[2014] 3 R.C.F. 524
A-75-12
2013 CAF 43
Le ministre de la Santé (appelant)
c.
Celgene Inc. (intimée)
et
Association canadienne du médicament générique (intervenante)
Répertorié : Celgene Inc. c. Canada (Santé)
Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Sharlow et Gauthier, J.C.A.—Ottawa, 27 novembre 2012 et 15 février 2013.
Aliments et Drogues — Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimée et annulé la décision de l’appelant de refuser d’inscrire le médicament THALOMID de l’intimée au registre des drogues innovantes — La thalidomide est un ingrédient médicinal du THALOMID — Dans les années 1960, le ministère de la Santé a ordonné le retrait définitif de la thalidomide du marché canadien en raison de risques graves pour la santé — La modification législative de 1962 a interdit la vente de la thalidomide, mais l’interdiction a été levée plus tard — À partir de 1994, l’intimée ne faisait que commercialiser le THALOMID — L’intimée a présenté une présentation de drogue nouvelle (PDN) pour le THALOMID, demandant que le THALOMID soit inscrit au registre des drogues innovantes — Un avis de conformité a été émis pour le THALOMID, mais la demande d’inscription du THALOMID au registre des drogues innovantes a été refusée — Lors du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a conclu, entre autres, que la thalidomide est un « élément chimique nouveau », dont la commercialisation n’avait pas été approuvée avant l’émission de l’avis de conformité de l’intimée — Il s’agissait de savoir si le THALOMID contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé et si, à ce titre, il est visé par la définition du terme « drogue innovante » qui se trouve à l’art. C.08.004.1(1) du Règlement sur les aliments et drogues et qui peut bénéficier des dispositions relatives à la protection des données — La juge Gauthier, J.C.A. (la juge Sharlow, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : l’argument de l’intimée selon lequel le mot « approuvé » dans la définition de « drogue innovante » dans le Règlement renvoyait au statut d’un ingrédient médicinal au moment où la PDN soumise a été rejeté — La définition du mot « approuvé » ne pouvait être interprétée de façon restrictive; la protection accordée aux données confidentielles dans les traités pertinents en cause en l’espèce se limite à certaines innovations seulement — Le mot « nouveau » peut raisonnablement être interprété comme signifiant présenté en vue de son approbation pour la première fois aux autorités compétentes dans le territoire d’un État signataire — Le législateur avait le pouvoir d’étendre les dispositions relatives à la protection des données à d’autres « drogues nouvelles » au sens où ces dernières sont définies dans le Règlement; vu la définition qui a été retenue, il est évident que le législateur a choisi de ne pas le faire — Il n’y avait pas de fondement juridique convaincant qui justifiait l’établissement d’une exception à l’exclusion du THALOMID de la définition — Appel accueilli — Le juge Nadon, J.C.A. (dissident) : le jugement de la Cour fédérale devrait être confirmé — La façon dont la thalidomide a été traitée équivalait à une annulation de toute approbation antérieure — Par conséquent, il faut considérer qu’elle correspond à la définition d’une « drogue innovante » et, de ce fait, que son fabricant a droit à la protection des données.
Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimée et annulé la décision de l’appelant de refuser d’inscrire le médicament THALOMID de l’intimée au registre des drogues innovantes. L’ingrédient médicinal du THALOMID est la thalidomide, un médicament qui, à l’époque, était destiné au traitement de l’insomnie et d’affections mineures dont souffrent les femmes enceintes. Au début des années 1960, la vente au Canada de deux médicaments qui contenaient de la thalidomide a été approuvée. En 1962, le ministère de la Santé a ordonné le retrait définitif de la thalidomide du marché canadien parce qu’elle pouvait causer des malformations fœtales. De fait, des milliers de bébés sont nés un peu partout dans le monde avec ces malformations. Le Règlement alors en vigueur, qui avait été pris en vertu de la Loi sur les aliments et drogues, n’a pas empêché le drame de la thalidomide au début des années 1960. Ce drame a donné lieu à une révision complète du Règlement visant à renforcer la capacité de réglementation du Ministère. La thalidomide était l’une des deux drogues frappées d’une interdiction absolue en application des modifications légales édictées en 1962. Cependant, le médicament a cessé plus tard d’être interdit à la vente et s’est révélé efficace pour le traitement d’autres maladies extrêmement graves. En 1994, l’intimée ne faisait que commercialiser le THALOMID pour le traitement de maladies extrêmement graves. Au Canada, le THALOMID a d’abord été offert en 1995 par l’intermédiaire du Programme d’accès spécial (PAS) de Santé Canada, qui a pour objet de rendre exceptionnellement accessibles des médicaments dont la vente n’est pas autorisée au Canada et à l’égard desquels un fabricant ne détient pas d’avis de conformité.
L’intimée a allégué que Santé Canada s’attendait à ce qu’elle dépose une présentation de drogue nouvelle (PDN) pour le THALOMID étant donné l’intérêt qu’il suscitait et le fait que l’obtention d’un avis de conformité serait plus propre à en assurer l’innocuité. Par conséquent, l’intimée a déposé des renseignements préliminaires et confidentiels très délicats. C’est en raison du caractère strictement confidentiel de ces renseignements que l’intimée a demandé que le THALOMID soit inscrit au registre des drogues innovantes. Un avis de conformité pour le THALOMID a finalement été délivré et l’intimée a été informée que le régime de protection des données ne s’appliquait pas au THALOMID parce que son ingrédient médicinal, la thalidomide, avait déjà été approuvé par l’appelant dans au moins deux médicaments. La décision de ne pas inscrire le produit de l’intimée au registre des drogues innovantes a été confirmée et l’intimée a déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision.
Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a rejeté la position de l’appelant selon laquelle le régime de traités internationaux en cause avait uniquement pour objet de protéger les produits utilisant des « éléments chimiques nouveaux » et que la thalidomide n’est pas un « élément chimique nouveau », parce que sa commercialisation et sa vente au Canada ont été approuvées dans les années 1960. La Cour fédérale a conclu que la thalidomide n’avait été approuvée pour aucun usage avant la délivrance de l’avis de conformité de l’appelant, car elle avait été totalement interdite au Canada. Il ne s’agissait donc pas d’un cas où les données avaient été recueillies pour l’utilisation différente d’un médicament déjà approuvé.
La principale question à trancher en l’espèce était celle de savoir si le THALOMID contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé et si, à ce titre, il est visé par la définition du terme « drogue innovante » qui se trouve au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement sur les aliments et drogues et qui peut bénéficier des dispositions du Règlement relatives à la protection des données.
Arrêt (le juge Nadon, J.C.A., dissident) : l’appel doit être accueilli.
La juge Gauthier, J.C.A. (la juge Sharlow, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : le THALOMID est une « drogue nouvelle » au sens que donne à ce terme le Règlement. Il ne peut donc être vendu au Canada avant que l’appelant ne l’ait approuvé. Alors que l’intimée a fait valoir que le mot « approuvé » dans la définition de « drogue nouvelle » renvoie au statut d’un ingrédient médicinal dans une drogue au moment où l’innovateur dépose une présentation de drogue nouvelle, l’appelant a soutenu que ce mot ne peut renvoyer qu’au fait qu’une approbation a été délivrée par l’appelant et représente une action qui s’est déroulée dans le passé. L’argument de l’intimée selon lequel le mot « approuvé » renvoie au statut d’un ingrédient médicinal dans une drogue au moment où l’innovateur dépose une présentation de drogue nouvelle a été rejeté. La définition du mot « approuvé » ne pouvait être interprétée de façon restrictive; la protection accordée aux données confidentielles dans les traités pertinents en cause se limite à certaines innovations seulement. Les signataires de ces traités pertinents en l’espèce ont accepté d’accorder les protections minimales qui y sont énoncées uniquement lors de l’approbation de la commercialisation de produits pharmaceutiques et agricoles qui comportent des « entités chimiques nouvelles ». Bien que le Règlement ne mentionne pas les « entités chimiques nouvelles », le terme « ingrédient médicinal » utilisé dans le Règlement est l’équivalent du terme « entité chimique ». Les parties ont convenu que, dans le cas d’une disposition traitant de l’approbation d’un produit pharmaceutique en vue de sa commercialisation dans le territoire d’un État signataire, le terme « nouveau » (ou « new ») ne signifie pas « inconnu », « fabriqué », « inventé » ou « découvert récemment ». Cet adjectif pouvait raisonnablement être interprété comme signifiant présenté en vue de son approbation pour la première fois aux autorités compétentes dans le territoire d’un État signataire. Cette interprétation des traités pertinents était conforme avec l’interprétation proposée par l’appelant et aux dispositions relatives à la protection des données. Le fait que l’intimée ait eu à présenter une quantité considérable de données confidentielles ne justifiait pas en soi l’élargissement de la portée de la définition du terme « drogue innovante ».
Le législateur avait le pouvoir d’étendre les dispositions relatives à la protection des données à d’autres « drogues nouvelles » au sens où ces dernières sont définies dans le Règlement; vu la définition qui a été retenue, il est évident que le législateur a choisi de ne pas le faire. Même si on a reconnu que la thalidomide avait des antécédents exceptionnels, il n’y avait aucun fondement juridique convaincant qui justifiait l’établissement d’une exception à l’exclusion du THALOMID, même en appliquant les paramètres stricts définis par la Cour fédérale. Si les mots « et encore » figuraient dans les dispositions relatives à la protection des données comme l’a proposé l’intimée, cela pourrait très bien ouvrir la porte à toutes sortes de conséquences imprévues.
Le juge Nadon, J.C.A. (dissident) : la décision de la Cour fédérale devait être confirmée. Contrairement à ce qu’ont affirmé la juge Gauthier et l’appelant, il n’était pas possible de soutenir que vu l’approbation déjà accordée pour la vente au Canada, la thalidomide demeurait « déjà approuvée », même après que sa vente eut été interdite. Cette interprétation de l’expression a mené à un résultat incohérent. Après son retrait du marché par une décision législative en 1962, la thalidomide n’était pas « déjà approuvée », que ce soit dans le sens courant de l’expression ou selon la définition qu’en donne la jurisprudence. Cette approbation a été révoquée. En pratique, la façon dont la thalidomide a été traitée équivalait à une annulation de toute approbation antérieure. Par conséquent, il faut considérer qu’elle correspond à la définition d’une « drogue innovante » et, de ce fait, que son fabricant a droit à la protection des données.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Annexe F de la Loi—Modification, DORS/84-566.
Annexe H de la Loi—Modification, DORS/68-411.
Annexes H et J de la Loi et Règlements sur les aliments et drogues—Modifications, DORS/69-417, art. 2.
