DES‑2‑06
2007 CF 490
Le procureur général du Canada (demandeur)
c.
Mohammad Momin Khawaja (défendeur)
Répertorié : Canada (Procureur général) c. Khawaja (C.F.)
Cour fédérale, juge Mosley—Ottawa, 30 mars et 7 mai 2007.
Preuve — Demande fondée sur l’art. 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada en vue d’obtenir une interdiction légale de divulgation en application de l’art. 38.02(1)a) de la Loi — Le défendeur doit répondre à des accusations de complot en vue de commettre des actes terroristes au Royaume‑Uni — Le demandeur a affirmé que la divulgation des renseignements contestés sera préjudiciable à la sécurité nationale ou aux relations internationales du Canada — 1) Un critère comportant trois étapes doit être appliqué pour savoir si la Cour devrait rendre une ordonnance en vertu de l’art. 38.06(2) de la Loi, notamment pour établir si : (i) les renseignements sont utiles ou non à la défense; (ii) la divulgation des renseignements serait préjudiciable aux relations internationales, à la défense ou la sécurité nationales; (iii) les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation — 2) Le droit de présenter une défense pleine et entière s’applique dans une instance introduite en vertu de l’art. 38 — 3) Eu égard à la nature des intérêts que l’on cherche à préserver d’un préjudice dans la demande visée par l’art. 38, la divulgation par inadvertance ne suffit pas à justifier toute autre divulgation — 4) Application du critère comportant trois volets — Explication du principe de l’effet mosaïque et de la règle des tiers — L’importance de protéger les relations internationales et leur lien avec la sécurité nationale a été bien reconnue — C’est à la partie qui demande la divulgation des renseignements qu’il revient d’apporter la preuve que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation (p. ex. le droit à un procès équitable) l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation (p. ex. la sécurité nationale) — L’appréciation est faite au cas par cas — Comme le défendeur n’a pas échangé de renseignements sur ce que sa défense pourrait être, il n’a pas démontré la pertinence des renseignements — Le procureur général a démontré que la divulgation de la plupart des renseignements serait préjudiciable à la sécurité nationale ou aux relations internationales — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande présentée en vertu de l’article 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada pour que la Cour confirme l’interdiction légale de divulgation qui est prévue par l’alinéa 38.02(1)a) de la Loi. Le défendeur a été arrêté à Ottawa le 29 mars 2004, et il doit répondre à des accusations de complot en vue de commettre des actes terroristes au Royaume‑Uni. Cinq autres personnes ont été déclarées coupables au R.‑U. d’infractions liées au terrorisme et ont été condamnées à de longues peines d’emprisonnement. Une foule de documents ont été réunis et communiqués au défendeur, dont quelques‑uns ont déjà été utilisés comme preuve dans le procès au R.‑U. et pourraient être déposés dans le procès à venir du défendeur. Des 98 822 pages qui ont été communiquées à ce jour, quelque 1 700 pages (2 %) contien-nent des renseignements qui ont été expurgés. Les documents contiennent des renseignements obtenus à titre confidentiel des forces de l’ordre ou d’organismes de renseignement étrangers. Même s’il ne demande pas la divulgation de renseignements susceptibles de révéler les techniques employées pour mener des enquêtes sensibles ou l’identité d’agents provocateurs appartenant à des organismes de renseignement et/ou à des forces de l’ordre ou encore des personnes visées par d’autres enquêtes, le défendeur a cependant affirmé que le refus de divulguer bon nombre des documents expurgés n’était pas justifiable étant donné que le poursuivant reconnaît qu’ils sont pertinents. Le procureur général a soutenu que la divulgation de ces renseignements sera préjudiciable à la sécurité nationale et/ou aux relations internationales du Canada. En plus de chercher à obtenir la confirmation de l’interdiction légale de divulgation, le demandeur a demandé à la Cour d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 38.06(2) de la Loi, c’est‑à‑dire le pouvoir d’autoriser la divulgation des renseignements selon la forme et sous réserve des conditions les plus susceptibles de limiter le préjudice porté à la sécurité nationale ou aux relations internationales. Le paragraphe 38.06(2) dispose que si le juge conclut que la divulgation des renseignements porterait préjudice aux relations interna-tionales ou à la défense ou à la sécurité nationales, mais que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation, il peut par ordonnance, compte tenu des raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation ainsi que de la forme et des conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter le préjudice porté aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, autoriser la divulgation de la totalité ou d’une partie des renseignements ou d’un aveu écrit des faits qui y sont liés. Le paragraphe 38.06(3) précise en outre que dans le cas où le juge n’autorise pas la divulgation en vertu des paragraphes (1) ou (2), il rend une ordonnance confirmant l’interdiction de divulgation. Les questions en litige étaient celles de savoir : 1) quel critère devait être appliqué au paragraphe 38.06(2) de la Loi; 2) si le droit de présenter une défense pleine et entière était applicable dans une instance introduite en vertu de l’article 38; 3) quel effet la divulgation par inadvertance de certains des renseignements devrait avoir sur le prononcé d’une ordonnance interdisant une divulgation supplémentaire de ces renseignements; et 4) si la Cour devrait confirmer l’interdiction de divulgation prononcée en vertu du paragraphe 38.06(3) de la Loi.
Jugement : la demande doit être accueillie.
1) La Cour fédérale doit suivre un processus comportant trois étapes pour savoir si elle doit rendre une ordonnance en vertu de l’article 38.06 de la Loi, ainsi que l’enseigne la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ribic. La première étape consiste à décider si les renseigne-ments dont on demande la divulgation sont utiles ou non au sens ordinaire et commun de la règle formulée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Stinchcombe, c’est‑à‑ dire si les renseignements en cause peuvent raisonnablement être utiles à la défense. C’est à la partie qui demande la divulgation qu’il incombe de répondre à ce volet du critère. La deuxième étape consiste à décider si la divulgation des renseignements en cause serait préjudiciable aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale. Il n’appartient pas au juge, à ce stade du critère, de se pencher sur le bien‑fondé de l’opinion du pouvoir exécutif ou d’y substituer sa propre opinion. C’est à la partie qui s’oppose à la divulgation qu’il appartient de convaincre le juge de la probabilité de ce préjudice. Le juge doit être convaincu que les opinions du pouvoir exécutif sur le préjudice éventuel reposent sur des faits établis par la preuve. La troisième étape consiste à décider si les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation, et c’est à la partie qui demande la divulgation des renseignements qu’il revient d’apporter la preuve que l’intérêt public milite en sa faveur. Dans l’arrêt Ribic, la Cour d’appel fédérale a reconnu que, en règle générale, « la personne accusée d’une infraction criminelle n’a pas un droit illimité à la divulgation de tous les renseignements intéressant sa défense », car ce droit est subordonné « au pouvoir discrétionnaire de la Couronne ainsi qu’au droit et aux règles qui régissent le privilège », comme il est indiqué dans l’arrêt Stinchcombe. L’article 38 ne précise aucunement l’intention du législateur, mais l’« objet » de l’article 38 a été défini comme étant de protéger les renseignements dont la divulgation pourrait être susceptible de porter préjudice à la défense nationale ou aux relations internationales et de faire en sorte que les prétentions gouvernementales concernant la confidentialité de ces renseignements soient soumises à la surveillance des tribunaux. L’article 38 est censé constituer un code complet de la procédure à suivre lorsque la communication de renseigne-ments sensibles qui risquent de porter préjudice aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale est en cause. Le paragraphe 38.06(2) de la Loi ne précise pas le critère ou les facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit de soupeser les intérêts opposés, et la Loi n’envisage pas non plus un manque d’équilibre évident entre les raisons d’intérêt public relatives à la sécurité nationale et les raisons d’intérêt public relatives à l’administration de la justice. Dire que chaque cas est un cas d’espèce est l’approche la plus indiquée au sens du paragraphe 38.06(2) lorsqu’on entreprend de mettre en balance les facteurs pertinents.
2) L’article 38 illustre le souci qu’a eu le législateur d’établir un équilibre subtil entre la nécessité de protéger les renseignements confidentiels et les droits des particuliers. Les droits du défendeur, qui comprennent son droit à un procès équitable et son droit de présenter une défense pleine et entière, doivent être considérés au regard du troisième volet du critère de l’arrêt Ribic. L’article 38.14 de la Loi reconnaît simplement que c’est au juge de première instance qu’incombe, en fin de compte, la tâche de s’assurer que le droit d’un accusé à un procès équitable est respecté. Il n’écarte pas toutefois l’obligation qu’a le juge désigné, dans la procédure visée par l’article 38, de considérer tous les intérêts publics contradictoires qui sont pertinents dans un cas donné, selon le volet du critère de l’article 38.06 qui concerne la mise en balance des intérêts publics.
3) Certains des renseignements en cause ont été divulgués par inadvertance durant les préparatifs du procès pénal et lorsque la poursuite a communiqué des documents à la défense. Il n’a été présenté aucune preuve montrant que cette divulgation par inadvertance a pu causer un quelconque préjudice à la sécurité nationale ou aux relations interna-tionales. S’agissant des divulgations faites involontairement, la position traditionnelle de la common law était que le privilège était perdu et la communication réputée recevable. Plus récemment cependant, les tribunaux ont statué que la divulgation par inadvertance de renseignements protégés n’entraîne pas automatiquement la perte du privilège du secret. Il faut davantage pour que la communication protégée soit admissible pour motif de renonciation tacite. Finalement, il faut juger cas par cas si la divulgation par inadvertance entraîne la perte du privilège. S’agissant de l’immunité d’intérêt public, ce sont les renseignements eux‑mêmes qui sont protégés, et non la relation. Eu égard à la nature des intérêts que l’on cherche à préserver d’un préjudice dans la demande visée par l’article 38, la renonciation par inadvertance ne suffit pas à justifier la divulgation. Puisque, en ce qui concerne le critère, chaque cas est un cas d’espèce, l’approche la plus indiquée consiste à procéder selon la même évaluation en trois étapes.
4) La confirmation de l’interdiction de divulgation était tributaire de la question de savoir si le défendeur a prouvé que les renseignements étaient pertinents. Comme certains des renseignements que le demandeur cherchait à protéger n’avaient manifestement aucun rapport avec les charges portées contre le défendeur, l’admission du poursuivant selon laquelle les renseignements étaient pertinents devait être interprétée comme une déclaration générale portant sur l’ensemble des documents, et non comme une déclaration s’appliquant à chaque renseignement figurant dans les documents. Pour ce qui est de la question de savoir si la divulgation des renseignements serait préjudiciable aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale, il fallait tenir compte de l’effet de mosaïque, un principe qui dit qu’un renseignement ne doit pas être considéré isolément en raison de la capacité d’un observateur bien informé de faire la synthèse des renseignements et d’en arriver à des déductions préjudiciables. Par lui‑même, l’effet de mosaïque ne constitue pas en général une raison suffisante d’empêcher la divulgation de ce qui semblerait par ailleurs constituer un renseignement anodin. La sécurité nationale et la préservation des relations internationales constituent manifestement des intérêts légitimes de l’État. Il a aussi été question de la « règle des tiers », qui dispose que l’organisme canadien qui reçoit des renseignements de sécurité d’un gouvernement ou organisme étranger doit obtenir le consentement de celui‑ci avant de les divulguer. Cette règle s’applique à l’échange de renseignements entre États et organismes de divers pays et protège à la fois le contenu des renseignements échangés et leur source. Dans l’application de cette notion, la Cour doit décider si le Canada a tenté d’obtenir un consentement à la communication des renseignements et s’il avait connaissance des renseignements avant de les avoir reçus d’un organisme étranger. La règle ne protège pas la simple existence d’une relation en l’absence d’un échange de renseignements. La preuve démontrait que des efforts de bonne foi ont été faits et continuent d’être faits pour obtenir le consentement d’organismes étrangers à la divulgation lorsque la règle des tiers était invoquée. L’importance de protéger les relations internationales et leur lien avec la sécurité nationale a été bien reconnue. La divulgation de renseignements concernant l’identité des cibles des enquêtes, l’identité des sources, l’indication de moyens et méthodes et l’identification des personnes concernées peut fort bien justifier la conclusion qu’un préjudice à la sécurité nationale risque de résulter de la divulgation de tels renseignements. Le procureur général a l’obligation de s’assurer que les renseignements présentés à la Cour sont complets et que la diligence requise a été exercée pour invoquer les privilèges. La diligence requise signifie le fait de prendre des mesures pour s’assurer que les renseignements à l’égard desquels un privilège est invoqué en vertu de l’article 38 de la Loi ne sont pas déjà de notoriété publique. Le procureur général n’a pas cherché à protéger des preuves qui avaient été produites et rendues publiques dans l’instance engagée au Royaume‑Uni. Les preuves issues de cette instance qui présentaient de l’importance pour les accusations portées contre le défendeur lui ont été communiquées.
L’appréciation de la question de savoir si les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation est faite au cas par cas. Il y avait manifestement un intérêt public dans la préservation de la confidentialité des renseignements en cause, en particulier en matière de sécurité nationale. Les droits du défendeur à un procès équitable constituent un facteur important, mais ils n’éclipsent pas systématiquement la sécurité nationale ou les relations internationales, surtout lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, il n’était pas du tout évident qu’il y aurait atteinte au droit de présenter une défense pleine et entière parce que ces renseignements n’ont pas été divulgués. Il ne suffisait pas au défendeur d’alléguer simplement l’intérêt public dans la tenue d’un procès juste et équitable. L’appréciation exigée par l’article 38 de la Loi oblige chacune des parties à présenter son point de vue et, au besoin, à l’appuyer par des preuves suffisantes. Il y avait dans les documents une quantité considérable de renseignements qui ne concernaient pas les charges qui pesaient contre le défendeur et qui n’étaient pas raisonnablement utiles pour sa défense. Le défendeur n’a pas échangé de renseignements avec la Cour sur ce que sa défense pourrait être et il ne s’est pas acquitté de son obligation de prouver la pertinence de ces renseignements. Le procureur général s’est acquitté de son obligation d’établir que la divulgation de la plupart des renseignements en cause serait préjudiciable à la sécurité nationale ou aux relations internationales. Cependant, dans le contexte particulier de la présente demande, où le défendeur doit répondre à de graves accusations au pénal pour lesquelles il pourrait être condamné à une longue peine d’emprison-nement s’il est déclaré coupable, les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation, dans la mesure où il serait judicieux de lui remettre un résumé des renseignements ainsi que le prévoit le paragraphe 38.06(2).
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b), 7, 11d).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 83.03 (édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 4), 83.18 (édicté, idem), 83.19 (édicté, idem), 83.2 (édicté, idem), 83.21 (édicté, idem).
Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée. New York, 15 novembre 2000, 2225 R.T.N.U. I‑39574, art. 18(19),(20).
Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme. New York, 9 décembre 1999, 2178 R.T.N.U. I‑38349, art. 12(1),(3).
Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5, art. 37 (mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 140; 2002, ch. 8, art. 183), 38 « renseignements potentiellement préjudiciables » (édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43), « renseignements sensibles » (édicté, idem), 38.01(1) (édicté, idem), 38.02(1) (édicté, idem), 38.03 (édicté, idem), 38.04 (édicté, idem, art. 43, 141), 38.06 (édicté, idem, art. 43), 38.11 (édicté, idem), 38.12(2) (édicté, idem), 38.13 (édicté, idem), 38.14 (édicté, idem), 38.16 (édicté, idem).
Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P‑21.
Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 383 (mod., idem, art. 22).
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, [2007] 4 R.C.F. 434; 2007 CF 128; Canada (Procureur général) c. Ribic, [2005] 1 R.C.F. 33; 2003 CAF 246; conf. 2003 CFPI 10; Canada (Procureur général) c. Kempo, 2004 CF 1678.
décisions examinées :
Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3; 2002 CSC 75; Canada (Procureur général) c. Khawaja, [2008] 1 R.C.F. 621; 2007 CF 463; Khan c. Canada, [1996] 2 C.F. 316 (1re inst.); Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637; Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60; Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Administrateur de la cour martiale), 2006 CF 1532; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559; 2002 CSC 42; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 142; 2005 CAF 54; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350; 2007 CSC 9; Chapelstone Developments Inc. c. Canada (2004), 277 R.N.‑B. (2e) 350; 2004 NBCA 96; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, [2002] 3 R.C.S. 209; 2002 CSC 61; Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (1re inst.); conf. par [1992] A.C.F. no 100 (C.A.) (QL); Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1740; Ottawa Citizen Group Inc. c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1552; Charkaoui (Re), [2005] 2 R.C.F. 299; 2004 CAF 421; Canada c. Singh, 2002 CFPI 460.
décisions citées :
R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727; Secretary of State for the Home Department v. Rehman, [2001] 3 W.L.R. 877 (H.L.); R. c. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281; R. c. Brown, [2002] 2 R.C.S. 185; 2002 CSC 32; Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 470; Stevens c. Canada (Premier ministre), [1998] 4 C.F. 89 (C.A.); Tilley v. Hails (1993), 12 O.R. (3d) 306; 18 C.P.C. (3d) 381 (Div. gén.); S. & K. Processors Ltd. v. Campbell Av e. Herring Producers Ltd., [1983] 4 W.W.R. 762; (1983), 45 B.C.L.R. 218; 35 C.P.C. 146 (S.C.); Airst v. Airst (1998), 37 O.R. (3d) 654; 21 C.P.C. (4th) 146 (Div. gén.); Ahani c. Canada, [1995] 3 C.F. 669 (1re inst.); Harkat (Re), 2005 CF 393; Gold c. R., [1986] 2 C.F. 129 (C.A.).
doctrine citée
Evidence : A Canadian Casebook, 2e éd. publiée par Hamish Stewart et al. Toronto : Emond Montgomery, 2006.
Mewett, Alan W. « State Secrets in Canada » (1985), 63 Rev. du B. Can. 358.
Nations Unies Conseil de sécurité. Résolution 1373 (2001), adoptée par le Conseil de sécurité à sa 4385e séance, le 28 septembre 2001.
Paciocco, D. M. and L. Stuesser. The Law of Evidence, 4e éd.. Toronto : Irwin Law, 2005.
DEMANDE présentée en vertu de l’article 38.04 de la Loi sur la preuve au Canada pour que la Cour confirme l’interdiction légale de divulgation qui est prévue par l’alinéa 38.02(1)a). Demande accueillie.
ont comparu :
Linda J. Wall et Derek Rasmussen pour le demandeur.
Lawrence Greenspon pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier :
Le sous‑procureur général du Canada pour le demandeur.
Greenspon, Brown & Associates, Ottawa, pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
Le juge Mosley :
INTRODUCTION
[1]Le procureur général du Canada a présenté une demande en vertu de l’article 38.04 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141] de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5 (la Loi). Le défendeur, Mohammad Momin Khawaja, doit répondre à des accusations de complot en vue de commettre des actes terroristes au Royaume‑Uni. L’acte d’accusation a été présenté contre lui devant la Cour supérieure de l’Ontario, acte d’accusation qui allègue un total de sept chefs sous le régime de l’article 83.2 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 4], paragraphe 83.18(1) [édicté, idem], article 83.21 [édicté, idem], alinéa 83.03(a) [édicté, idem], articles 83.18 et 83.19 [édicté, idem] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46.
