IMM-7818-05
2007 CF 1262
Conseil canadien pour les réfugiés, Conseil canadien des Églises, Amnistie internationale, et M. Untel (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
Répertorié : Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (C.F.)
Cour fédérale, juge Phelan—Toronto, 5 et 6 février; Ottawa, 29 novembre 2007.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de réfugiés — Contrôle judiciaire contestant l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers (l’Entente) aux termes duquel le ressortissant étranger qui entre au Canada à partir d’un « pays désigné » est réputé irrecevable à présenter une demande d’asile — L’Entente est autorisée par les art. 159.1 à 159.7 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’art. 102(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés oblige le gouverneur en conseil à désigner seulement les pays qui se conforment à l’art. 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et à l’art. 3 de la Convention contre la torture — Plusieurs volets du régime américain ne respectent pas les Conventions — Il n’était donc pas raisonnable de la part du gouverneur en conseil de conclure que les États-Unis sont un « pays tiers sûr » — Demande accueillie.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — L’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers (l’Entente), qui est autorisé par les art. 159.1 à 159.7 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, dispose que le ressortissant étranger qui entre au Canada à partir d’un « pays désigné » est réputé irrecevable à présenter une demande d’asile — Il était tout à fait prévisible que des demandeurs d’asile authentiques seraient refoulés s’ils étaient renvoyés aux États-Unis; il y avait donc un lien de causalité suffisant entre le Canada et la négation des droits garantis par l’art. 7 — Le fait que l’Entente ne s’applique qu’aux demandeurs d’asile qui arrivent par voie terrestre et le fait que l’agent d’immigration canadien ne dispose d’aucune latitude qui lui permettrait d’admettre un demandeur d’asile au Canada conduisent à des résultats arbitraires — Il y a atteinte aux droits garantis par l’art. 7 de la Charte, atteinte qui n’est pas justifiée en vertu de l’article premier.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — L’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers (l’Entente), qui est autorisé par les art. 159.1 à 159.7 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, dispose que le ressortissant étranger qui entre au Canada à partir d’un « pays désigné » est réputé irrecevable à présenter une demande d’asile — La désignation des États-Unis en tant que pays tiers sûr crée une situation discriminatoire étant donné qu’elle entraîne des conséquences beaucoup plus graves pour les personnes qui entrent dans des catégories à l’égard desquelles les États-Unis ne se conforment pas aux conventions internationales, les exposant à des risques sur le seul fondement du moyen qu’elles ont employé pour entrer au Canada — Il y a atteinte aux droits garantis par l’art. 15 de la Charte, atteinte qui n’est pas justifiée en vertu de l’article premier.
Interprétation des lois — L’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers (l’Entente) dispose que le ressortissant étranger qui entre au Canada à partir d’un « pays désigné » est réputé irrecevable à présenter une demande d’asile — L’art. 102(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) oblige le gouverneur en conseil à assurer le suivi de l’examen des facteurs à l’égard des pays qu’il désigne comme pays sûrs — Bien qu’aucun délai précis ne soit prévu, l’art. 102(3) de la LIPR impose un suivi assez constant pour qu’on puisse tenir compte de l’évolution des faits et de la situation.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire déposée en vue de contester l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers (l’Entente) aux termes duquel le ressortissant étranger qui cherche à entrer au Canada à une frontière terrestre à partir d’un « pays désigné » est réputé irrecevable à présenter une demande d’asile.
L’alinéa 102(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) dispose que le gouverneur en conseil peut désigner un pays qui se conforme à l’article 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention relative aux réfugiés) et à l’article 3 de la Convention contre la torture. Lorsqu’il désigne un pays, le gouverneur en conseil doit, suivant le paragraphe 102(2) de la LIPR, tenir compte de quatre facteurs, notamment si le pays est partie à la Convention relative aux réfugiés et à la Convention contre la torture, ses politiques et usages à l’égard de ces Conventions, ses antécédents en matière de respect des droits de la personne et le fait qu’il est ou non partie à un accord avec le Canada concernant le partage de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile. Le paragraphe 102(3) oblige le gouverneur en conseil à assurer le suivi de l’examen des facteurs à l’égard des pays qu’il désigne comme pays sûrs en vertu de la Loi.
Les demandeurs ont affirmé que les articles 159.1 à 159.7 (édictés par DORS/2004-217, art. 2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le Règlement), DORS/2002-227, qui ont autorisé l’Entente, et la désignation des États-Unis comme « pays tiers sûr » sont invalides et illégaux parce que les conditions préalables à la prise du Règlement n’ont pas été respectées étant donné que les États-Unis ne se conforment pas à certaines conventions internationales protégeant les réfugiés. De même, les demandeurs ont soutenu que le Règlement et l’Entente contreviennent à la Charte canadienne des droits et libertés, et que la décision de déclarer les États-Unis comme pays désigné est illégale selon les principes de droit administratif, la Charte et le droit international.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Les articles 159.1 à 159.7 du Règlement et l’Entente constituent un excès de pouvoir, étant donné que les conditions énumérées au paragraphe 102(1) de la LIPR n’ont pas été respectées.
La jurisprudence du Royaume-Uni et de l’Union européenne a posé les principes suivants : 1) une partie ne peut se contenter de s’en remettre à l’existence de l’entente, mais elle doit être ouverte à la possibilité de vérifier si le pays tiers se conforme; 2) il existe une présomption de conformité de la part du pays tiers; 3) la Convention relative aux réfugiés est axée sur la protection contre le refoulement et, dès lors que le pays tiers assure en pratique la protection contre le refoulement, les autres distinctions ne feront pas obstacle au renvoi; 4) il n’est pas nécessaire que la protection porte sur le statut de réfugié dès lors qu’il existe une protection; et 5) même si l’autre pays applique une charge de preuve différente, dès lors que l’on peut atteindre de la même façon le même résultat pratique, la distinction n’est pas importante. Compte tenu de ces principes, le régime américain de reconnaissance du statut de réfugié a été analysé pour établir si les pratiques et usages du pays contreviennent à l’interdiction du refoulement prévue dans la Convention relative aux réfugiés (article 33) ou la Convention contre la torture (article 3). Plusieurs volets du régime américain ne respectent pas les Conventions. D’abord, les formes de protection offertes aux États-Unis comprennent l’asile et le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi en raison de la crainte d’être soumis à la torture. Lorsqu’une demande d’asile est irrecevable parce qu’elle n’a pas été déposée dans le délai d’un an suivant l’arrivée aux États-Unis, le seul recours (sous réserve de certaines exceptions) ouvert à l’intéressé pour éviter d’être refoulé consiste à présenter une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui. La preuve a démontré qu’une norme plus stricte régit les demandes de sursis et que cette norme, combinée au délai de prescription d’un an, risque d’exposer au refoulement certains des réfugiés qui sont renvoyés aux États-Unis. Deuxièmement, les exclusions américaines relatives au terrorisme sont extrêmement sévères; elles ratissent très large et ont pour effet de s’appliquer à nombre de personnes qui n’ont jamais constitué une menace. En renvoyant les demandeurs d’asile aux États-Unis dans ces conditions, le Canada, suivant la prépondérance de la preuve, expose des réfugiés à un grave risque de refoulement et de torture. Troisièmement, les femmes victimes de violence conjugale risquent véritablement d’être refoulées vu l’incertitude qui règne en ce qui concerne l’état du droit américain. Ainsi, on ne pouvait affirmer que les États-Unis respectaient l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés ou l’article 3 de la Convention contre la torture. Il n’était donc pas raisonnable de la part du gouverneur en conseil de conclure que les États-Unis sont un « pays sûr ».
Pour ce qui est de l’interprétation et de l’application de la Convention contre la torture, l’article 3 de cette Convention constitue une interdiction absolue de tout renvoi vers un pays où l’intéressé risque d’être torturé. Cette interdiction fait également partie du droit canadien. Cependant, ni le droit des États-Unis, ni en tout cas sa pratique, ne considèrent que l’expulsion d’une personne vers un pays où elle sera probablement torturée ne constituent un empêchement absolu à son expulsion. Il était déraisonnable de la part du gouverneur en conseil de conclure que les États-Unis répondent aux critères de l’article 3 de la Convention contre la torture.
Le paragraphe 102(3) de la LIPR dispose que le gouverneur en conseil assure le suivi de l’examen des facteurs à l’égard de chacun des pays désignés. Bien qu’aucun délai précis ne soit prévu, ce paragraphe impose un suivi assez constant pour qu’on puisse tenir compte de l’évolution des faits et de la situation. Le gouverneur en conseil a omis de le faire en l’espèce.
Le droit des États-Unis comporte plusieurs aspects qui ont pour effet d’exposer les réfugiés authentiques au risque d’être refoulés vers un pays qui pratique la persécution ou la torture. L’article 7 de la Charte s’appliquera à la torture infligée à l’étranger s’il existe un lien de causalité suffisant avec les actes du gouvernement canadien. En l’espèce, il appert de la preuve qu’il était « tout à fait prévisible » que des demandeurs d’asile authentiques seraient refoulés. Le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des réfugiés est donc compromis lorsque le Canada les renvoie aux États-Unis en vertu de l’Entente. Ainsi, il existe un lien de causalité suffisant entre le Canada et la négation des droits prévus à l’article 7. Le fait que l’agent d’immigration canadien ne dispose d’aucune latitude qui lui permettrait d’admettre un demandeur d’asile après avoir déterminé que ce dernier ne tombe sous le coup d’aucune des exceptions étroitement délimitées de l’Entente conduit à des résultats arbitraires qui ne tiennent pas compte de la situation particulière du demandeur d’asile. Le fait que l’Entente ne s’applique qu’à ceux qui arrivent par voie terrestre est aussi arbitraire. Pour ce qui est de l’article 15 de la Charte, la désignation des États-Unis en tant que pays tiers sûr crée une situation discriminatoire étant donné qu’elle entraîne des conséquences beaucoup plus graves pour les personnes qui entrent dans des catégories à l’égard desquelles les États-Unis ne se conforment pas à la Convention relative aux réfugiés ou à la Convention contre la torture, en plus de soumettre ces personnes à un traitement discriminatoire et de les exposer à des risques sur le seul fondement du moyen qu’elles ont employé pour entrer au Canada. Il n’y avait pas assez de preuve faisant état de la justification par application de l’article premier.
lois et règlements cités
Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers, 5 décembre 2002, [2004] R.T. Can. no 2, art. 4(1), 6, 8(3).