Loi des aliments et drogues, S.C. 1952-53, ch. 38.
Loi des aliments et drogues, S.R.C. 1970, ch. F-27, ann. F.
Loi modifiant la Loi des aliments et drogues, S.C. 1962-63, ch. 15.
Loi modifiant la Loi des aliments et drogues et la Loi sur les stupéfiants ainsi que, par voie de conséquence, le Code criminel, S.C. 1968-69, ch. 41, art. 11.
Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F-27, art. 30(3).
Règlement des aliments et drogues, DORS, codification de 1955.
Règlement modifiant le Règlement sur les aliments et drogues (protection des données), DORS/2006-241.
Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, art. C.08.001, C.08.004.1.
Règlement sur les aliments et drogues—Modification, DORS/63-386.
Règlement sur les aliments et drogues—Modification, DORS/95-411, art. 6.
Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d'Amérique et le gouvernement des États‑Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2, art. 1711.
Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, Annexe 1C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, signé à Marrakech, Maroc, le 15 avril 1994, 1869 R.T.N.U. 299, art. 39.
JURISPRUDENCE CITÉE
décision différenciée :
Teva Canada Limitée c. Canada (Santé), 2012 CAF 106, [2013] 4 R.C.F. 391, confirmant 2011 CF 507.
décisions examinées :
Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2010 CAF 334, [2012] 2 R.C.F. 618; Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé), 2013 CAF 13, [2014] 3 R.C.F. 70, confirmant 2011 CF 1444.
décisions citées :
Prairie Acid Rain Coalition c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 31, [2006] 3 R.C.F. 610; Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 23.
DOCTRINE CITÉE
Canadian Oxford Dictionary, 2e éd. Toronto : Oxford University Press, 2004, « new ».
Débats de la Chambre des communes, 1re sess., 25e lég. (26 octobre 1962), à la p. 1046 (P. B. Rynard).
Nouveau Petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 2002, « déjà ».
Oxford English Dictionary, 2e éd., vol. XII. Oxford : Clarendon Press, 1989, « previously ».
Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/2006-241, Gaz. C. 2006.II.1495.
Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Règlement modifiant le Règlement sur les aliments et drogues (1390 — protection des données), Gaz. C. 2004.I.3712.
Santé Canada. Bref historique de la réglementation des médicaments au Canada, en ligne : <http://www.hc-sc.gc.ca/dhp-mps/homologation-licensing/info-renseign/hist-fra.php>.
APPEL interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2012 CF 154) qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimée et annulé la décision de l’appelant de refuser d’inscrire le médicament THALOMID de l’intimée au registre des drogues innovantes. Demande accueillie, le juge Nadon, J.C.A., étant dissident.
ONT COMPARU
Eric Peterson pour l’appelant.
William Vanveen pour l’intimée.
Edward Hore pour l’intervenante.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Gowling Lafleur Henderson, S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour l’intimée.
Hazzard & Hore, Toronto, pour l’intervenante.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] La juge Gauthier, J.C.A. : La Cour est saisie d’un appel de la décision du juge de Montigny de la Cour fédérale (le juge), qui a accueilli la demande de contrôle judiciaire de Celgene Inc. (Celgene) et annulé la décision du ministre de la Santé de refuser d’inscrire le médicament THALOMID de Celgene au registre des drogues innovantes [2012 CF 154].
[2] La principale question à trancher en l’espèce est celle de savoir si le THALOMID contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé et si, à ce titre, il est visé par la définition du terme « drogue innovante » qui se trouve au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870 (le Règlement), de sorte que les dispositions du Règlement relatives à la protection des données [article C.08.004.1] accordent à l’innovateur certains avantages à l’égard de ce médicament, particulièrement un droit exclusif de vente, habituellement pour une période de huit ans. Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel.
LE CONTEXTE
A. L’historique de la thalidomide
[3] L’ingrédient médicinal du THALOMID est la thalidomide. Un médicament contenant cet ingrédient a été lancé sur le marché pour la première fois en octobre 1957 par une société pharmaceutique allemande. À l’époque, le médicament était destiné au traitement de l’insomnie et d’affections mineures dont souffrent les femmes enceintes.
[4] Au Canada, la société W.M.S. Merrell Company a obtenu le 22 novembre 1960 l’autorisation de vendre un médicament contenant de la thalidomide sous la marque nominative KEVADON. Le 11 octobre 1961, la société Frank W. R. Homer Limited a obtenu une autorisation semblable pour un médicament contenant de la thalidomide sous la marque nominative TALIMOL.
[5] En 1961 et en 1962, la thalidomide a été retirée en catastrophe du marché partout dans le monde en raison de ses effets tératogènes, c’est‑à‑dire les malformations foetales qu’elle pouvait provoquer. Des milliers de bébés sont nés un peu partout dans le monde sans membres ou avec des membres déformés ou d’autres difformités terribles. Plusieurs étaient mort‑nés, ou sont morts peu après leur naissance (motifs du juge, au paragraphe 5).
[6] Le 6 avril 1962, le ministère de la Santé a ordonné le retrait définitif de la thalidomide du marché canadien. Voici un extrait de la lettre de retrait :
[traduction] Par suite de cette révocation, le statut de drogue nouvelle de la thalidomide est rétabli, et le médicament ne peut être vendu qu’à des chercheurs qualifiés dans le but de recueillir des données scientifiques et cliniques pouvant servir à en établir l’innocuité dans les conditions devant être recommandées par le fabricant. Ce type de vente exclut la vente en pharmacie.
(Motifs du juge, au paragraphe 6.)
[7] Comme le soulignait une publication de Santé Canada qui passait en revue l’historique de la réglementation des médicaments au Canada, les fabricants ont été dès 1951 tenus de soumettre une présentation de drogue nouvelle (PDN) avant de pouvoir mettre leurs produits sur le marché, mais le Règlement alors en vigueur, qui avait été pris en vertu de la Loi des aliments et drogues, S.C. 1952-53, ch. 38 (la Loi), n’a pas empêché le drame de la thalidomide au début des années 1960. Ce drame a donné lieu à une révision complète du Règlement visant à renforcer la capacité de réglementation du Ministère. Cette révision a marqué la première apparition de l’exigence, pour les fabricants, de déposer des preuves d’efficacité avec leurs demandes d’avis de conformité (Santé Canada, Bref historique de la réglementation des médicaments au Canada, dossier d’appel, volume 2, à la page 277 [disponible en ligne]).
[8] La thalidomide était l’une des deux drogues (l’autre étant le diéthylamide de l’acide lysergique (LSD)) frappées d’une interdiction absolue en application des modifications légales édictées le 20 décembre 1962 par le projet de loi C‑3 (1re sess., 25e légis., 1962) qui prévoyait l’incorporation de la thalidomide à l’annexe H de la Loi [Loi modifiant la Loi des aliments et drogues, S.C. 1962-63, ch. 15].
[9] En 1968, cette annexe H a été remplacée par une autre qui contenait un plus grand nombre de substances interdites :
1. Thalidomide
2. Diéthylamide de l’acide d‑lysergique
3. DET N,N‑Diéthyltryptamine et ses sels
4. DMT N,N‑Diméthyltryptamine et ses sels
5. STP (DOM) 4‑Méthyl‑2,5‑diméthoxyamphétamine
(DORS/68‑411 [Annexe H de la Loi—Modification], Gazette du Canada, partie II, volume 102, no 18, 25 septembre 1968.)
[10] Ensuite, en 1969, le régime légal qui s’appliquait aux autres drogues d’usage restreint a été refondu et les drogues énumérées aux numéros 2 à 5 ci‑dessus (les drogues dites « illicites ») ont été incorporées à l’annexe J de la Loi [Loi modifiant la Loi des aliments et drogues et la Loi sur les stupéfiants ainsi que, par voie de conséquence, le Code criminel, S.C. 1968-69, ch. 41, art. 11] (DORS/69‑417 [Annexes H et J de la Loi et Règlements sur les aliments et drogues—Modifications], Gazette du Canada, partie II, volume 103, no 16, 27 août 1969). La thalidomide se retrouvait alors à être la seule drogue qui figurait à l’annexe H.
[11] En 1970, la thalidomide a été incorporée à l’annexe F de la Loi [S.R.C. 1970, ch. F-27], dans laquelle figuraient les drogues dont la vente était interdite au Canada. L’ancienne annexe H ne concernait plus que les « drogues d’usage restreint » au sens où ce terme était défini dans la partie IV de la Loi et trois nouvelles drogues de cette nature ont été ajoutées à la liste qui en contenait déjà quatre.
[12] En 1984, la thalidomide a été retirée de l’annexe F, et elle n’est mentionnée nulle part ailleurs depuis ce moment‑là (DORS/84‑566 [Annexe F de la Loi—Modification], Gazette du Canada, partie II, volume 118, no 16, 8 août 1984).
[13] Malgré son tragique passé, la thalidomide s’est révélée efficace pour le traitement de la lèpre et d’autres maladies connexes (l’érythème noueux lépreux ou ENL), de même que d’une forme de cancer. En 1994, l’entreprise de Celgene Corporation n’était que de commercialiser le THALOMID pour le traitement de maladies extrêmement graves, notamment le cancer et l’ENL.
[14] Au Canada, le THALOMID a d’abord été offert en 1995 par l’intermédiaire du Programme d’accès spécial (PAS) de Santé Canada, qui a pour objet de rendre exceptionnellement accessibles des médicaments dont la vente n’est pas autorisée au Canada et à l’égard desquels un fabricant ne détient pas d’avis de conformité. Ces ventes ne sont pas assujetties à l’examen scientifique et médical en bonne et due forme qui est effectué pour l’obtention d’une autorisation complète de commercialisation. Récemment, notre Cour a confirmé, dans l’arrêt Teva Canada Limitée c. Canada (Santé), 2012 CAF 106, [2013] 4 R.C.F. 391 (Teva), qu’une approbation accordée en vertu du PAS n’est pas une approbation au sens des dispositions du Règlement relatives à la protection des données.
[15] La thalidomide n’avait jamais été approuvée dans un médicament aux États‑Unis et, en juillet 1998, Celgene a obtenu une première approbation pour l’utilisation du THALOMID pour le traitement en phase aiguë des manifestations cutanées de l’ENL modéré à grave. L’approbation de la Food and Drug Administration (FDA) des États‑Unis était assujettie au système de distribution le plus restrictif possible afin d’éviter les anomalies congénitales. Celgene a donc dû établir un système de distribution contrôlée appelé « S.T.E.P.S.® » aux États‑Unis. Au Canada, le programme de distribution contrôlée de ce médicament est appelé « RevAid® ». En mai 2006, la FDA a approuvé le THALOMID pour le traitement du myélome multiple (un type de cancer) nouvellement diagnostiqué.