[2]L’arrestation du défendeur a eu lieu le 29 mars 2004 à Ottawa. Le lendemain, six personnes étaient arrêtés au Royaume‑Uni. Un septième était mis en détention au Pakistan, puis plus tard arrêté le 8 février 2005 alors qu’il retournait au Royaume‑Uni. Le procès des sept accusés au Royaume‑Uni a débuté le 21 mars 2006, et le jury a rendu son verdict le 30 avril 2007. Cinq des accusés ont été déclarés coupables d’infractions liées au terrorisme et ont été condamnés à de longues peines d’emprisonnement. Deux ont été acquittés. Au Royaume‑Uni, l’affaire est désignée sous le nom « Opération Crevice ». Au Canada, la GRC a baptisé son enquête « Projet Awaken ».
[3]Selon la preuve par affidavit produite dans la présente instance, la poursuite produira, au procès de M. Khawaja, des témoignages de vive voix de plusieurs témoins, des enregistrements sonores et vidéo, des documents, y compris des communications électroniques consignées par écrit, et d’autres preuves. En accord avec l’obligation constante de la poursuite de veiller à ce que les droits du défendeur à un procès équitable sous le régime de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) soient respectés, ainsi que le prescrit l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326 (l’arrêt Stinchcombe), une foule de documents ont été réunis et communiqués au défendeur, dont quelques‑uns ont déjà été utilisés comme preuve dans le procès au Royaume‑ Uni et pourraient être déposés dans le procès à venir du défendeur, sous réserve naturellement de leur recevabi-lité selon les normes juridiques canadiennes.
[4]La procédure de communication des preuves a débuté en juin 2004 et s’est poursuivie par la suite sporadiquement. Quelque 98 822 pages ont été commu-niquées à ce jour. Parmi les pièces communiquées se rapportant à la preuve provenant du Royaume‑Uni qui ont été signifiées à l’avocat du défendeur le 8 juillet 2005, sous réserve de la promesse qu’elles ne soient utilisées qu’aux fins du procès pénal, il y avait 226 CD contenant des conversations interceptées, 13 vidéo-cassettes VHS de surveillance, une liste de pièces préparée pour le procureur de la Couronne au Royaume‑ Uni, des fichiers de déclarations préparés par la police de Londres, des transcriptions et des relevés de surveillance, des photographies du défendeur prises à l’aéroport Heathrow le 20 février 2004, enfin un enregistrement magnétoscopique en circuit fermé montrant le défendeur pénétrant dans un immeuble à Londres et quittant cet immeuble, le même jour.
[5]Si je mentionne les quantités de documents qui ont été communiqués, c’est pour donner une idée de l’am-pleur de cette procédure. Parmi les pièces communi-quées, assez peu ont été recensées qui renferment des renseignements que le procureur général voudrait soustraire à la divulgation, ou à plus ample divulgation. Quelque 515 documents ont été déposés à l’origine auprès de la Cour. Durant la procédure ex parte, il est venu à l’attention de la Cour que neuf de ces documents n’étaient pas en réalité soumis à la procédure de l’article 38 et n’avaient par conséquent pas été signifiés au défendeur. Huit d’entre eux émanent de la poursuite et sont soumis au privilège du secret professionnel de l’avocat. Le neuvième est une liste des agents des États‑ Unis qui étaient affectés à la protection du témoin M. Babar durant le procès au Royaume‑Uni. Le nombre ultime de documents que la Cour a devant elle est donc de 506. Ces documents comprennent plusieurs milliers de pages, parmi lesquelles environ 1 700 qui ont été expurgées. Les documents ont été assemblés à partir des dossiers opérationnels, dossiers d’enquête et dossiers administratifs de plusieurs organismes, dont la Gendarmerie royale du Canada (GRC), le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Les documents contiennent des renseignements obtenus à titre confidentiel des forces de l’ordre ou d’organismes de renseignement étrangers.
[6]À l’exception de quelques documents, recensés durant les audiences ex parte, pour lesquels la protection n’est plus demandée, le procureur général continue d’affirmer que la divulgation de tels renseignements sera préjudiciable à la sécurité nationale et/ou aux relations internationales du Canada. Le demandeur n’allègue pas un préjudice aux intérêts du Canada en matière de défense nationale, le troisième moyen à l’appui duquel la dispense de divulgation peut être demandée en vertu de l’article 38.04 de la Loi.
[7]Le demandeur demande que soit confirmée par la Cour l’interdiction légale de divulgation qui est prévue par l’alinéa 38.02(1)a) [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art 43] de la Loi. Subsidiairement, il demande à la Cour d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 38.06(2) [édicté, idem] de la Loi, c’est‑à‑ dire le pouvoir d’autoriser la divulgation des renseigne-ments selon la forme et sous réserve des conditions les plus susceptibles de limiter le préjudice porté à la sécurité nationale ou aux relations internationales.
[8]Le défendeur a souligné qu’il ne recherche pas la divulgation de renseignements susceptibles de révéler les techniques employées pour mener des enquêtes sensibles, l’identité d’agents provocateurs appartenant à des organismes de renseignement et/ou à des forces de l’ordre, ou encore des personnes visées par d’autres enquêtes. Le défendeur affirme cependant que le refus de divulguer bon nombre des documents expurgés n’est pas justifiable étant donné que le poursuivant reconnaît qu’ils sont pertinents. Le défendeur fait valoir subsidiairement que, pour le cas où la Cour jugerait nécessaire de protéger la sécurité nationale et/ou les relations internationales, les renseignements devraient être divulgués sous réserve de conditions raisonnables, par exemple l’interdiction d’une divulgation ultérieure et/ou l’obligation de n’utiliser que dans des procédures à huis clos les renseignements divulgués.
[9]Dans les présents motifs, j’expose le contexte de la demande, j’évoque en termes généraux les renseignements en cause, et j’examine les points de droit soulevés, les principes que j’ai suivis et les conclusions que j’ai tirées au vu des pièces en question. La question globale dont je suis saisi est celle de savoir si l’interdiction légale de divulgation doit être confirmée. Vu le volume des renseignements et les diverses prétentions avancées à l’appui de leur non‑divulgation, la réponse à cette question comporte nécessairement plusieurs décisions précises. Ces décisions seront exposées dans l’annexe jointe à l’ordonnance qui sera rendue et qui rendra compte brièvement des conclusions tirées à la fin des présents motifs.
FAITS ET PROCÉDURE
[10]Le paragraphe 38.01(1) [édicté, idem] de la Loi dispose que tout participant qui, dans le cadre d’une instance, est tenu de divulguer ou prévoit de divulguer ou de faire divulguer des renseignements dont il croit qu’il s’agit de renseignements sensibles ou de renseigne-ments potentiellement préjudiciables est tenu d’aviser par écrit, dès que possible, le procureur général du Canada de la possibilité de divulgation et de préciser dans l’avis la nature, la date et le lieu de l’instance. L’expression « renseignements sensibles » est définie ainsi par la Loi [art. 38 (édicté, idem)] : « [l]es renseignements, en provenance du Canada ou de l’étranger, qui concernent les affaires internationales ou la défense ou la sécurité nationales, qui se trouvent en la possession du gouvernement du Canada et qui sont du type des renseignements à l’égard desquels celui‑ci prend des mesures de protection ». Quant à l’expression « renseignements potentiellement préjudiciables » [art. 38 (édicté, idem)], elle est ainsi définie : « [l]es renseignements qui, s’ils sont divulgués, sont suscep-tibles de porter préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales ».
[11]Le 25 octobre 2006, le procureur principal dans cette affaire, David McKercher, donnait avis au procureur général qu’il était tenu de divulguer ou prévoyait de divulguer des renseignements qui seraient potentiellement préjudiciables aux relations interna-tionales ou à la sécurité nationale, ou aux deux. Cet avis concernait 444 documents formant un total d’environ 1 500 pages.
[12]Le 1er novembre 2006, le procureur général informait M. McKercher de sa décision d’autoriser la divulgation d’une partie des renseignements, et l’informait aussi du fait que a) avis avait été donné au procureur général, et que b) une demande était présentée à la Cour fédérale en vertu du paragraphe 38.04(2) de la Loi. Un avis de demande fut déposé devant la Cour le même jour, en même temps qu’une requête en communication de directives.
[13]Conformément aux directives du juge en chef Allan Lutfy, l’avis de demande et le dossier de requête ont été signifiés à l’avocat du défendeur le 2 novembre 2006. L’affaire fut ensuite gérée à titre d’instance à gestion spéciale par le juge en chef, conformément à la règle 383 [mod. par DORS/2004-283, art. 22] des Règles des Cours fédérales [DORS/98-196, règle 1 (mod., idem, art. 2)], à la faveur d’une série de conférences téléphoniques privées organisées avec les avocats des deux parties, et à la faveur de conférences ex parte tenues avec l’avocat du procureur général.
[14]Un affidavit ex parte auquel étaient joints, comme pièces, 18 classeurs contenant les 444 documents, non expurgés, a été déposé par l’avocat du demandeur le 8 novembre 2006. L’affidavit et les pièces ont été tenus confidentiels par la Cour, et mis en lieu sûr. Quatre autres affidavits ex parte ont été établis sous serment par des agents de renseignement et des agents d’application de la loi à propos du contenu des classeurs, puis déposés au nom du demandeur entre le 15 et 20 novembre 2006. Un affidavit confidentiel établi par un agent de la GRC auquel étaient annexées les versions expurgées des 18 classeurs, fut signifié, à titre de pièce, à l’avocat du défendeur le 21 novembre 2006, puis déposé auprès de la Cour le 23 novembre. Cinq autres affidavits confidentiels, établis par des fonctionnaires de plusieurs ministères et organismes du gouvernement du Canada, ont été signifiés et déposés le 20 novembre 2006.
[15]Le 16 novembre 2006, M. McKercher signifiait au procureur général le second avis se rapportant à un autre groupe de documents. Le même jour, le procureur général autorisait que soit divulgué le fait qu’avis avait été donné à propos des documents supplémentaires. Le 5 décembre 2006, le procureur général notifiait à M. McKercher sa décision d’autoriser la divulgation d’une partie des renseignements contenus dans les documents. Quatre autres affidavits ex parte ont été déposés au nom du demandeur le 11 décembre 2006, auxquels étaient annexés, comme pièces, cinq classeurs additionnels de documents. Trois affidavits confidentiels ont été signifiés au défendeur, en même temps que les versions expurgées des cinq classeurs de pièces, et ont été déposés auprès de la Cour le 19 décembre 2006. L’avocat du défendeur a procédé les 25 et 29 janvier 2007 aux contre‑interrogatoires de cinq des auteurs d’affidavits confidentiels.
[16]Le 6 février 2007, le juge en chef autorisait le demandeur à modifier son avis de demande daté du 1er novembre 2006. Un avis modifié de demande fut déposé le 7 février 2007, qui portait sur les deux groupes de documents pour lesquels le procureur général sollicite une protection. Par ordonnance datée du 19 février 2007, le juge en chef fixait les dates de dépôt des exposés des faits et du droit préparés par les parties.
[17]En accord avec l’article 38.11 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43] de la Loi, les conférences téléphoniques avec les avocats, conférences que le juge en chef présidait en sa qualité de juge responsable de la gestion de l’instance, se sont déroulées en privé. De même, les affidavits déposés par le demandeur et signifiés à l’avocat du défendeur à titre de preuves à l’appui de la demande et des contre‑interrogatoires des déposants furent d’abord traités comme des documents confidentiels par la Cour et par les parties. Dans ce contexte, le mot « confidentiel » ou « privé » signifie que les avocats des deux parties ont pris part aux conférences, mais que celles-ci n’étaient pas ouvertes au public. De même, les documents déposés comme documents confidentiels ont été signifiés à la partie adverse, mais ils n’étaient pas accessibles au public par l’entremise du greffe de la Cour.
[18]Le 5 février 2007, le juge en chef Lutfy rendait sa décision dans l’affaire Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, [2007] 4 R.C.F. 434 (C.F.) (la décision Toronto Star). Cette affaire concernait une requête où était contestée la constitutionnalité des paragraphes 38.04(4), 38.11(1) et 38.12(2) [édicté, idem] de la Loi. Plus précisément, le Toronto Star soutenait que les dispositions contestées étaient une atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires, principe qui est une valeur démocratique essentielle, inextricablement liée aux libertés fondamentales que sont la liberté d’expression et la liberté des moyens de communication, protégées par l’alinéa 2b) de la Charte, et que l’atteinte en cause ne pouvait pas être justifiée par l’article premier.
[19]Les textes en cause disposaient respectivement que la confidentialité des documents devait être préservée pour toutes les demandes présentées en vertu de l’article 38, que les demandes selon l’article 38 devaient être instruites à huis clos et que la confidentialité devait être préservée pour tous les dossiers judiciaires se rapportant à la procédure de l’article 38. Comme le notait la Cour au paragraphe 18, l’effet combiné des paragraphes 38.04(4) et 38.12(2), dans l’affaire considérée, était de refuser au Toronto Star et au public en général l’accès à la demande fondée sur l’article 38 ainsi qu’à tous les dossiers judiciaires se rapportant à l’instance désignée. Et cela, en dépit du fait que l’existence de l’instance était déjà de notoriété publique et que certaines portions de l’instance ne concernaient pas des renseignements confidentiels.
[20]Le juge en chef a souligné que la procédure de l’article 38 comportait en fait deux genres d’audience : les audiences au cours desquelles toutes les parties sont présentes, mais qui sont néanmoins fermées au public (séances à huis clos), et les audiences qui ont lieu en l’absence de l’une ou de plusieurs des parties (séances ex parte) : décision Toronto Star, précitée, au paragraphe 32. S’agissant des premières, le juge en chef soulignait qu’aucun renseignement confidentiel n’était divulgué. Il relevait ensuite que la constitutionnalité des secondes n’avait pas été soulevée dans l’affaire dont il était saisi : décision Toronto Star, précitée, aux paragraphes 33 et 34. Le juge en chef disait aussi que sa décision n’était applicable qu’aux affaires où l’existence de l’instance désignée avait été rendue publique : décision Toronto Star, précitée, au paragraphe 22.
[21]Le juge en chef précisait que les deux parties avaient en réalité admis que les dispositions contestées contrevenaient au principe de la publicité des débats judiciaires et par conséquent portaient atteinte à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés : décision Toronto Star, précitée, au paragraphe 24. Il s’agissait donc de savoir si les dispositions contestées pouvaient être justifiées par l’article premier de la Charte et, dans la négative, quelle mesure réparatrice constitutionnelle il convenait d’accorder.
[22]À titre de comparaison avec l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3 (l’arrêt Ruby), où étaient en cause des dispositions analogues de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P‑21, le juge en chef a relevé que la Cour suprême avait jugé dans cette affaire que l’obligation légale impérative d’exclure le public de certaines portions de l’audience d’examen quand il n’existait aucun risque que puissent être divulgués des renseignements sur la sécurité nationale, ou des renseignements confidentiels de source étrangère, avait une portée excessive. Le juge en chef a conclu que le même raisonnement s’appliquait avec la même force aux instances introduites selon l’article 38, en disant que « les dispositions contestées vont au-délà du minimum requis pour sauvegarder les renseignements secrets et portent donc indûment atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires » : décision Toronto Star, précitée, au paragraphe 70. Il est donc arrivé à la conclusion que les dispositions contestées ne répondaient pas au critère de la jurisprudence Oakes [La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103] relative à l’atteinte minimale et ne pouvaient pas être justifiées selon l’article premier de la Charte.
[23]S’agissant de la mesure réparatrice indiquée, et se référant de nouveau à l’arrêt Ruby à titre de comparaison, le juge en chef a interprété étroitement les articles contestés de telle sorte qu’ils ne s’appliquaient qu’aux observations qui sont présentées ex parte et dont il est question au paragraphe 38.11(2) : décision Toronto Star, au paragraphe 83. Comme dans l’arrêt Ruby, le juge en chef précisait que l’effet de sa décision était que les séances à huis clos, dans les instances introduites selon l’article 38, étaient présumées être des séances ouvertes au public, lorsque l’existence de telles instances était déjà de notoriété publique.
[24]Les avocats des parties ont été informés le 15 février 2007 que le soussigné avait été désigné par le juge en chef pour statuer sur la demande présentée dans cette affaire en vertu de l’article 38. Lors de la conférence tenue avec les avocats le 6 mars 2007, je les ai informés que je faisais miens les motifs exposés par le juge en chef dans la décision Toronto Star, et que, puisque l’existence de l’instance était déjà de notoriété publique, j’appliquerais par conséquent l’article 38.11 dans la présente affaire au sens étroit consacré par cette décision. La conférence du 6 mars 2007 fut donc ouverte au public et les affidavits et contre‑ interrogatoires auparavant « confidentiels » furent ultérieurement mis à disposition par le greffe, pour communication au public sur demande. De même, les exposés des faits et du droit déposés par les parties furent eux aussi mis à la disposition du public, sauf quelques suppressions mineures visant à masquer certains noms. Le 30 mars 2007, les débats portant sur le bien‑fondé de la demande se sont déroulés publiquement, et les présents motifs sont publics.
[25]Le demandeur a produit séparément et ex parte un exposé des faits et du droit, et neuf affidavits ex parte. Les dépositions de quatre témoins ont été entendues ex parte et à huis clos au cours de 11 jours d’audience, en mars, durant lesquels huit pièces additionnelles ont été déposées. Ces dépositions ont été tenues confidentielles ainsi que l’exige la loi.
[26]Le 15 mars 2007, l’avocat du défendeur signifiait et déposait un avis de question constitutionnelle indiquant l’intention du défendeur de contester la validité constitutionnelle du paragraphe 38.11(2) de la Loi. Les moyens avancés par le défendeur dans l’avis étaient, pour l’essentiel, que son droit à un procès public et équitable, son droit de présenter une défense pleine et entière, enfin le principe de publicité des débats judiciaires, droits et principe qui sont protégés par l’article 7 et les alinéas 11d) et 2b) de la Charte, étaient violés sans justification par la procédure ex parte prévue par ledit paragraphe 38.11(2) et employée dans la présente affaire.
[27]Le 28 mars 2007, l’avocat du défendeur présentait une requête dans laquelle il me priait de me récuser à l’égard de la demande en raison du rôle que j’avais joué dans l’élaboration de modifications apportées à l’article 38, modifications qui furent adoptées à la faveur de la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41, connue, avant sa promulgation, sous le nom de projet de loi C‑36. Dans des motifs prononcés au début de l’audience le 30 mars 2007, j’ai refusé de me récuser quant à l’instruction de la demande au fond, mais j’ai accepté de me retirer pour permettre à un autre juge de statuer sur la question constitutionnelle, non pas pour la raison avancée par le défendeur, mais à cause des dépositions et conclusions ex parte que j’avais déjà entendues. J’ai alors entendu le même jour les arguments des avocats des parties sur le bien‑fondé de la demande, en les informant que je suspendrais ma décision jusqu’à ce qu’un autre juge ait statué sur la question constitutionnelle.
