient pas seulement l’interroger sur ses liens éventuels avec les maras, sur sa participation possible dans le meurtre du policier et sur ce qu’il savait du rôle joué par Carlos dans ce meurtre […] Par conséquent, j’estime qu’il est déraisonnable que le demandeur d’asile craigne les policiers qui enquêtent sur le meurtre d’un collègue qui aurait été perpétré par les membres d’un gang.
[32] Ces conclusions sont déraisonnables compte tenu des éléments de preuve que le demandeur a présentés en vue d’établir que la police salvadorienne les avait agressés, lui et son père. L’affirmation générale de la Commission au sujet du manque de crédibilité du demandeur ne saurait à mon avis amener la Cour à mettre en doute le fait que les agressions en question se sont produites, étant donné que la Commission a accepté la version des faits du demandeur en ce qui concerne les agissements de la MS et, pour ce qui est de sa crédibilité, n’a établi aucune distinction entre les allégations relatives au traitement que lui a fait subir la MS et les agissements de la police salvadorienne à son égard. En clair, la Commission n’avait aucune raison d’ajouter foi à d’importantes parties du récit du demandeur tout en refusant de croire ce qui, selon ses allégations, s’était passé avec la police salvadorienne. Une agression est bien plus qu’une « mesure musclée » et constitue un comportement inacceptable de la part de représentants des forces de l’ordre. Compte tenu des agressions auxquelles les policiers se sont livrés — et de leurs efforts constants pour trouver le demandeur —, il n’était pas déraisonnable de la part du demandeur de craindre d’être victime d’autres agressions de la part de la police. Les conclusions tirées par la SPR portant que la police n’avait pas agi « de manière inappropriée » et qu’il était déraisonnable de la part du demandeur de craindre la police étaient contraires à la preuve soumise à son attention. Les conclusions de fait qui sont contraires à la preuve dont dispose un tribunal administratif sont susceptibles d’être annulées au motif qu’elles sont déraisonnables en vertu de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales (voir, par ex., Rahal, au paragraphe 38; Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 14).
[33] Si la SPR avait, comme il se devait, accepté que les agressions s’étaient produites, il aurait été nécessaire qu’elle analyse la question de savoir si la crainte qu’il dit avoir de la police salvadorienne conférait au demandeur la qualité de personne à protéger au sens de l’article 96 de la LIPR. La Commission n’a pas procédé à cette analyse dans sa décision. Par conséquent, la présente affaire doit être renvoyée à la SPR pour qu’elle procède à l’analyse nécessaire (étant donné qu’il revient à la Commission et non à notre Cour de trancher cette question).
C. L’interprétation que la SPR a faite de l’article 97 de la LIPR était‑elle déraisonnable et/ou incorrecte?
[34] Pour ce qui est de la troisième erreur reprochée, comme nous l’avons déjà signalé, la SPR a jugé que les menaces de mort dont faisait l’objet le demandeur constituait un risque unique et personnalisé, mais que ce risque était généralisé au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR étant donné que des gangs criminels sévissaient partout au Salvador. À cet égard, la Commission a déclaré qu’il était « admis que le demandeur […] a été personnellement exposé à une menace à sa vie » (décision, au paragraphe 33). Et ensuite elle a conclu que « [l]e fait que le demandeur d’asile a été personnellement pris pour cible ne l’exclut pas nécessairement de la catégorie des personnes exposées à un risque généralisé » (décision, au paragraphe 34). La Commission a expliqué que nombre de Salvadoriens risquaient d’être victimes des tentatives de recrutement, d’extorsion et d’agression de la part de la MS, qui est présente sur tout le territoire salvadorien. La Commission a par conséquent conclu que le risque auquel le demandeur était exposé était un risque généralisé parce que « [l]es crimes auxquels le demandeur d’asile est exposé sont largement répandus au Salvador » (décision, au paragraphe 34).