[16] Celgene allègue que Santé Canada s’attendait à ce qu’elle dépose une PDN pour le THALOMID étant donné l’intérêt qu’il suscitait, le nombre élevé de demandes présentées en vertu du PAS et le fait que l’obtention d’un avis de conformité serait plus propre à en assurer l’innocuité. Pour obtenir cet avis de conformité, Celgene a déposé ce qu’elle a décrit comme des renseignements préliminaires et confidentiels très délicats répartis dans 180 volumes de données comprenant des études pharmacologiques et pharmacocinétiques, des études toxicologiques (notamment des études sur la toxicité, la cancérogenèse et la toxicité en matière de reproduction et de développement), des études de pharmacologie clinique et des essais cliniques clés. Comme l’a souligné le juge au paragraphe 23 de ses motifs, c’est en raison du caractère strictement confidentiel de ces renseignements que Celgene a demandé que le THALOMID soit inscrit au registre des drogues innovantes (conformément au paragraphe C.08.004.1(9) du Règlement).
[17] Après que des centaines de questions eurent obtenu réponse et que des renseignements supplémentaires eurent été fournis, un avis de conformité pour le THALOMID a finalement été délivré le 4 août 2010. À cette époque, le ministre a informé Celgene que le régime de protection des données ne s’appliquait pas au THALOMID parce que son ingrédient médicinal, la thalidomide, avait déjà été approuvé par le ministre dans au moins deux médicaments, le KEVADON et le TALIMOL.
[18] Après avoir examiné les observations détaillées de Celgene, le ministre a confirmé sa décision de ne pas inscrire le produit de Celgene au registre des drogues innovantes. C’est cette décision définitive qui a fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire dont était saisi le juge.
B. Le cadre légal relatif à la protection des données
[19] En vertu du paragraphe 30(3) de la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F‑27,le gouverneur en conseil peut prendre les règlements qu’il estime nécessaires pour la mise en œuvre des paragraphes 1711(5) et (6) de l’Accord de libre‑échange nord‑américain [Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, le 17 décembre 1992, [1994] R.T. Can. no 2] (ALÉNA) et du paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce [Annexe 1C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, le 15 avril 1994, 1869 R.T.N.U. 299] (Accord sur les ADPIC). Ces dispositions sont ainsi libellées :
ALÉNA
Article 1711 : Secrets commerciaux
[…]
5. Lorsqu’une Partie subordonne l’approbation de la commercialisation de produits pharmaceutiques ou de produits chimiques pour l’agriculture qui comportent des éléments chimiques nouveaux, à la communication de données non divulguées résultant d’essais ou d’autres données non divulguées nécessaires pour déterminer si l’utilisation de ces produits est sans danger et efficace, cette Partie protégera ces données contre toute divulgation, lorsque l’établissement de ces données demande un effort considérable, sauf si la divulgation est nécessaire pour protéger le public, ou à moins que des mesures ne soient prises pour s’assurer que les données sont protégées contre toute exploitation déloyale dans le commerce.
6. Chacune des Parties prévoira, en ce qui concerne les données visées au paragraphe 5 qui lui sont communiquées après la date d’entrée en vigueur du présent accord, que seule la personne qui les a communiquées peut, sans autorisation de cette dernière à autrui, utiliser ces données à l’appui d’une demande d’approbation de produit au cours d’une période de temps raisonnable suivant la date de leur communication. On entend généralement par période de temps raisonnable, une période d’au moins cinq années à compter de la date à laquelle la Partie en cause a donné son autorisation à la personne ayant produit les données destinées à faire approuver la commercialisation de son produit, compte tenu de la nature des données, ainsi que des efforts et des frais consentis par cette personne pour les produire. Sous réserve de cette disposition, rien n’empêchera une Partie d’adopter à l’égard de ces produits des procédures d’homologation abrégées fondées sur des études de bioéquivalence et de biodisponibilité.
Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce
section 7 : protection des renseignements non divulgués
Article 39
[…]
3. Lorsqu’ils subordonnent l’approbation de la commercialisation de produits pharmaceutiques ou de produits chimiques pour l’agriculture qui comportent des entités chimiques nouvelles à la communication de données non divulguées résultant d’essais ou d’autres données non divulguées, dont l’établissement demande un effort considérable, les Membres protégeront ces données contre l’exploitation déloyale dans le commerce. En outre, les Membres protégeront ces données contre la divulgation, sauf si cela est nécessaire pour protéger le public, ou à moins que des mesures ne soient prises pour s’assurer que les données sont protégées contre l’exploitation déloyale dans le commerce.
[20] Les premières dispositions du Règlement relatives à la protection des données ont été adoptées en 1995 ([Règlement sur les aliments et drogues—Modification] DORS/95‑411 [article 6], maintenant abrogé). Ces dispositions étaient ainsi libellées :
C.08.004.1. (1) Lorsque le fabricant dépose une présentation de drogue nouvelle, une présentation abrégée de drogue nouvelle ou un supplément à l’une de ces présentations en vue de faire déterminer l’innocuité et l’efficacité de la drogue nouvelle qui en est l’objet, et que le ministre examine les renseignements et le matériel présentés, dans une présentation de drogue nouvelle, par l’innovateur d’une drogue contenant une substance chimique ou biologique dont la vente comme drogue n’a pas été préalablement approuvée au Canada et s’appuie sur les données y figurant pour étayer la présentation ou le supplément du fabricant, il ne peut délivrer un avis de conformité à l’égard de cette présentation ou de ce supplément avant l’expiration du délai de cinq ans suivant la date à laquelle est délivré à l’innovateur l’avis de conformité ou l’approbation de commercialiser cette drogue, selon le cas, d’après les renseignements ou le matériel présentés par lui pour cette drogue.
[21] La version actuelle des dispositions relatives à la protection des données a été adoptée en 2006 [Règlement modifiant le Règlement sur les aliments et drogues (protection des données), DORS/2006-241]. Voici un extrait de la disposition pertinente (article C.08.004.1) :
C.08.004.1 (1) […]
« drogue innovante » S’entend de toute drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe.
[…]
(2) Le présent article s’applique à la mise en œuvre de l’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, au sens du terme « Accord » au paragraphe 2(1) de la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, et du paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce figurant à l’annexe 1C de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce, au sens du terme « Accord » au paragraphe 2(1) de la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce.
(3) Lorsque le fabricant demande la délivrance d’un avis de conformité pour une drogue nouvelle sur la base d’une comparaison directe ou indirecte entre celle‑ci et la drogue innovante :
a) le fabricant ne peut déposer pour cette drogue nouvelle de présentation de drogue nouvelle, de présentation abrégée de drogue nouvelle ou de supplément à l’une de ces présentations avant l’expiration d’un délai de six ans suivant la date à laquelle le premier avis de conformité a été délivré à l’innovateur pour la drogue innovante;
b) le ministre ne peut approuver une telle présentation ou un tel supplément et ne peut délivrer d’avis de conformité pour cette nouvelle drogue avant l’expiration d’un délai de huit ans suivant la date à laquelle le premier avis de conformité a été délivré à l’innovateur pour la drogue innovante.
(4) Le délai prévu à l’alinéa (3)b) est porté à huit ans et six mois si, à la fois :
a) l’innovateur fournit au ministre la description et les résultats des essais cliniques concernant l’utilisation de la drogue innovante dans les populations pédiatriques concernées dans sa première présentation de drogue nouvelle à l’égard de la drogue innovante ou dans tout supplément à une telle présentation déposé au cours des cinq années suivant la délivrance du premier avis de conformité à l’égard de cette drogue innovante;
b) le ministre conclut, avant l’expiration du délai de six ans qui suit la date à laquelle le premier avis de conformité a été délivré à l’innovateur pour la drogue innovante, que les essais cliniques ont été conçus et menés en vue d’élargir les connaissances sur l’utilisation de cette drogue dans les populations pédiatriques visées et que ces connaissances se traduiraient par des avantages pour la santé des membres de celles‑ci.
(5) Le paragraphe (3) ne s’applique pas si la drogue innovante n’est pas commercialisée au Canada.
(6) L’alinéa (3)a) ne s’applique pas au fabricant ultérieur dans le cas où l’innovateur consent à ce qu’il dépose une présentation de drogue nouvelle, une présentation abrégée de drogue nouvelle ou un supplément à l’une de ces présentations avant l’expiration du délai de six ans prévu à cet alinéa.
(7) L’alinéa (3)a) ne s’applique pas au fabricant ultérieur s’il dépose une demande d’autorisation pour vendre cette drogue nouvelle aux termes de l’article C.07.003.
(8) L’alinéa (3)b) ne s’applique pas au fabricant ultérieur dans le cas où l’innovateur consent à ce que lui soit délivré un avis de conformité avant l’expiration du délai de huit ans prévu à cet alinéa ou de huit ans et six mois prévu au paragraphe (4).
(9) Le ministre tient un registre des drogues innovantes, lequel contient les renseignements relatifs à l’application des paragraphes (3) et (4). [Non souligné dans l’original.]
C. La décision du juge de la Cour fédérale
[22] Le juge a accepté les observations des parties selon lesquelles les questions de droit soumises au ministre devaient faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte.
[23] Il a ensuite appliqué la règle moderne de l’interprétation des lois (paragraphes 26 et 27 de ses motifs) et a souligné tout particulièrement le fait que les dispositions relatives à la protection des données ont pour objet la mise en oeuvre d’obligations internationales découlant de traités. Il a expliqué que ces traités constituent une source primaire d’aide à l’interprétation, même en absence d’ambiguïtés dans le Règlement.
[24] À cet égard, il a souligné que, comme il en a été fait mention dans l’arrêt Association canadienne du médicament générique c. Canada (Santé), 2010 CAF 334, [2012] 2 R.C.F. 618, au paragraphe 110, les dispositions pertinentes de l’ALÉNA et de l’Accord sur les ADPIC « visent à protéger les innovateurs à l’égard des “données non divulguées résultant d’essais ou d’autres données non divulguées” qu’ils doivent communiquer aux organismes d’État compétents pour obtenir l’approbation de leurs drogues nouvelles ». Ces traités contiennent un régime de protection contre l’exploitation déloyale dans le commerce des données non divulguées dont l’établissement a demandé un effort considérable. Ces éléments ne sont pas contestés.
[25] Cependant, le juge a rejeté la position du ministre selon laquelle ce régime international a uniquement pour objet les produits utilisant des « éléments chimiques nouveaux » (en anglais, « new chemical entities ») et que la thalidomide n’est pas un « élément chimique nouveau », parce que sa commercialisation et sa vente au Canada ont été approuvées dans les années 1960.