Accord entre les Gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signé à Schengen (Luxembourg), le 14 juin 1985 (Accord Schengen).
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 9, 15.
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12.
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34.
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36, art. 1, 3.
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221, art. 3, 13.
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1F), 33.
Convention relative à la détermination de l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres des Communautés européennes, 15 juin 1990, Dublin (Convention de Dublin).
Immigration and Nationality Act (INA), § 101(a)(3)(B)(iii), (43), 208, 212, 237(a)(4)(B), 241(b)(3)(B)(ii),(iv), 242(b)(4).
Immigration Regulations, 8 C.F.R. § 208.16(b)(4)(2), 208.17(a), 208.16(c), 208.18(a), (5),(7).
Loi modifiant la Loi sur l’immigration et d’autres loi en conséquence, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28.
Loi sur le Conseil des ports nationaux, S.R.C. 1970, chap.
N-8, art. 7 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 121, art. 6).
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.
Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3, 5(1), 34, 96, 97, 101(1)e), 102, 230(1).
Protocole des Nations Unies relatif au statut des réfugiés, 31 janvier 1967, [1969] R.T. Can. no 29.
Real ID Act of 2005, Pub. L. 109-13, Div. B. Title II, § 101(a)(3)(B)(ii),(d)(e).
Règlement (CE) no 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (Dublin II).
Règlement modifiant le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2004-217, art. 2.
Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié, DORS/90-40.
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 159.1 à 159.7 (édictés par DORS/2004-217, art. 2).
Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism (USA PATRIOT ACT) Act of 2001, Pub. L. No. 107-56 (2001).
jurisprudence citée
décisions appliquées :
Thorson c. Procureur général du Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791; 2005 CSC 35; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [1999] 2 C.F. 211 (1re inst.); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1; États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283; 2001 CSC 7; Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
décision différenciée :
Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236.
décisions examinées :
Conseil canadien des églises c. Canada, [1990] 2 C.F. 534 (C.A.); conf. par [1992] 1 R.C.S. 236; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Thorne’s Hardware Ltd. et autres c. La Reine et autre, [1983] 1 R.C.S. 106; Spinney c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), [2000] A.C.F. no 266 (C.F.); de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 3 R.C.F. 655; 2005 CAF 436; Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 247 (C.A.); Jafari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 C.F. 595 (C.A.); United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), [2004] 1 R.C.S. 485; Sunshine Village Corp. c. Canada (Parcs), [2004] 3 R.C.F. 600; 2004 CAF 166; David Suzuki Foundation v. British Columbia (Attorney General) (2004), 8 C.E.L.R. (3d) 235; 17 Admin. L.R. (4th) 85; 2004 BCSC 620; Jose Pereira E. Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 20; T.I. v. U.K., App. No. 43844/98 (CEDH); Regina v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Adan, [2001] 2 A.C. 477 (H.L.); Regina (Yogathas) v. Secretary of State for the Home Department, [2003] 1 A.C. 920; 2002 UKHL 36; Regina v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Salas, [2000] E.W.J. no4340 (QL); Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Satiacum, [1989] A.C.F. no 505 (C.A.) (QL); Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1376 (C.A.) (QL); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1996] C.S.C.R. no 612 (QL); Ins v. Cardoza-Fonseca, 480 U.S. 421 (1987); Mogharrabi (Matter of), 19 I&N Dec. 439 (BIA 1987); Huerta c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 157 N.R. 225 (C.A.F.); Jabari c. Turkie, [2000] CEDH 369; Williams c. Canada (Secrétaire d’État), [1995] A.C.F. no 1025 (1re inst.) (QL); Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 1438 (1re inst.) (QL); A-H- (Matter of) 23 I&N Dec. 774 (A.G. 2005); S-K (In re), 23 I&N Dec. 936 (BIA 2006); Arias v. Ashcroft, 143 Fed.Appx. 464 (3rd Cir. 2005); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Asghedom, 2001 CFPI 972; Kathirgamu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 300; R-A- (In re), 22 I&N Dec. 906 (BIA 1999); Bocova v. Gonzales, 412 F.3d 257 (1st Cir. 2005); S-P- (In re), 21 I&N Dec. 486 (BIA 1996); Maldonado c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 C.F. 302 (C.A.); S-M-J- (In re), 21 I&N Dec. 722 (BIA 1997); In re J-E-, 23 I&N Dec. 291 (BIA 2002); Zubeda v. Ashcroft, 333 F.3d 463 (3d Cir. 2003); Khouzam v. Ashcroft, 361 F.3d 161 (2d Cir. 2004); R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie-Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657; 2004 CSC 78; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624.
décisions citées :
Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar), [2008] 3 R.C.F. 248; 2007 CF 766; Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256; 2006 CSC 6; James Doyle (Sr) & Sons Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), [1992] 3 C.F. 128 (1re inst.); Saskatchewan Wheat Pool v. Canada (Attorney General) (1993), 112 Sask. R. 181 (B.R.); Gulf Canada Resources Ltd. v. Alberta (2001), 285 A.R. 307; 34 Admin. L.R. (3d) 89; 2001 ABQB 286; Acosta (Matter of), 19 I&N Dec. 211 (BIA 1985); El Balazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 38; Diluna c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 399 (1re inst.) (QL); Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.); Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.); INS v. Elias-Zacarias, 502 U.S. 478 (1992); R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116; Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 444 (C.A.) (QL); Ahortor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 705 (1re inst.) (QL); Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 556; Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 239; 2005 CAF 1; Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [2004] 3 R.C.S. 357; 2004 CSC 65.
doctrine citée
Affaires étrangères et Commerce international Canada. Déclaration sur la frontière intelligente : Création d’une frontière intelligente pour le XXIe siècle soutenue par
une zone de confiance nord-américaine, Ottawa : 12 décembre 2001. en ligne : <http://geo.international. gc.ca/can-am/main/border/smart_border_declaration-fr.asp>.
Canada. Citoyenneté et Immigration. Partenariat pour la protection : Examen de la première année, novembre 2006. en ligne : <http://www.cic.gc.ca/français/ausujet/lois-politiques/partenariat/index.asp>
Canada. Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar. Rapport sur les événements concernant Maher Arar. Ottawa : La Commission, 2006. en ligne : <http://www. commissionarar.ca>.
Canada. Parlement. Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration. Le Règlement sur les tiers pays sûrs: Rapport, décembre 2002. en ligne: <http://cmte.parl.gc.ca/Content/HOC/committee/372/cimm/reports/rp1032292/cimmrp01-f.htm>.
Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés. Rapport de surveillance : Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les É.-U., 29 décembre 2004–28 décembre 2005. Juin 2006. en ligne : <http://www.unhcr. fr/cgi-bin/texis/vtx/protect/opendoc.pdf?tbl=PROTEC TION&id=455b2cca4>.
Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gaz. C. 2004.II. 1622.
Schoenholz, Andrew I. Asylum Representation, Summary Statistics (Institute for the Study of International Migration, Georgetown University, mai 2000) [non publié].
Waldman, Lorne. Immigration Law and Practice, 2e éd. feuilles mobiles, Toronto: Butterworths, 2006.
DEMANDE de contrôle judiciaire contestant l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers au motif que les États-Unis ne se conforment pas à certaines conventions internationales protégeant les réfugiés, une condition préalable à la prise du Règlement qui a autorisé cet accord (art. 159.1 à 159.7 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés), et au motif que la désignation des États-Unis comme pays tiers sûr contrevient à la Charte ainsi qu’aux principes de droit administratif. Demande accueillie.
ont comparu :
Barbara L. Jackman, Andrew Brouwer et Leigh Salsberg pour les demandeurs, Conseil canadien pour les réfugiés, Conseil canadien des Églises et M. Untel.
Lorne Waldman pour la demanderesse Amnistie internationale.
David Lucas, François Joyal, Gregory G. George et Matina Karvellas pour la défenderesse.
avocats inscrits au dossier :
Jackman & Associates, Toronto, pour les demandeurs, Conseil canadien pour les réfugiés, Conseil canadien des Églises et M. Untel.