[28]Au cours de l’audience du 30 mars 2007, j’ai rappelé à l’avocat du défendeur qu’il lui était loisible de présenter des observations ex parte à la Cour pour aider celle‑ci à déterminer quels renseignements pourraient être utiles au défendeur dans la présentation de sa défense. L’avocat du défendeur a alors précisé que tout ce qui tendrait à prouver ce qui avait été offert à un témoin important en échange de son témoignage serait utile. Il n’a pas par la suite sollicité une occasion de présenter des observations ex parte et n’a pas invoqué d’autres arguments quant aux renseignements qui pourraient être utiles à son client.
[29]Les arguments sur la question constitutionnelle ont été entendus par le juge en chef les 4 et 19 avril 2007. Dans l’attente de sa décision, j’ai poursuivi mon examen des documents et lu chacune des mentions expurgées parmi les quelque 1 700 pages de documents. Ainsi que l’exige le paragraphe 38.11(2), j’ai entendu le 17 avril 2007 les observations présentées ex parte par le demandeur et j’ai reçu par la suite plusieurs réponses écrites aux questions que j’avais soulevées. L’avocat du procureur général a également produit, à ma demande, une table de concordance entre les documents communi-qués au défendeur et les pièces des 23 classeurs qui lui avaient été signifiés. Cette table sera remise à l’avocat du défendeur pour l’aider à comparer le contenu des classeurs avec les autres documents qu’il a reçus.
[30]Le juge en chef Lutfy a rendu sa décision le 30 avril 2007. J’ai poursuivi ma réflexion dans cette affaire après que cette décision fut rendue, dans laquelle le juge en chef rejetait la requête du défendeur. La Cour a jugé que le paragraphe 38.11(2) était conforme à l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte et que l’atteinte à l’alinéa 2b) était justifiable : Canada (Procureur général) c. Khawaja, [2008] 1 R.C.F. 621 (C.F.), aux paragraphes 59 et 63 (la décision Khawaja).
APERÇU DES RENSEIGNEMENTS
[31]Les renseignements en cause dans la présente demande remplissent 23 classeurs de quatre pouces d’épaisseur qui comprennent 506 documents dont la taille varie de quelques pages à plusieurs centaines. Dans ces documents, qui ont été largement divulgués au défendeur sous forme non expurgée, il y a environ 1 700 pages contenant les renseignements que le procureur général veut protéger. Il a fallu un temps considérable pour lire en entier les 23 classeurs, mais les 1 700 pages représentent moins de 2 p. 100 du volume total de 98 822 pages de pièces communiquées au défendeur dans le procès pénal. Les demandes de protection faites en vertu de l’article 38 varient, en importance, d’une série de pages successives entièrement expurgées, à des renvois isolés et brefs éparpillés sur de nombreuses pages de documents non expurgés. Dans certains documents, de nombreux privilèges, relevant de la common law ou de l’article 37 [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 140; 2002, ch. 8, art. 183] de la Loi, sont aussi invoqués, que la Couronne pourrait faire valoir au procès.
[32]À première vue, les documents des 23 classeurs se composent en grande partie des divers éléments qui s’accumulent dans les dossiers de la police au cours d’une importante enquête pénale. Il ne s’agit pas de preuves que la Couronne voudra produire contre l’accusé au procès. Ces preuves ont été communiquées au défendeur. Les renseignements en cause ne sont pas non plus des preuves de nature à disculper le défendeur. Il est d’ailleurs difficile de voir comment ils pourraient venir en aide à la défense. L’unique possibilité réaliste, à mon avis, est que certains de ces documents pourraient servir, comme l’a proposé l’avocat du défendeur, à contre‑interroger des témoins au procès. Je crois même que cette éventualité est douteuse, après avoir pris connaissance de chacun des milliers de renseignements.
[33]Il y a énormément de répétitions dans les documents expurgés, les mêmes renseignements ayant été souvent recueillis par chacun des membres de l’équipe d’enquête à mesure qu’avançait le Projet Awaken. Il semble que les nombreux enquêteurs mis à contribution pour le projet ont tous assisté aux mêmes séances d’information, ont tous pris note des mêmes renseignements, ont préparé des rapports à partir de leurs notes et par la suite ont constamment recyclé le même contenu sous diverses formes. Les renseignements consignés sur papier ont également été saisis électroni-quement dans un ou plusieurs des divers systèmes de gestion des documents que la GRC semble avoir utilisés simultanément au cours de cette enquête. Les mêmes renseignements apparaissent très souvent dans les notes et dossiers des enquêteurs, dans les imprimés des saisies électroniques, dans les rapports périodiques et comptes rendus de tâches et dans les notes d’information adressées aux cadres supérieurs. Ils ne deviennent pas plus importants par la répétition.
[34]Les pages expurgées du premier ensemble de 23 classeurs signifiés au défendeur et déposés auprès de la Cour en novembre et décembre 2006 ne faisaient pas une distinction claire entre les renseignements sujets aux demandes de protection en vertu de l’article 38 qui sont en cause dans la présente affaire et ceux qui pourraient être sujets à d’autres allégations de privilège non en cause ici, par exemple en vertu de l’article 37 de la Loi ou selon la common law. Après examen des documents, il m’apparaît que de nombreuses pages expurgées ne sont que des mentions brèves ou sporadiques pour lesquelles la protection de l’article 38 est réclamée. Cela obscurcit la portée restreinte de la présente instance et confond le rôle de la Cour avec celui du juge de première instance qui devra dire si tel ou tel autre privilège allégué peut être admis.
[35]À titre d’exemple, le document 4511 consiste dans les notes de l’un des enquêteurs pour la période allant du 13 avril 2004 au 23 août 2005. Les notes originales se composent de 187 pages à numérotage séquentiel. La version expurgée qui a été signifiée à l’avocat du défendeur dans les classeurs de novembre comprend 74 pages. La page 32, qui contient les notes de l’enquêteur pour le mercredi 23 février 2005, est masquée presque entièrement dans la version expurgée. Sur cette page, il y a deux brèves mentions indiquant qu’une protection fondée sur l’article 38 est demandée. La première est une ligne unique nommant les personnes qui ont assisté à une réunion ce jour‑là à 10 heures du matin, et la seconde fait état d’un acronyme de trois lettres employé pour désigner un organisme. Le reste des suppressions se rapporte à d’autres invocations de privilèges, mais il est difficile de savoir, d’après le document expurgé, quelles sont celles qui sont fondées sur l’article 38 et celles qui ne le sont pas, ou de savoir pourquoi le privilège est revendiqué. Il y a dans ces pages de nombreuses autres suppressions qui ne sont pas fondées sur l’article 38.
[36]Afin de régler cette difficulté, un nouvel affidavit accompagné d’un ensemble révisé de 23 volumes de documents expurgés a été signifié au défendeur le 28 février 2007 et déposé auprès de la Cour le 1er mars 2007. Ce nouvel ensemble se compose des mêmes docu-ments que ceux produits dans la présente affaire à titre de pièces jointes aux affidavits datés du 17 novembre et du 19 décembre 2006, sauf que les nouveaux documents indiquent la date à laquelle le document a été imprimé, le numéro de page et un numéro d’identification du document au bas de chaque page. Les numéros d’identification des documents vont de 0018 à 6938, chiffres qui correspondent aux numéros des documents communiqués au défendeur. Une table de concordance entre ces numéros et ceux des documents communiqués au défendeur a été préparée à la demande de la Cour et sera remise à l’avocat du défendeur.
[37]Le nouvel ensemble de documents fait la distinction entre les suppressions reliées à l’article 38 de la Loi et celles qui se rapportent à d’autres allégations de privilège que la poursuite pourra faire valoir lors du procès pénal. On s’y est pris en insérant la mention « art. 38 LPC » ou « LPC art. 38 », dans les cas indiqués. Lorsque la protection des renseignements est demandée en vertu d’autres privilèges, il y a une note, comprenant la lettre « V » et un chiffre, sur le renseignement expurgé. Il s’agit des « codes V », un système de classification interne de la GRC qui sert à indiquer les renseignements pouvant être sujets à des revendications de privilège. Les mentions « codes V » apparaissent aussi dans les marges des documents contenus dans l’ensemble initial de 23 classeurs, pour tous les passages supprimés visant les revendications de privilège selon l’article 38. La mention indiquait par exemple si la revendication fondée sur l’article 38 se rapportait à des renseignements de tiers ou à la protection de modes opératoires.
[38]L’idée de préparer l’ensemble révisé de classeurs visait peut‑être à établir une distinction précise entre les pièces visées par la présente demande et toute revendication de privilège susceptible d’être avancée devant le juge de première instance en vertu de l’article 37 de la Loi ou en vertu de la common law, mais l’effet pratique fut plutôt la communication d’une quantité moindre de renseignements au défendeur à propos de la nature des renseignements pour lesquels un privilège est invoqué selon l’article 38. Si l’on supprime les codes V des passages expurgés visés par la revendication de privilège dont parle l’article 38, le lecteur n’a pas la moindre idée du genre de renseignements que l’on cherche à protéger. Il demeure loisible à l’avocat du défendeur, comme cela fut admis au cours de l’audience du 30 mars 2007, de comparer les classeurs de février avec l’ensemble antérieur, dans le dessein de déterminer la nature générale des renseignements pour lesquels un privilège selon l’article 38 est invoqué.
[39]D’après mon propre examen des documents et de la preuve entendue ex parte, les mentions « code V » ne reflètent pas toujours exactement le contenu des renseignements expurgés. Ainsi, le document 0025 contient cinq pages de notes prises par un membre de l’équipe d’enquête le 29 février 2004. La feuille de couverture indique, comme motif de non‑divulgation, le code V‑11. Sur la pièce 1 annexée au contre‑ interroga-toire de l’inspecteur Chesley Parsons en date du 25 janvier 2007, il est dit que ce code se rapporte à la protection de la vie privée ou de la sécurité d’un tiers. Les noms de tiers apparaissent dans le document 0025, mais la justification donnée par le procureur général sur la demande de protection des renseignements expurgés figurant dans ce document est que les renseignements révèlent des techniques d’enquête et des modes opératoires.
[40]Pour régler ce problème, l’annexe préparée par la Cour expose brièvement la nature des revendications par lesquelles la protection est sollicitée par le procureur général à l’égard des suppressions faites dans chaque document en vertu de l’article 38.
[41]Sous réserve de certains renseignements supplémentaires qui avaient été oubliés par les enquêteurs lorsqu’ils avaient examiné ces documents aux fins de la présente demande et qui ont été inventoriés par les témoins au cours des audiences ex parte, les portions de chaque document que le procureur général voudrait soustraire à la divulgation sont clairement surlignées, en couleur, dans les pièces déposées auprès de la Cour.
[42]Les affidavits ex parte déposés auprès de la Cour indiquent, et classent d’une manière détaillée, la nature des risques de préjudice allégués par le procureur général, en se référant expressément à chacun des documents contenant des renseignements sensibles ou des renseignements potentiellement préjudiciables. Dans leurs dépositions, les témoins entendus à huis clos et ex parte ont expliqué davantage les préoccupations en question. Chaque témoin a d’abord exposé de façon générale la nature de l’intérêt de chaque organisme dans les documents soumis à la Cour, ses relations avec les organismes étrangers et ses craintes à propos du préjudice qui pourrait résulter de la divulgation des renseignements. Ces dépositions étaient semblables à celles contenues dans les affidavits publics.
[43]L’avocat du procureur général a alors exposé à chacun des témoins ex parte les documents contenus dans les 23 classeurs. Les témoins ont été priés de décrire chacun des renseignements supprimés et d’expliquer pourquoi il avait été jugé nécessaire de le soustraire à la divulgation. À mesure que chaque page contenant des suppressions était considérée, la copie papier portant le surlignage en couleur était présentée aux témoins, et la Cour examinait la même page. La Cour posait des questions au témoin, comme lors d’un contre‑interrogatoire, afin d’explorer et de contester les protections réclamées. Lorsque les renseignements étaient sujets à des oppositions de tiers, expresses ou implicites, les questions visaient à déterminer quels moyens avaient été pris ou continuaient d’être pris pour obtenir le consentement des tiers à la divulgation. Plus précisément, les témoins devaient dire ce qu’ils savaient de la procédure engagée au Royaume‑Uni et des preuves s’y rapportant qui avaient été rendues publiques. La pertinence des codes V a aussi été explorée.
[44]Environ 350 des 506 documents contiennent ce que l’on pourrait qualifier de façon générale de renseignements administratifs internes, par exemple les noms, numéros de téléphone ou numéros de télécopieur d’employés d’organismes; numéros de dossiers internes; ou mentions de l’existence ou des identités d’agents secrets, au Canada ou à l’étranger. Comme l’a dit l’avocat du défendeur lors de l’audience publique du 30 mars, son client ne demande pas la divulgation de ce genre de renseignements.
[45]Il y a un chevauchement des prétentions constatées dans les 506 documents, mais environ 260 documents parlent des méthodes et techniques opéra-tionnelles des organismes et réseaux de télécommuni-cations. Des mentions de sources humaines (autres que les témoins importants) apparaissent dans au moins huit documents. Ce sont là également des catégories de renseignements dont l’avocat du défendeur a dit que son client ne demandait pas la divulgation.
[46]Des enquêtes en cours portant sur des cibles ou des personnes d’intérêt autres que le défendeur font l’objet de renseignements contenus dans 138 des documents dont le procureur général sollicite la protection. Environ 140 documents se rapportaient à des renseignements reçus à titre confidentiel de tiers étrangers, ou à leur rôle dans l’enquête, renseignements dont certains ont été par inadvertance divulgués au cours du processus de communication de la preuve. Il s’agissait par exemple de mentions des noms et qualités de fonctionnaires qui correspondaient avec la GRC durant leur enquête, et de notes en bas de page, dans les documents, indiquant à qui étaient communiqués les renseignements et précisant que les renseignements étaient subordonnés au droit de regard de la source. Bon nombre de ces renseignements sont anodins, voire banals, mais font partie de documents assortis de restrictions n’autorisant une divulgation complémentaire que moyennant consentement. Je suppose que le nom de l’attaché juridique des États‑Unis à Ottawa à l’époque pertinente fait partie du domaine public. Il est difficile de comprendre en quoi la divulgation de son nom pourrait causer un préjudice, mais, lorsque le nom et le poste apparaissent dans un document, le contenu tout entier est sujet à de telles restrictions. La divulgation de ces renseignements n’aiderait pas de toute façon le défendeur.
Les renseignements venant du Royaume‑Uni
[47]Certains des renseignements confidentiels reçus ont été fournis par des forces de l’ordre et des organismes de renseignement du Royaume‑Uni. Comme je l’ai dit plus haut, bon nombre des preuves que la Couronne voudra produire au procès du défendeur ont été recueillies en Grande‑Bretagne. Je crois comprendre que ces preuves ont été intégralement communiquées au défendeur. Certaines des preuves produites par la poursuite dans le procès Crevice faisaient l’objet d’une ordonnance d’exclusion de la preuve et d’une ordonnance de non‑publication rendues lors du procès tenu au Royaume‑Uni.
[48]Des copies certifiées conformes de l’ordonnance d’exclusion et de l’ordonnance de non‑publication rendues au Royaume‑Uni ont été produites en preuve par le demandeur. La décision, prononcée le vendredi 13 janvier 2006, concernait la recevabilité de preuves identifiant des personnes (Mohammed Siddique Khan et Shehzad Tanweer) qui auraient été en relation avec certains des défendeurs au procès Crevice à quelques reprises durant 2003 et 2004. Les deux individus nommément désignés étaient, affirme‑t‑on, deux de ceux qui avaient été mêlés aux attentats à la bombe commis le 7 juillet 2005 dans le métro de Londres. Les preuves que voulait produire le ministère public ont été exclues au motif qu’elles ne prouvaient pas un fait en cause dans le procès. L’ordonnance de non‑publication rendue au Royaume‑Uni a depuis été annulée par le juge de première instance et les renseignements auxquels elle s’appliquait sont maintenant de notoriété publique.
[49]Le document le plus important parmi les renseignements reçus des autorités britanniques que le procureur général cherche à protéger dans la présente instance est un rapport de renseignement. Une preuve a été produite ex parte et à huis clos selon laquelle l’organisme dont il émane a été prié de dire si les renseignements pouvaient être divulgués dans la présente instance ou s’ils avaient été divulgués dans le procès Crevice. La réponse de l’organisme étranger, consignée dans le dossier de la Cour, était qu’il n’y avait aucun consentement à divulgation et aussi que le rapport n’avait pas été divulgué dans le procès Crevice. Ces questions ont été posées à l’origine quand la demande présentée en vertu de l’article 38 était en cours de préparation en octobre 2006 et ont été répétées, sur l’ordre de la Cour, durant les audiences de mars.
[50]Après examen des documents, je suis d’avis que ces renseignements ne sont pas des preuves qui seront utilisées contre l’accusé, ni n’ont pour effet de l’absoudre ou de compromettre les arguments de la Couronne.
Les entrevues de Mohammed Junaid Babar menées par le FBI
[51]Une bonne partie des renseignements matériels de tiers dont le procureur général demande la protection dans la présente instance se trouve dans une série de comptes rendus d’entrevues qui furent menées avec Mohammed Junaid Babar par des agents du FBI [Federal Bureau of Investigation] à New York après son retour aux États‑Unis en mars 2004. Il a d’abord été arrêté comme témoin important. Ces comptes rendus ont été remis à la GRC sous la forme de « mémoranda avec en‑tête », assortis de restrictions interdisant qu’ils soient davantage utilisés ou distribués sans l’assentiment explicite du FBI. Ils apparaissent, d’une manière répétitive, dans une vingtaine des documents insérés dans les 23 classeurs, comme copies ou imprimés de versions électroniques des originaux, et il est fréquemment fait référence à leur contenu dans d’autres documents.
[52]M. Babar est un citoyen des États‑Unis d’origine pakistanaise. Il aurait rencontré des membres de l’association de malfaiteurs Crevice au Pakistan et au Royaume‑Uni. M. Babar a conclu un accord de plaidoyer avec le procureur du district sud de l’État de New York, aux États‑Unis, en juin 2004, puis a ensuite plaidé coupable à cinq accusations de terrorisme, notamment celle de « complot visant à apporter un soutien matériel ou financier » à Al-Qaida. Il a témoigné sous immunité dans le procès tenu au Royaume‑Uni et il est prévu qu’il témoignera contre le défendeur.
[53]Les comptes rendus des entrevues du FBI avec M. Babar dans les mémoranda à en‑tête ne sont pas des transcriptions mot pour mot et ne sont pas non plus les notes véritables prises par les agents durant les entrevues. Il s’agirait plutôt de résumés des notes des agents.
[54]En prévision du procès du défendeur, la GRC a prié le FBI de déclassifier les comptes rendus d’entrevue et de les communiquer. Le FBI a refusé au motif que les documents contiennent des renseignements qui touchent des questions opérationnelles en cours. Il ressort clairement des documents eux‑mêmes que les agents du FBI qui ont interrogé M. Babar voulaient obtenir des renseignements sur d’autres affaires qui pouvaient constituer une menace pour la sécurité des États‑Unis et dont M. Babar avaient pu être mis au courant durant ses déplacements, au‑delà de ceux qui intéressaient le complot Crevice. Les renseignements de cette nature ne sont pas essentiels pour la procédure engagée contre le défendeur.