[35] L’article 97 de la LIPR dispose :
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée : a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture; b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant : (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas, (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles, (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats |
Personne à protéger |
(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection. |
Personne à protéger |
[36] Comme je l’ai déjà fait observer, j’estime que l’interprétation que la SPR a faite de l’article 97 de la LIPR dans sa décision est à la fois incorrecte et déraisonnable. Les deux affirmations que la Commission fait sont tout simplement incompatibles : si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général. Si le raisonnement de la Commission est juste, il est peu probable qu’il existe des situations dans lesquelles cet article permettrait à quiconque d’être protégé des risques liés à la criminalité. D’ailleurs, l’avocat du défendeur n’a pas été en mesure de donner d’exemples de situations de cette nature, qui seraient sensiblement différentes des circonstances de la présente espèce. L’interprétation de la SPR dépouillerait donc l’article 97 de la Loi de tout contenu ou signification.
[37] Ces dernières années, notre Cour a été appelée à se pencher sur une foule de décisions dans lesquelles la SPR a examiné le concept de risque généralisé énoncé à l’alinéa 97(1)b) de la LIPR. Dans une large mesure, ces décisions sont tributaires des faits de chaque espèce et du raisonnement de la SPR que notre Cour a été appelée à examiner. On peut diviser ces décisions en deux catégories.
[38] D’une part, dans plusieurs affaires semblables à la présente, notre Cour a annulé des décisions de la SPR dans des cas où le demandeur d’asile avait été personnellement victime d’actes de violence de la part d’un des gangs de criminels qui exercent leurs activités en Amérique centrale ou en Amérique du Sud (voir, par ex., Pineda (2012); Vaquerano Lovato c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 143 (Vaquerano Lovato), au paragraphe 7 (le juge Rennie); Guerrero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210 (Guerrero) (le juge Zinn); Diaz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 705 (le juge Beaudry); Tobias Gomez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1093 (Tobias Gomez) (le juge O’Reilly); Ponce Uribe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1164 (le juge Harrington); Garcia Vasquez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 477 (Garcia Vasquez) (le juge Scott); Barrios Pineda c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 403 (Barrios Pineda) (la juge Snider); Aguilar Zacarias c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 62 (Aguilar Zacarias) (le juge Noël); Munoz c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 238 (Munoz) (le juge Lemieux); Pineda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 365 (Pineda (2007)) (le juge de Montigny)).
[39] Des conclusions contraires ont été tirées dans l’autre catégorie de décisions, constituée de celles dans lesquelles notre Cour a confirmé des décisions de la SPR dans des cas où des gangs avaient menacé de s’en prendre à l’avenir au demandeur d’asile, mais où les menaces avaient été jugées insuffisantes pour exposer le demandeur à un risque plus grand que celui auquel étaient exposées les autres personnes du pays en question (voir, par ex., Rodriguez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 11 (le juge Russell); Olmedo Rajo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1058 (le juge Kelen); Chavez Fraire c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 763 (le juge Zinn); Baires Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 993 (le juge Crampton); Guifarro; et Carias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 602 (le juge O’Keefe)). Dans plusieurs de ces affaires, la SPR n’avait toutefois pas tiré, comme en l’espèce, de conclusion portant que le demandeur avait été personnellement ciblé et faisait l’objet de menaces de mort, de sorte que les deux courants jurisprudentiels ne se contredisent pas nécessairement.
[40] À mon avis, le point de départ essentiel de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé. Pour ce faire, il faut déterminer si le demandeur est exposé à un risque persistant ou à venir (c.‑à‑d. s’il continue à être exposé à un « risque personnalisé »), quel est le risque en question et s’il consiste à être exposé à des traitements ou à des peines cruels et inusités et, enfin, le fondement de ce risque. Fréquemment, dans plusieurs décisions récentes dans lesquelles notre Cour a interprété l’article 97 de la LIPR, ainsi que le juge Zinn le fait observer dans le jugement Guerrero, aux paragraphes 27 et 28, « trop de décideurs omettent totalement d’énoncer [le] risque » auquel le demandeur est exposé ou « restent […] souvent vagues à cet égard ». Dans bon nombre des affaires dans lesquelles elle a annulé la décision de la Commission, notre Cour a estimé que la façon dont celle‑ci avait qualifié la nature du risque auquel était exposé le demandeur d’asile était déraisonnable et que la Commission avait commis une erreur en confondant un risque plus élevé lié à une raison très personnelle avec un risque général de criminalité auquel l’ensemble ou une bonne partie de la population était exposé dans un pays déterminé.