Waldman & Associates, Toronto, pour la demanderesse Amnistie internationale.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
TABLES DES MATIÈRES
Paragraphe
I. Introduction 1
II. Contexte 8
A. Dispositions législatives et réglementaires 15
1) Règles de droit international pertinentes 15
2) Désignation de tiers pays sûr 20
B. Processus de prise de décision du gouverneur en conseil 31
C. Application du Règlement/mise en œuvre de l’Entente 34
III. Qualité pour agir 37
IV. Principes régissant le contrôle/Norme de contrôle 55
A. Légalité 61
B. Norme de contrôle 88
1) Présence ou absence de clause privative ou de droit d’appel prévu par la loi 94
2) Expertise du décideur par rapport à celle de la Cour 96
3) Objet de la loi et de la disposition en particulier 98
4) Nature de la question 102
5) Conclusion sur la norme de contrôle 104
V. La preuve : Les lois et les usages des États-Unis en matière de réfugiés violent-ils la Convention sur les réfugiés ou la Convention contre la torture? 106
A. Les experts 106
1) Pour les demandeurs 106
2) Pour la défenderesse 106
B. Usages suivis au Royaume-Uni et dans l’Union européenne en ce qui a trait aux ententes sur les pays tiers sûrs 110
C. Bref survol du régime américain 138
D. Analyse du droit américain des réfugiés 143
1) Délai de prescription d’un an et norme applicable aux sursis 144
a) La norme régissant le sursis est-elle plus stricte que celle applicable au droit d’asile et, dans l’affirmative, l’application de cette norme entraîne-t-elle le refoulement? 146
b) Indépendamment de la question du sursis, le délai de prescription d’un an contrevient-il à la Convention contre la torture et à la Convention relative aux réfugiés 155
c) Le délai de prescription d’un an : incidence sur les demandes fondées sur le sexe ou présentées par d’autres groupes minoritaires 162
2) Exceptions par catégories en cas de criminalité et de terrorisme 165
a) Exclusion pour cause de terrorisme 167
b) Exclusion pour cause de grande criminalité 192
3) Interprétation du terme « persécution », demandes d’asile fondées sur l’appartenance à un groupe social et demandes d’asile fondées sur le sexe 197
a) Demandes d’asile fondées sur le sexe 198
b) «Persécution» 207
4) Corroboration et crédibilité 217
5) Détention et droit de consulter un avocat 228
6) Résumé 237
VI. Interprétation et application de la Convention contre la torture 241
VII. Défaut d’assurer un suivi 264
VIII. Charte canadienne des droits et libertés 276
A. La Charte s’applique-t-elle en l’espèce, même si les violations des droits de la personne se sont essentiellement produites à l’extérieur du Canada? 277
1) Article 7 282
a) Le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité du demandeur d’asile est-il compromis? 283
b) Principes de justice fondamentale 286
c) Caractère arbitraire/absence de pouvoir discrétionnaire 291
i) Le Canada 293
ii) Les États-Unis 299
iii) Le Royaume-Uni 305
d) La Charte exige-t-elle un examen individualisé? 307
2) Article 15 315
a) La loi impose-t-elle une différence de traitement entre les demandeurs d’asile et un groupe de comparaison? 318
b) Discrimination 325
i) Désavantage préexistant 328
ii) Correspondance entre la loi et la situation personnelle du demandeur. 330
iii) L’objet ou l’effet d’amélioration 331
iv) Nature et étendue des droits touchés 332
3) La violation des articles 7 et 15 peut-elle se justifier en vertu de l’article premier? 334
IX. Conclusion 338
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Phelan :
I. INTRODUCTION
[1] Le Conseil canadien pour les réfugiés, le Conseil canadien des Églises, Amnistie internationale et M. Untel, un demandeur d’asile colombien se trouvant aux États-Unis, ont déposé une demande de contrôle judiciaire en vue de contester l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers [5 décembre 2002, [2004] R.T. Can. no 2], également connu sous le nom d’Entente sur les tiers pays sûrs (l’Entente). En vertu de cet accord, qui a été adopté sous sa forme actuelle dans le cadre de la Déclaration sur la frontière intelligente : Création d’une frontière intelligente pour le XXIe siècle soutenue par une zone de confiance nord-américaine [Ottawa, 12 décembre 2001] (Déclaration sur la frontière intelligente) et qui est entré en vigueur le 29 décembre 2004, le ressortissant étranger qui cherche à entrer au Canada à une frontière terrestre à partir d’un « pays désigné » est, sous réserve de certaines exceptions limitées, réputé irrecevable à présenter une demande d’asile.
[2] Les demandeurs sollicitent un jugement déclarant invalide et illégale tant la désignation des États-Unis d’Amérique comme « pays tiers sûr » pour les demandeurs d’asile que l’irrecevabilité de certains demandeurs d’asile à présenter une demande d’asile au Canada. Les demandeurs affirment notamment que le Règlement autorisant l’Entente [Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 159.1 à 159.7 (édictés par DORS/2004-217, art. 2)] est invalide parce que les conditions préalables à la prise de ce règlement n’ont pas été respectées, étant donné que les États-Unis ne se conforment pas à certaines conventions internationales protégeant les réfugiés et interdisant de les renvoyer vers des endroits où ils risquent d’être torturés. Ils ajoutent qu’en tout état de cause le Règlement et l’Entente contreviennent à la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II no 44]]. Les demandeurs sollicitent un jugement déclarant illégale, selon les principes du droit administratif, de la Charte et du droit international, la décision de la défenderesse de déclarer les États Unis comme pays désigné.
[3] L’Entente s’applique de telle sorte que le ressortissant d’un pays autre que les États-Unis qui arrive au Canada par voie terrestre (et uniquement par voie terrestre) après avoir transité par les États-Unis et qui présente une demande d’asile au Canada est renvoyé sur-le-champ aux États-Unis. En définitive, cette personne se voit nier toute possibilité de faire examiner au fond sa demande d’asile par les autorités canadiennes.
[4] La décision de conclure l’Entente a été déléguée par le Parlement au gouverneur en conseil sous réserve du respect de certaines conditions. Parmi ces conditions, il y a celle voulant que l’autre pays — dans le cas présent, les États-Unis — se conforme à l’article 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] (la Convention relative aux réfugiés), qui consacre le principe de l’interdiction du refoulement (c’est-à-dire le renvoi de l’intéressé dans son pays d’origine, où il serait persécuté), et à l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants [10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36] (la Convention contre la torture), qui interdit expressément de renvoyer quelqu’un dans un pays qui se livre à la torture.
[5] Pour se prononcer sur l’opportunité de conclure une Entente, le gouverneur en conseil doit tenir compte d’un certain nombre de facteurs, y compris les « politiques et usages » de l’autre pays, et non seulement sa législation.
[6] De plus, l’Entente et son application doivent être compatibles avec les dispositions de la Charte.
[7] Pour les motifs qui sont exposés dans le présent jugement, la Cour estime que les politiques et les usages des États-Unis ne respectent pas les conditions prévues pour autoriser le Canada à conclure une Entente. Les États-Unis ne satisfont pas aux exigences de la Convention relative aux réfugiés et ils ne se conforment pas à l’interdiction prévue par la Convention contre la torture (comme l’illustre, par exemple, l’affaire Maher Arar). De plus, l’Entente n’est pas conforme aux dispositions pertinentes de la Charte. Enfin, le gouvernement canadien n’a pas procédé à l’examen permanent exigé par le Parlement malgré la longue période de temps écoulée depuis la prise d’effet de l’Entente et malgré les éléments de preuve récents qui existent au sujet des usages suivis aux États-Unis.
II. CONTEXTE
[8] Le principe du tiers pays sûr a été introduit pour la première fois dans la législation canadienne à l’occasion des modifications apportées en 1988 [L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28] à la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2]. La constitutionnalité de ces modifications a été contestée; la Cour d’appel fédérale a toutefois jugé, dans l’arrêt Conseil canadien des églises c. Canada, [1990] 2 C.F. 534 (C.A.), appel rejeté à [1992] 1 R.C.S. 236, que tout litige sur cette disposition était prématuré car aucun pays n’avait encore été désigné (l’arrêt de la Cour suprême est analysé plus loin en rapport avec la question de la qualité pour agir). Le gouvernement du Canada a poursuivi les négociations avec les États-Unis en vue d’une désignation réciproque. La Déclaration sur la frontière intelligente et son plan d’action en 30 points contenaient un nouvel engagement en vue de la conclusion d’une Entente. Le texte final de l’Entente a été signé le 5 décembre 2002 et il est entré en vigueur le 29 décembre 2004.
[9] L’Entente est un accord conclu entre le Canada et les États-Unis. Les dispositions essentielles de l’Entente se trouvent à son paragraphe 4(1), qui prévoit que le dernier pays de séjour examine la demande de statut de réfugié présentée par toute personne arrivée à un point d’entrée d’une frontière terrestre qui fait cette demande.
Article 4
1. Sous réserve des paragraphes 2 et 3, la partie du dernier pays de séjour examine, conformément aux règles de son régime de détermination du statut de réfugié, la demande de ce statut de toute personne arrivée à un point d’entrée d’une frontière terrestre à la date d’entrée en vigueur du présent accord, ou par après, qui fait cette demande.
[10] Le régime législatif qui incorpore les principes de l’Entente en droit interne se trouve dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [L.C. 2001, ch. 27] (la LIPR) et dans le Règlement modifiant le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2004-217, 12 octobre 2004 (le Règlement mettant en œuvre l’Entente). Ce régime est exposé plus en détail aux paragraphes 20 à 30.
[11] Les États-Unis sont présentement le seul pays désigné comme « pays tiers sûr » en application du Règlement mettant en œuvre l’Entente.
[12] Parmi les demandeurs, on compte trois organismes voués à la défense de l’intérêt public, à savoir le Conseil canadien pour les réfugiés, le Conseil canadien des Églises et Amnistie internationale, tous reconnus comme étant des organismes qui se consacrent à la protection et à la défense des droits des réfugiés au Canada.
[13] Quant à M. Untel, il s’agit d’un demandeur d’asile de la Colombie qui réside actuellement aux États-Unis. L’asile lui a d’abord été refusé parce qu’il n’avait pas présenté de demande dans l’année suivant son arrivée aux États-Unis. Il s’est ensuite caché aux États-Unis et a demandé une injonction, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, en vue d’empêcher les autorités canadiennes d’invoquer l’Entente pour le cas où il réussirait à se présenter à un point d’entrée canadien. Une injonction provisoire a été prononcée mais il s’est avéré que, parallèlement à la présente instance en contrôle judiciaire, les autorités américaines ont accepté de réexaminer sa demande d’asile.