[55]Le FBI a passé en revue tous les renseignements qu’il avait obtenus de M. Babar avant juin 2006 et a fourni un document non classifié de 99 pages qui dans les classeurs est le document 6883. Ce document a été communiqué à l’avocat du défendeur. Je l’ai examiné attentivement et je l’ai comparé aux mémoranda avec en‑tête du FBI renfermant les comptes rendus des entrevues, dans les 23 classeurs. Au cours des audiences ex parte, j’ai interrogé de près un témoin de la GRC sur l’exactitude du document et, à ma demande, une pièce a été déposée auprès de la Cour, qui indiquait les divergences entre le document non classifié et les comptes rendus des entrevues. Selon moi, ces divergences ne tirent pas à conséquence dans le cas du défendeur.
[56]Les documents contiennent aussi la déclaration obtenue de M. Babar par deux agents de la GRC et par un agent de la police de Londres le 14 mars 2005. Cette déclaration a été communiquée au défendeur dans son intégralité et se trouve dans le document 2046. Le procureur général demande seulement que soient protégées deux lignes de ce document de 67 pages, qui parlent de l’objet d’une enquête en cours. Les deux lignes en question n’aideront pas le défendeur.
[57]D’autres renseignements d’importance contenus dans les 23 classeurs et se rapportant à M. Babar concernent l’accord de plaidoyer qu’il a conclu avec les autorités des États‑Unis. L’accord officiel apparaît dans la lettre du 28 mai 2004 adressée à son avocat par le cabinet du procureur des États‑Unis pour le district sud de l’État de New York. Cette lettre a été totalement supprimée du document 1676 signifié au défendeur dans la présente instance. À la requête de la Cour, une autre demande a été faite concernant la position des autorités des États‑Unis au regard de ce document, et les autorités en question ont consenti à sa divulgation. La transcription des plaidoyers de M. Babar devant la Cour de district des États‑Unis le 3 juin 2004 a d’abord été déclarée confidentielle par ordonnance de cette cour de district. Cette ordonnance a ensuite été annulée. La transcription de sa mise en accusation et de ses plaidoyers a été communiquée au défendeur. La peine imposée à M. Babar sera prononcée par la Cour de district après qu’il aura témoigné dans les procédures engagées au Royaume‑Uni et au Canada.
CADRE LÉGISLATIF
[58]Les paragraphes 38.01(1) et 38.02(1), ainsi que les articles 38.04 et 38.06 de la Loi, ont une importance particulière quant à la présente demande. Ces disposi-tions prévoient ce qui suit :
38.01 (1) Tout participant qui, dans le cadre d’une instance, est tenu de divulguer ou prévoit de divulguer ou de faire divulguer des renseignements dont il croit qu’il s’agit de renseignements sensibles ou de renseignements potentielle-ment préjudiciables est tenu d’aviser par écrit, dès que possible, le procureur général du Canada de la possibilité de divulgation et de préciser dans l’avis la nature, la date et le lieu de l’instance.
[. . .]
38.02 (1) Sous réserve du paragraphe 38.01(6), nul ne peut divulguer, dans le cadre d’une instance :
a) les renseignements qui font l’objet d’un avis donné au titre de l’un des paragraphes 38.01(1) à (4);
[. . .]
38.04 (1) Le procureur général du Canada peut, à tout moment et en toutes circonstances, demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance portant sur la divulgation de renseignements à l’égard desquels il a reçu un avis au titre de l’un des paragraphes 38.01(1) à (4).
(2) Si, en ce qui concerne des renseignements à l’égard desquels il a reçu un avis au titre de l’un des paragraphes 38.01(1) à (4), le procureur général du Canada n’a pas notifié sa décision à l’auteur de l’avis en conformité avec le paragraphe 38.03(3) ou, sauf par un accord conclu au titre de l’article 38.031, il a autorisé la divulgation d’une partie des renseignements ou a assorti de conditions son autorisation de divulgation :
a) il est tenu de demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance concernant la divulgation des renseignements si la personne qui l’a avisé au titre des paragraphes 38.01(1) ou (2) est un témoin;
b) la personne—à l’exclusion d’un témoin—qui a l’obligation de divulguer des renseignements dans le cadre d’une instance est tenue de demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance concernant la divulgation des renseignements;
c) la personne qui n’a pas l’obligation de divulguer des renseignements dans le cadre d’une instance, mais qui veut en divulguer ou en faire divulguer, peut demander à la Cour fédérale de rendre une ordonnance concernant la divulgation des renseignements.
(3) La personne qui présente une demande à la Cour fédérale au titre des alinéas (2)b) ou c) en notifie le procureur général du Canada.
(4) Toute demande présentée en application du présent article est confidentielle. Sous réserve de l’article 38.12, l’administrateur en chef du Service administratif des tribunaux peut prendre les mesures qu’il estime indiquées en vue d’assurer la confidentialité de la demande et des renseignements sur lesquels elle porte.
(5) Dès que la Cour fédérale est saisie d’une demande présentée au titre du présent article, le juge :
a) entend les observations du procureur général du Canada—et du ministre de la Défense nationale dans le cas d’une instance engagée sous le régime de la partie III de la Loi sur la défense nationale—sur l’identité des parties ou des témoins dont les intérêts sont touchés par l’interdiction de divulgation ou les conditions dont l’autorisation de divulgation est assortie et sur les personnes qui devraient être avisées de la tenue d’une audience;
b) décide s’il est nécessaire de tenir une audience;
c) s’il estime qu’une audience est nécessaire :
(i) spécifie les personnes qui devraient en être avisées,
(ii) ordonne au procureur général du Canada de les aviser,
(iii) détermine le contenu et les modalités de l’avis;
d) s’il l’estime indiqué en l’espèce, peut donner à quiconque la possibilité de présenter des observations.
(6) Après la saisine de la Cour fédérale d’une demande présentée au titre de l’alinéa (2)c) ou l’institution d’un appel ou le renvoi pour examen d’une ordonnance du juge rendue en vertu de l’un des paragraphes 38.06(1) à (3) relativement à cette demande, et avant qu’il soit disposé de l’appel ou de l’examen :
a) le procureur général du Canada peut conclure avec l’auteur de la demande un accord prévoyant la divulgation d’une partie des renseignements ou des faits visés aux alinéas 38.02(1)b) à d) ou leur divulgation assortie de conditions;
b) si un accord est conclu, le tribunal n’est plus saisi de la demande et il est mis fin à l’audience, à l’appel ou à l’examen.
(7) Sous réserve du paragraphe (6), si le procureur général du Canada autorise la divulgation de tout ou partie des renseignements ou supprime les conditions dont la divulgation est assortie après la saisine de la Cour fédérale aux termes du présent article et, en cas d’appel ou d’examen d’une ordonnance du juge rendue en vertu de l’un des paragraphes 38.06(1) à (3), avant qu’il en soit disposé, le tribunal n’est plus saisi de la demande et il est mis fin à l’audience, à l’appel ou à l’examen à l’égard de tels des renseignements dont la divulgation est autorisée ou n’est plus assortie de conditions.
[. . .]
38.06 (1) Le juge peut rendre une ordonnance autorisant la divulgation des renseignements, sauf s’il conclut qu’elle porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales.
(2) Si le juge conclut que la divulgation des renseigne-ments porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, mais que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation, il peut par ordonnance, compte tenu des raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation ainsi que de la forme et des conditions de divulgation les plus susceptibles de limiter le préjudice porté aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, autoriser, sous réserve des conditions qu’il estime indiquées, la divulgation de tout ou partie des renseignements, d’un résumé de ceux‑ci ou d’un aveu écrit des faits qui y sont liés.
(3) Dans le cas où le juge n’autorise pas la divulgation au titre des paragraphes (1) ou (2), il rend une ordonnance confirmant l’interdiction de divulgation.
(3.1) Le juge peut recevoir et admettre en preuve tout élément qu’il estime digne de foi et approprié—même si le droit canadien ne prévoit pas par ailleurs son admissibilité—et peut fonder sa décision sur cet élément.
(4) La personne qui veut faire admettre en preuve ce qui a fait l’objet d’une autorisation de divulgation prévue au paragraphe (2), mais qui ne pourra peut‑être pas le faire à cause des règles d’admissibilité applicables à l’instance, peut demander à un juge de rendre une ordonnance autorisant la production en preuve des renseignements, du résumé ou de l’aveu dans la forme ou aux conditions que celui‑ci détermine, dans la mesure où telle forme ou telles conditions sont conformes à l’ordonnance rendue au titre du paragraphe (2).
(5) Pour l’application du paragraphe (4), le juge prend en compte tous les facteurs qui seraient pertinents pour statuer sur l’admissibilité en preuve au cours de l’instance.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[59]Les questions en litige sont les suivantes :
1) Quel critère faut‑il appliquer au paragraphe 38.06(2) de la Loi?
2) Le droit de présenter une défense pleine et entière est‑il applicable dans une instance introduite en vertu de l’article 38?
3) Quel effet, le cas échéant, la divulgation par inadvertance de certains des renseignements soumis à la Cour devrait‑elle avoir sur le prononcé d’une ordonnance interdisant une divulgation supplémentaire de ceux‑ci?
4) La Cour doit‑elle confirmer en l’espèce l’interdiction de divulgation en vertu du paragraphe 38.06(3) de la Loi?
DISCUSSION
i) Quel critère faut‑il appliquer au paragraphe 38.06(2) de la Loi?
[60]Les parties s’accordent à dire que la Cour fédérale doit suivre un processus comportant trois étapes pour savoir si elle doit rendre une ordonnance en vertu de l’article 38.06 de la Loi, ainsi que l’enseigne la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ribic, [2005] 1 R.C.F. 33 (C.A.F.), aux paragraphes 17 à 21 (l’arrêt Ribic). Les parties s’entendent généralement aussi en ce qui concerne la nature et la charge de la preuve selon ce qu’enseigne la Cour d’appel fédérale au regard des deux premiers volets du critère. Elles divergent d’opinion cependant sur ce qui doit précisément être examiné par la Cour au regard du troisième volet du critère.
[61]Dans l’arrêt Ribic, la Cour d’appel fédérale a précisé que la demande présentée en vertu de l’article 38.04 n’est pas une demande de contrôle judiciaire, c’est une demande sur laquelle le juge doit rendre une décision initiale sur la question de savoir si l’interdiction légale doit ou non être confirmée.
[62]La première étape consiste à dire si les renseignements dont on demande la divulgation sont utiles ou non au sens ordinaire et commun de la jurisprudence Stinchcombe, c’est‑à‑dire si les renseigne-ments en cause peuvent raisonnablement être utiles à la défense : arrêt Ribic, précité, au paragraphe 17; voir aussi l’arrêt R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727, au paragraphe 30; arrêt Stinchcombe, précité, au paragraphe 22. C’est là un seuil peu élevé; cependant, cette étape est incontournable parce que, si les renseignements ne sont pas pertinents, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin. Cette étape appelle généralement la revue ou l’examen des renseignements en cause, à la lumière de cet objet, et c’est à la partie qui en demande la divulgation qu’il incombe de répondre à ce volet du critère : arrêt Ribic, précité, au paragraphe 17.
[63]La deuxième étape consiste à dire si la divulgation des renseignements en cause serait préjudiciable aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale, les trois motifs énumérés dans l’article 38.06 de la Loi. Cette étape appelle l’examen des renseignements en cause, avec ces objets à l’esprit, le but ultime étant de constater si un préjudice résultera ou non de leur divulgation.
[64]Il n’appartient pas au juge, à ce stade du critère, de se pencher sur le bien‑fondé de l’opinion du pouvoir exécutif ou d’y substituer sa propre opinion. Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ribic, au paragraphe 19, les conclusions du procureur général concernant « son évaluation du préjudice pour la sécurité nationale, la défense nationale ou les relations internationales, devraient, parce qu’il a accès à des sources particulières d’information et d’expertise, se voir accorder un poids considérable de la part du juge appelé à décider, en application du paragraphe 38.06(1) [. . .], si la divulgation des renseignements causerait le préjudice appréhendé ». S’il en est ainsi, c’est parce que le procureur général exerce un rôle de protection de la sécurité du public.
[65]Cela dit, « [c]’est à la partie qui s’oppose à la divulgation en alléguant un éventuel préjudice qu’il appartient de convaincre le juge de la probabilité de ce préjudice » : arrêt Ribic, précité, au paragraphe 20. Pour savoir si cette obligation a été remplie, le juge doit considérer les arguments des parties et les preuves produites à l’appui. Le juge doit être convaincu que les opinions du pouvoir exécutif sur le préjudice éventuel reposent sur des faits établis par la preuve : arrêt Ribic, précité, au paragraphe 18, citant l’arrêt Secretary of State for the Home Department v. Rehman, [2001] 3 W.L.R. 877 (H.L.), à la page 895. Une simple affirmation de préjudice ne suffit donc pas.
[66]Comme l’a indiqué le demandeur, ce volet du critère est apprécié selon la norme de la décision raisonnable. Ainsi que l’observait la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ribic, au paragraphe 19, si l’évaluation que fait du préjudice le procureur général « est raisonnable, le juge doit l’accepter ». Comme le prévoit le paragraphe 38.06(1), « [l]e juge peut rendre une ordonnance autorisant la divulgation des renseignements, sauf s’il conclut qu’elle porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales » (c’est moi qui souligne). Si le juge estime que la divulgation donnerait lieu à un préjudice, il doit alors passer à la troisième et dernière étape de l’enquête.
[67]La troisième étape consiste à dire si les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑ divulgation, et c’est à la partie qui demande la divulgation des renseignements qu’il revient d’apporter la preuve que l’intérêt public milite en sa faveur : arrêt Ribic, précité, au paragraphe 21.
[68]Pour bien mettre en balance ces intérêts publics contradictoires, il est clair qu’un critère plus rigoureux que celui de la pertinence est requis : arrêt Ribic, précité, au paragraphe 22. Comme l’observait la Cour d’appel fédérale, si les tribunaux devaient entériner le principe de divulgation générale en se fondant sur la seule pertinence des renseignements, cela ne pourrait « qu’entraîner et encourager des enquêtes à l’aveuglette » : arrêt Ribic, précité, au paragraphe 13.
[69]Le demandeur soutient que, à ce stade du critère, les renseignements ne doivent pas être divulgués, à moins que le défendeur ne puisse prouver qu’ils touchent directement sa capacité à établir, dans son procès pénal, que la démonstration de son innocence est en jeu. Le demandeur fait valoir que les observations de la Cour suprême du Canada sur le privilège relatif aux indicateurs de police, dans l’arrêt R c. Leipert, [1997] 1 R.C.S. 281 (l’arrêt Leipert), ainsi que ses observations sur le privilège du secret professionnel de l’avocat, dans l’arrêt R c. Brown, [2002] 2 R.C.S. 185 (l’arrêt Brown) constituent un solide fondement justifiant la même approche en matière de protection des secrets d’État.
[70]Le demandeur souligne aussi que, dans l’arrêt Ribic, au paragraphe 26, la Cour d’appel fédérale a dit qu’« [i]l y a certainement, dans le privilège relatif aux indicateurs de police et dans le privilège relatif aux secrets d’État, un aspect très important qui est commun aux deux privilèges. L’objet du privilège des indicateurs de police est de préserver la sécurité de l’indicateur : une partie du privilège de l’État invoqué ici vise à préserver la sécurité de toute une nation ». Puis la Cour d’appel fédérale poursuivait ainsi, au paragraphe 27 :
Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire ici de dire si le critère plus rigoureux élaboré en droit criminel devrait s’appliquer, bien que, vu l’importante caractéristique commune aux deux privilèges, j’incline à appliquer ce critère, du moins en ce qui concerne les aspects intéressant la sécurité nationale ou la défense nationale. Je reconnais aussi, et ne puis ignorer, le fait que le préjudice pour les relations internationales peut présenter un caractère et une ampleur de nature à mettre en péril la sécurité nationale ou la défense nationale.
La Cour d’appel fédérale concluait que, puisque le juge de première instance avait semble‑t‑il appliqué le critère discuté dans l’affaire civile Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 470 (l’arrêt Hijos), qui concerne le point de savoir si les renseignements demandés sont susceptibles d’établir un fait crucial pour les arguments de la partie qui les demande, elle appliquerait elle aussi ce critère étant donné qu’il était plus favorable à l’accusé : arrêt Ribic, précité, aux paragraphes 27 et 41.
[71]Le demandeur soutient donc que le critère de la démonstration de l’innocence de l’accusé doit être appliqué ici, suivant le critère relatif à la mise en balance des intérêts publics contradictoires, ou, subsidiairement, que les renseignements ne doivent pas être divulgués, à moins que le défendeur ne puisse prouver, à la satisfaction de la Cour, qu’ils établiront un fait crucial à l’appui de sa thèse.
[72]Le défendeur affirme, et à juste titre, que les observations de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ribic, qui favorisent une limitation de la divulgation à l’exception concernant la « démonstration de l’innocence de l’accusé » étaient des remarques incidentes. Il fait valoir que, si cette approche était appliquée, elle imposerait à l’accusé un fardeau insurmontable, d’autant que nombre des arguments et preuves présentés par le procureur général l’ont été ex parte.
[73]Le défendeur soutient aussi que le critère formulé par le juge Rothstein [tel était alors son titre] dans la décision Khan c. Canada, [1996] 2 C.F. 316 (1re inst.) (la décision Khan), c’est‑à‑dire la question de savoir si « un fait crucial pour la défense sera ainsi probablement établi », est un compromis raisonnable entre la norme de la pertinence, jurisprudence Stinchcombe, rejetée comme norme trop faible par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ribic, et l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé.
[74]Le défendeur souligne aussi cependant que ce n’est là que l’un des facteurs qui doivent être pris en compte dans la mise en balance des intérêts publics relevant du troisième volet du critère. Comme on peut le lire au paragraphe 26 de la décision Khan, « [p]our déterminer si on a établi une preuve apparente en faveur de la divulgation, on a pris en considération les facteurs suivants » :
a) La nature de l’intérêt public que l’on tente de protéger par le secret; [. . .]
b) La question de savoir si « un fait crucial pour la défense sera probablement ainsi établi »; [. . .]
c) La gravité de l’accusation ou des questions concernées; [. . .]
d) L’admissibilité des documents et leur utilité; [. . .]
e) La question de savoir si les [parties qui demandent la divulgation] ont établi qu’il n’existe pas d’autres moyens raisonnables d’obtenir les renseignements; [. . .]
f) La question de savoir si les demandes de divulgation de renseignements visent la communication de certains documents ou constituent des interrogatoires à l’aveuglette [. . .] [Références omises.]
[75]Cette observation du défendeur est correcte. La Cour d’appel fédérale a jugé, dans l’arrêt Hijos, que le second facteur jouait un rôle important, mais elle s’est référée dans cette affaire au passage de la décision Khan reproduit ci‑dessus, reconnaissant que la Cour peut prendre en compte une multiplicité de facteurs lorsqu’elle met en balance des intérêts publics contradictoires. Il faut alors se demander si c’est là en fait la bonne approche à adopter au troisième stade de l’évaluation selon l’article 38.06.