[41] L’étape suivante à franchir dans le cadre de l’analyse prévue à l’article 97 de la LIPR, une fois que le risque a été correctement qualifié, consiste à comparer le risque qui a été correctement décrit et auquel le demandeur d’asile est exposé, avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité. Si le risque qu’il court est différent, le demandeur d’asile a alors le droit de se réclamer de la protection de l’article 97 de la LIPR. Plusieurs des décisions récentes de notre Cour — s’inscrivant dans le premier courant jurisprudentiel susmentionné — ont retenu cette approche.
[42] Par exemple, dans l’affaire Vaquerano Lovato, le juge Rennie a annulé la décision de la SPR au motif qu’elle était déraisonnable étant donné que la SPR avait mal qualifié le risque auquel le demandeur était exposé en concluant que le demandeur était exposé à la violence des gangs. Or, il ressortait des faits que le demandeur et les membres de sa famille avaient été victimes d’extorsion de la part de la MS, qu’un de ses oncles avait été tué par la MS et que ce gang avait menacé de tuer les membres de sa famille s’il refusait d’obtempérer aux demandes d’argent. Le juge Rennie a fait observer, au paragraphe 13, qu’il ressortait de la preuve que « la MS visait le demandeur dans une mesure plus importante que la population en général ». Il a poursuivi en écrivant, au paragraphe 14 :
[…] l’article 97 ne doit pas être interprété d’une manière qui le vide de son sens. Si un risque créé par une « activité criminelle » est toujours considéré comme un risque général, il est difficile de voir comment les exigences prévues à l’article 97 pourraient être satisfaites. Au lieu de mettre l’accent sur la question de savoir si le risque est créé par une activité criminelle, la Commission doit concentrer son attention sur la question dont elle est saisie : le demandeur serait‑il exposé à une menace à sa vie ou au risque de subir des traitements et peines cruels et inusités à laquelle ou auquel les autres personnes qui vivent dans le pays ou qui sont originaires du pays ne sont pas exposées? Comme en l’espèce, la Commission ne s’est pas bien penchée sur cette question, la décision doit être annulée.
[43] Dans le même ordre d’idées, dans le jugement Guerrero, le juge Zinn a conclu que la SPR avait mal qualifié le risque auquel le demandeur d’asile était exposé en le considérant comme un risque de criminalité générale, et ce, même si les membres du gang, qui tentaient de recruter le demandeur d’asile, avaient sauvagement tué sa grand‑mère sous ses yeux. Le juge Zinn a estimé que la SPR avait gravement minimisé la nature du risque auquel le demandeur d’asile était exposé et il a annulé la décision de la Commission. Pour ce faire, il a fait observer, au paragraphe 34 que « lorsqu’une personne risque expressément et personnellement d’être tuée par un gang dans des circonstances ou d’autres personnes ne sont généralement pas exposées à ce risque, elle a droit à la protection de l’article 97 de la Loi si les autres exigences légales sont remplies ».
[44] Dans le même ordre d’idées, dans le jugement Tobias Gomez, au paragraphe 38, le juge O’Reilly a annulé une décision de la SPR dans un cas où les demandeurs d’asile avaient été victimes d’extorsion et de menaces d’enlèvement et d’agression. Voici ce qu’il a fait observer :
Les demandeurs avaient d’abord reçu des menaces, qui sont répandues et fréquentes en El Salvador. Cependant, les événements ultérieurs ont montré que les demandeurs avaient été spécifiquement ciblés après avoir défié le gang. Le gang menaçait d’enlever l’épouse et la fille de M. Tobias Gomez et il semblait résolu à percevoir la « dette » de 40 000 $ des demandeurs. Le risque couru par les demandeurs allait dès lors au‑delà des menaces et agressions de nature générale. Le gang les a ciblés personnellement. [Non souligné dans l’original.]
[45] De même, dans la décision Garcia Vasquez, aux paragraphes 31 et 32, le juge Scott a annulé une décision de la SPR dans une affaire dans laquelle le demandeur d’asile, qui avait fait partie d’une force opérationnelle militaire chargée d’éradiquer les gangs MS 13 et MS 18, avait été sauvagement battu et menacé de mort par des membres d’un gang. Le juge Scott a déclaré :
[…] le demandeur a été personnellement ciblé dans le passé, et le sera à l’avenir; ce risque d’être ciblé […] contrairement à ce que la Commission a conclu [le risque est] […] personnalisé en ce sens que la participation du demandeur au sein de la force opérationnelle a eu pour effet d’augmenter considérablement le risque qu’il courait relativement à celui auquel étaient exposés les jeunes hommes au Salvador.