[26] Voici le paragraphe 33 de ses motifs :
Cette interprétation des DPD [dispositions du Règlement relatives à la protection des données] présente des failles. Premièrement, le thalidomide n’a été approuvé pour aucun usage avant la délivrance de l’ADC. En fait, il a été inclus à l’annexe H, puis à l’annexe F de la Loi, et a donc été totalement interdit au Canada. Il ne s’agit donc pas d’un cas où les données ont été recueillies pour l’utilisation différente d’un médicament déjà approuvé. Le but poursuivi par l’exigence des DPD que le médicament n’ait pas déjà été approuvé est de faire en sorte qu’une entreprise n’obtienne pas de protection de données à l’égard d’un produit déjà utilisé et pour lequel aucune innovation n’était nécessaire, ce qu’illustre clairement la partie de la définition excluant de la portée de la protection les variantes ou modifications mineures apportées à un médicament déjà approuvé, tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation énonce explicitement que ces exclusions ont pour but d’empêcher un innovateur de chercher à obtenir une protection supplémentaire pour une modification mineure. [Non souligné dans l’original.]
[27] Il a aussi indiqué ce qui suit au paragraphe 35 de ses motifs : « l’innovation de Celgene consistait à démontrer qu’une substance qui avait été interdite en raison du danger qu’elle présentait et qui était considérée comme inefficace et nocive pouvait être un médicament utile et salvateur ».
[28] Le juge a aussi donné raison à Celgene selon qui, pour que les obligations établies dans l’Accord sur les ADPIC et l’ALÉNA aient un sens, la protection des « éléments chimiques nouveaux » doit intervenir au moment où est présentée une demande d’autorisation relativement à un produit renfermant un élément qui n’a pas été approuvé dans un médicament par un État donné. Ainsi, un État signataire ne pourrait être exempté de son obligation de protéger des données lorsque l’élément chimique contenu dans le produit a été approuvé ailleurs ou est déjà connu.
[29] Il a poursuivi son raisonnement en ces termes : « il ne serait pas conforme aux traités susmentionnés de refuser de protéger des données lorsqu’un élément chimique est utilisé à une toute autre fin sur le fondement de données abondantes et véritablement nouvelles en garantissant l’efficacité et l’innocuité. L’utilisation à d’autres fins d’ingrédients déjà approuvés doit, comme les variantes d’une drogue non visées par la définition de drogue innovante, faire l’objet d’un examen au cas par cas pour en évaluer le caractère novateur et déterminer si les données fournies à leur appui ont été “recueillies moyennant un coût considérable et [...] ne sont pas autrement accessibles au public assemblées sous cette forme” » (motifs du juge, au paragraphe 36).
[30] Même s’il a mentionné l’argument de Celgene selon lequel une approbation accordée en vertu du régime réglementaire en vigueur avant 1963 ne constitue pas une approbation en vertu des dispositions relatives à la protection des données, le juge n’a pas tranché la question, soulignant simplement que cet argument renforce sa conclusion selon laquelle l’approbation antérieure du KEVADON et du TALIMOL ne devrait pas empêcher en l’espèce la protection des données relatives au THALOMID.
[31] Au paragraphe 46 de ses motifs, il a précisé que sa conclusion était fondée sur l’ensemble des faits suivants :
i. l’approbation antérieure de la thalidomide avait été de très courte durée et n’aurait jamais dû être donnée;
ii. la thalidomide était en fait interdite jusqu’à ce que Celgene soumette sa PDN pour le THALOMID;
iii. l’avis de conformité délivré en 2010 relativement au produit de Celgene l’a été sur la foi d’études et de données entièrement nouvelles.
[32] Enfin, même si aucun élément de preuve n’a été présenté à cet égard, le juge a expliqué que l’affaire en cause est manifestement tout à fait exceptionnelle et que, par conséquent, pour l’avenir prévisible, sa décision n’aurait qu’une portée restreinte.
Analyse
[33] La Cour doit statuer sur la question de savoir si le juge qui a instruit la demande de contrôle judiciaire a correctement établi et appliqué la norme de contrôle (Prairie Acid Rain Coalition c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 31, [2006] 3 R.C.F. 610, au paragraphe 14; Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 23, au paragraphe 18).
[34] Le juge a appliqué la norme de la décision correcte à l’interprétation qu’avait faite le ministre de la définition du terme « drogue innovante » dans le Règlement (une pure question de droit). Dans l’arrêt Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé), 2013 CAF 13, [2014] 3 R.C.F. 70, notre Cour a établi qu’il s’agit de la norme de contrôle appropriée qui s’applique à ce type de questions.
[35] Établir si le juge a appliqué correctement cette norme revient essentiellement à dire que, pour accueillir le présent appel, la Cour doit être d’accord avec l’interprétation qu’a faite le ministre du terme « drogue innovante » et, plus particulièrement, de l’expression « non déjà approuvé dans une drogue par le ministre » (en anglais, « not previously approved in a drug by the Minister »).
[36] Les principes qui s’appliquent à l’interprétation légale ne sont pas contestés. Il est bien établi en droit qu’il faut comprendre les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens grammatical et ordinaire qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
[37] Comme il a été mentionné précédemment, le THALOMID est une « drogue nouvelle » au sens que donne à ce terme le Règlement (à l’article C.08.001). Il ne peut donc être vendu au Canada avant que le ministre ne l’ait approuvé. Je fais observer que comme Celgene cherchait à obtenir une approbation en vue d’un nouvel usage de la thalidomide, même si les approbations accordées au cours des années 1960 n’avaient pas été retirées, le THALOMID aurait quand même été une « drogue nouvelle » et il aurait fallu déposer des données volumineuses obtenues par suite d’efforts et de coûts considérables.
[38] Cependant, Celgene n’a pas soutenu devant le ministre et le juge que le THALOMID devrait être considéré comme une « drogue innovante » à cause de la nouvelle indication ou du nouvel usage relativement auquel elle a déposé une présentation de drogue nouvelle. Les parties ont mentionné que l’on n’a pas vraiment débattu devant le juge de la question de savoir si un nouvel usage ou une nouvelle utilisation relative à un ingrédient médicinal approuvé satisfait aux exigences de la définition d’une « drogue innovante ». Dans les circonstances, je reconnais que le juge aurait dû éviter de commenter cette question, qui n’avait jamais fait l’objet d’une décision. Il ne faut donc accorder aucune valeur jurisprudentielle à ses commentaires figurant aux paragraphes 36 à 38 de ses motifs. Cela est particulièrement vrai compte tenu des facteurs suivants : i) la définition du terme « drogue innovante » de même que les dispositions pertinentes des traités susmentionnés ne mentionnent que « l’ingrédient médicinal » et « l’élément chimique » ou « l’entité chimique » présents dans une drogue, jamais son usage; ii) le juge n’a pas tenu compte de passages de toute évidence pertinents du Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (RÉIR) (comme l’extrait du RÉIR du 5 octobre 2006 [DORS/2006-241, Gaz. C. 2006.II.1495] cité et examiné aux paragraphes 127 et 128 des motifs de la juge Dawson dans l’arrêt Takeda, précité, et celui du RÉIR du 11 décembre 2004 [Règlement modifiant le Règlement sur les aliments et drogues (1390 — protection des données)], Gazette du Canada, Partie I, volume 138, no 50, page 3713, note en bas de page 1). De plus, les périodes d’exclusivité accordées pour un nouvel usage ou une nouvelle indication aux États‑Unis et dans l’Union européenne sont d’une durée inférieure à la période minimale prévue dans les traités pertinents. Il s’ensuivrait donc que les États‑Unis et l’Union européenne estiment que les dispositions desdits traités ne visent pas ce genre de situation. Tous ces arguments contredisent le point de vue exprimé par le juge.
[39] Il n’est pas nécessaire d’en dire plus à cet égard, étant donné que le présent appel ne l’exige pas.
[40] Revenons maintenant à la véritable question que nous avons à trancher : est‑ce que la thalidomide est un « ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre »?
[41] Contrairement à l’arrêt Teva, précité, où il s’agissait d’établir le type d’approbation en vertu du Règlement qui était visé par ces termes, en l’espèce, Celgene demande plutôt à la Cour de dire que le mot « approuvé » renvoie au statut d’un ingrédient médicinal dans une drogue au moment où l’innovateur dépose une présentation de drogue nouvelle. À cet égard, Celgene a insisté sur le statut de la thalidomide comme drogue interdite, c.‑à‑d. une drogue proscrite à l’époque en cause. Elle n’a pas soutenu que cette drogue n’avait jamais été approuvée (c.‑à‑d. que l’approbation était nulle ab initio). L’interprétation proposée par Celgene s’appliquerait néanmoins nécessairement à toute drogue à l’égard de laquelle un avis de conformité aurait été retiré par suite d’une décision du ministre ou même abandonné volontairement avant le dépôt d’une deuxième présentation de drogue nouvelle pour cette drogue.
[42] Selon le ministre, le mot « approuvé » ne peut renvoyer qu’au fait qu’une approbation (plus précisément sous la forme d’un avis de conformité) a été délivrée par le ministre. Quoi qu’il en soit, le ministre précise que le mot « approuvé » est déterminé par l’adverbe « déjà », ce qui étaye clairement son point de vue selon lequel il faut examiner une action qui s’est déroulée dans le passé plutôt que le statut actuel de la drogue en cause.
[43] Le terme « previously » est défini dans le Oxford English Dictionary (2e éd., Oxford : Clarendon Press, 1989, volume XII) comme un adverbe signifiant [traduction] « à une période antérieure ou précédente, avant, antérieur ». Le sens du mot « déjà » en français est plus complexe. Il varie selon le contexte, mais un seul de ses sens équivaut à celui de « previously ». Dans ce contexte, il est défini dans Le Nouveau Petit Robert (Paris : Dictionnaires Le Robert, 2002) comme « Auparavant, avant (cf. Une première fois*) ».
[44] Ces termes ne s’accommodent pas facilement de l’interprétation proposée par Celgene qui, en fait, voudrait que le terme « déjà » signifie « encore », ou que nous ajoutions l’expression « et encore » avant le terme « approuvé » dans la définition.
[45] Malgré cela, Celgene soutient que la Cour devrait adopter son point de vue et interpréter la définition de façon restrictive parce que son interprétation serait plus conforme à l’objet principal des dispositions relatives à la protection des données et des dispositions des traités pertinents, soit encourager l’innovation et protéger les innovateurs contre l’utilisation déloyale de leurs données confidentielles recueillies à grands frais. Je n’estime pas que l’objet des dispositions pertinentes de l’ALÉNA et de l’Accord sur les ADPIC soit aussi vaste que le laisse entendre Celgene. À mon avis, la protection accordée aux données confidentielles dont il a été question ci‑dessus se limite à certaines innovations seulement.