[14] Ainsi que l’a fait observer l’un des experts qui a souscrit un affidavit pour le compte de la défenderesse, M. Bruce Scoffield, de la Direction générale des réfugiés de Citoyenneté et Immigration Canada, la décision et les motifs de celle-ci se trouvent en l’espèce dans le Règlement. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation [Gaz. C. 2004.II 1622] (le REIR) qui accompagne le Règlement fait également partie des motifs de la décision de conclure l’Entente.
A. Dispositions législatives et réglementaires
1) Règles de droit international pertinentes
[15] Ainsi qu’il a déjà été signalé, le gouverneur en conseil doit respecter certaines conditions avant de conclure une Entente et de prendre le règlement requis. Les conditions qui revêtent une importance capitale en l’espèce sont le respect par les États-Unis des dispositions applicables de la Convention relative aux réfugiés (article 33) et de l’article 3 de la Convention contre la torture.
[16] L’article 33 de la Convention relative aux réfugiés est ainsi libellé :
Article 33
Défense d’Expulsion et de Refoulement
1. Aucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté seraient menacées en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays.
[17] L’article 3 de la Convention contre la torture est ainsi libellé :
Article 3
1. Aucun État partie n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture.
2. Pour déterminer s’il y a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l’existence, dans l’État intéressé, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives.
[18] Ces deux accords internationaux ont leur pendant en droit interne canadien, notamment dans la LIPR, et plus précisément aux articles 96 et 97 :
96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :
a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;
b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :
a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;
b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :
(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,
(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,
(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.
(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.
[19] Il est également utile de citer la définition de la torture que l’on trouve à l’article premier de la Convention contre la torture (l’article mentionné à l’alinéa 97(1)a) de la LIPR) :
Article 1
1. Aux fins de la présente Convention, le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à des sanctions ou occasionnées par elles.
2) Désignation de tiers pays sûr
[20] L’alinéa 101(1)e) de la LIPR déclare irrecevable la demande d’asile présentée par une personne qui arrive au Canada en provenance d’un « pays désigné »:
101. (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :
[. . .]
e) arrivée, directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle;
[21] L’alinéa 102(1)a) permet au gouverneur en conseil d’assujettir un pays à l’alinéa 101(1)e):
102. (1) Les règlements régissent l’application des articles 100 et 101, définissent, pour l’application de la présente loi, les termes qui y sont employés et, en vue du partage avec d’autres pays de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile, prévoient notamment :
a) la désignation des pays qui se conforment à l’article 33 de la Convention sur les réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture;
b) l’établissement de la liste de ces pays, laquelle est renouvelée en tant que de besoin;
c) les cas et les critères d’application de l’alinéa 101(1)e).
[22] La loi permet au gouverneur en conseil de désigner seulement les pays qui se conforment à l’article 33 de la Convention sur les réfugiés, lequel interdit le refoulement (sous réserve d’exceptions très limitées), et à l’article 3 de la Convention contre la torture, lequel interdit sans équivoque de refouler quelqu’un vers un pays où il serait soumis à la torture. Lorsqu’il désigne un pays, le gouverneur en conseil doit, suivant le paragraphe 102(2), tenir compte de quatre facteurs :
102. [. . .]
(2) Il est tenu compte des facteurs suivants en vue de la désignation des pays :
a) le fait que ces pays sont parties à la Convention sur les réfugiés et à la Convention contre la torture;
b) leurs politique et usages en ce qui touche la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés et les obligations découlant de la Convention contre la torture;
c) leurs antécédents en matière de respect des droits de la personne;
d) le fait qu’ils sont ou non parties à un accord avec le Canada concernant le partage de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile. [Non souligné dans l’original.]
[23] La loi oblige également le gouverneur en conseil à assurer le suivi de l’examen des facteurs à l’égard des pays qu’il désigne comme pays sûrs en vertu de l’alinéa 102(1)a). Voici le texte du paragraphe 102(3) :
102. [. . .]
(3) Le gouverneur en conseil assure le suivi de l’examen des facteurs à l’égard de chacun des pays désignés.
[24] Aux termes du paragraphe 5(1) de la LIPR, le législateur fédéral a conféré au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des règlements en application de la Loi. Ces règlements doivent être conformes à l’article 3 de la LIPR. Les alinéas 3d) et f) s’appliquent au cas qui nous occupe :
3. [. . .]
(3) L’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :
[. . .]
d) d’assurer que les décisions prises en vertu de la présente loi sont conformes à la Charte canadienne des droits et libertés, notamment en ce qui touche les principes, d’une part, d’égalité et de protection contre la discrimination et, d’autre part, d’égalité du français et de l’anglais à titre de langues officielles du Canada;
[. . .]
f) de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire.
[25] Voici les dispositions de la Charte qui ont été invoquées dans le cadre de la présente instance en contrôle judiciaire :
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
[. . .]
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[. . .]
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
[26] En vertu du pouvoir de réglementation qui lui a été conféré par le paragraphe 102(1) de la LIPR, le gouverneur en conseil a édicté l’article 159.3 du Règlement mettant en œuvre l’Entente, qui a eu pour effet, le 12 octobre 2004, de désigner les États-Unis à titre de pays qui se conforme à l’article 33 de la Convention sur les réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture. Cette désignation est le point de discorde central dans la présente instance en contrôle judiciaire.
[27] L’article 159.5 énumère certaines exceptions au principe général prévu à l’alinéa 101(1)e) de la LIPR, qui prévoit que les demandes d’asile présentées par les personnes arrivant directement ou indirectement d’un pays désigné par règlement sont irrecevables et ne peuvent être déférées à la Section de la protection des réfugiés. Ces exceptions visent de façon générale les catégories suivantes de personnes :
• membres de la famille de citoyens canadiens, résidents permanents et personnes protégées;
• mineurs non accompagnés;
• titulaires de titres de voyage canadiens;
• personnes qui peuvent entrer au Canada sans avoir à obtenir un visa mais qui ne peuvent entrer aux États-Unis sans avoir obtenu un visa;
• personnes dont la demande d’admission aux États-Unis a été refusée sans qu’elles aient eu l’occasion d’y faire étudier leur demande d’asile et résidents permanents qui font l’objet d’une mesure prise par les États-Unis visant leur rentrée au Canada;
• personnes accusées d’une infraction qui pourrait leur valoir la peine de mort;
• personnes qui ont la nationalité d’un pays à l’égard duquel le ministre a imposé un sursis aux mesures de renvoi.
[28] Dès lors qu’il estime que le demandeur d’asile ne tombe pas sous le coup d’une des exceptions énumérées, l’agent d’immigration canadien n’a plus le pouvoir discrétionnaire d’admettre le demandeur d’asile au Canada. L’intéressé doit être renvoyé aux États-Unis.
[29] Une des caractéristiques du régime sur les tiers pays sûrs est le fait qu’aux termes du Règlement, ce régime ne s’applique qu’aux points d’entrée par route. Le régime sur les tiers pays sûrs ne s’applique pas aux voyageurs qui arrivent au Canada par avion ou par bateau en provenance des États-Unis.
[30] Le REIR précise que l’Entente sur les tiers pays sûrs découle [aux pages 1622 et 1623] « d’un consensus international répandu et grandissant selon lequel aucun pays qui accueille des réfugiés ne peut, à lui seul, résoudre les problèmes des réfugiés du monde. Il faut que des efforts, à la fois bilatéraux et multilatéraux, soient déployés à l’échelle internationale afin de partager les responsabilités ».
B. Processus de prise de décision du gouverneur en conseil
[31] Il est précisé, dans le REIR, que des consultations ont eu lieu avec des ONG [organisations non gouvernementales] qui s’opposent par principe à l’Entente et qui estiment que les États-Unis ne respectent pas leurs obligations internationales à l’égard des réfugiés. Le REIR signale qu’on a tenu compte des observations formulées par les intéressés sur la question de savoir si les États-Unis sont un pays sûr pour les réfugiés, et plus spécifiquement sur les pratiques de détention, les procédures de renvoi expéditives et les exclusions obligatoires du droit d’asile en vigueur aux États-Unis. Le REIR explique que ces préoccupations se sont surtout traduites par un élargissement des exceptions déjà existantes. Le gouvernement a également procédé à une analyse comparative entre les sexes et a constaté qu’il en ressortait que l’ensemble de la jurisprudence appuyait largement les demandes fondées sur le sexe aux États-Unis.
[32] Le REIR précise aussi qu’après la publication préalable du Règlement en 2002, le gouvernement canadien a continué de surveiller l’évolution de la situation aux États-Unis. Il explique également que, conformément au paragraphe 102(3) de la Loi, un processus de suivi continu était déjà en voie d’élaboration. D’autre part, le REIR affirme que le gouvernement pourra mieux évaluer l’impact du Règlement après sa mise en œuvre.
[33] Suivant la défenderesse, le 29 mai 2006, dans le témoignage qu’il a livré devant le Comité permanent de la Chambre des communes sur la citoyenneté et l’immigration (le Comité permanent), M. Jahanshah Assadi, représentant du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (le HCR) au Canada, a déclaré que l’HCR considère les États-Unis comme un pays sûr.
C. Application du Règlement/Mise en œuvre de l’Entente
[34] Le rapport sur la première année de la mise en œuvre de l’Entente publié par le HCR, le Canada et les États-Unis (et qui est joint à l’affidavit de Tom Heinz sous la cote TH2) donne un aperçu de la méthodologie suivie pour la mise en œuvre de l’Entente. Il faut tout d’abord déterminer si la personne qui présente une demande d’asile est interdite de territoire et si sa demande d’asile est recevable. L’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) est chargée d’administrer la procédure au point d’entrée (PE). Après avoir demandé l’asile au PE, la personne est interrogée par un agent des services frontaliers qui doit déterminer si la demande est recevable en ce sens qu’elle peut être déférée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR). Une décision doit être prise au sujet de la recevabilité dans les trois jours ouvrables, à défaut de quoi la demande d’asile est déférée à la CISR. Aux termes de l’Entente, les personnes dont la demande d’asile est irrecevable et qui font l’objet d’une ordonnance de renvoi peuvent être renvoyées aux États-Unis. La plupart du temps, le renvoi a lieu le jour même.