La Commission a cité de la preuve documentaire sur l’influence des bandes Maras dans les Amériques, et précisément sur les dangers inhérents aux méthodes de recrutement. La Commission a conclu que la participation du demandeur aux forces armées était attribuable au fait qu’il avait été ciblé en vue d’être recruté et a conclu que les menaces et attaques faites contre lui étaient principalement dues à son refus de se joindre à la bande. La Commission semble être d’avis qu’il n’existe aucune différence pertinente entre un refus de se joindre à la bande et une participation à une force opérationnelle antigang. Notre Cour estime que ce n’est pas une conclusion raisonnable parce que la participation du demandeur à l’opération antimaras a eu une incidence sur le risque que lui fait courir la MS 13 ou l’a modifié, de sorte que le risque est un risque personnalisé auquel ne sont pas exposés les autres jeunes hommes des forces armées ou de la population en général. L’attentat à sa vie résultait du fait qu’il a ouvertement lutté contre la bande MS 13 et a participé à l’emprisonnement de certains de ses membres.
[46] Dans l’affaire Barrios Pineda (aux paragraphes 12 et 13), le demandeur était un médecin qui avait soigné un membre de gang qu’il avait ensuite dénoncé à la police. Il avait par la suite reçu des menaces de mort de la part de la MS, ce qui l’avait incité à s’enfuir du Salvador. La juge Snider a annulé la décision de la SPR au motif qu’elle était déraisonnable. Elle a fait observer ce qui suit :
Je reconnais que, fondamentalement, le demandeur est une victime de crime. Toutefois, les faits de l’espèce sont inhabituels en ce que le demandeur prétend avoir été personnellement et directement la cible du MS‑18. La Commission n’a pas mis en doute sa crédibilité sur ce point. Dans d’autres termes, il ne s’agit pas ici d’une crainte généralisée d’être la cible du MS‑18 du seul fait que le demandeur est un citoyen ou en raison de son profit [sic] de médecin. Le risque auquel il est maintenant exposé n’est pas de même nature que celui auquel il faisait face avant d’avoir soigné un membre du gang – avant de traiter le membre du gang, il était exposé à l’extorsion ou la violence, alors qu’il est aujourd’hui spécifiquement et individuellement ciblé en raison de ses agissements perçus, contrairement à la population en général.
Dans pratiquement toutes les affaires citées par le défendeur, les demandeurs n’étaient pas ciblés personnellement. Les gangs connaissaient peut‑être leurs noms, des renseignements personnels à leur sujet, et les avaient peut‑être menacés ou agressés à un certain nombre de reprises, la nature de la menace n’en demeurait pas moins généralisée. Le gang aurait pu s’en prendre à quiconque avait selon lui une certaine fortune, ou à tout jeune susceptible d’être recruté comme membre. Pour les membres du gang, ces personnes étaient essentiellement un moyen pour atteindre une fin. Que la personne A ou la personne B ait donné l’argent que le gang cherchait, je doute que cela ait eu de l’importance, même si les deux parties avaient personnellement reçu des menaces. Dans le même ordre d’idées, je doute que cela change quelque chose si c’est la personne C ou la personne D qui adhère à la cause, pourvu que l’effectif du gang continue d’augmenter. Dans la présente espèce, la situation est fondamentalement différente. Le demandeur a dit à la Commission qu’il était exposé à un risque parce qu’il était perçu comme quelqu’un qui avait dénoncé un membre du gang.