[46] Reconnaissant que le législateur a de toute évidence eu l’intention d’éviter tout dédoublement de la période d’exclusivité du marché prévue par les dispositions relatives à la protection des données, Celgene allègue qu’en l’espèce il n’existerait pas de dédoublement. C’est peut‑être vrai dans la présente affaire, mais je ne peux pas conclure que ce serait vrai pour toutes les situations qui pourraient être visées par l’interprétation que propose Celgene.
[47] Les signataires de ces traités ont accepté d’accorder les protections minimales qui y sont énoncées uniquement lors de l’approbation de la commercialisation de produits pharmaceutiques et agricoles qui comportent des « éléments chimiques nouveaux » ou des « entités chimiques nouvelles ». Celgene soutient que cette restriction ne s’applique pas au Canada parce que le Règlement ne mentionne pas les « éléments chimiques nouveaux » ou les « entités chimiques nouvelles » (mémoire de l’intimée, au paragraphe 61). Je ne suis pas d’accord.
[48] À mon avis, le terme « ingrédient médicinal » utilisé dans le Règlement est l’équivalent des termes « élément chimique » et « entité chimique », tout comme les termes [traduction] « ingrédient actif » et « groupe actif » dans la réglementation américaine, « substance active » dans la réglementation européenne et [traduction] « composant actif » en Australie. La terminologie d’un traité international est souvent harmonisée avec celle du régime réglementaire de chaque pays signataire.
[49] Ce point de vue est confirmé par la note en bas de page suivante du RÉIR du 11 décembre 2004, qui explique l’utilisation du terme « ingrédient médicinal » :
Bien que l’ALÉNA et l’ADPIC emploient l’expression « entité chimique nouvelle », celle de « nouvel ingrédient médicinal » est employé [sic] conformément à la terminologie du Règlement sur les aliments et drogues.
[50] Le terme « new » (« nouveau ») est défini comme suit dans le Canadian Oxford Dictionary, 2e éd. (Toronto : Oxford University Press, 2004) :
[traduction]
a d’origine récente ou arrivé récemment;
b fabriqué, inventé, découvert, acquis ou subi récemment ou à l’heure actuelle pour la première fois.
[51] Les parties reconnaissent que, dans le cas d’une disposition traitant de l’approbation d’un produit pharmaceutique en vue de sa commercialisation dans le territoire d’un État signataire, le terme « nouveau » (ou « new ») ne signifie pas « inconnu », « fabriqué », « inventé » ou « découvert récemment ». À mon avis, cet adjectif peut raisonnablement être interprété comme signifiant présenté en vue de son approbation pour la première fois aux autorités compétentes dans le territoire d’un État signataire.
[52] Aucun élément de preuve ni aucune jurisprudence étrangère n’ont été présentés pour démontrer qu’une telle interprétation serait contraire à l’interprétation générale des signataires des traités en cause. De plus, aucun élément de preuve et aucune jurisprudence n’ont été produits pour établir que les autres parties à ces traités considèrent les drogues proscrites ou les drogues à l’égard desquelles une approbation de commercialisation antérieure aurait été retirée sont « nouvelles » au sens de la disposition en cause.
[53] Lorsque Celgene a cherché à faire approuver le THALOMID aux États‑Unis en 1998, ce médicament a été considéré comme une nouvelle substance active, étant donné qu’il n’avait jamais été approuvé dans ce pays au cours des années 1960.
[54] Je suis d’accord avec l’interprétation des traités pertinents que propose le ministre, laquelle est aussi conforme au libellé des alinéas C.08.004.1(3)a) et b) des dispositions relatives à la protection des données qui prévoient que la période d’exclusivité commence à « la date à laquelle le premier avis de conformité a été délivré à l’innovateur ».
[55] Le fait que Celgene ait eu à présenter une quantité considérable de données confidentielles recueillies à grands frais ne justifie pas en soi l’élargissement de la portée de la définition du terme « drogue innovante ». Il s’agit uniquement de l’une des deux conditions préalables de l’application des dispositions des traités.
[56] Le législateur avait le pouvoir d’étendre les dispositions relatives à la protection des données à d’autres « drogues nouvelles » au sens où ces dernières sont définies dans le Règlement, pour lesquelles il faut aussi déposer des données confidentielles tout aussi abondantes. Vu la définition qui a été retenue, il est évident à mon avis que le législateur a choisi de ne pas le faire.
[57] Cela ne signifie pas que je suppose que le législateur avait à l’esprit des drogues proscrites lorsqu’il a effectué ce choix et qu’il a adopté la définition du terme « drogue innovante » dans le Règlement.
[58] À l’audience, les parties ont confirmé qu’il n’existait pas d’éléments de preuve sur le nombre de drogues proscrites au fil du temps et sur le nombre d’avis de conformité retirés ou abandonnés.
[59] Il est clair que le juge était préoccupé par ce qu’il a considéré comme une grande injustice. Voici un extrait du paragraphe 42 de ses motifs :
Il ne fait non plus aucun doute que, s’agissant de l’approbation d’un médicament pour usage général, l’innocuité et l’efficacité sont les principaux facteurs à prendre en compte. C’est d’ailleurs la position qu’avait prise le ministre dans l’affaire Teva Canada Limited, précitée, paragraphe 21. Est‑il équitable alors de dire qu’un médicament dont l’approbation a été révoquée pour des raisons de sécurité devrait néanmoins être considéré comme « déjà approuvé »? À mon avis, une telle conclusion serait tout à fait abusive.
[60] Cependant, il semble qu’il n’était pas disposé à exclure tout simplement de la définition l’ensemble des drogues à l’égard desquelles un avis de conformité avait été retiré. Comme il a été souligné plus haut au paragraphe 28, il a justifié sa conclusion par l’ensemble des faits, en établissant des paramètres plus stricts pour l’application de l’exclusion.
[61] Même si je reconnais que la thalidomide a des antécédents exceptionnels, je ne vois pas de fondement juridique convaincant qui justifie l’établissement d’une exception, même en appliquant les paramètres stricts définis par le juge.
[62] La modification du régime réglementaire en 1963 [Règlement sur les aliments et drogues—Modification, DORS/63-386] était importante, mais le problème relatif à la thalidomide ne concernait pas son efficacité; or, c’est à ce chapitre que se distinguaient principalement les nouvelles exigences adoptées en 1963. Combien d’autres modifications des exigences réglementaires survenues au fil des ans depuis lors pourraient être considérées suffisamment importantes pour justifier une autre exception à la règle?
[63] Est‑ce que les tribunaux devraient chercher à savoir pour quel motif un avis de conformité a été suspendu ou retiré? Est‑ce qu’une drogue doit être traitée différemment selon que son avis de conformité a été retiré parce qu’il était fondé sur des données inexactes ou même frauduleuses plutôt que sur une présumée erreur des autorités réglementaires de l’époque?
[64] Que se produit‑il si une drogue est proscrite après que l’innovateur eut bénéficié de six mois d’exclusivité sur le marché avant la révocation de son avis de conformité? Devrait‑elle être traitée de la même façon qu’une drogue proscrite après une période d’exclusivité d’un, de deux ou de trois ans sur le marché?
[65] Si je devais faire comme si les mots « et encore » figuraient dans les dispositions relatives à la protection des données, je pourrais très bien ouvrir la porte à toutes sortes de conséquences imprévues.
[66] Celgene a souligné avec insistance devant la Cour que « les faits ont leur importance ». Je suis d’accord, mais comme le veut l’expression, des cas épineux découle une jurisprudence inique.
[67] J’accueillerais le présent appel avec dépens. Je casserais le jugement de la Cour fédérale et, rendant le jugement qui aurait dû être rendu, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire avec dépens.
La juge Sharlow, J.C.A. : Je suis d’accord.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[68] Le juge Nadon, J.C.A. (dissident) : J’ai lu attentivement les motifs de ma collègue la juge Gauthier et, avec égards, je ne suis pas d’accord avec la façon dont elle propose de trancher l’appel. Pour ma part, je rejetterais l’appel et je confirmerais le jugement du juge de Montigny.
[69] Le présent appel concerne l’interprétation de l’expression « déjà approuvé » dans la définition du terme « drogue innovante », qui figure au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870 (le Règlement), et la question de savoir si cette expression doit viser un ingrédient médicinal qui a satisfait pendant une brève période aux exigences réglementaires canadiennes avant que son approbation ne soit révoquée. Selon la juge Gauthier, le fait que l’ingrédient médicinal thalidomide ait déjà reçu une approbation réglementaire au Canada signifie qu’il avait déjà été approuvé au sens du Règlement, malgré l’interdiction complète qui a rapidement remplacé cette approbation et qui a duré dans les faits 33 ans. À son avis, les tribunaux ne doivent pas chercher à savoir pour quelles raisons un avis de conformité a été suspendu ou révoqué, mais doivent interpréter de façon stricte l’expression « déjà approuvé ». De plus, ma collègue estime qu’une interprétation contraire mène à un grand nombre de conséquences imprévues. Je ne suis pas d’accord.
[70] En 1962, le législateur a réagi au drame de la thalidomide en ajoutant à la Loi sur les aliments et drogues, L.R.C. (1985), ch. F‑27 (la Loi), une nouvelle annexe qui interdisait expressément la vente de la thalidomide. En raison de ces dispositions légales, et de celles qui les ont remplacées, la thalidomide est disparue du marché au Canada et ne pouvait plus constituer un produit de référence canadien pour les fabricants de drogues. Par conséquent, la thalidomide n’a jamais occupé de façon appropriée le rôle destiné à une « drogue innovante » dans le régime établi par le Règlement. Le ministre de la Santé a fait savoir qu’il s’attendait à ce que Celgene dépose une présentation de drogue nouvelle (PDN) pour obtenir l’approbation réglementaire, plutôt qu’une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN); ce fait contredit l’hypothèse selon laquelle la thalidomide, même si elle n’était pas au sens strict innovante, correspondait davantage à une « drogue innovante » selon le Règlement. De l’avis de la juge Gauthier, interpréter le terme « déjà » pour lui accoler comme sens « encore » élargit exagérément le sens du terme et pourrait entraîner des conséquences imprévues. Cependant, comme je le démontrerai ci‑après, conclure que la thalidomide avait en fait été déjà approuvée est contraire aux rôles qu’accorde le Règlement aux drogues innovantes et génériques.