[35] Une fois la demande d’asile présentée, un autre décideur (un représentant du ministre) évalue la décision initiale sur la recevabilité de la demande d’asile prise par l’agent d’immigration. La décision du représentant du ministre est elle-même susceptible d’appel par voie de demande de contrôle judiciaire, souvent depuis l’étranger. L’Entente prévoit donc deux niveaux de révision de la décision concluant à l’irrecevabilité de la demande.
[36] Il convient toutefois de signaler qu’un des effets de l’Entente est que, sur constat qu’elle est arrivée au Canada en provenance des États-Unis par voie terrestre, la personne en cause est refoulée aux États-Unis indépendamment de sa situation personnelle et sans tenir compte de sa demande d’asile ou de ses préoccupations quant à son refoulement aux États-Unis. On prive ainsi cette personne de la possibilité de présenter une demande d’asile au Canada.
III. QUALITÉ POUR AGIR
[37] La défenderesse conteste l’intérêt des trois organisations à introduire la présente demande de contrôle judiciaire. La défenderesse affirme en particulier que ces organisations ne satisfont pas au troisième volet du critère applicable à la qualité pour agir, en l’occurrence celui de l’inexistence de toute autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question au tribunal. Elle formule cet argument en dépit de l’application au Canada de l’Entente, qui vise à refouler sans délai aux États-Unis le demandeur d’asile présumé, idéalement le jour même de son arrivée.
[38] Le test de la qualité pour agir dans l’intérêt public a été défini dans l’arrêt Thorson c. Procureur général du Canada et autres, [1975] 1 R.C.S. 138, où la Cour suprême a établi les trois critères qu’il faut respecter pour se faire reconnaître la qualité pour agir. Ces facteurs sont également analysés dans les arrêts Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, et Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607. Les questions à examiner sont les suivantes :
1. Y a-t-il une question sérieuse à juger (quant à la validité de la loi)?
2. L’intéressé a-t-il démontré qu’il est directement touché ou qu’il a, à titre de citoyen, un intérêt véritable quant à la validité de la loi?
3. Existe-t-il une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question au tribunal?
[39] La défenderesse affirme que les demandeurs, le Conseil canadien pour les réfugiés, le Conseil canadien des Églises et Amnistie internationale, ne satisfont pas au troisième volet du test qu’il faut réussir pour se voir reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public, en l’occurrence le fait qu’il n’existe aucune autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question au tribunal. Les personnes qui sont directement touchées par la désignation des États-Unis comme pays tiers sûr sont disponibles et seraient mieux placées pour plaider cette question. La défenderesse soutient que, bien
qu’on puisse prétendre que M. Untel possède un intérêt personnel dans le présent litige, les demandeurs n’abordent pas les questions en litige du point de vue de M. Untel. Selon la défenderesse, les allégations de violation de la Charte ne devraient être examinées qu’à la lumière d’un dossier factuel en bonne et due forme.
[40] Dans l’arrêt Conseil Canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, à la page 253, la Cour suprême du Canada a appliqué le test de la qualité pour agir dans un contexte semblable à celui de la présente espèce. La Cour suprême a affirmé que ce test était celui qu’il convenait d’appliquer lorsque la constitutionnalité d’une loi est contestée et elle a ajouté qu’il n’était pas nécessaire de l’adapter. La Cour suprême a ensuite examiné la qualité du Conseil canadien des Églises pour intenter une action visant à contester diverses dispositions de l’ancienne Loi sur l’immigration de 1976 [S.C. 1976-77, ch. 52]. La Cour a estimé que le Conseil canadien des Églises n’avait pas satisfait au troisième volet du test. Il convient toutefois de signaler que la raison invoquée par la Cour pour justifier cette conclusion était que les réfugiés se trouvant déjà en sol canadien étaient en mesure de contester la loi de leur propre chef. Le juge Cory a déclaré ce qui suit [aux pages 254 à 256] :
La loi contestée est de nature réglementaire et elle touche directement tous les demandeurs du statut de réfugié au pays. Chacun d’entre eux a qualité pour contester la constitutionnalité de la loi afin de faire assurer le respect des droits que lui garantit la Charte. Le Conseil requérant reconnaît que ces actions pourraient être intentées, mais soutient que les désavantages que subissent les réfugiés en tant que groupe les empêchent d’utiliser efficacement l’accès qu’ils ont aux tribunaux. Je ne peux accepter cette prétention.
[. . .]
Il ressort des documents présentés que des demandeurs individuels du statut de réfugié, qui ont le droit de contester la loi, s’en sont prévalu. Il existe donc d’autres méthodes raisonnables de saisir la cour de la question. Pour ce motif, le Conseil requérant ne peut avoir gain de cause. Je m’empresserais d’ajouter que cette décision ne devrait pas être interprétée comme le résultat d’une application mécaniste d’une exigence technique. On doit plutôt se rappeler que l’objet fondamental de la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public est de garantir qu’une loi n’est pas à l’abri de la contestation. En l’espèce, la loi ne l’est pas puisque des demandeurs du statut de réfugié la conteste. En conséquence, le motif à la base même de la reconnaissance à une partie de la qualité pour agir dans l’intérêt public disparaît. Le Conseil n’a donc pas qualité pour agir relativement à chacun des énoncés de la déclaration.
[41] Le juge Cory a expliqué que les tribunaux peuvent, dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public pour contester des décisions administratives. Il a souligné la nécessité de soupeser l’accès des groupes d’intérêt public aux tribunaux par rapport à la nécessité d’économiser les ressources judiciaires limitées. Il a ajouté qu’il n’est pas nécessaire de reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public lorsque, selon la prépondérance des probabilités, on peut établir qu’un particulier contestera la mesure.
[42] Le juge Cory a également statué, à la page 253, que « dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire, il faut interpréter les principes applicables d’une façon libérale et souple ».
[43] Dans le cas qui nous occupe, aucun réfugié ne peut soumettre la question depuis le Canada. Il est plutôt nécessaire que toute contestation soit portée par un réfugié se trouvant à l’extérieur du Canada. Les demandeurs ont présenté certains éléments de preuve tendant à démontrer que la plupart des demandeurs d’asile qui se trouvent aux États-Unis et qui pourraient être visés par l’Entente ne seraient pas disposés à porter ce litige devant les tribunaux. Certains d’entre eux craindraient que le fait pour eux de participer à un procès signalerait leur présence aux autorités américaines et les exposerait au risque d’être expulsés ou détenus ou encore de les placer aux États-Unis dans la situation précise de refoulement qui constitue l’objet même de la contestation dont la Cour est présentement saisie.
[44] L’affaire Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791, portait sur certaines des réalités que comportent les procès intentés dans l’intérêt public par des personnes vulnérables. Dans cette affaire, un médecin et un patient contestaient des dispositions législatives interdisant l’assurance-maladie privée au motif que les délais d’attente inhérents au régime public violaient la Charte ainsi que la Charte des droits et libertés de la personne [L.R.Q., ch. C-12] québécoise. La juge Deschamps a examiné la question et a conclu que le médecin et son patient avaient tous les deux qualité pour agir. On trouve son analyse de la question au paragraphe 35 de cet arrêt :
Il est clair qu’une contestation fondée sur une charte, qu’il s’agisse de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise, doit reposer sur un fondement factuel concret : Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441. La question n’est pas de déterminer si les appelants peuvent invoquer une atteinte qui leur est propre. Les questions soulevées touchent à l’intérêt public, et le test établi dans l’arrêt Ministre de la Justice du Canada c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575, s’applique. La question doit être sérieuse, les demandeurs doivent être touchés directement ou avoir un intérêt véritable en tant que citoyens et il ne doit pas exister d’autre moyen efficace à leur disposition. Ces conditions sont remplies. La question de la validité de la prohibition est sérieuse. Chaoulli est médecin, et Zeliotis est un patient qui a souffert en raison des listes d’attente. Ils ont un intérêt véritable dans le débat judiciaire. Enfin, il n’y a pas d’autre moyen efficace pour soulever la validité des dispositions que le recours aux tribunaux.
[45] Même les juges dissidents étaient d’accord avec les juges majoritaires sur la question de la qualité pour agir. Les juges Binnie et LeBel ont, au paragraphe 189, fait ressortir la difficulté pratique de trouver quelqu’un pour prendre l’initiative d’engager le procès:
Ces trois conditions [énoncées dans l’arrêt Borowski] sont remplies en l’espèce [. . .] les appelants plaident, de manière générale, l’inconstitutionnalité du régime de santé québécois pour des raisons systémiques. Ils ne s’en tiennent pas à la situation d’un patient en particulier. Leur argument ne se limite pas à un examen ponctuel. Ils avancent l’argument général selon lequel le Québec perd le pouvoir de légiférer pour interdire l’accès à l’assurance maladie privée en raison des listes d’attente chroniques avec lesquelles il est aux prises. D’un point de vue pratique, même si on pouvait s’attendre à ce que des patients — qui souhaitent le faire — recourent aux tribunaux, il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’une personne gravement malade s’engage dans une contestation systémique de l’ensemble du régime de santé, comme cela a été fait en l’espèce. Les personnes malades, voire mourantes, consacreront plutôt leurs ressources matérielles, physiques et affectives à leur propre situation. En ce sens, aucune autre catégorie de personnes n’est plus directement touchée ni mieux placée pour entamer une longue et indubitablement coûteuse contestation systémique du régime de médecine unique. Nous convenons donc que les appelants en l’espèce se sont vu reconnaître, à juste titre, la qualité pour agir dans l’intérêt public. En conséquence, toutefois, l’échec de la contestation systémique des appelants ne priverait pas une personne d’un recours constitutionnel fondé exclusivement sur sa situation particulière.