[76]Dans l’arrêt Ribic, la Cour d’appel fédérale a reconnu que, en règle générale, la « personne accusée d’une infraction criminelle n’a pas un droit illimité à la divulgation de tous les renseignements intéressant sa défense », car ce droit est subordonné « au pouvoir discrétionnaire de la Couronne ainsi qu’au droit et aux règles qui régissent le privilège », comme il est indiqué dans l’arrêt Stinchcombe : arrêt Ribic, précité, au para-graphe 14. Puis la Cour d’appel fédérale a relevé que « [l]orsque les renseignements qui seront divulgués ou que l’on cherche à obtenir sont des renseignements sensibles, l’État peut invoquer le privilège de la confidentialité et du secret, et l’article 38 de la Loi établit la méthode par laquelle le privilège sera exercé et finalement reconnu » (non souligné dans l’original), pour évoquer plus loin la notion de « privilège relatif aux secrets d’État ».
[77]Cette notion est cependant plus communément appelée « privilège de la Couronne » ou « immunité d’intérêt public ». Voir par exemple : D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence, 4e édition (Toronto : Irwin Law, 2005), chapitre 7, section 7 [aussi disponible sur QL à la banque de données PASE]; Hamish Stewart, éditeur, Evidence : A Canadian Casebook, 2e édition (Toronto : Emond Montgomery, 2006), à la page 817; Alan W. Mewett, « State Secrets in Canada » (1985), 63 R. du B. can. 358, à la page 359. Par exemple, dans l’arrêt Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, à la page 653 (l’arrêt Carey), la principale décision de common law concernant le privilège de la Couronne, la Cour suprême a conclu qu’il s’agissait « plus exactement d’une immunité d’intérêt public ».
[78]L’arrêt Carey constitue une déviation récente de l’approche traditionnelle adoptée par la common law, pour laquelle la nécessité du secret des délibérations du gouvernement était vue comme primordiale. La Cour suprême a conclu, à la page 673 :
La divulgation est d’autant plus importante de nos jours que le public revendique un gouvernement plus ouvert. La divulgation sert à renforcer la confiance du citoyen en ses institutions gouvernementales. Cela est lourd de conséquences pour l’administration de la justice qui constitue une préoccupation majeure pour les tribunaux. Comme l’a souligné lord Keith of Kinkel dans l’arrêt Burmah Oil, précité, à la p. 725, elle a un effet sur la perception du justiciable et du public que justice a été faite.
[79]S’étant développée dans le contexte de la common law, il est généralement admis aussi que l’immunité d’intérêt public dans les procédures relevant de la compétence fédérale est aujourd’hui encadrée par les articles 37 à 38.16 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43] de la Loi : Hamish Stewart, précité, à la page 818.
[80]Comme je l’ai dit plus haut, le demandeur a fait valoir que la Cour doit appliquer l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé uniquement à une demande d’immunité d’intérêt public dans le contexte de la portion du critère relative à la mise en balance des intérêts publics, dont il est question dans l’article 38.06. Il a soutenu que les principes énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Leipert à propos du privilège relatif aux indicateurs de police, et dans l’arrêt Brown à propos du privilège du secret professionnel de l’avocat, militent largement en faveur de cette approche. Il y a sans aucun doute des similitudes entre ces notions, mais cela ne suffit pas pour dire que la même approche doit être suivie.
[81]Le privilège relatif aux indicateurs de police visait à protéger les citoyens qui collaborent avec les forces de l’ordre et à encourager les autres à en faire autant, et il a été qualifié de règle revêtant une importan-ce fondamentale pour le fonctionnement du système de justice pénale. C’est précisément à cause de cette importance que l’on a conclu qu’il ne saurait être mis en balance avec d’autres intérêts et qu’il ne souffre qu’une seule exception, celle qui concerne la démonstration de l’innocence de l’accusé : arrêt Leipert, précité, aux paragraphes 9 à 14 et 20.
[82]Dans l’arrêt Leipert, précité, au paragraphe 12, la Cour suprême a alors formulé la différence suivante entre le privilège relatif aux indicateurs de police et d’autres genres de privilège : « Le privilège relatif aux indicateurs de police revêt une telle importance qu’une fois qu’ils ont conclu à son existence, les tribunaux ne peuvent pas soupeser l’avantage qui en découle en fonction de facteurs compensatoires comme, par exemple, le privilège de la Couronne ou les privilèges fondés sur le critère à quatre volets de Wigmore » (non souligné dans l’original). La Cour suprême signalait l’arrêt antérieur qu’elle avait rendu dans l’affaire Bisaillon c. Keable, [1983] 2 R.C.S. 60, où elle avait reconnu que, bien que le privilège relatif aux indicateurs de police et le privilège de la Couronne présentent plusieurs points communs, il s’agissait de notions distinctes. S’agissant du privilège de la Couronne, la Cour suprême a relevé [à la page 97] que la common law autorisait le pouvoir exécutif à prendre la décision initiale, mais qu’elle habilitait aussi le juge à examiner les renseignements et, en dernier ressort, à examiner la décision du ministre en mettant en balance les deux intérêts opposés, « l’intérêt de garder le secret et celui de rendre justice ». S’agissant du privilège relatif aux indicateurs de police, la Cour suprême avait jugé qu’il n’y avait pas place pour une telle mise en balance. Une fois établie l’existence du privilège, ni la police ni les tribunaux n’avaient le pouvoir discrétionnaire de le restreindre : arrêt Leipert, précité, au paragraphe 14.
[83]On pourrait soutenir que le texte du paragraphe 38.06(2) continue la tradition de common law caracté-ristique du privilège de la Couronne, en autorisant la mise en balance d’intérêts opposés. Ce point de vue a été expressément reconnu par mon collègue le juge Blanchard dans la décision Ribic c. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 10, l’une de ses deux décisions qui furent examinées dans l’arrêt Ribic de la Cour d’appel fédérale. Dans sa décision, le juge Blanchard, aux paragraphes 22 et 23, a ainsi exposé la teneur du paragraphe 38.06(2) :
Le paragraphe 38.06(2) de la Loi ne précise pas le critère ou les facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit de soupeser les intérêts opposés; de plus, la Loi n’envisage pas un manque d’équilibre évident entre les raisons d’intérêt public relatives à la sécurité nationale et les raisons d’intérêt public relatives à l’administration de la justice. Je suis d’avis que la Cour peut tenir compte de différents facteurs en soupesant les diverses raisons d’intérêt public. L’étendue des facteurs peut bien varier d’un cas à l’autre.
Dans le contexte d’une affaire portant sur des accusations criminelles graves, comme c’est ici le cas, la question de savoir si les renseignements en question établissent probablement un fait crucial pour la défense est de fait un facteur important à prendre en considération dans le processus de mise en équilibre. D’autres facteurs justifient également l’examen par la Cour de questions telles que la nature de l’intérêt que l’on cherche à protéger; l’admissibilité et l’utilité des renseignements; leur valeur probante en ce qui concerne une question soulevée au procès; la question de savoir si le demandeur a établi qu’il n’existe pas d’autres moyens raisonnables d’obtenir les renseignements; la question de savoir si, en cherchant à obtenir la divulgation, le demandeur cherche à l’aveuglette des renseignements; la gravité des accusations ou des questions en jeu. [Voir Jose Pereira E. Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général) [2002] A.C.F. no 1658, 2002 CAF 470, dossier A‑3‑02, paragraphes 16 et 17]. Cette liste de facteurs n’est aucunement exhaustive. D’autres facteurs peuvent également le cas échéant exiger un examen. À mon avis, il faut examiner chaque demande selon les faits qui lui sont propres. [Non souligné dans l’original.]
[84]De même, au paragraphe 102 de la cause civile Canada (Procureur général) c. Kempo, 2004 CF 1678, (la décision Kempo), les paragraphes susmentionnés ont été cités et approuvés sans réserve quant à l’application des facteurs de mise en balance. Dans cette affaire, mon collègue le juge François Lemieux ajoutait ce qui suit, aux paragraphes 104 à 108 :
J’ai déjà conclu que la divulgation des renseignements supprimés porterait atteinte à la sécurité nationale; la question à laquelle je dois répondre au titre du paragraphe 38.06(2) est donc la suivante : les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent‑elles sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation? En d’autres termes, lesquelles sont les plus importantes ou doivent prévaloir?
Selon la jurisprudence, l’appréciation de l’importance relative d’une raison d’intérêt public particulière, par exemple, celle qui réclame la divulgation de renseignements dans le cadre d’un contentieux civil ou pénal, qui se rattache à la bonne administration de la justice, dépend des circonstances de chaque cas.
Par exemple, dans Goguen v. Gibson, [1983] 1 C.F. 872, le juge en chef Thurlow a fait les observations suivantes à la page 881 :
Dans une affaire dont l’enjeu est mineur, il l’emporterait difficilement sur l’intérêt général en matière de sécurité nationale ou de relations internationales. Dans une poursuite au criminel relative à une infraction grave, voire capitale, son importance pourrait devenir considérable s’il était démontré que l’information était essentielle à la défense ou à la poursuite.
Dans une cause civile comme celle dont je suis saisi, selon la jurisprudence, je dois appliquer les facteurs énoncés dans Hijos S.A., précité, avalisés dans Ribic, précité.
Au moment d’entamer l’analyse, le texte légal ne penche ni dans un sens, ni dans l’autre; en d’autres termes, la loi ne donne pas la préférence aux raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation au détriment de celles qui justifient la divulgation. C’est en appliquant ces facteurs que la balance penche d’un côté ou de l’autre. Non souligné dans l’original.]
[85]Ainsi que l’a signalé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 26 (l’arrêt Bell ExpressVu), la méthode moderne d’interprétation des lois est qu’il n’existe qu’un seul principe ou solution : [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » [citant Driedger, E.A. Construction of Statutes, 2e éd.].
[86]Je m’attarderai donc sur l’objet et le contexte de l’article 38 et sur le sens ordinaire des termes employés dans le contexte de l’article 38.06, pour savoir s’il y a réellement une ambiguïté quant à l’approche qui doit être suivie selon cette disposition.
[87]S’agissant de l’objet des dispositions de l’article 38, ce texte ne précise nulle part l’intention du législa-teur. Cela dit, comme l’observait la Cour au paragraphe 33 de la décision Kempo, précitée, il est généralement admis que « [c]es dispositions constituent un régime global et autonome » qui a été établi pour assurer la « protection de renseignements qui, s’ils sont divulgués, sont susceptibles de porter préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales ».
[88]En outre, la Cour fédérale a ainsi défini l’« objet » de l’article 38 : « protéger les renseignements dont la divulgation est susceptible de porter préjudice à la défense nationale ou aux relations internationales » et faire en sorte que « les prétentions gouvernementales concernant la confidentialité de ces renseignements [soient] soumises à la surveillance des tribunaux » : Canada (Directeur des poursuites militaires) c. Canada (Administrateur de la cour martiale), 2006 CF 1532, au paragraphe 56. Il a aussi été relevé par la Cour d’appel fédérale que « [l]’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada a pour objet d’empêcher, dans le cadre d’une instance, la divulgation de renseignements qui, s’ils étaient divulgués, seraient susceptibles de porter préjudice à la sécurité nationale » : Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 142 (C.A.F.), au paragraphe 74 (l’arrêt Almrei).
[89]Il est clair que l’article 38 est censé constituer un code complet de la procédure à suivre lorsque la communication de renseignements sensibles qui risquent de porter préjudice aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale est en cause. Gardant cet objet à l’esprit, il faut aussi considérer le sens ordinaire des dispositions et des mots employés. Sur ce point, il est particulièrement intéressant de constater que le paragraphe 38.06(2) prévoit expressément la possibilité d’autoriser la divulgation de renseignements, compte tenu de la forme et des conditions de divulgation qui sont les plus susceptibles de limiter le préjudice porté aux relations internationales ou à la défense ou sécurité nationales. Cela montre que la communication de renseignements dans certains cas est prévue par le régime législatif et que la Cour est habilitée à évaluer la mesure dans laquelle un tel préjudice peut être limité par l’imposition de conditions. Comme cela fut souligné dans la décision Khawaja, précité, au paragraphe 39, cette « souplesse ne caractérisait pas l’article 38 dans sa version antérieure aux modifications apportées par la Loi antiterroriste ». Le paragraphe 38.06(2) impose aussi la mise en balance des raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation et des raisons d’intérêt public qui justifient la non‑ divulgation, ainsi qu’en témoigne l’emploi de l’expression « l’emportent ».
[90]Si le législateur avait penché en faveur de la présomption de non‑divulgation, il se serait expressément exprimé en ce sens. Je souscris aux conclusions du juge Blanchard, susmentionnées, selon lesquelles « [l]e paragraphe 38.06(2) de la Loi ne précise pas le critère ou les facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit de soupeser les intérêts opposés; de plus, la Loi n’envisage pas un manque d’équilibre évident entre les raisons d’intérêt public relatives à la sécurité nationale et les raisons d’intérêt public relatives à l’administration de justice »
[91]Comme la Cour d’appel fédérale l’a également reconnu au paragraphe 13 de l’arrêt Ribic, précité, la loi, telle qu’elle est formulée, a chargé la Cour fédérale « de la difficile tâche consistant à soupeser les intérêts publics rivaux que sont ici la protection de renseignements sensibles et la protection des droits constitutionnels d’un accusé à une défense pleine et entière et à un procès équitable ».
[92]La décision du procureur général de ne pas divulguer certains renseignements appelle un certain niveau de déférence, ainsi que l’atteste l’approche qui est suivie par la Cour pour le deuxième volet du critère susmentionné de l’article 38.06, mais il est tout aussi indiscutable que le législateur a investi la Cour fédérale de la tâche consistant à mettre en balance les intérêts publics contradictoires, sous réserve de la clause dérogatoire de l’article 38.13 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43]. Comme le soulignait récemment le juge en chef Lutfy dans la décision Khawaja, le critère en trois volets consacré par la jurisprudence Ribic en réalité « vise à établir un mode équilibré et affiné d’évaluation de l’opportunité de communiquer » : décision Khawaja, précitée, au paragraphe 46.
[93]Compte tenu de tout ce qui précède, je souscris à l’approche adoptée par le juge Blanchard dans la décision Ribic, et par le juge Lemieux dans la décision Kempo. Dire que chaque cas est un cas d’espèce est l’approche la plus indiquée au sens du paragraphe 38.06(2) lorsqu’on entreprend de mettre en balance les facteurs pertinents, et la Cour est libre de considérer les facteurs qu’elle juge à propos dans ces circonstances, notamment ceux qu’a indiqués la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hijos, au paragraphe 16, précité, où est repris le paragraphe 26 de la décision Khan.
[94]Comme l’a également fait observer mon collègue le juge Lemieux, au paragraphe 108 de la décision Kempo, il n’existe non plus aucun postulat pour une telle analyse, car « [c]’est en appliquant ces facteurs que la balance penche d’un côté ou de l’autre. »
(ii) Le droit de présenter une défense pleine et entière est‑il applicable dans une instance introduite en vertu de l’article 38?
[95]Le demandeur soutient que le droit de présenter une défense pleine et entière est un droit qui procède du droit pénal et que son interaction avec les privilèges reconnus doit donc se faire dans le contexte du droit pénal. Comme l’article 38 est une disposition qui porte sur la preuve et qui est accessoire à l’instance principale, ce sont là des aspects qui doivent être examinés dans ce contexte.
[96]À l’appui de cet argument, le demandeur qualifie l’article 38 de code complet. Sur ce point, il relève que l’article 38.14 [édicté, idem] de la Loi dispose que « [l]a personne qui préside une instance criminelle peut rendre l’ordonnance qu’elle estime indiquée en l’espèce en vue de protéger le droit de l’accusé à un procès équitable, pourvu que telle ordonnance soit conforme à une ordonnance rendue en application de l’un des paragraphes 38.06(1) à (3) relativement à cette instance ».
[97]S’appuyant sur cette disposition, le demandeur soutient qu’il appartient donc manifestement au juge qui préside le procès pénal de dire si le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière a été touché par une décision rendue en vertu de l’article 38.06 de la Loi par le juge désigné. Ce droit ne fait donc pas partie du critère que le juge désigné applique, le régime de l’article 38 prévoyant plutôt la mise en balance des intérêts publics. Par conséquent, si le défendeur établit que, sans la divulgation des renseignements en cause, la démonstration de son innocence sera compromise, ou subsidiairement s’il établit que les renseignements sont cruciaux pour sa défense, alors le juge désigné pourra en tenir compte dans l’appréciation des raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation.
[98]Selon le défendeur, la jurisprudence Ribic de la Cour d’appel fédérale réfute manifestement l’argument soutenu par le demandeur. Il dit que, loin d’être hors de propos, le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière et son droit à un procès équitable sont d’une importance cruciale quant à la mise en balance requise par l’article 38. La divulgation ne sera pas nécessairement la mesure réparatrice qui sera accordée, mais ces droits doivent être pleinement pris en compte dans la mise en balance faite en vertu de l’article 38.06.
[99]Comme le signale le défendeur, la Cour d’appel fédérale a fait les observations suivantes, au paragraphe 13 de l’arrêt Ribic :
La Section de première instance de la Cour fédérale a été chargée de la difficile tâche consistant à soupeser les intérêts publics rivaux que sont ici la protection de renseignements sensibles et la protection des droits constitutionnels d’un accusé à une défense pleine et entière et à un procès équitable. [Non souligné dans l’original.]
[100]De même, le demandeur lui‑même cite les propos tenus par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 77 (l’arrêt Charkaoui), où elle s’exprime ainsi concernant l’article 38 de la Loi : « elle illustre le souci qu’a eu le législa-teur, dans une autre loi, d’établir un équilibre subtil entre la nécessité de protéger les renseignements confidentiels et les droits des individus » (non souligné dans l’original).
[101]Comme l’observait tout récemment le juge en chef Lutfy au paragraphe 59 de la décision Khawaja, précitée, l’article 38 « instaure un dispositif affiné qui assure le respect, d’une part, de l’intérêt qu’a l’État à préserver la confidentialité des renseignements sensibles, d’autre part, les droits de l’accusé, notamment le droit à une défense pleine et entière, le droit à la communication de renseignements et le droit à un procès équitable lors de l’instance pénale pertinente ». Les dispositifs évoqués par le juge en chef comprenaient le triple critère exposé dans l’arrêt Ribic, outre l’article 38.14 : décision Khawaja, précitée, aux paragraphes 41 et 46.
[102]Manifestement, l’interprétation que donne du régime de l’article 38 le demandeur ne saurait être retenue. Les droits du défendeur, qui en l’espèce comprennent en particulier son droit à un procès équitable et son droit de présenter une défense pleine et entière, doivent être considérés au regard du troisième volet du critère de l’arrêt Ribic. Ces considérations sont indissociables de la mise en balance des intérêts publics. Il convient de noter cependant que les droits et intérêts en cause ne sont pas les mêmes dans tous les cas.