[71] Considérer les approbations en 1960 et en 1961, respectivement, du KEVADON et du TALIMOL comme suffisantes pour empêcher la thalidomide d’être une drogue innovante au Canada, c’est ne pas tenir compte de l’intention qui sous‑tend le Règlement. Le régime établi par le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) [DORS/93-133] donne des rôles différents aux drogues innovantes et génériques de même que des rôles différents à leurs fabricants. Les drogues sont soit innovantes — drogues contenant un ingrédient médicinal se retrouvant pour la première fois sur le marché canadien — soit génériques — versions de drogues innovantes produites par des entreprises n’effectuant pas de recherche qui obtiennent une approbation en vertu d’un mécanisme abrégé de conformité, au moyen de la démonstration de la bioéquivalence à la drogue innovante. Étant donné que la thalidomide ne se trouvait pas sur le marché canadien avant d’y être réintroduite par Celgene et que, par conséquent, elle ne pouvait pas constituer un produit de référence pour un fabricant de médicaments génériques, il en résulte que le rôle qui convient le mieux à la thalidomide est celui d’une drogue innovante. Contrairement à ce que le ministre laisse entendre, il ne convient pas de conclure qu’elle n’est ni l’une ni l’autre.
[72] De plus, contrairement à ce qu’affirment la juge Gauthier et le ministre de la Santé, il n’est pas possible de soutenir que vu l’approbation déjà accordée pour la vente au Canada, la thalidomide demeure « déjà approuvée », même après que sa vente eut été interdite. Cette interprétation de l’expression mène à un résultat incohérent. Après son retrait du marché par une décision législative en 1962, la thalidomide n’était pas « déjà approuvée », que ce soit dans le sens courant de l’expression ou selon la définition qu’en donne la jurisprudence. Cette approbation a été révoquée. En pratique, la façon dont la thalidomide a été traitée équivalait à une annulation de toute approbation antérieure. Par conséquent, il faut considérer qu’elle correspond à la définition d’une « drogue innovante » et, de ce fait, que son fabricant a droit à la protection des données.
[73] Dans les présents motifs, je vais d’abord examiner la façon dont la législation relative à la thalidomide a empêché son utilisation au Canada depuis 1962. J’examinerai ensuite la jurisprudence pertinente de notre Cour et de la Cour fédérale, d’autres interprétations judiciaires de l’expression « déjà approuvé », et la façon dont cette interprétation s’inscrit dans la législation sur les drogues innovantes. Je m’écarte de l’approche contextuelle du juge de Montigny (le juge) pour examiner de façon plus explicite la question de savoir si la révocation de l’approbation ministérielle de la thalidomide équivaut à une annulation de cette approbation et conclure que c’est effectivement le cas. Enfin, je vais examiner la question de savoir si les modifications de la réglementation relative à l’approbation des drogues au Canada, qui ont été adoptées en raison de la thalidomide elle‑même, font en sorte que l’approbation d’une drogue en vertu du Règlement de 1955 [Règlement des aliments et drogues, DORS, codification de 1955] peut encore être considérée comme une approbation en vertu du régime légal actuel. Je conclurai que cela est sans importance : le retrait de l’approbation suffit pour établir que la thalidomide ne doit pas être considérée comme étant déjà approuvée. Cette analyse m’amènera finalement à conclure que le présent appel devrait être rejeté.
A. L’historique législatif de la thalidomide
[74] La juge Gauthier fait un survol de cet historique aux paragraphes 3 à 18 de ses motifs. Il ressort de cet historique que divers mécanismes légaux interdisaient l’utilisation de la thalidomide au Canada de 1962 à 1984. Comme le révèle la lettre du ministre de la Santé que ma collègue cite au paragraphe 6 de ses motifs, le retrait de la thalidomide du marché en 1962 a fait en sorte qu’elle soit redevenue une drogue nouvelle. Les effets catastrophiques de l’utilisation de la thalidomide ont aussi poussé la Chambre des communes à prendre des mesures extraordinaires : la Loi a été modifiée par l’adjonction d’une nouvelle annexe qui interdisait expressément l’utilisation de la thalidomide au Canada [S.C. 1962-63, ch. 15]. La déclaration suivante de P. B. Rynard, député de Simcoe Est, tirée des débats de la Chambre des communes du 26 octobre 1962, illustre bien les sentiments intenses que suscitait la thalidomide au Canada [Débats de la Chambre des communes, 25e lég., 1re sess., à la page 1046] :
[…] Monsieur l’Orateur, la désignation de thalidomide n’est plus celle d’un remède; c’est le nom d’une tragédie qui vous oblige à penser à la mort accidentelle, chaque année, de centaines d’enfants dans tout le Canada.
[75] Les nombreuses interventions du législateur au fil des ans montrent aussi le caractère unique de la situation qu’avait créée la thalidomide. C’est le seul ingrédient médicinal expressément interdit de la même façon que diverses drogues illicites; à certaines époques, la thalidomide avait eu droit à ses propres articles et à ses propres annexes de la Loi; de plus, elle demeurait visée par certaines dispositions de la Loi même après des refontes radicales concernant les substances d’usage restreint, qui ont renvoyé ces drogues illicites, qui étaient auparavant soumises aux mêmes dispositions que la thalidomide, à d’autres textes de loi.
[76] Ce qui est encore plus important, c’est que l’interdiction était définitive et totale. Le régime légal en question ne comportait aucune faille et ne laissait aux fabricants aucune possibilité de remettre la thalidomide sur le marché canadien. Devant nous, l’appelant a soutenu qu’après son retrait de l’annexe F en 1984, la thalidomide n’était plus expressément interdite au Canada. Aucune des parties n’a présenté d’observations sur les motifs pour lesquels la thalidomide avait été retirée de la Loi ou sur la place que lui accordait Santé Canada à l’intérieur du régime réglementaire général. Quoi qu’il en soit, le Programme d’accès spécial (PAS), que j’examinerai davantage plus tard, existait déjà en 1984. Par conséquent, il aurait été théoriquement possible de se procurer de la thalidomide par l’intermédiaire du PAS, étant donné que les interdictions expresses avaient été supprimées. Cela signifie qu’il a toujours existé une forme de réglementation de la thalidomide à l’intérieur du régime existant. Le THALOMID a été offert par l’intermédiaire du PAS à partir de 1995. Il avait alors été absent du marché canadien pendant 33 ans.
[77] Étant donné que la thalidomide est redevenue une « drogue nouvelle » par suite de son retrait du marché en 1962, les médecins n’auraient néanmoins pas pu le prescrire et les fabricants de médicaments génériques n’auraient pas non plus pu l’utiliser comme produit de référence canadien. Pour que les médecins aient pu le prescrire ou pour que son accès ait été possible à l’extérieur du PAS, la thalidomide devait faire l’objet d’une PDN et obtenir les approbations correspondantes. De plus, les médecins n’auraient pas particulièrement voulu prescrire la thalidomide avant que sa valeur thérapeutique soit démontrée à nouveau. C’est uniquement par suite des efforts de recherche de Celgene, au début de la décennie 1990, que la thalidomide est devenue un traitement valable d’affections comme les formes graves d’érythème noueux lépreux (ENL) et le myélome multiple. Comme ma collègue le souligne, le THALOMID a été approuvé aux États‑Unis pour le traitement de l’ENL en 1998. Étant donné que l’utilisation de la thalidomide n’avait jamais été approuvée auparavant aux États‑Unis, il n’y avait pas de situation semblable dans ce pays.
[78] Je vais maintenant m’intéresser à l’accès à la thalidomide par l’intermédiaire du PAS et aux répercussions du recours à ce programme sur l’interprétation de l’expression « déjà approuvé ».
B. Le sens de l’expression « déjà approuvé »
[79] Depuis les modifications apportées au Règlement, seules quelques décisions ont examiné le concept de drogue innovante et l’interprétation qu’il convient de donner à sa définition. Les tribunaux se sont penchés dans encore moins de décisions sur le sens de l’expression « déjà approuvé ». Cependant, dans l’arrêt Teva Canada Limitée c. Canada (Santé), 2012 CAF 106, [2013] 4 R.C.F. 391 (Teva), notre Cour a examiné le sens de l’expression « déjà approuvé » dans la définition du terme « drogue innovante », quoique dans des circonstances différentes. Teva avait contesté la décision du ministre d’inscrire l’Eloxatine au registre des drogues innovantes et la protection consécutive des données qui l’accompagnait. Dans cette affaire, il s’agissait d’établir si les milliers d’autorisations ministérielles pour l’utilisation de l’Eloxatine pour des traitements d’urgence accordées en vertu du PAS constituaient une approbation antérieure au sens du Règlement. Si ces autorisations étaient jugées équivalentes à une approbation antérieure, l’Eloxatine n’aurait pas fait l’objet de la protection des données en vertu du Règlement.
[80] Notre Cour a confirmé la décision de la Cour fédérale [2011 CF 507] et a conclu que les fabricants de l’Eloxatine avaient en fait droit à la protection des données : les utilisations permises en vertu du PAS n’équivalaient pas à une approbation antérieure de la drogue en vertu du Règlement. Au nom d’une formation unanime de la Cour, le juge Stratas a expliqué l’économie et le libellé du Règlement et la façon dont cette interprétation était conforme aux obligations du Canada découlant de traités. L’appel a été rejeté.
[81] L’arrêt Teva fait ressortir deux éléments importants. Premièrement, il décrit de quelle façon le PAS s’inscrit dans le régime établi par le Règlement. Le juge Stratas a décrit le programme en ces termes (aux paragraphes 25 à 28) :
Le Programme d’accès spécial est différent. Il permet l’utilisation de certaines drogues en l’absence de données et d’études établissant leur innocuité et leur efficacité.
Le Programme d’accès spécial est établi en vertu des articles C.08.010 et C.08.011 du Règlement, qui apparaissent sous la rubrique « Vente d’une drogue nouvelle pour un traitement d’urgence ».
Notre Cour a décrit le Programme d’accès spécial de la façon suivante :
[...] le directeur général (sous‑ministre délégué, Direction générale des produits de santé et des aliments, Santé Canada) peut autoriser la vente d’un nouveau médicament à un médecin en vertu du Programme d’accès spécial (PAS) pour le traitement d’urgence d’un patient [...]