[46] Bien qu’ils ne se trouvent pas dans l’état physique grave évoqué dans l’arrêt Chaoulli, on ne saurait s’attendre à ce que la plupart des demandeurs d’asile, qui se retrouvent dans un nouveau pays où ils sont terrifiés à l’idée d’être refoulés, trouvent le temps et les ressources nécessaires pour faire valoir une telle contestation. La célérité avec laquelle les autorités canadiennes sont censées agir pour refouler l’intéressé aux États-Unis revêt une importance tout aussi grande.
[47] Il est sans importance que M. Untel n’ait pas encore effectivement tenté de franchir la frontière canadienne. Il n’y a aucun doute — et il n’est pas sérieusement contesté — que, s’il le faisait, il serait renvoyé aux États-Unis. Conformément à la conclusion tirée dans l’arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, attendre que des actes discriminatoires soient commis et exiger une contestation distincte pour chaque disposition serait injuste, entraînerait des délais et constituerait du gaspillage.
[48] Dans le cas qui nous occupe, il serait absurde de contraindre le demandeur d’asile qui se trouve aux États-Unis à se présenter à la frontière canadienne pour ensuite le renvoyer aux États-Unis pour prouver que cela se produirait effectivement. Vu les autres conclusions tirées par la Cour au sujet de l’application du régime américain, cette personne pourrait être exposée au risque même qui est en litige devant la Cour en l’espèce.
[49] Signalons à cet égard l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Conseil canadien des églises, qui a par la suite été confirmé par la Cour suprême. La Cour d’appel fédérale a estimé qu’en ce qui concerne les dispositions législatives relatives aux pays tiers sûrs, le Conseil canadien des Églises aurait été un justiciable possédant l’intérêt public approprié si un pays avait été effectivement désigné à l’époque. Le juge MacGuigan a abordé plusieurs des arguments soulevés par les demandeurs, suivant lesquels les dispositions du texte de loi modifié — y compris celles relatives aux pays tiers sûrs — qui déclaraient irrecevables les demandes d’asile présentées par certains demandeurs d’asile contrevenaient à l’article 7 de la Charte. Le juge MacGuigan a déclaré ce qui suit [à la page 559] :
Justement à cause du fait que ces demandeurs n’auraient pas accès au processus de détermination des revendications du statut et qu’ils pourraient facilement être renvoyés sans avoir véritablement la possibilité de contester la Loi, il me semble qu’il n’y aurait pas « d’autre manière raisonnable et efficace » de soumettre ces questions à l’examen judiciaire que de reconnaître à l’intimé la qualité pour contester les dispositions législatives pertinentes dans cette action en jugement déclaratoire.
Toutefois, les allégations exposées aux alinéas 6b) et c) sont tout à fait spéculatives, car elles dépendent de la promulgation, sous le régime de l’alinéa 114(1)a) de la Loi, d’un règlement qui limiterait les revendications du statut de réfugié en fonction de facteurs géographiques.
La Cour suprême n’a pas directement abordé cette question.
[50] Le juge Evans (alors juge à la Section de première instance de la Cour fédérale) a également analysé l’application du troisième volet du test dans la décision Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [1999] 2 C.F. 211. Au paragraphe 71, le juge Evans établit une distinction entre les lois de « réglementation » et les lois « déclaratoires » pour ce qui est de l’application de ce principe. Il est généralement plus facile pour un demandeur d’obtenir la qualité pour agir dans l’intérêt public lorsque la mesure administrative en question a été prise dans le cadre d’une loi déclaratoire parce que, par définition, une telle loi n’impose pas de devoirs ou d’obligations à des personnes ou des groupes bien définis. Par contre, la qualité pour agir requise pour pouvoir contester une loi de réglementation ou une mesure administrative prise conformément à une telle loi ne sera reconnue, normalement, qu’aux personnes à qui cette loi impose des devoirs ou des obligations. De telles personnes sont plus directement touchées que les autres. Il est d’autant plus difficile pour les organisations de défense de l’intérêt public de remplir les conditions nécessaires pour se voir reconnaître la qualité pour agir en l’espèce. Il incombe au demandeur de convaincre la Cour qu’il a la qualité pour agir dans l’intérêt public, ce qui l’oblige à démontrer qu’il n’y a personne d’autre qui soit plus directement touché et dont on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il saisisse la justice.
[51] Même sans un demandeur du nom de M. Untel, il convient de reconnaître la qualité de demandeurs légitimes aux trois personnes morales. À l’instar d’autres organisations semblables, elles se sont vues reconnaître un intérêt dans ce genre de litige, mais surtout elles contribuent, par leurs ressources et leurs arguments, à aider la Cour à cerner et à examiner les questions litigieuses pertinentes. Elles agissent également à la place de demandeurs anonymes qui ne sont pas en mesure, pour des raisons à la fois physiques et psychologiques, de s’atteler à la difficile tâche de contester l’Administration. Dans ces conditions, j’estime qu’il est peu probable qu’un réfugié pourrait à lui seul soumettre la présente question à la Cour de façon adéquate. J’ai par conséquent exercé mon pouvoir discrétionnaire en confirmant le statut de demandeurs au Conseil canadien pour les Réfugiés, au Conseil canadien des Églises et à Amnistie internationale.
[52] Je constate que, bien que M. Untel se soit présenté comme une des parties au litige, il était représenté par les trois organisations en question et qu’il n’a pas demandé à avoir son propre représentant. Il vaut la peine de signaler que M. Untel se cachait aux États-Unis, qu’il n’arrivait pas à obtenir le réexamen de sa demande d’asile là-bas, et qu’il craignait qu’en se présentant à la frontière canadienne il soit refoulé aux États-Unis pour être ensuite expulsé en Colombie.
[53] Une requête en injonction a été déposée au cours des débats en vue d’empêcher les autorités canadiennes d’invoquer l’Entente si M. Untel devait se présenter à la frontière canadienne. Une ordonnance provisoire a été prononcée. La Cour a été informée que, malgré l’échec des tentatives faites jusqu’ici par M. Untel en vue d’obtenir le réexamen de sa demande d’asile, les autorités américaines avaient, à la suite de l’ordonnance prononcée par notre Cour, accepté de réétudier sa demande d’asile. La Cour ne peut s’empêcher d’en conclure que, n’eût été le présent procès, le sort de M. Untel aurait été différent et qu’il aurait fait l’objet du traitement qui, selon les demandeurs, est normalement réservé aux personnes se trouvant dans sa situation.
[54] La présente demande de contrôle judiciaire a été débattue sous deux angles différents. Le premier est une contestation de la légitimité du Règlement, un moyen intéressant la constitutionnalité. Le second est une contestation de la décision du gouverneur en conseil à l’origine du Règlement : ce moyen intéresse la norme de contrôle et son application.
IV. PRINCIPES RÉGISSANT LE CONTRÔLE/ NORME DE CONTRÔLE
[55] La question centrale en l’espèce est celle de savoir si le Règlement par lequel les États-Unis ont été désignés comme un pays tiers sûr excède le pouvoir conféré par le législateur fédéral pour prendre un tel règlement. On trouve à plusieurs reprises le mot « may » dans la version anglaise du paragraphe 102(1) [de la LIPR]. Si on le lit de façon disjonctive, l’article 102 dispose que les règlements prévoient notamment « la désignation des pays qui se conforment à l’article 33 de la Convention sur les réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture » (en anglais : « may include provisions . . . designating countries »).
[56] Toutefois, envisagé globalement, l’article 102 confère au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire de conclure une entente seulement à certaines conditions précises, une condition essentielle étant la conformité à certains articles spécifiques de la Convention relative aux réfugiés et de la Convention contre la torture. Je ne considère pas que cette disposition confère au gouverneur en conseil le pouvoir de conclure une entente lorsque le pays en cause ne se conforme pas aux conditions préalables en question. L’article 102 confère simplement au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire de prendre un règlement désignant un pays comme « pays sûr » si ce pays remplit les conditions de conformité.
[57] Interpréter le paragraphe 102(1) comme conférant au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire de conclure de tels accords avec des pays qui ne se conformeraient pas à la Convention relative aux réfugiés et à la Convention contre la torture reviendrait à tourner en dérision non seulement les engagements internationaux du Canada, mais aussi l’objet même de nos lois internes, voire la logique interne du paragraphe 102(1). Il ne serait plus nécessaire de déterminer si le pays en cause est partie à la Convention relative aux réfugiés et à la Convention contre la torture (alinéa 102(2)a)), ni de vérifier ses politiques et usages en ce qui touche la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés et les obligations découlant de la Convention contre la torture, deux facteurs dont il faut impérativement tenir compte. Il serait par ailleurs sans intérêt d’exiger le suivi de l’examen de ces facteurs (paragraphe 102(3)), une condition qui est formulée en termes impératifs : « [l]e gouverneur en conseil assure le suivi de l’examen des facteurs » (en anglais : « must ensure the continuing review »).
[58] Exception faite de l’examen limité des décisions du gouverneur en conseil qu’il lui est loisible d’effectuer et dont il sera question au paragraphe 61, la Cour ne peut, en principe, réviser la décision discrétionnaire de prendre un règlement. En l’espèce toutefois, la Cour est appelée à se prononcer sur la légalité du Règlement et, plus précisément, à déterminer si les conditions préalables à la désignation d’un pays tiers prévues par le Règlement ont été respectées.