[103]S’agissant des arguments du demandeur relatifs à l’article 38.14 de la Loi, cette disposition reconnaît simplement que c’est au juge de première instance qu’incombe, en fin de compte, la tâche de s’assurer que le droit d’un accusé à un procès équitable est respecté. Elle n’écarte pas toutefois l’obligation qu’a le juge désigné, dans la procédure visée par l’article 38, de considérer tous les intérêts publics contradictoires qui sont pertinents dans un cas donné, selon le volet du critère de l’article 38.06 qui concerne la mise en balance des intérêts publics.
(iii) Quel effet, le cas échéant, la divulgation par inadvertance de certains des renseignements soumis à la Cour devrait‑elle avoir sur le prononcé d’une ordonnance interdisant une divulgation supplémentaire de ceux‑ci?
[104]J’ai devant moi la preuve que certains des renseignements aujourd’hui en cause dans la présente instance ont été divulgués par inadvertance durant les préparatifs du procès pénal et lorsque la poursuite a communiqué des documents à la défense. Les renseignements en cause sont même peut‑être en la possession de l’avocat du défendeur depuis de nombreux mois, puisque le processus de divulgation a débuté en 2004. Une preuve a été présentée à huis clos et ex parte selon laquelle, lorsque les renseignements concernaient des organismes étrangers, ceux‑ci en avaient été informés. Il n’a été présenté aucune preuve montrant que cette divulgation par inadvertance a pu causer un quelconque préjudice à la sécurité nationale ou aux relations internationales.
[105]Le demandeur affirme que la divulgation par inadvertance de renseignements ne constitue pas nécessairement une renonciation : arrêt Stevens c. Canada (Premier ministre), [1998] 4 C.F. 89 (C.A.), et il ajoute que la Cour peut limiter l’emploi ultérieur des documents : Tilley v. Hails (1993), 12 O.R. (3d) 306 (Div. gén.).
[106]Le demandeur soutient que la renonciation à un privilège est ordinairement établie lorsqu’il est prouvé que le titulaire du privilège : 1) avait connaissance du privilège, et 2) manifeste de son plein gré l’intention de renoncer à ce privilège : S. & K. Processors Ltd. v. Campbell Ave. Herring Producers Ltd., [1983] 4 W.W.R. 762 (C.S.C.‑B.). Le demandeur soutient aussi que, en l’espèce, il n’est pas établi que le ministère public ou le procureur général a jamais eu l’intention de renoncer au privilège affèrent aux renseignements en cause. Par ailleurs, à l’époque où les documents ont été communiqués, l’interdiction légale imposée par le paragraphe 38.02(1) n’avait pas encore pris naissance. On ne saurait donc dire que la poursuite ou la police a renoncé à un privilège qui ne s’était pas encore concrétisé.
[107]Selon le demandeur, la Cour doit, s’agissant de la mise en balance des intérêts contradictoires au cas où il y a eu divulgation par inadvertance, répondre à la question en se fondant sur les circonstances particulières de l’affaire, et ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé en vue de protéger les renseignements lorsqu’il y a eu divulgation par inadvertance : Airst v. Airst (1998), 37 O.R. (3d) 654 (Div. gén.). Le demandeur soutient que je doit donc traiter les renseignements qui ont été divulgués par inadvertance de la même manière que les autres renseignements en cause dans la présente demande.
[108]En réponse à cet argument, le défendeur convient qu’un privilège peut encore s’attacher aux documents qui ont été divulgués par inadvertance au défendeur. Cela dit, il ajoute que le fait que tels documents ont néanmoins été divulgués a pour effet de saper la thèse selon laquelle la divulgation de ces documents serait préjudiciable, puisqu’il n’est pas établi que leur divulgation a causé un quelconque préjudice. Le défendeur soutient donc que la divulgation des documents par inadvertance doit être confirmée.
[109]S’agissant des divulgations faites involontaire-ment, la position traditionnelle de la common law était que le privilège était perdu et la communication réputée recevable : Paciocco et Stuesser, précités, chapitre 7, section 1. Plus récemment cependant, les tribunaux ont été plus indulgents, surtout en matière civile. Par exemple, la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick, après examen de la jurisprudence, s’est exprimée ainsi dans l’arrêt Chapelstone Developments Inc. c. Canada (2004), 277 R.N.-B. (2e) 350, au paragraphe 55 :
Pour résumer, la règle générale veut qu’il soit possible de renoncer au secret de façon soit expresse, soit implicite. Toutefois, la divulgation par inadvertance de renseignements protégés n’entraîne pas automatiquement la perte du privilège du secret. Il faut davantage pour que la communication protégée soit admissible pour motif de renonciation tacite. Par exemple, la connaissance de la personne qui revendique le secret, son silence et la confiance de la personne en possession des renseignements protégés qui ont été divulgués par inadvertance peuvent amener la Cour à conclure en droit à une renonciation tacite. Finalement, il faut juger cas par cas si la divulgation par inadvertance entraîne la perte du privilège. [Non souligné dans l’original.]
[110]Cependant, selon Paciocco et Stuesser, des principes différents s’appliquent en matière pénale, où par exemple le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière pourrait décourager les tribunaux d’invoquer le droit à la vie privée pour supprimer des renseignements susceptibles d’aider l’accusé, alors même qu’ils pourraient supprimer des renseignements semblables dans un procès civil. Inver-sement, s’agissant du privilège du secret professionnel de l’avocat dans ce contexte, où le privilège profite habituellement à l’accusé, la juge Arbour faisait observer dans l’arrêt Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, [2002] 3 R.C.S. 209, au paragraphe 49, que « [l]es atteintes au privilège injustifiées, voire involontaires, minent la confiance qu’a le public dans l’équité du système de justice criminelle. C’est pourquoi il ne faut ménager aucun effort pour protéger la confidentialité de ces communications ».
[111]S’agissant de l’immunité d’intérêt public, il faut garder à l’esprit que ce sont les renseignements eux‑mêmes qui sont protégés, et non la relation,. Eu égard à la nature des intérêts que l’on cherche à préserver d’un préjudice dans la demande visée par l’article 38, la renonciation par inadvertance ne suffit pas à justifier la divulgation. Puisque, en ce qui concerne le critère, chaque cas est un cas d’espèce, l’approche la plus indiquée consiste à procéder selon la même évaluation en trois étapes, en tenant compte du fait qu’il y a eu divulgation par inadvertance des renseignements. La divulgation par inadvertance pourrait par exemple rendre plus difficile pour le gouvernement de prouver un préjudice à la seconde étape de l’évaluation. La divulgation par inadvertance peut aussi être considérée à l’étape de la mise en balance des intérêts publics, car elle pourrait avoir pour effet que la Cour envisagera la communication des renseignements sous réserve de conditions propres à dissiper les doutes restants concernant le préjudice.
(iv) La Cour doit‑elle confirmer en l’espèce l’interdiction de divulgation prononcée en vertu du paragraphe 38.06(3) de la Loi?
1) Pertinence
[112]Pour répondre à la question de savoir si la Cour doit en l’espèce confirmer l’interdiction de divulgation, comme je l’ai indiqué plus haut, je dois d’abord vérifier si le défendeur a prouvé, ou non, que les renseignements en cause sont pertinents. C’est là une exigence de base relativement facile à remplir.
[113]Le défendeur a indiqué qu’il ne demande pas la divulgation de renseignements susceptibles de révéler des techniques d’enquête ou l’identité de tel ou tel agent d’application de la loi et/ou d’un organe de renseigne-ment, ou de personnes visées par une enquête quelcon-que. À part les documents expurgés pour lesquels il n’a aucun intérêt, le défendeur dit qu’il a clairement satisfait à son obligation de prouver la pertinence des renseignements en cause. Sur ce point, le défendeur souligne que le poursuivant, David McKercher, a admis que les renseignements supprimés sont pertinents, au sens de la jurisprudence Stinchcombe. En donnant avis au procureur général, conformément au paragraphe 38.01(1) de la Loi, qu’il était tenu de divulguer ou prévoyait de divulguer ou de faire divulguer des renseignements qui, selon ce qu’il croyait, étaient des renseignements sensibles ou des renseignements potentiellement préjudiciables, le poursuivant admettait en fait, d’affirmer le défendeur, la pertinence des renseignements en cause, puisque l’obligation de divulguer, en application de l’arrêt Stinchcombe, ne s’étend qu’aux renseignements pertinents : arrêt Stinchcombe, à la page 339. Étant donné le critère peu exigeant de la pertinence, et le fait qu’aucune preuve publique ne prétend porter atteinte à la décision de M. McKercher, le défendeur affirme que sa conclusion doit être respectée et que la Cour doit conclure que le seuil de pertinence a été franchi.
[114]J’ai posé cette question oralement au demandeur durant l’audience, et son avocat n’a soulevé aucune question au regard de cette prétention.
[115]En l’espèce, j’ai commencé mon examen en postulant qu’il avait été prouvé que les renseignements en cause étaient pertinents au sens de la jurisprudence Stinchcombe. Cependant, à mesure que je lisais les renseignements que le demandeur cherche à protéger, il m’est apparu de plus en plus clair que certains d’entre eux n’ont aucun rapport avec les charges portées contre le défendeur. L’admission du poursuivant doit être interprétée, selon moi, comme une déclaration générale portant sur l’ensemble des documents, et non comme une déclaration s’appliquant à chaque renseignement figurant dans les documents.
[116]Nombre des enquêteurs affectés au Projet Awaken avaient des tâches plus étendues à accomplir, et leurs notes attestent qu’ils devaient s’occuper d’autres affaires, notamment d’enquêtes en cours sans rapport avec les charges portées contre le défendeur. J’inclurais dans la catégorie des documents non pertinents les rapports analytiques de nature générale, dont certains ont été rédigés plusieurs années avant les faits à l’origine des accusations portées contre le défendeur et n’ont rien à voir avec de telles accusations. Dans ces cas, je suis arrivé à la conclusion qu’il n’était pas nécessaire, s’agissant de ces renseignements, de considérer les deuxième et troisième volets du critère Ribic.
2) Préjudice aux relations internationales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale
Arguments du défendeur
[117]La deuxième étape du critère consiste à poser la question de savoir si la divulgation des renseignements en cause serait préjudiciable aux relations internatio-nales, à la défense nationale ou à la sécurité nationale, et c’est à la partie qui demande la non‑divulgation qu’il appartient de prouver que tel est le cas. Le défendeur soutient que cet aspect est crucial en l’espèce, faisant valoir que le demandeur n’a pas ici apporté la preuve requise.
[118]Le défendeur a cerné trois principaux éléments réfutant le caractère préjudiciable de la divulgation, à savoir: 1) le demandeur n’a produit aucune preuve publique rattachant l’un quelconque des documents expurgés ici à l’éventualité d’un préjudice; 2) il n’existe aucune preuve publique montrant que le demandeur s’est efforcé d’obtenir le consentement de tiers pour communiquer des renseignements confidentiels; et 3) il n’y a aucune preuve publique montrant que le demandeur a cherché à vérifier si l’un quelconque des documents supprimés fait déjà partie du domaine public en raison du procès pénal connexe tenu à Londres, en Angleterre. Le défendeur rappelle que c’est au procureur général qu’il appartient de démontrer, preuves à l’appui, que la divulgation des documents supprimés serait préjudiciable et, si la preuve produite est insuffisante, la Cour doit autoriser la divulgation des renseignements : arrêt Ribic, précité, au paragraphe 18.
[119]S’agissant du premier point, le défendeur souligne que la preuve produite par le demandeur est de nature très générale. S’agissant des affidavits publics produits par le demandeur, le défendeur fait valoir qu’aucun des déposants ne donne d’indications sur les raisons pour lesquelles la divulgation des renseigne-ments concernés serait préjudiciable. Le défendeur souligne que nombre des déposants n’ont jamais vu les documents et que, parmi ceux qui les ont vus, un seul s’est occupé de rattacher un privilège à tel ou tel document. Toutefois, ce déposant lui‑même s’est abstenu de faire le lien entre les raisons générales invoquées et les raisons particulières qui feraient que tel ou tel document expurgé serait préjudiciable. Ainsi, d’affirmer le défendeur, le demandeur n’a pas produit la preuve requise, et cela parce qu’il n’a avancé aucun argument rattachant la divulgation des documents expurgés à une possibilité réelle et sérieuse de préjudice.
[120]S’agissant du second point, le défendeur dit que, bien qu’il faille se rendre compte que, conformément à la « règle des tiers », les renseignements obtenus d’une source étrangère doivent être traités comme des renseignements confidentiels, ces renseigne-ments n’ont pas à être considérés tels si le consentement à leur divulgation est obtenu de la source en question. Le défendeur soutient donc que le demandeur a l’obligation de prouver qu’il a fait un minimum d’efforts pour obtenir ce consentement, avant que la communication des renseignements puisse être refusée en application de la règles des tiers. Le défendeur soutient qu’il n’est pas établi que le demandeur a pris les moyens requis à cette fin.
[121]S’agissant du troisième point, à part certains témoignages de l’inspecteur Chesley Parsons de la GRC, lors de son contre‑interrogatoire, où il a affirmé que c’est un autre agent (Diane Gagnon) qui était chargée de dire si l’un quelconque des documents expurgés avait été rendu public dans le procès tenu au Royaume‑Uni, le défendeur soutient qu’il n’est pas clairement établi que le demandeur a effectivement apporté la preuve requise à cet égard.
Arguments du demandeur
[122]Le demandeur soutient que la divulgation des renseignements en cause dans la présente affaire sera préjudiciable à la sécurité nationale et/ou aux relations internationales du Canada, et cela à plusieurs titres, comme cela est indiqué dans les affidavits confidentiels qu’il a produits et qui figurent maintenant dans le dossier public. Au cours des débats, le demandeur a évoqué en particulier les affidavits produits par les représentants de la GRC, l’ASFC, le SCRS et le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI).
[123]Le demandeur relève en particulier que l’affidavit du représentant du MAECI, Alan Kessel, traite directement du préjudice possible qui serait causé aux relations internationales au cas où des renseigne-ments sensibles ou potentiellement préjudiciables seraient divulgués. L’affidavit confirme que la confiden-tialité est essentielle pour la collecte et l’échange de renseignements entre États, en soulignant l’importance de la règles des tiers. L’affidavit précise que la règle est une convention et une pratique internationales d’après laquelle, sauf entente contraire explicite, tout renseigne-ment communiqué par un État à un autre ou par une agence d’un État à une autre est donné et obtenu à titre confidentiel. S’agissant de ce dernier point, le demandeur a aussi mis en relief l’importance du principe du droit de regard de la source des renseignements pour la bonne application de la règle des tiers.
[124]L’affidavit relevait aussi que le Canada est partie à plusieurs traités et qu’il est lié par diverses résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies portant sur l’échange de renseignements dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, notamment les instruments suivants : la Résolution 1373 du Conseil de sécurité des Nations Unies (2001), adoptée par le Conseil de sécurité à sa 4385e séance, le 28 septembre 2001; la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnational organisée, New York, 15 novembre 2000, 2225 R.T.N.U. I-39574 (la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnational organisée); et la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, New York, 9 décembre 1999, 2178 R.T.N.U. I-38349 (la Convention pour la répression du financement du terrorisme). Aux termes des deux dernières conventions, M. Kessell soutient que le Canada doit préserver la confidentialité des renseignements qui sont échangés, sauf s’il existe une entente contraire.
[125]S’agissant de l’affidavit de l’inspecteur Parsons, le demandeur soutient qu’il concernait plus précisément le chevauchement des questions de sécurité nationale et de relations internationales. L’affidavit met en relief le caractère fluctuant des menaces pour la sécurité du Canada à ce chapitre, et le fait que les menaces posées par le terrorisme font fi des frontières nationales. Ces menaces appellent donc une réponse internationale coordonnée et commune, laquelle à son tour requiert l’échange de renseignements.
[126]Il est aussi fait référence à la règle des tiers dans le contexte du travail de la GRC, surtout parce que la GRC compte sur ses relations avec d’autres agences, au Canada et à l’étranger, dans l’échange de renseignements se rapportant aux activités criminelles menées au Canada. Le demandeur soutient que le maintien de telles relations est impératif pour le travail de la GRC, et, dans le contexte de ces relations, il est entendu que les renseignements échangés ne pourront pas être utilisés sans le consentement de l’organisme qui les a communiqués.
[127]Le demandeur relève aussi qu’une réserve explicite assortit souvent les renseignements échangés par les organismes de ce genre, et, même s’il n’est sans doute pas contraire au droit d’écarter une réserve de ce genre, cela constituerait un réel abus de confiance entre l’organisme bénéficiaire et l’organisme source. Là encore, il est signalé qu’un tel manquement pourrait avoir d’importantes conséquences, pouvant aller jusqu’au refus d’échanger d’autres renseignements. Même en l’absence d’une telle réserve dans les documents, le demandeur dit que, s’agissant du travail de la GRC, elle est toujours implicite. Il a aussi évoqué le fait que le Canada importe nettement plus de renseignements en matière de sécurité. L’affidavit supplémentaire de l’inspecteur Parsons explicitait cette idée en précisant que la GRC recevait 75 fois plus de renseignements de ses partenaires qu’elle ne leur en communiquait.
[128]S’agissant des renseignements détenus par l’ASFC, le demandeur souligne également que l’ASFC collabore avec d’autres organismes nationaux et étrangers et que la divulgation de renseignements communiqués par ces organismes risquait, elle aussi, de nuire à telles relations. Le demandeur soutient que l’échange de renseignements en matière criminelle entre l’ASFC et les autres organismes gouvernementaux aux étrangers est crucial pour ses enquêtes passées, actuelles et futures. Ces arrangements exigent un niveau élevé de confidentialité et sont fondés sur un niveau élevé de confiance. Comme on l’a souligné cependant durant les débats, dans la mesure où l’ASFC traite avec des organismes canadiens, la divulgation de renseignements ne pourrait pas nuire aux relations internationales, sauf les cas où la source originale des renseignements est un organisme étranger.
[129]D’autres formes de préjudice étaient aussi cernées dans l’affidavit de l’ASFC, notamment le préjudice qui pourrait être subi si les méthodes ou techniques d’enquête de l’ASFC étaient divulguées. Le demandeur affirme que, pour être efficaces, certains modes opératoires employés par l’ASFC pour recueillir des renseignements de nature criminelle et enquêter sur les activités criminelles exigent la confidentialité. De même, la divulgation de l’identité des personnes visées par l’enquête pourrait les conduire à modifier leur comportement pour passer inaperçues. En outre, la divulgation de détails sur ce qui est connu ou ce qui ne l’est pas dans l’enquête pourrait donner aux personnes visées et aux autres personnes avec lesquelles elles ont des rapports des renseignements qui pourraient leur permettre d’apprécier l’ampleur et le niveau de perfectionnement des ressources de l’ASFC et d’autres organismes. Le demandeur dit aussi que la divulgation de l’identité des personnes mêlées aux enquêtes en cours, qu’il s’agisse d’indicateurs ou d’éventuels témoins, avant qu’une enquête de ce genre soit achevée et avant que les tribunaux ne soient saisis de l’affaire, alarmerait ces personnes et les rendrait moins empressées à apporter leur aide dans l’enquête en cours ou dans des enquêtes futures. Une telle divulgation pourrait aussi les mettre en danger. La divulgation de l’identité des enquêteurs pourrait aussi compromettre leur sécurité et limiter leur efficacité. Au cours des débats, le demandeur a bien reconnu cependant qu’il faut faire la distinction entre les renseignements pouvant figurer dans les documents et se rapportant à d’autres enquêtes et les renseignements se rapportant aux enquêtes visant le défendeur.