[…]
Quand il s’adresse à Santé Canada pour demander une autorisation en vertu du PAS, le médecin doit : i) décrire la pathologie du patient; ii) expliquer les raisons pour lesquelles le médicament visé est la meilleure option thérapeutique; iii) fournir des renseignements sur l’utilisation, l’innocuité et l’efficacité du médicament demandé. Si elle est accordée, l’autorisation du PAS autorise le fabricant, sans l’y obliger, à vendre une quantité spécifiée de médicament au médecin demandeur pour le traitement d’urgence de la pathologie spécifiée d’un patient nommé sous les soins du médecin. Le médecin est tenu de faire rapport à Santé Canada sur l’utilisation du médicament, notamment sur les effets indésirables.
[…]
Des autorisations du PAS [...] sont normalement accordées dans les cas de pathologies graves menaçant le pronostic vital pour lesquelles les traitements classiques se sont révélés inefficaces ou ne conviennent pas à un patient particulier. En règle générale, les médicaments autorisés dans le cadre du PAS sont des traitements de dernière intention et la surveillance exercée sur leur innocuité et leur efficacité n’est pas du même niveau que celle des médicaments pour lesquels un AC a été délivré. Néanmoins, Santé Canada examine la demande relative au PAS et tout autre renseignement disponible sur le nouveau médicament afin de « gérer le risque » que présente son utilisation.
Voir Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 378, [2011] 1 R.C.F. 78, aux paragraphes 4, 10 et 12, conf. par 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3. Voir également Corporation de soins de la santé Hospira c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 345.
Les médicaments pouvant être utilisés en vertu du Programme d’accès spécial ne font pas l’objet de données et d’études qui, de l’avis du ministre, ont établi leur innocuité et leur efficacité. Ils sont plutôt utilisés dans des situations d’urgence comme traitement de dernier recours lorsque les traitements classiques ont échoué ou ne peuvent être utilisés. Comme notre Cour l’a déjà affirmé, les ventes réalisées uniquement en vertu du Programme d’accès spécial ne constituent pas la preuve que le ministre s’est prononcé sur l’innocuité et l’efficacité d’un médicament : Hospira, précité, au paragraphe 6. En fait, il est en théorie possible que les médicaments offerts en vertu du Programme d’accès spécial ne soient pas totalement inoffensifs ou efficaces, mais que, compte tenu de la gravité de l’état de santé du patient, il soit préférable de les employer. Il vaut mieux considérer les autorisations accordées en vertu du Programme d’accès spécial comme des autorisations données par compassion, et non comme des approbations de médicament.
[82] Selon cette interprétation du PAS, on ne peut supposer que les médicaments auxquels l’accès est accordé par l’intermédiaire de ce programme sont approuvés au Canada. Ces médicaments ne sont pas visés par un avis de conformité et ils n’ont pas fait l’objet de l’examen détaillé relatif à leur innocuité et à leur efficacité qui précède cet avis. Étant donné que l’accès à la thalidomide se faisait par l’intermédiaire du PAS, l’utilisation de cette drogue n’était pas approuvée au Canada. Donc, il ne s’agissait pas, logiquement, d’un ingrédient « déjà approuvé ». L’interprétation courante de cette expression ne peut amener une personne à conclure qu’une approbation ponctuelle, rapidement révoquée et remplacée par une interdiction qui est demeurée depuis 1962, suffit à justifier le statut d’ingrédient médicinal « déjà approuvé ».
[83] De plus, ce raisonnement étaye la conclusion selon laquelle la thalidomide, après avoir été jugée nocive, ne peut plus être considérée comme un ingrédient médicinal « déjà approuvé » dans le cadre d’un processus d’approbation fondé sur l’innocuité. Depuis que son usage thérapeutique a été connu, au cours de la décennie 1990, la thalidomide n’a été offerte que par l’intermédiaire du PAS. Comme il a été souligné dans l’arrêt Teva [au paragraphe 28], il est « en théorie possible que les médicaments offerts en vertu du Programme d’accès spécial ne soient pas totalement inoffensifs ou efficaces ». À cet égard, la thalidomide avait été jugée nocive hors de tout doute en 1962 et n’avait pas obtenu d’approbations réglementaires supplémentaires qui auraient permis d’annuler cette conclusion.
[84] Deuxièmement, l’arrêt Teva nous aide à comprendre le sens de l’expression « déjà approuvé » dans le cas du Règlement vu comme codification des obligations du Canada en vertu de l’Accord de libre‑échange nord‑américain et de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce. Cet arrêt est éclairant, compte tenu particulièrement du fait que l’appelant présente des arguments sur la façon dont l’article C.08.004.1 doit être interprété en tenant compte des obligations du Canada découlant de traités. L’appelant insiste sur la façon dont la protection des données est limitée dans les traités aux entités ou éléments chimiques nouveaux et sur la façon dont le gouverneur en conseil a par la suite intégré ce concept au droit canadien par sa définition d’une « drogue innovante ». L’intimée réplique que les dispositions de l’ALÉNA et de l’Accord sur les ADPIC ont pour objet d’offrir une protection aux données qui sont recueillies au moyen d’un effort considérable et de les protéger contre un usage commercial déloyal. Ainsi, les données produites au sujet de la thalidomide seraient visées. Au paragraphe 42 de ses motifs, la juge Gauthier ne considère pas que l’objet de ces dispositions est aussi vaste que le laisse entendre l’intimée.
[85] Cependant, à mon avis, le traitement que fait la juge Gauthier des instruments internationaux n’est finalement pas très utile. En termes simples, il s’agit en l’espèce d’établir s’il est possible de conclure que la thalidomide a déjà été approuvée. C’est sur cette expression que devrait porter notre attention. Le juge Stratas aborde des observations très semblables dans l’arrêt Teva (aux paragraphes 36 à 38) :
Comme il a été mentionné précédemment, au paragraphe 16, Teva souligne que les dispositions pertinentes des traités exigent que l’on se demande si le médicament renferme une nouvelle substance chimique, si la présentation de drogue nouvelle comporte des données non divulguées nécessaires pour établir l’innocuité et l’efficacité et si l’établissement de ces données a demandé un effort considérable. Il se peut que ce soit le cas, mais cela n’aide pas à comprendre ce qu’on entend par « déjà approuvé » au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement.
À cet égard, le fait que les dispositions des traités renvoient à plusieurs reprises à la notion d’approbation de la commercialisation ou, comme Teva le dit, à l’« autorisation de vente » est plus révélateur. En vertu des paragraphes 5 et 6 de l’article 1711 de l’Accord de libre‑échange nord‑américain, le Canada a l’obligation de protéger les données nécessaires à l’appui d’une demande d’« approbation de la commercialisation » de produits pharmaceutiques pendant une période d’au moins cinq années à partir du moment où le Canada a donné « son autorisation à la personne ayant produit les données destinées à faire approuver la commercialisation de son produit ». De la même manière, le paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce renvoie aux données auxquelles les pays membres « subordonnent l’approbation de la commercialisation de produits pharmaceutiques ». Au Canada, l’approbation de la commercialisation sous le régime du Règlement se traduit par la délivrance d’un avis de conformité et l’attribution d’une identification numérique de drogue.
Compte tenu du fait que la définition du terme « drogue innovante » énoncée au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement a pour objet de mettre en œuvre les dispositions susmentionnées, les mots « déjà approuvé » au paragraphe C.08.004.1(1) doivent se rapporter à une approbation antérieure de commercialisation, à savoir la délivrance d’un avis de conformité et l’attribution d’une identification numérique de drogue. Si une personne a déjà reçu un avis de conformité et une identification numérique pour une drogue particulière, assurer la protection des données de cette personne excéderait les exigences des dispositions susmentionnées. Par conséquent, la définition de « drogue innovante » au paragraphe C.08.004.1(1) ne vise pas une drogue qui comprend un ingrédient médicinal « déjà approuvé ».
[86] Selon ce raisonnement, la révocation de l’avis de conformité de la thalidomide étaye la conclusion selon laquelle on ne peut conclure qu’elle a déjà été approuvée. Sans avis de conformité, la thalidomide ne peut satisfaire aux exigences liées à l’approbation de sa commercialisation au Canada. Il est impossible de soutenir que la thalidomide a déjà été approuvée malgré l’absence de toute approbation de sa commercialisation.
[87] Au paragraphe 89 de ses observations, l’intimée soutient que l’arrêt Teva confirme que l’approbation du ministre est un processus en deux étapes qui comprend à la fois une décision quant à l’innocuité et une décision quant à l’efficacité. Selon ce point de vue, l’approbation de la commercialisation s’appuie nécessairement sur une conclusion préalable du ministre selon laquelle un médicament est à la fois sûr et efficace. L’intimée allègue donc qu’il est illogique de refuser la protection des données relatives au THALOMID parce que le KEVADON et le TALIMOL ont été jugés nuisibles, ce qui fait que la conclusion préalable n’est pas satisfaite.
[88] Même si cet argument peut exagérer la portée du processus d’autorisation du ministre à l’intérieur du régime réglementaire, il fait ressortir une différence importante entre le régime réglementaire actuel et celui qui était en vigueur au moment où les approbations ont été accordées au KEVADON et au TALIMOL. En 1960, certaines des exigences auxquelles doit maintenant satisfaire un médicament pour être autorisé au Canada ne figuraient pas dans le régime réglementaire de l’époque. Comme il est précisé plus loin, les approbations accordées en vertu de versions antérieures de la réglementation demeurent généralement en vigueur sauf directives expresses à l’effet contraire. Néanmoins, je ne peux me résoudre à admettre que l’ingrédient médicinal même qui a motivé la modification du Règlement pourrait maintenant se voir refuser la protection des données à cause d’une approbation qui remonte à des décennies et qui a été rapidement annulée. Il est impossible que la thalidomide puisse encore être considérée comme un ingrédient médicinal « déjà approuvé » alors qu’elle a été retirée du marché canadien de façon tellement spectaculaire.
[89] Il s’agit donc de se demander non pas si la modification du régime réglementaire a rendu inopérante l’approbation antérieure, mais plutôt si le retrait de 1962 constituait une annulation de l’approbation réglementaire, de sorte qu’il soit impossible de conclure que la thalidomide avait déjà été approuvée. Au paragraphe 41 de ses motifs, le juge évite de se prononcer sur la question de savoir si les approbations antérieures avaient été annulées :
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire, pour les fins du présent contrôle judiciaire, de déterminer si le retrait du marché du KEVADON et du TALIMOL équivalait à l’annulation des approbations antérieures du thalidomide par Santé Canada.