[59] Je ne puis souscrire à la thèse de la défenderesse suivant laquelle, dès lors que le gouverneur en conseil a agi de bonne foi et sans poursuivre d’objectif illégitime, la Cour ne peut plus se prononcer sur la validité du Règlement.
[60] À mon avis, la question en litige est celle de savoir si les conditions à remplir pour pouvoir prendre le Règlement ont objectivement été respectées. Ces conditions sont libellées sous forme de critères prescrits par la loi et elles exigent une rigoureuse conformité au droit international; elles ne sont pas formulées en fonction de l’opinion du gouverneur en conseil ou de sa croyance raisonnable quant à la conformité au droit international. Ainsi qu’il est expliqué plus loin, ou bien le pays désigné se conforme au droit international ou bien il ne s’y conforme pas et, s’il ne s’y conforme pas, le législateur fédéral n’a pas habilité le gouverneur en conseil à conclure une Entente ou à prendre un règlement portant conclusion d’une telle Entente.
A. Légalité
[61] Le pouvoir de prendre des règlements est principalement un acte de nature législative qui échappe, en principe, au contrôle administratif. Le plus souvent, on contrôle un règlement pour vérifier s’il déborde ou non le cadre des pouvoirs conférés par sa loi habilitante. La jurisprudence nous enseigne que ce contrôle suppose notamment la vérification du respect des conditions préalables à la prise du règlement. L’efficacité et la sagesse de la mesure est sans intérêt, tout comme le mobile du gouvernement, à moins que l’on puisse démontrer que la mesure était fondée sur des considérations non pertinentes ou qu’elle visait un objectif illégitime. Le contrôle judiciaire est toutefois plus complexe parce que, dans le cas d’une contestation fondée sur la Charte, le contrôle effectué par la Cour est très différent, car il s’effectue en fonction de la norme de la décision correcte (Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, [2006] 1 R.C.S. 256).
[62] La décision de principe à cet égard est l’arrêt Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, qui concernait l’équité procédurale qui doit caractériser les mesures prises par le gouverneur en conseil. Le juge Estey a fait observer, à la page 752 :
Il est inutile, à mon avis, d’essayer de classer l’action du gouverneur en conseil ou sa fonction (ou celles du lieutenant-gouverneur en conseil dans des situations semblables) dans l’une des catégories traditionnelles établies en droit administratif. Dans Wilson, précité, le Conseil privé a qualifié la fonction du lieutenant-gouverneur de « judiciaire » comme l’a fait le juge de première instance dans Border Cities Press, précité. Cependant, à mon avis, l’essentiel du principe de droit applicable en l’espèce est simplement que dans l’exercice d’un pouvoir conféré par la loi, le gouverneur en conseil, comme n’importe quelle autre personne ou groupe de personnes, doit respecter les limites de la loi édictée par le Parlement ou la Législature. Y déroger déclenchera le rôle de surveillance de la cour supérieure qui a la responsabilité de faire appliquer la loi, c’est-à-dire de s’assurer que les actes autorisés par la loi sont accomplis en conformité avec ses dispositions ou qu’une autorité publique ne se dérobe pas à une obligation qu’elle lui impose.
[63] Dans l’affaire Inuit Tapirisat, le gouverneur en conseil ne prenait pas un règlement, mais agissait en vertu des pouvoirs que lui conférait la loi. Le juge Estey a également noté que [à la page 750] « ce pouvoir attribué par la Loi [. . .] ne peut valablement être exercé qu’en se conformant aux dispositions de la Loi qui sont juridiquement des conditions préalables à l’exercice d’un tel pouvoir ». Ainsi, bien que le contrôle des actes du gouverneur en conseil ait une portée limitée, il est loisible aux tribunaux, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de vérifier si le gouverneur en conseil a respecté une condition préalable à l’exercice de ce pouvoir.
[64] Pour définir la nature du contrôle des décisions du gouverneur en conseil dans cette affaire, la Cour a poursuivi en expliquant ce qui suit, aux pages 758 et 759:
Je suis conscient, cependant, que la ligne de démarcation entre les fonctions de nature législative et les fonctions de nature administrative n’est pas toujours facile à tracer : voir Essex County Council v. Minister of Housing ((1967), 66 L.G.R. 23).
La solution ne réside pas dans la recherche constante de mots qui établiront clairement et dans tous les cas une distinction entre ce qui est judiciaire et administratif d’une part, et administratif et législatif de l’autre [...] Si, cependant, l’Exécutif s’est vu attribuer une fonction auparavant remplie par le législatif lui-même et que la res ou l’objet n’est pas de nature personnelle ou propre au requérant ou à l’appelant, l’on peut croire que des considérations différentes entrent en jeu. Le fait que la fonction ait été attribuée à deux paliers (au CRTC en premier lieu et au gouverneur en conseil en second lieu) ne change rien, à mon avis, au caractère anormal de l’affaire du point de vue des sciences politiques. En pareil cas, la Cour doit revenir à son rôle fondamental de surveillance de la compétence et, ce faisant, interpréter la Loi pour établir si le gouverneur en conseil a rempli ses fonctions dans les limites du pouvoir et du mandat que lui a confiés le législateur.
[65] Dans l’affaire subséquente Thorne’s Hardware Ltd. et autes c. La Reine et autre, [1983] 1 R.C.S. 106, les appelantes alléguaient que le décret étendant les limites du port de Saint-Jean avait été pris pour des motifs irréguliers, à savoir afin d’augmenter les revenus provenant du port. Les appelantes faisaient valoir en outre que l’article 7 [mod. par S.C. 1980-81-82-83, ch. 121, art. 6] de la Loi sur le Conseil des ports nationaux [S.R.C. 1970, ch. N-8], qui autorisait l’extension des limites d’un port, exigeait que cette extension se fasse pour « l’administration, la gestion et la régie » du port, ce qui n’est pas le cas d’une extension en vue d’obtenir un accroissement des revenus. Le juge Dickson [tel était alors son titre] a cité l’arrêt Inuit Tapirisat pour conclure que la Cour avait compétence pour intervenir dans les mesures législatives prises par le gouverneur en conseil [à la page 111] « dans les cas où il y a non-respect des conditions prescrites par la loi et, par conséquent, défaut de compétence fatal ».
[66] Le juge Dickson a fait remarquer que les gouvernements ne publient pas les motifs de leurs décisions et qu’il est par conséquent très difficile de savoir si une mesure législative a été prise de mauvaise foi ou pour un objet irrégulier. Il a cité certains éléments de preuve présentés par les appelantes au sujet de l’objectif irrégulier visé par l’expansion et a conclu que [à la page 115] :
[. . .] l’extension du port a été une question économique et politique plutôt qu’une question de compétence ou de droit pur. Le gouverneur en conseil a manifestement cru avoir des motifs raisonnables de prendre le décret [. . .] qui étendait les limites du port de Saint-Jean et nous ne pouvons nous enquérir de la validité de ces motifs afin de déterminer la validité du décret.
La Cour a conclu sans hésiter que l’objet de l’extension répondait parfaitement aux objectifs énoncés dans la Loi.
[67] Dans l’affaire Spinney c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), [2000] A.C.F. no 266 (C.F.), le juge Blais, qui examinait un décret du gouverneur en conseil ayant pour effet d’augmenter la taille légale minimale de la carapace des homards dans une zone de pêche, a conclu au paragraphe 60 :
Étant donné que l’ordonnance de modification est un acte législatif, autorisé par le Règlement et pris en application de la Loi, la compétence de la Cour est limitée. Elle peut intervenir dans le cas d’un acte inconstitutionnel (contraire aux articles 91 ou 92 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique), d’un manquement à la procédure ou d’un acte législatif qui outrepasse les pouvoirs conférés par la loi habilitante.
[68] Ces principes ont été examinés dans le contexte d’un règlement pris par le gouverneur en conseil dans l’affaire de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 3 R.C.F. 655 (C.A.F.). Dans cette décision, au paragraphe 25, la Cour d’appel fédérale écrit, sous la plume du juge Evans :
En troisième lieu, comparativement à d’autres types de mesures administratives, les règlements ont rarement été jugés invalides par les cours, en partie sans doute en raison des larges délégations de pouvoir dont ils découlent bien souvent.
[69] Le juge continue en faisant observer, au paragraphe 26 :
En cas de contradiction entre le texte explicite d’une disposition habilitante et un règlement apparemment pris en application de cette disposition, il se peut que le règlement soit jugé invalide. Dans les autres cas, les cours font preuve d’une grande prudence lorsqu’ils examinent un règlement pris par le gouverneur (ou lieutenant-gouverneur) en conseil.
[70] Le juge Evans renvoie à l’arrêt Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 247 (C.A.), à la page 260, où, après avoir examiné un autre motif de contrôle d’une décision législative, le juge Linden a conclu qu’il n’incombait pas au tribunal de juger si une décision de cette nature est sage ou ne l’est pas. Une telle décision ne peut être attaquée que lorsqu’elle repose entièrement ou en grande partie sur des facteurs non pertinents.
[71] La portée du contrôle que notre Cour peut exercer est encore réduite par la présomption de validité des règlements. Qui plus est, non seulement les règlements sont-ils réputés être intra vires, mais ils sont également présumés être formellement compatibles avec leur loi habilitante; il incombe au demandeur de réfuter cette présomption (James Doyle (Sr) & Sons Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), [1992] 3 C.F. 128 (1re inst.), aux pages 140 et 141; Saskatchewan Wheat Pool v. Canada (Attorney General) (1993), 112 Sask. R. 181 (B.R.), au paragraphe 54; Gulf Canada Resources Ltd. v. Alberta (2001), 285 A.R. 307 (B.R.), au paragraphe 26).