[130]S’agissant des renseignements recueillis par le SCRS, le demandeur a souligné que l’affidavit fait la distinction entre la collecte de renseignements de sécurité et l’enquête policière, faisant observer que, dans le premier cas, l’infraction n’est en général pas constituée, les enquêtes sont de longue durée et l’ancienneté des renseignements ne permet donc pas de dire si leur divulgation serait préjudiciable à la sécurité nationale. C’est plutôt la nature des renseignements, la méthode par laquelle ils sont obtenus et le contexte de la divulgation qui peuvent nuire à la sécurité nationale.
[131]Selon le demandeur, la confidentialité fait partie intégrante du travail du SCRS, outre les rapports que le SCRS entretient avec les ministères gouvernementaux et organismes d’application de la loi, au Canada et à l’étranger. La preuve par affidavit produite par le SCRS précisait aussi que, bien que la divulgation puisse avoir lieu dans le cadre de tels rapports, aucune divulgation ne va de soi. Dans de nombreux cas, les renseignements ne sont pas recueillis ouvertement et ne peuvent pas être ultérieurement divulgués.
[132]Pour des raisons semblables à celles qui ont déjà été invoquées, le demandeur dit que, s’agissant de la sécurité nationale, le SCRS éprouve en général les réserves suivantes à l’idée de l’éventuelle communi-cation de renseignements recueillis au cours de ses enquêtes, et ce parce que cette divulgation peut :
a) identifier ou tendre à identifier des employés du Service, ou des procédures internes et des méthodes administratives du Service, par exemple des noms et des numéros de dossiers;
b) révéler ou tendre à révéler les techniques d’enquête et des modes opératoires employés par le Service;
c) révéler ou tendre à révéler le fait que le Service s’intéresse à des personnes, à des groupes ou à des enjeux, notamment à l’existence ou à l’absence de dossiers ou enquêtes passés ou présents, les enquêtes poussées, ou le degré de succès ou l’absence de succès obtenu dans les enquêtes;
d) identifier ou tendre à identifier des sources humaines de renseignements pour le Service, ou le contenu de renseignements fournis par une source humaine;
e) révéler ou tendre à révéler les relations que le Service entretient avec des agences étrangères de renseignement et aurait pour effet de révéler des renseignements reçus à titre confidentiel de telles sources; et
f) révéler ou tendre à révéler des renseignements concernant le système de télécommunications utilisé par le Service.
[133]C’est là un mode de classification utile en ce qui concerne les moyens avancés par le procureur général pour justifier la non‑divulgation de la totalité des documents expurgés, y compris ceux d’autres organismes, et je me suis fondé en général sur cette classification pour évaluer les renseignements en question.
[134]Au cours des débats, le défendeur a précisé à la Cour qu’il ne souhaitait pas obtenir des renseignements se rapportant aux points a, b ou f qui concernent le SCRS ou tout autre organisme. S’agissant des points c et d, le défendeur a dit qu’il ne souhaitait obtenir ces renseignements que dans la mesure où ils concernaient des personnes qui allaient témoigner au procès pénal, car ils porteraient certainement sur leur crédibilité. S’agissant du point e), le défendeur a dit que ce point était encore largement mis en question car il avait le sentiment que le demandeur n’avait pas correctement invoqué la règles des tiers.
L’« effet de mosaïque »
[135]Le demandeur soutient que, pour l’appréciation de telles réserves, il faut tenir compte de la capacité d’un observateur bien informé de faire la synthèse des renseignements. Appelé « effet de mosaïque », ce principe dit qu’un renseignement ne doit pas être considéré isolément, car des renseignements apparemment sans rapport entre eux, qui en eux‑mêmes ne sont peut‑être pas particulièrement sensibles, pourraient, pris collectivement, servir à peindre un tableau plus précis. Le demandeur a reconnu dans ses arguments cependant qu’il est assez difficile de mettre ce principe en pratique.
[136]L’effet de mosaïque a été exposé judicieusement par la Cour fédérale dans la décision Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (1re inst.), aux pages 242 et 243; confirmé par [1992] A.C.F. no 100 (C.A.) (QL) (la décision Henrie), où la Cour s’est exprimée en ces termes :
Il importe de se rendre compte qu’un [traduction] « observateur bien informé », c’est‑à‑dire une personne qui s’y connaît en matière de sécurité et qui est membre d’un groupe constituant une menace, présente ou éventuelle, envers la sécurité du Canada, ou une personne associée à un tel groupe, connaîtra les rouages de celui‑ci dans leurs moindres détails ainsi que les ramifications de ses opérations dont notre service de sécurité pourrait être relativement peu informé. En conséquence de quoi l’observateur bien informé pourra parfois, en interprétant un renseignement apparemment anodin en fonction des données qu’il possède déjà, être en mesure d’en arriver à des déductions préjudiciables à l’enquête visant une menace particulière ou plusieurs autres menaces envers la sécurité nationale. [Non souligné dans l’original.]
Cela dit, même s’il importe de garder à l’esprit ce principe fondamental pour savoir si des renseignements peuvent être préjudiciables en cas de divulgation, ou non, l’effet de mosaïque ne constitue pas en général, par lui‑même, et cela parce qu’il est difficile de se mettre à la place d’un tel « observateur bien informé », une raison suffisante d’empêcher la divulgation de ce qui semblerait par ailleurs constituer un renseignement anodin. Il faut aussi dire pourquoi ce renseignement particulier ne doit pas être divulgué.
[137]La sécurité nationale et la préservation des relations internationales constituent manifestement des intérêts légitimes de l’État. Comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, à la page 744, l’État a « grandement intérêt à mener efficacement les enquêtes en matière de sécurité nationale et de criminalité et à protéger les sources de renseignements de la police ». De même, comme l’a dit la Cour suprême dans l’arrêt Ruby, au paragraphe 46, le droit de l’État de veiller à la sécurité nationale et de protéger les renseignements de sources étrangères obtenus à titre confidentiel est « important et légitime ».
La « règles des tiers »
[138]Le demandeur soutient que la confidentialité est essentielle à la collecte et l’échange de renseignements avec les États et organismes étrangers et que c’est dans le contexte de la préservation du caractère confidentiel des renseignements obtenus de sources étrangères que la « règle des tiers » entre en jeu. Si cette règle est transgressée, d’affirmer le demandeur, un préjudice pourrait en résulter pour les relations internationales et la sécurité nationale du Canada. Comme le disait récemment la Cour suprême dans l’arrêt Charkaoui, au paragraphe 68, « [l]e Canada est un importateur net de renseignements sur la sécurité. Or, ces derniers sont essentiels pour la sécurité et la défense du Canada, et leur divulgation nuirait à la circulation et à la qualité de ces renseignements ».
[139]De manière générale, la règle des tiers dispose que l’organisme canadien qui reçoit des renseignements de sécurité d’un gouvernement ou organisme étranger doit obtenir le consentement de celui‑ci avant de les divulguer : Ahani c. Canada, [1995] 3 C.F. 669 (1re inst.), aux pages 676 à 678 (la décision Ahani). Dans le même sens, la Cour fédérale a dit dans la décision Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1740, au paragraphe 63, citant la décision Harkat (Re), 2005 CF 393, au paragraphe 89, qu’un type de renseignements dont l’État a le droit légitime de préserver la confidentialité concerne « [l]es secrets transmis par des pays étrangers ou des services de renseignement étrangers, lorsque la divulgation non autorisée de ces renseignements porterait ces pays ou ces services à ne plus confier de secrets à un destinataire qui n’est pas digne de confiance ou qui n’est pas à même d’en assurer la confidentialité ».
[140]Tout récemment, la règle des tiers a été quali-fiée dans la décision Ottawa Citizen Group Inc. c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1552, au paragraphe 25 (la décision Ottawa Citizen) de règle concernant « l’échange de renseignements entre des services du renseignements de sécurité et d’autres organismes apparentés. En termes simples, l’organisme qui obtient des renseignements ne doit ni désigner la source des renseignements ni en communiquer le contenu sans l’autorisation de l’organisme d’origine » (non souligné dans l’original).
[141]Cette jurisprudence enseigne que la règle des tiers est censée s’appliquer à l’échange de renseigne-ments entre États et organismes de divers pays. Comme l’a signalé la Cour dans la décision Ottawa Citizen, cette règle protège à la fois le contenu des renseignements échangés et leur source. Cela dit, ce principe ne s’applique manifestement pas à la protection de sources potentielles lorsqu’aucun renseignement n’a été échangé, car cela échappe à son objet. Si, par exemple, le procureur général souhaite empêcher la divulgation de l’existence d’une relation, il doit invoquer d’autres moyens.
[142]En outre, comme le soutient le demandeur, la règle des tiers est fondée sur le principe du droit de regard de la source des renseignements, et c’est la raison pour laquelle le consentement de l’organisme ou État d’origine doit être obtenu avant que des renseignements échangés ne puissent être communiqués. L’importance de ce principe a en fait été reconnue par l’OTAN lorsqu’elle a établi le Système de sécurité de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, Bruxelles : Archives de l’OTAN, 1er décembre 1949. DC 2/1 : 4, où l’on peut lire ce qui suit :
[traduction] Les parties au Traité de l’Atlantique Nord . . . mettront tout en œuvre pour s’assurer qu’ils préservent les classifications de sécurité établies par une partie pour les renseignements dont cette partie est la source; elles protégeront en conséquence lesdits renseignements; . . . et elles s’abstiendront de les divulguer à une autre nation sans le consentement de leur source.
[143]D’autres conventions internationales auxquelles le Canada est partie reconnaissent aussi la nécessité d’obtenir le consentement de l’État d’origine avant que puissent être utilisés des renseignements confidentiels échangés. Ainsi, l’article 12, paragraphe 1 et l’article 12, paragraphe 3 de la Convention pour la répression du financement du terrorisme, entrée en vigueur le 10 avril 2002, dispose ainsi :
Article 12
1. Les États Parties s’accordent l’entraide judiciaire la plus large possible pour toute enquête ou procédure pénale ou procédure d’extradition relative aux infractions visées à l’article 2, y compris pour l’obtention des éléments de preuve en leur possession qui sont nécessaires aux fins de la procédure.
[. . .]
3. La Partie requérante ne communique ni n’utilise les informations ou les éléments de preuve fournis par la Partie requise pour des enquêtes, des poursuites pénales ou des procédures judiciaires autres que celles visées dans la demande sans le consentement préalable de la Partie requise. [Non souligné dans l’original.]
[144]De même, l’article 18, paragraphe 19 et l’article 18, paragraphe 20 de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, entrée en vigueur le 29 septembre 2003, dispose, dans un contexte semblable, que :
Article 18. Entraide judiciaire
[. . .]
19. L’État Partie requérant ne communique ni n’utilise les informations ou les éléments de preuve fournis par l’État Partie requis pour des enquêtes, poursuites ou procédures judiciaires autres que celles visées dans la demande sans le consentement prélable de l’État Partie requis. Rien dans le présent paragraphe n’empêche l’État Partie requérant de révéler, lors de la procédure, des informations ou des éléments de preuve à décharge. Dans ce dernier cas, l’État Partie requérant avise l’État Partie requis avant la révélation et, s’il lui en est fait la demande, consulte l’État Partie requis. Si, dans un cas exceptionnel, une notification préalable n’est pas possible, l’État Partie requérant informe sans retard L’État Partie requis de la révélation.
20. L’État Partie requérant peut exiger que l’État Partie requis garde le secret sur la demande et sa teneur, sauf dans la mesure nécessaire pour l’exécuter. Si l’État Partie requis ne peut satisffaire à cette exigence, il en informe sans délai l’État Partie requérant. [Non souligné dans l’original.]
[145]L’objet de la règle des tiers est manifestement de protéger et d’encourager l’échange de renseigne-ments sensibles entre le Canada et les États ou organismes étrangers, en protégeant pour cela à la fois la source et le contenu des renseignements échangés, l’unique exception étant que le Canada a toute latitude pour communiquer les renseignements et/ou pour faire état de leur source si le consentement de la source est obtenu.
[146]Cependant, dans l’application de cette notion à tel ou tel élément de preuve, la Cour doit être consciente que cette notion n’englobe pas toutes les situations. D’abord, il faut se demander si le Canada a ou non tenté d’obtenir un consentement à la communication des renseignements. Je suis enclin à dire, comme le défendeur, qu’il n’est pas loisible au procureur général de prétendre tout bonnement que des renseignements ne peuvent pas être divulgués en application de la règle des tiers, si une demande de divulgation, sous une forme ou sous une autre, n’a pas été en fait présentée à la source étrangère.
[147]Deuxièmement, comme l’a signalé la Cour dans la décision Ottawa Citizen, lorsque l’organisme canadien a connaissance de renseignements avant de les avoir reçus d’un ou de plusieurs organismes étrangers, « la règle des tiers n’a aucune pertinence ». Dans ce cas, les renseignements doivent être communiqués, sauf si un autre intérêt légitime sur le plan de la sécurité a été invoqué : décision Ottawa Citizen, précité, au paragra-phe 66. À titre de comparaison, on pourrait pareillement prétendre que, lorsque des renseignements sont de notoriété publique avant ou après leur réception d’une source étrangère, la règle des tiers n’a là non plus aucune pertinence dans la mesure où c’est la source publique qui est mentionnée.
[148]Troisièmement, comme je l’ai souligné plus haut, la règle des tiers n’a pas pour effet de protéger la simple existence d’une relation entre le Canada et l’État ou organisme étranger, en l’absence d’un échange de renseignements dans un cas donné.
[149]À la lecture des documents dont la Cour est saisie dans la présente affaire, il m’est apparu que, dans certains cas, on avait appliqué la règle au‑delà de sa véritable portée en supprimant toute mention d’un organisme étranger, alors même que le contexte laissait clairement apparaître de quel pays ou organisme il s’agissait et qu’aucun échange de renseignements ne justifiait la protection. C’était le cas par exemple pour les contacts périphériques avec un organisme de renseignement étranger qui insiste pour qu’il ne soit fait aucune mention de son rôle, fût‑il marginal, dans le dossier. Par ailleurs, la notion de tiers semble avoir été embrouillée parfois, les censeurs l’étendant aux renseignements obtenus d’autres organismes canadiens par opposition à leurs homologues étrangers, ou simplement aux mentions de l’organisme canadien. Ce constat s’applique en particulier au rôle du SCRS.
[150]Le SCRS a reconnu s’être intéressé au défendeur jusqu’à son arrestation le 29 mars 2004, être intervenu dans la surveillance de ses allées et venues et avoir été présent lorsque la GRC a perquisitionné chez lui. Mais les censeurs semblent avoir postulé que chaque mention du SCRS devait être supprimée des documents alors même qu’il n’existait aucun risque évident de divulgation de renseignements sensibles, par exemple les modes opératoires ou techniques d’enquête ou encore l’identité des employés du SCRS. Je reconnais qu’il peut y avoir des cas où un observateur bien informé saura faire les rapprochements pour obtenir de tels renseignements, mais cela n’est pas toujours vrai.
[151]Ainsi, on trouve à de nombreux endroits dans les documents une table énumérant les indices qui avaient été sollicités périodiquement comme sources de renseignements (les documents 1009 à 1017, 1264, 1279), par exemple le Centre d’information de la police canadienne (CIPC). Cette table indique les organismes de renseignement ou les corps policiers dont on imaginerait qu’ils seront sollicités à cette fin concernant une possible menace pour la sécurité au Canada. On imaginerait que le SCRS y figurerait et l’on serait surpris qu’il n’y figure pas. Sur ces pages, les mentions du « SCRS » sont les seules à propos desquelles est alléguée la règle des tiers. Les témoins n’ont pas pu m’expliquer d’une manière satisfaisante en quoi la divulgation de ce fait, évident d’après le contexte, pourrait causer un préjudice à la sécurité nationale.
[152]La question de savoir quelles démarches ont été effectuées pour obtenir le consentement d’organismes étrangers à la divulgation lorsque la règle des tiers était invoquée a présenté pour moi un intérêt particulier alors que j’ai entendu, ex parte et à huis clos, les dépositions de témoins de chacun des organismes concernés. Je les ai pressés à maintes reprises d’exposer les moyens pris et les réponses obtenues. Je conclus, eu égard aux dépositions des témoins, que des efforts de bonne foi ont été faits et continuent d’être faits pour obtenir tel consentement. Je crois comprendre que des réponses avaient été reçues de la plupart des organismes, avant l’achèvement des audiences, qui confirmaient les positions communiquées auparavant par les réserves annexées à leurs renseignements.
[153]La correspondance reçue d’un organisme de renseignement du Royaume‑Uni a été déposée auprès de la Cour. Elle se référait aux renseignements communi-qués à ses homologues canadiens et expliquait, en des termes que j’ai trouvés raisonnables, les raisons pour lesquelles le consentement à leur divulgation ne pouvait pas être donné. Les raisons données étaient les graves et persistantes menaces pour la sécurité de ce pays, et certaines enquêtes en cours. Dans un autre cas, un organisme de renseignement des États‑Unis avait consenti durant l’audience à la divulgation d’un document important qui avait été auparavant assorti d’une réserve.
[154]Je ne suis donc pas disposé à dire que le procureur général a manqué à son obligation d’obtenir le consentement à la divulgation des renseignements qui sont sujets à la règle des tiers. Je relève cependant qu’il reste loisible au procureur général, à tout moment, d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 38.03 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43] et d’autoriser la divulgation de renseignements qui sont visés par l’interdiction du paragraphe 38.02(1).
Autres considérations concernant la preuve
[155]L’importance de protéger les relations internationales et leur lien avec la sécurité nationale est bien reconnue. Ainsi, au paragraphe 27 de l’arrêt Ribic, précité, la Cour d’appel fédérale évoquait « le fait que le préjudice pour les relations internationales peut présenter un caractère et une ampleur de nature à mettre en péril la sécurité nationale ou la défense nationale ». On peut aussi imaginer sans peine la manière dont ces notions pourraient s’entremêler lorsqu’elles sont présentes dans les mêmes documents.
[156]Il y a tout lieu de croire aussi que la divulgation de renseignements concernant par exemple l’identité des cibles des enquêtes, l’identité des sources, l’indication de moyens et méthodes, l’indication des personnes concernées et, dans certains cas, le point de savoir si une enquête est ou non en cours, peut fort bien justifier la conclusion qu’un préjudice à la sécurité nationale risque de résulter de la divulgation de tels renseignements : décision Kempo, précitée, aux paragraphes 88 à 91; voir aussi l’arrêt Gold c. R., [1986] 2 C.F. 129 (C.A.), à la page 139 (l’arrêt Gold) et la décision Henrie, aux paragraphes 29 à 31. Reconnaissant la force de cette position, le défendeur a précisé qu’il ne recherche pas la divulgation de ce genre de renseignements.