[90] Cette décision n’était peut‑être pas nécessaire en raison de l’approche contextuelle et téléologique adoptée par le juge; cependant, il est essentiel d’établir s’il s’agissait d’une annulation pour se prononcer sur la question de savoir si la thalidomide demeure « déjà approuvée » selon la définition d’une drogue innovante. À mon avis, tant à cause de l’historique législatif décrit précédemment que du fonctionnement du PAS, je peux affirmer que les mesures prises par le ministre et le législateur en 1962 ont annulé les approbations antérieures déjà accordées au KEVADON et au TALIMOL. Cette conclusion permet d’accorder la protection des données à la thalidomide : il n’a pas été satisfait à la condition relative à l’ingrédient médicinal « déjà approuvé » dans la définition du terme « drogue innovante ».
[91] Néanmoins, le juge suit un raisonnement semblable lors de son approche téléologique. Il est bien conscient de la question fondamentale au sujet des produits de référence canadiens : le Règlement accorde une place particulière aux nouvelles drogues qui sont des points de comparaison pour les médicaments génériques qui suivront. Le régime des présentations de drogue nouvelle et des présentations abrégées de drogue nouvelle reflète ces deux rôles. Le fait que la thalidomide ne pouvait constituer un produit de référence est important, parce que l’intimée n’avait pas d’autre moyen de faire approuver son médicament au Canada. Elle ne disposait d’aucun point de comparaison pour démontrer la bioéquivalence de son produit : elle devait commencer à zéro et établir un ensemble de données afin de démontrer au ministre que la thalidomide était sûre et efficace. Voici en quels termes le juge reconnaît cet état de fait (au paragraphe 42) :
Il ne fait non plus aucun doute que, s’agissant de l’approbation d’un médicament pour usage général, l’innocuité et l’efficacité sont les principaux facteurs à prendre en compte. C’est d’ailleurs la position qu’avait prise le ministre dans l’affaire Teva Canada Limited, précitée, paragraphe 21. Est‑il équitable alors de dire qu’un médicament dont l’approbation a été révoquée pour des raisons de sécurité devrait néanmoins être considéré comme « déjà approuvé »? À mon avis, une telle conclusion serait tout à fait abusive. Il est évident, compte tenu de l’absence de données relatives aux graves effets nocifs du médicament, que celui‑ci n’aurait jamais dû être approuvé. C’est précisément pour cette raison que le KEVADON et le TALIMOL ne pouvaient être considérés comme « produits de référence canadien [sic] » à l’appui d’une PADN. Même si ces produits n’étaient pas annulés mais simplement retirés du marché, il reste que les Canadiens ne pouvaient profiter de la découverte et du développement du thalidomide que si de nouveaux médicaments pouvaient être approuvés sur le fondement de données et de renseignements nouveaux en démontrant l’innocuité et l’efficacité.
[92] Voici le paragraphe 21 de l’arrêt Teva que cite le juge :
En ce qui concerne l’identification numérique, il est interdit à un fabricant de vendre, sous forme posologique, une drogue qui n’a pas d’identification numérique : paragraphe C.01.014(1) du Règlement. L’identification numérique est un code numérique à huit chiffres qui identifie les caractéristiques de la drogue, notamment le fabricant, la marque nominative, l’ingrédient médicinal, la posologie, la forme pharmaceutique et la voie d’administration. Grâce à l’identification numérique de la drogue, on peut facilement repérer un médicament et le retirer du marché s’il est à l’origine de réactions indésirables au sein de la population.
[93] L’appelant conteste l’argument relatif aux produits de référence canadiens. Au paragraphe 47 de ses observations, il soutient que la question de savoir si une drogue peut constituer un produit de référence ne joue pas un rôle important dans la définition d’une drogue innovante parce que toutes les drogues nouvelles ne sont pas des drogues innovantes. L’appelant poursuit en soulignant, au paragraphe 49 de ses observations, que la décision selon laquelle la thalidomide ne peut constituer un produit de référence canadien n’a rien à voir avec la définition d’une drogue innovante. L’appelant cite en exemple le médicament DEXILANT dont il est question dans la décision Takeda Canada Inc. c. Canada (Santé), 2011 CF 1444 (Takeda), et laisse entendre que rien ne pourrait empêcher qu’il constitue un produit de référence, même si la protection des données ne lui a pas été accordée.
[94] Avec égards, cette approche n’est pas utile en l’espèce. Bien que les produits de référence et les drogues innovantes soient définis séparément dans le Règlement, ils sont nécessairement liés entre eux. Étant donné qu’il n’existait pas de médicament qui pouvait constituer un produit de référence, l’intimée devait déposer une présentation de drogue nouvelle pour obtenir l’approbation de la thalidomide. En fait, l’appelant l’a expressément demandé et l’intimée a produit 180 volumes de données afin de satisfaire à cette demande. L’absence d’un produit de référence confirme le point de vue selon lequel il n’existait pas d’approbation antérieure, justifie la façon dont l’intimée a agi en l’espèce et renforce la justification de l’octroi de la protection des données.
C. Les modifications du cadre réglementaire
[95] La façon dont le cadre réglementaire canadien a été modifié au cours du dernier demi‑siècle a été en grande partie provoquée par la crise de la thalidomide. Le critère supplémentaire de l’efficacité a été ajouté en 1963 en réaction directe à celle‑ci. Malgré cela, les modifications du processus réglementaire qui ont découlé de ce moment charnière, de même que les modifications ultérieures au cours des années suivantes, n’entraînent pas une annulation des approbations accordées en vertu des régimes légaux antérieurs, c’est‑à‑dire que les médicaments qui avaient déjà été approuvés au Canada le sont encore malgré les changements du cadre réglementaire ou l’incorporation de nouvelles conditions préalables. L’intimée a constamment soutenu qu’à cause de la modification apportée en 1963 au Règlement [DORS/63-386], qui ajoute le critère de l’efficacité aux conditions d’attribution d’une autorisation réglementaire, il y a une nette coupure entre les régimes antérieurs et le régime actuel et la valeur de l’approbation obtenue par la thalidomide en vertu de la version de 1955 du Règlement est moindre.
[96] L’appelant soutient que le juge a rejeté à bon droit l’argument de l’intimée à cet égard. L’intimée soutient, au paragraphe 93 de son mémoire, que le juge n’a jamais rendu cette décision :
[traduction] Au paragraphe 46, il n’a pas tranché la question, mais il a reconnu que cet argument étayait la conclusion que les approbations antérieures ne devaient pas empêcher la protection des données en l’espèce. Ceci confirme de nouveau que le juge de Montigny a tenu compte d’un bon nombre de facteurs lors de son interprétation téléologique.
[97] L’annexe du Règlement sur les aliments et drogues intitulée « Dispositions connexes » renvoie au décret DORS/2006‑241 afin de clarifier toute question relative à la période transitoire ou à l’entrée en vigueur du Règlement :
2. L’article C.08.004.1 du Règlement sur les aliments et drogues, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur du présent règlement, s’applique à l’égard de la drogue pour laquelle un avis de conformité a été délivré avant le 17 juin 2006.
[98] À mon avis, même si le juge a reconnu qu’en règle générale les approbations antérieures demeurent valables malgré les modifications légales ultérieures, il est demeuré ouvert à la possibilité que la thalidomide justifie une exception à cette règle générale. L’extrait suivant de ses motifs le montre clairement (aux paragraphes 45 et 46) :
Le ministre a certainement raison de dire que, de façon générale, l’approbation ministérielle mentionnée par une disposition législative ou réglementaire n’a pas à procéder de la version actuelle de la disposition. Puisque rien dans la définition de « drogue innovante » n’indique que le mot « approuvé » ne viserait pas une approbation donnée en application d’une version antérieure du Règlement, tout ce qui importe est que le ministre ait approuvé le médicament en fonction des exigences applicables au moment où il a rendu sa décision.
Il est toutefois permis de s’interroger sur la portée que doit avoir cette règle lorsque l’approbation antérieure a été donnée en application d’un régime qui a été profondément modifié au cours des ans. Quoi qu’il en soit, je suis d’avis qu’il s’agit là, à tout le moins, d’un argument renforçant la conclusion que l’approbation antérieure du KEVADON et du TALIMOL ne devrait pas faire obstacle à la protection des données relatives à un produit approuvé subséquemment. En comparaison des présentations antérieures à 1963, celles qui ont été déposées après comprennent nécessairement des données nouvelles et plus abondantes, notamment concernant l’efficacité. Jumelé au fait 1) que l’approbation antérieure du thalidomide a été de très courte durée et n’aurait jamais due [sic] être donnée, 2) que ce nouveau médicament était effectivement interdit jusqu’à ce que Celgene soumette sa PDN pour le THALOMID et 3) que l’approbation du produit de Celgene a été accordée sur le fondement d’études et de données entièrement nouvelles, cela milite en faveur d’une déclaration portant que le THALOMID est une « drogue innovante » et qu’elle est admise à l’inscription au registre tenu sous le régime des DPD.
[99] L’interprétation téléologique du juge est utile et va dans le sens de son jugement, mais elle n’a pas d’effet déterminant sur la disposition du présent appel. Le résultat obtenu par le juge peut être confirmé simplement par le sens de l’expression « déjà approuvé » dans la définition du terme « drogue innovante », la façon dont la thalidomide a été traitée en vertu du PAS, et l’arrêt Teva. À mon avis, le retrait de l’approbation antérieure suffit pour que le THALOMID bénéficie de la protection des données conformément au Règlement.
[100] Enfin, il convient de souligner qu’en appel, l’appelant a affirmé à plusieurs reprises que l’attribution à l’intimée de la protection des données relatives au THALOMID constituerait un précédent dangereux, car elle ouvrirait la porte à bon nombre d’autres sociétés pharmaceutiques qui voudraient obtenir la protection des données relative à des médicaments qui ont d’abord été approuvés au Canada, et dont l’approbation a ensuite pris fin. Cela nuirait à l’industrie du médicament générique et au consommateur en permettant aux fabricants de drogues innovantes de prolonger de façon déloyale la protection des médicaments approuvés en vertu du régime antérieur. Selon l’appelant, cela aurait pour effet de prolonger indûment les droits de brevet par l’utilisation de la protection des données comme autre moyen d’attribution d’un monopole à un innovateur.
[101] J’estime, en toute déférence, que les faits entourant la thalidomide sont tout à fait inhabituels et qu’il est très improbable qu’ils se répètent. C’était la seule drogue thérapeutique énumérée à l’annexe H (plus tard l’annexe F) de la Loi, et elle possède des antécédents tragiques associés à aucune autre drogue. Les seules autres drogues qui ont reçu un traitement législatif semblable sont les drogues « illicites » (p. ex., LSD, DET, DMT) qui n’auraient jamais obtenu d’approbations réglementaires. Tout précédent établi par la présente décision a nécessairement une portée étroite et ne justifie pas d’inquiétudes relatives à une quelconque pente dangereuse.
Dispositif
[102] Pour tous ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.