[47] De même, dans la décision Aguilar Zacarias, le juge Noël a annulé une décision de la SPR dans une affaire où le demandeur d’asile affirmait craindre la MS parce qu’il avait signalé à la police l’extorsion dont il avait été victime avec un autre vendeur qui a été tué par la MS. Le demandeur a par la suite reçu des menaces de mort de la part de la MS. Le juge Noël a statué que le demandeur n’avait pas été ciblé au même titre que tout autre marchand et que le risque auquel il était exposé était différent parce qu’il risquait de faire l’objet de mesures de représailles par suite de sa plainte aux autorités. Pareillement, dans le jugement Munoz, le juge Lemieux a estimé que le gérant d’un concessionnaire automobile, qui avait refusé de céder aux pressions d’un gang qui cherchait à lui extorquer de l’argent et qui avait par la suite fait l’objet de menaces, pouvait, de même que les membres de sa famille, se prévaloir de la protection prévue à l’article 97 de la LIPR. Dans le même sens, dans le jugement Pineda (2007), au paragraphe 15, le juge de Montigny a annulé la décision de la SPR en déclarant :
On ne peut accepter, du moins tacitement, le fait que le demandeur ait été menacé par un gang bien organisé et qui sème la terreur sur tout le territoire, d’après la preuve documentaire, et opiner du même souffle que ce même demandeur ne serait pas exposé à un risque personnel s’il retournait au El Salvador. Il se peut bien que les Maras Salvatruchas recrutent parmi la population en général; il n’en demeure pas moins que M. Pineda […] a été spécifiquement visé et a fait l’objet de menaces insistantes et d’agressions. De ce fait, il est exposé à un risque supérieur à celui auquel est exposée la population en général.
[48] Dans la présente affaire, la SPR a estimé que le demandeur était exposé à une menace de mort de la part de la MS sans toutefois aller jusqu’à dire que cette situation s’expliquait par le fait qu’on le soupçonnait d’être un informateur de police. La SPR n’a donc pas franchi la première étape exigée dans le cadre de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR, ce qui l’a amené à confondre le risque auquel le demandeur était exposé avec celui auquel sont exposés les hommes de son âge au Salvador qui, comme elle l’a fait observer, sont tous exposés au risque d’être recrutés par les bandes criminelles et de faire l’objet de menaces et d’agressions physiques de la part de ces gangs. La Commission a par conséquent conclu à tort que le risque auquel le demandeur est exposé est le même que celui auquel d’autres individus sont exposés de façon générale au Salvador.
[49] Cette conclusion est à la fois déraisonnable et incorrecte. En faisant cette détermination, je suis consciente que la norme de la décision raisonnable est une norme qui commande la retenue de la Cour, qui ne peut intervenir que si elle est convaincue que les motifs du tribunal administratif ne sont pas « justifiables, transparents et intelligibles » et que la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [précité], au paragraphe 47). La conclusion tirée par la SPR en l’espèce est déraisonnable parce qu’elle a conclu de façon illogique que le demandeur se trouvait dans la même situation que tout autre jeune homme au Salvador, ce qui n’est visiblement pas le cas.
[50] Tout comme les demandeurs d’asile visés par les nombreuses décisions susmentionnées, le demandeur était, dans le cas qui nous occupe, exposé à un risque accru et différent par rapport à celui auquel d’autres jeunes hommes sont exposés au Salvador parce que, après qu’il ait parlé à la police et communiqué aux policiers l’adresse de la mère de Carlos, la MS lui avait par représailles proféré des menaces. Il a été démontré que Carlos avait adhéré à la MS et qu’il avait personnellement proféré des menaces à l’endroit du demandeur. La situation du demandeur était donc radicalement différente de celle d’autres personnes pouvant être exposées au risque général d’être recrutées ou de faire l’objet de menaces ou même d’agressions de la part de la MS. Il a été démontré que le demandeur était personnellement et directement exposé à une menace de mort. On est très loin du risque d’extorsion, de recrutement ou d’agression, et le risque auquel le demandeur est exposé est beaucoup plus sérieux et plus direct que celui auquel d’autres hommes du Salvador sont exposés. Par conséquent, la décision de la SPR est à la fois déraisonnable et incorrecte.
V. CONCLUSION
[51] Vu ce qui précède, la décision de la SPR sera annulée et la demande présentée par le demandeur sera renvoyée à la SPR pour qu’une formation différemment constituée de la Commission rende une décision différente.
[52] Aucune question à certifier en vertu de l’article 74 de la LIPR n’a été présentée et la présente affaire n’en soulève aucune, étant donné que les erreurs commises par la Commission sont étroitement liées aux faits de l’affaire et que la question de savoir quelle est la norme de contrôle applicable n’est pas déterminante quant au résultat auquel j’arrive.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La présente demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR est accueillie;
2. La décision de la SPR est annulée;
3. La demande d’asile du demandeur est renvoyée à la SPR pour qu’elle fasse l’objet d’une nouvelle décision par une formation différemment constituée de la Commission;
4. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée;
5. Il n’y a pas d’adjudication de dépens.