[157]Je dois aussi m’assurer que chaque revendication repose sur une preuve tangible, encore qu’il faille faire preuve d’une déférence considérable à l’égard de l’avis du procureur général quant à la nature du préjudice qui résulterait d’une divulgation, vu son obligation de préserver la sécurité du public, et encore que je doive accepter l’évaluation qu’il fait du préjudice si telle évaluation est raisonnable : arrêt Ribic, précité, aux paragraphes 18 et 19.
[158]En outre, comme l’a signalé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ruby, au paragraphe 27 : « la partie qui plaide ex parte devant un tribunal a l’obligation de présenter ses arguments avec la bonne foi la plus absolue. Elle doit offrir une preuve complète et détaillée, et n’omettre aucune donnée pertinente qui soit défavorable à son intérêt ». Comme l’a aussi signalé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Charkaoui (Re), [2005] 2 R.C.F. 299 (C.A.F.), au paragraphe 153 : « [l]e principe de la divulgation complète et fidèle dans les procédures ex parte est un principe de justice fondamentale »; voir aussi la décision Khawaja, précité, au paragraphe 22. Le procureur général a donc l’obligation de s’assurer que les renseignements présentés à la Cour sont complets et que la diligence requise a été exercée pour invoquer les privilèges.
[159]L’avocat du demandeur a consacré un temps considérable avec les témoins, au cours des audiences, à l’examen des privilèges invoqués. Il a alors constaté que certains renseignements avaient été erronément désignés, et classés sous la mauvaise rubrique des privilèges invoqués. Pour six documents, aucun privilège fondée sur l’article 38 n’apparaissait. L’avocat a répondu à toutes les questions posées par la Cour, et un témoin a été rappelé à la barre pour dissiper les contradictions apparaissant dans les documents et dans la preuve par affidavit.
[160]La diligence requise signifie aussi le fait de prendre des mesures pour s’assurer que les renseigne- ments à l’égard desquels un privilège est invoqué en vertu de l’article 38 ne sont pas déjà de notoriété publique. En l’espèce, il s’agissait principalement de savoir si les renseignements en cause avaient été divulgués lors du procès tenu au Royaume‑Uni et étaient donc de notoriété publique. Au début de la présente instance, j’ai postulé que tel était le cas. À mesure que je me familiarisais davantage avec les renseignements en cause, il devint évident que cela n’allait pas être un facteur important. Je souligne à nouveau cependant que le défendeur est déjà en possession des preuves essentielles déposées contre les défendeurs Crevice au cours du processus de divulgation.
[161]Le procureur général a produit une preuve ex parte selon laquelle certains renseignements qui avaient été divulgués par les autorités britanniques à leurs homologues canadiennes n’avaient pas été déposés à Londres, et même n’avaient alors pas été communiqués aux avocats de la poursuite parce qu’ils ne touchaient pas les détails des accusations portées, notamment les délais. Il est également devenu évident qu’un bon nombre des renseignements, sinon la plupart, sont des renseignements qui, bien qu’échangés avec d’autres pays, avaient été protégés à la source, n’étaient pas des preuves recevables et n’avaient pas été publiquement divulgués par l’organisme d’origine.
[162]Je relève aussi qu’il était loisible au défendeur de présenter des preuves ou des arguments à la Cour sur ce qui avait été publiquement divulgué à l’étranger s’il avait été en possession de tels renseignements. Cela n’a pas été fait, comme l’a dit son avocat durant les débats, par manque de moyens. Le procureur général ne souffre pas évidemment des mêmes contraintes financières. Néanmoins, je suis d’avis que le procureur général n’a pas cherché à protéger des preuves qui avaient été produites et rendues publiques dans l’instance engagée au Royaume‑Uni. Les preuves issues de cette l’instance qui présentent de l’importance pour les accusations portées contre le défendeur ont été communiquées au défendeur.
3) Mise en balance des intérêts publics
[163]Comme je l’ai dit plus haut, la troisième étape du critère consiste à poser la question de savoir si les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation, et c’est à la partie qui demande la divulgation qu’il appartient de prouver que l’intérêt public milite en sa faveur : arrêt Ribic, précité, au paragraphe 21. Cette appréciation est faite au cas par cas.
[164]Il y a manifestement un intérêt public dans la préservation de la confidentialité des renseignements en cause, en particulier en matière de sécurité nationale. Comme l’a observé également la Cour dans la décision Kempo, au paragraphe 110 :
En ce qui concerne la nature de l’intérêt public dont on demande la protection, les renseignements supprimés ont trait à la manière dont fonctionne le SCRS, le service de renseignement canadien. Comme je l’ai constaté, il est manifeste que les divulgations de ce genre sont contraires à l’intérêt public. J’abonde, au mot près, dans le sens du juge MacKay dans Singh (J.B.) c. Canada (Procureur général), [2000] ACF no 1007; dans cette affaire, la Commission des plaintes du public contre la GRC demandait la divulgation de documents ayant trait à la conférence de l’APEC de 1997. Le juge MacKay a fait l’observation suivante au paragraphe 32 :
L’intérêt public lié au maintien du secret dans le contexte de la sécurité nationale est très important. Lors de l’évaluation des différents intérêts publics en jeu en l’espèce, seule une situation exigeant indéniablement et impérieusement la communication l’emporterait sur cet intérêt. [Certains soulignements sont ajoutés.]
[165]Au paragraphe 109 de la décision Kempo, précitée, la Cour a finalement conclu que les raisons qui justifiaient la divulgation des renseignements supprimés « ne l’emport[aient] pas [sur les raisons] qui justifi[aient] la non‑divulgation ». La Cour a aussi signalé, au paragraphe 111, que la justification de la divulgation avait été appréciée « en fonction des facteurs suivants : les renseignements supprimés fourniraient‑ils des éléments de preuve qui aideraient M. Kempo à prouver un fait important relatif à ses prétentions? M. Kempo dispose‑t‑il d’autres voies pour prouver ses allégations sans qu’il soit nécessaire de divulguer les renseignements préjudiciables? La question en litige est‑elle grave? » De l’avis de la Cour, aucun de ces facteurs ne militait en faveur de la divulgation des renseignements au demandeur.
[166]En l’espèce, le défendeur reconnaît que les intérêts publics que l’on veut protéger sont la sécurité nationale et les relations internationales, mais il fait valoir que ceux‑ci doivent être mis en balance avec les droits correspondants de l’accusé de présenter une défense pleine et entière et de subir un procès équitable. Selon le défendeur, on ne saurait comparer les droits protégés par la Charte et l’objectif du gouvernement d’assurer la sécurité nationale. Ainsi, lorsque la demande visée par l’article 38 est présentée dans le cadre du droit pénal, la Cour doit accorder davantage de poids aux droits qui sont garantis par la Constitution. Je conviens avec le défendeur que son droit à un procès équitable constitue un facteur important, mais je ne crois pas qu’il éclipse systématiquement la sécurité nationale ou les relations internationales, surtout lorsque, comme c’est le cas ici, il n’est pas du tout évident qu’il y aurait atteinte au droit de présenter une défense pleine et entière parce que ces renseignements n’ont pas été divulgués.
[167]Le défendeur a signalé que la question de savoir si les preuves en cause seront « susceptibles d’établir un fait crucial pour la défense » n’est que l’un des facteurs pertinents, mais il n’a guère avancé d’autres arguments pour expliquer en quoi les renseignements en cause l’aideraient à présenter sa défense à son procès. Est‑il besoin de signaler qu’il était loisible au défendeur d’obtenir l’autorisation de la Cour de produire de son propre chef une preuve ex parte à cet égard? Il a toutefois décidé de ne pas se prévaloir de cette possibilité.
[168]Le défendeur souligne que les charges portées contre lui sont très graves et que, s’il est déclaré coupable, elles entraîneraient pour lui presque certaine-ment une longue période d’emprisonnement. Ainsi donc, le défendeur dit, et avec raison à mon avis, que ce facteur milite en sa faveur.
[169]Le défendeur soutient que, n’ayant pas vu les renseignements, il lui est impossible de dire si leur recevabilité doit être un facteur pertinent. Dans la mesure où ces renseignements ne sont pas directement recevables, le défendeur affirme que, à tout le moins, ils constitueront sans aucun doute une base utile pour le contre‑interrogatoire de divers témoins de la Couronne dans un procès où il sera essentiel de vérifier que les témoins de la Couronne sont dignes de foi et crédibles. Comme je l’ai fait observer ci‑dessus, c’est là une affirmation douteuse. À l’exception possible des documents M. Babar, il ne me paraît pas du tout évident, après avoir fait un examen détaillé des renseignements, qu’ils seront utiles au défendeur pour des contre‑ interrogatoires. S’agissant de M. Babar, je me demande si les comptes rendus des notes d’entrevue du FBI pourraient servir de point de départ à des contre‑ interrogatoires. En tout état de cause, le défendeur dispose du long résumé des notes en question, résumé que j’ai constaté être exact, complet et fidèle aux comptes rendus, de la déclaration de M. Babar à la police et de son témoignage au procès tenu au Royaume‑Uni.
[170]Le défendeur souligne aussi que c’est surtout la Couronne qui est tenue de prouver que d’autres moyens raisonnables d’obtenir les renseignements ont été étudiés, par exemple obtenir le consentement de tiers et/ou s’assurer que les renseignements ne sont pas déjà de notoriété publique. J’ai examiné ce facteur plus haut, à propos de la preuve produite dans les audiences ex parte.
[171]Le défendeur soutient que la présente instance peut difficilement être assimilée à un processus de communication générale ou à une enquête à l’aveuglette, puisque le poursuivant a admis la pertinence des renseignements. Comme je l’ai dit, je suis d’avis qu’il s’agit d’une admission à caractère général, et qui ne se rapporte pas à chaque élément de renseignement.
[172]Durant les débats, la Cour a demandé au défendeur de dire quelle aide supplémentaire il pouvait lui apporter, afin qu’elle puisse savoir quels genres de renseignements lui seraient, selon lui, utiles dans le procès pénal, et qu’elle puisse dire quelle approche elle devrait adopter pour évaluer les renseignements.
[173]Le défendeur a proposé à la Cour d’utiliser les codes V qui apparaissent dans la première version des volumes. Comme il est indiqué plus haut, j’ai conclu que les codes V ne sont pas un guide toujours fidèle d’évaluation de la nature des privilèges invoqués.
[174]Pour les suppressions qui concernent uniquement la technique d’enquête, le nom d’un indicateur, ou le nom d’un agent, le défendeur a répété que ces suppressions pouvaient être exclues de l’examen. Pouvaient aussi être exclues les suppressions relevant manifestement des privilèges invoqués en vertu de l’article 37. En ce qui concerne les autres suppressions, celles qu’on a voulu justifier, en totalité ou en partie, sur le fondement de la sécurité nationale, celui des relations internationales, celui de la règle des tiers, et ainsi de suite, le défendeur a fait valoir que, avant que la Cour n’étudie le document au fond, elle doit d’abord poser la question de savoir si une preuve a été apportée à l’appui de la justification invoquée. Si la preuve en question n’était pas apportée, il n’était pas nécessaire d’aller plus loin. Ce n’est que si quelque chose subsistait après la prise en compte de tous ces facteurs que la Cour serait tenue d’examiner le critère de la mise en balance des intérêts publics.
[175]S’agissant du témoin important qu’est M. Babar, la Cour a demandé s’il y avait des renseignements particuliers que le défendeur voudrait obtenir. La Cour a invité les parties à présenter d’autres arguments à ce sujet, mais aucune ne l’a fait. Le défendeur a dit qu’il avait été confirmé que cet individu s’était entretenu avec des policiers des États‑Unis, du Canada et de l’Angleterre durant plusieurs jours, sans aucun enregistrement sonore ou vidéo. Le défendeur a souligné que c’était là une « préoccupation considérable ». Il a aussi relevé que la communication des détails de l’« indemnisation globale » qui avait été offerte avait, elle aussi, été refusée. Il a dit que ces aspects touchaient la crédibilité d’un témoin clé, un témoin que la Couronne se proposait de citer en premier au procès. Le défendeur a donc demandé que, si, parmi les 506 documents en cause, il y en avait qui, d’une manière ou d’une autre, se rapportaient à ce que les autorités avaient conclu avec cet homme, et surtout à ce qu’elles lui avaient promis et à ce qu’elles lui avaient remis jusqu’à maintenant, alors il voudrait obtenir les documents en question.
[176]Le défendeur a confirmé qu’il avait la transcription se rapportant au plaidoyer de M. M. Babar, ainsi que le sommaire d’une série d’entrevues menées avec le témoin à New York. Prié de dire ce qu’il voulait d’autre, il a répété qu’il voulait savoir ce qui avait été promis au témoin. Il a dit également que le sommaire et le plaidoyer ne suffisaient pas. Il voulait aussi savoir quels documents avaient été présentés à cet individu au cours des neuf ou dix jours qu’il avait passés sous garde policière.
[177]L’accord de plaidoyer conclu avec le cabinet du procureur des États‑Unis, et mentionné plus haut, précise que le procureur des États‑Unis a entrepris d’obtenir une dérogation aux lignes directrices habituelles en matière de détermination de la peine, dérogation qui s’appliquerait aux accusations auxquelles M. Babar avait plaidé coupable et qui favoriserait son admission dans le programme américain de protection des témoins, en échange de ses plaidoyers et de son témoignage. Mon examen des 23 volumes remis à la Cour n’a pas laissé apparaître de renseignements que le procureur général voudrait protéger et qui feraient état d’autres ententes, formelles ou non, conclues entre les autorités américaines et M. Babar. De même, les conditions auxquelles M. Babar a obtenu l’immunité pour témoigner au Royaume‑Uni, ou sans doute au Canada, ne figurent pas dans les renseignements supprimés qui ont été soumis à la Cour.
[178]Ainsi que l’a souligné la Cour dans la décision Canada c. Singh, 2002 CFPI 460, au paragraphe 9 (la décision Singh), il ne suffit pas au défendeur d’alléguer simplement l’intérêt public dans la tenue d’un procès juste et équitable. L’appréciation exigée par l’article 38 de la Loi oblige chacune des parties à présenter son point de vue et, au besoin, à produire les preuves suffisantes à l’appui.
[179]En l’espèce, le défendeur n’a guère aidé la Cour à remplir sa mission. Il a été difficile en particulier de savoir quels renseignements, le cas échéant, seraient « susceptibles d’établir un fait crucial pour la défense », puisque le défendeur n’a pas échangé de renseignements avec la Cour sur ce que sa défense, ou ses défenses, pourraient être, à part ce qui a été mentionné plus haut. C’est là un facteur à prendre en compte à l’étape du critère qui concerne la mise en balance des intérêts publics, compte tenu de l’importance de communiquer des renseignements qui ont franchi la deuxième étape du critère.
CONCLUSIONS
[180]Lors de mon examen des renseignements dont le procureur général sollicite la protection, je me suis penché sur les questions suivantes : a) le défendeur s’est‑il acquitté de son obligation de prouver la pertinence des renseignements, en ce sens qu’ils pourraient raisonnablement être utiles pour la défense; b) le demandeur s’est‑il acquitté de son obligation de raisonnablement prouver, faits à l’appui, que la divulgation des renseignements causerait le préjudice allégué et appréhendé; c) lorsque je suis arrivé à la conclusion que le préjudice a été établi, le défendeur s’est‑il acquitté de son obligation de prouver que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation?
[181]Je voudrais souligner, comme l’observait mon collègue le juge Blanchard dans la décision Ribic , au paragraphe 22 de ses motifs, que, dans chaque demande relevant de l’article 38, « je suis d’avis que la Cour peut tenir compte de différents facteurs en soupesant les diverses raisons d’intérêt public » et que « [l]’étendue des facteurs peut bien varier d’un cas à l’autre ».
[182]Comme je l’ai dit plus haut, il y a dans les documents, et cela en dépit de l’admission du poursuivant selon laquelle les renseignements sont pertinents au sens de la jurisprudence Stinchcombe, une quantité considérable de renseignements qui ne concernent pas les charges qui pèsent contre le défendeur et qui ne seront pas raisonnablement utiles pour sa défense. Par conséquent, je suis d’avis que le défendeur ne s’est pas acquitté de son obligation de prouver la pertinence de ces renseignements, et je confirmerai l’interdiction de divulgation.
[183]En ce qui concerne le témoin M. Babar, je conclus que le document 6883 est un compte rendu objectif et exact du contenu des notes d’entrevue du FBI dans la mesure où elles se rapportent à l’Opération Crevice et au rôle présumé du défendeur dans ce complot. Les renseignements exclus du contenu de telles notes concernent d’autres enquêtes en cours et ne sont pas de nature à le disculper, et ils ne contredisent pas ce qui figure dans le document 6883. La décision du procureur général de protéger les documents du FBI est raisonnable dans les circonstances, et les raisons d’intérêt public qui justifient leur non‑divulgation l’emportent sur le droit du défendeur à leur divulgation, d’autant que les renseignements qui touchent le défendeur lui sont accessibles sous une autre forme.
[184]S’agissant de certains autres renseignements figurant dans les documents, que j’ai exposés en partie plus haut, je conclus qu’aucun préjudice n’a été prouvé par le demandeur. Ces documents seront désignés dans l’ordonnance à suivre et leur divulgation au défendeur sera ordonnée, sous réserve des autres privilèges que la Couronne pourra invoquer devant le juge du procès.
[185]Je conclus que le procureur général s’est acquitté de son obligation d’établir que la divulgation de la plupart des renseignements en cause serait préjudiciable à la sécurité nationale ou aux relations internationales. Cela vise notamment certains renseignements qui ont été divulgués par inadvertance au défendeur et qui sont actuellement en la possession de son avocat. Ces renseignements seront donc soustraits à toute autre divulgation.
[186]Cependant, je conclus aussi que, dans le contexte particulier de la présente demande, où le défendeur doit répondre à de graves accusations au pénal pour lesquelles il pourrait être condamné à une longue peine d’emprisonnement s’il est déclaré coupable, les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation, dans la mesure où il serait judicieux de lui remettre un résumé des renseignements ainsi que le prévoit le paragraphe 38.06(2) de la Loi.
[187]Par conséquent, je produirai un résumé prenant la forme d’une annexe jointe à mon ordonnance, annexe qui énumérera tous les documents, les pages sur lesquelles se trouvent les suppressions en application de l’article 38, une brève description de l’objet, les moyens invoqués par le procureur général pour justifier les protections qu’il sollicite, enfin mes décisions portant sur la question de savoir si une divulgation additionnelle est autorisée ou non pour chacun des documents. L’annexe sera communiquée aux avocats des parties, sous réserve que son utilisation devra se limiter aux procédures pénales dans la mesure où elle sera nécessaire et sous réserve qu’elle ne soit pas divulguée davantage. L’ordonnance comprendra une directive précisant que l’annexe devra être mise à la disposition du poursuivant et du juge de première instance au cas où il deviendrait nécessaire qu’il vérifie si, en raison de ce processus, il a été porté atteinte au droit du défendeur à un procès équitable.