[72] Si le gouverneur en conseil doit se conformer à toutes les conditions préalables prévues par la loi, on est alors en droit de se demander dans quelle mesure la Cour peut déterminer si les exigences de fond de la condition préalable sont remplies. Cette question a été abordée dans l’arrêt Jafari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 C.F. 595 (C.A.). Le juge Strayer y explique, au paragraphe 14, que la Cour peut examiner le fond du règlement pour déterminer s’il vise une fin dépourvue de toute pertinence. Le règlement en question dans cette affaire [Règlement sur la catégorie admissible de demandeurs du statut de réfugié, DORS/90-40] obligeait le gouverneur en conseil à déterminer si l’admission de certaines personnes serait conforme à la « tradition humanitaire » du Canada. Le juge Strayer a formulé comme suit son raisonnement, à la page 602 :
Il va sans dire qu’il n’appartient pas à un tribunal de juger de la sagesse de la législation par délégation ni d’en apprécier la validité en se fondant sur ses préférences en matière de politique. La question essentielle que doit toujours se poser le tribunal est la suivante : le pouvoir conféré par la loi permet-il cette législation par délégation particulière? On doit rechercher dans la mesure législative attributive du pouvoir en cause tous les indices possibles de l’objet et de l’étendue de la législation par délégation autorisée. Il faut tenir compte de toute limitation, expresse ou implicite, de l’exercice de ce pouvoir. Il faut ensuite examiner le règlement lui-même pour s’assurer de sa conformité, et s’il est contesté au motif qu’il n’a pas été pris pour des fins autorisées par sa loi habilitante, on doit alors tenter de reconnaître une ou plusieurs des fins pour lesquelles le règlement a été adopté. Il est reconnu qu’un vaste pouvoir discrétionnaire, y compris un pouvoir de réglementation, ne peut être exercé pour poursuivre une fin totalement étrangère, mais il appartient à la partie qui conteste le règlement de démontrer ce que pourrait être cette fin illicite. [Notes de bas de page omises.]
[73] Sur ce point, le juge Strayer fait observer, aux pages 605 et 606 :
Présumant donc que l’alinéa 3(2)f) du Règlement est de prime abord autorisé par la Loi, il faut se demander s’il est contraire à une condition quelconque imposée à l’exercice du pouvoir de réglementation. Le paragraphe 6(2) exige tout simplement que les règlements établissant des catégories de personnes soient conformes à « la tradition humanitaire suivie par le Canada à l’égard des personnes déplacées ou persécutées ». Je ne vois rien dans ce Règlement qui soit contraire à cette « tradition ». [Non souligné dans l’original.]
[74] La jurisprudence confirme que la Cour est habilitée à vérifier si le règlement satisfait aux exigences de fond de la condition préalable imposée à l’exercice du pouvoir de réglementation. Toutefois, lors de son examen du règlement en cause dans l’affaire Jafari, le juge Strayer a fait preuve d’une certaine retenue envers le gouverneur en conseil pour ce qui était de la question de savoir si le règlement était conforme à la tradition humanitaire du Canada. Bien que certains des motifs avancés pour justifier le règlement ne fussent guère convaincants [à la page 604] « je ne crois pas [a-t-il expliqué] que nous puissions les considérer comme étant complètement étrangers aux objets de la loi ». Il semble que le juge Strayer ait été influencé par le fait que la mesure législative en cause avait pour effet de reconnaître au demandeur d’asile le droit à une audience impartiale en bonne et due forme plutôt qu’à une audience spéciale accélérée.
[75] Pour déterminer si un texte réglementaire est autorisé par sa loi habilitante, les tribunaux appliquent en règle générale la norme de la décision correcte. Dans l’arrêt United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), [2004] 1 R.C.S. 485, au paragraphe 5, la Cour suprême du Canada a déclaré que l’examen de la question de l’invalidité d’un règlement doit toujours se faire selon la norme de la décision correcte. Malgré le fait que cette affaire portait sur un règlement municipal plutôt que sur un règlement pris par le gouverneur en conseil ou par le lieutenant-gouverneur en conseil, la Cour d’appel fédérale a appliqué le même principe à un texte réglementaire dans l’arrêt Sunshine Village Corp c. Canada (Parcs), [2004] 3 C.F. 600, au paragraphe 10.
[76] Cela dit, d’autres tribunaux ont rendu des décisions différentes sur ce point. Par exemple, dans David Suzuki Foundation v. British Columbia (Attorney General) (2004), 8 C.E.L.R. (3d) 235, le juge Hood de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a appliqué l’analyse pragmatique et fonctionnelle (peut-être à titre subsidiaire à son analyse de la légalité) à la décision du lieutenant-gouverneur en conseil. Il a conclu qu’une telle décision commandait un degré élevé de retenue et qu’elle était assujettie à la norme de la décision manifestement déraisonnable. Dans cette affaire, il s’agissait de savoir si le lieutenant-gouverneur en conseil était « convaincu » que certaines conditions étaient remplies et non si ces conditions avaient effectivement été remplies. Il s’agit d’une illustration des pouvoirs plus traditionnels de l’exécutif par l’emploi de termes comme « convaincu » et « à son avis ».
[77] Dans l’arrêt Jose Pereira E. Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 20, au paragraphe 78, le juge Nadon expose de façon succincte la question :
L’examen qu’un tribunal doit effectuer au sujet de la validité d’un règlement ne consiste donc pas à déterminer la motivation du gouvernement; il consiste plutôt à établir si le règlement en question est autorisé par la loi habilitante.
[78] S’agissant de ce qui est autorisé en matière de prise de règlements, il y a plusieurs conditions préalables que le gouverneur en conseil doit remplir avant de pouvoir désigner les États-Unis comme pays tiers sûr. En premier lieu, le paragraphe 102(2) énumère les facteurs dont il faut tenir compte avant de désigner un pays. L’examen des quatre facteurs prescrits n’est pas soumis à des normes rigoureuses, mais il est formulé en termes impératifs. Il ressort par ailleurs du REIR que le gouverneur en conseil a tenu compte de l’application des quatre facteurs. De plus, les demandeurs ont exposé en détail le contenu d’un mémoire au gouverneur en conseil rédigé le 24 septembre 2002 et signé par le ministre de l’époque. Ce mémoire semble être le texte sur lequel le gouverneur en conseil s’est appuyé pour conclure l’Entente. L’examen des points que les demandeurs font ressortir de ce mémoire démontre à l’évidence qu’en lisant et en examinant le mémoire du ministre, le gouverneur en conseil aurait tenu compte des quatre facteurs énumérés dans la loi, y compris des antécédents des États-Unis en matière de respect des droits de la personne en général.
[79] La principale condition en litige en l’espèce est celle qui est prévue à l’alinéa 102(1)a), à savoir que le gouverneur en conseil est autorisé à prendre des règlements prévoyant notamment « la désignation des pays qui se conforment à l’article 33 de la Convention sur les réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture » [soulignement ajouté]. Suivant cet alinéa, la conformité aux dispositions de la Convention relative aux réfugiés et de la Convention contre la torture qui interdisent le refoulement constitue une condition préalable qui doit être remplie avant de pouvoir procéder à une désignation. J’ai déjà conclu que si un pays ne se conforme pas aux articles applicables des deux Conventions, le gouverneur en conseil n’est pas habilité à désigner un État comme « pays sûr ». J’estime également que, pour pouvoir effectuer cette désignation, le gouverneur en conseil doit tenir compte des politiques et usages de l’État concerné en ce qui touche la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés et les obligations découlant de la Convention contre la torture.
[80] La question de savoir si les États-Unis se conforment aux instruments internationaux en question est, dans une certaine mesure, une question d’opinion — dans le cas qui nous occupe, l’opinion d’un expert juriste, non pas l’opinion du gouverneur en conseil ou du ministre compétent, mais celle qui est soumise au gouverneur en conseil par le gouvernement ou par d’autres sources. Ce sont ces opinions qui sont la cible de l’attaque des demandeurs et sur lesquelles repose la décision du gouverneur en conseil.
[81] Il ne s’agit pas non plus de savoir si les politiques et les usages des États-Unis sont nécessairement conformes aux lois canadiennes ou si le Canada respecte les ententes internationales en question. D’ailleurs, on peut être en droit de se demander si une loi canadienne qui oblige une personne à présenter sa demande d’asile dans un pays autre que le pays de son choix est une loi qui respecte la Convention relative aux réfugiés. Toutefois, à défaut d’autres éléments de preuve, il y a lieu de présumer que les lois canadiennes sont à tout le moins conformes aux Conventions applicables.
[82] La Cour n’estimera donc que le gouverneur en conseil n’avait pas compétence pour désigner les États-Unis comme pays tiers sûr que s’il a commis une erreur en concluant que les conditions préalables ont été remplies, et que tout examen raisonnable des éléments de preuve relatifs à la législation et aux usages des États-Unis amènerait à la conclusion que les États-Unis ne se sont pas conformés à l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture.
[83] Comme nous le verrons plus loin au sujet de la norme de contrôle et du degré de retenue dont il convient de faire preuve envers le gouverneur en conseil lorsqu’il s’agit d’analyser les facteurs dont il faut tenir compte pour désigner un pays, le fondement de la décision est objectif, qu’il y ait conformité ou non. Les facteurs en litige sont des « faits juridiques » qui commandent l’examen de normes juridiques. Rien ne permet de penser que le législateur fédéral entendait limiter le rôle ou le pouvoir de la Cour d’examiner si les conditions applicables ont été respectées.
[84] On peut raisonnablement affirmer que l’analyse objective à laquelle procède ainsi le tribunal permet d’éviter les conséquences diplomatiques et les autres difficultés intergouvernementales que peut entraîner une conclusion de non-conformité, ce qui n’allège cependant pas la responsabilité imposée à la Cour.
[85] Bien que la décision consistant à désigner un autre État ou à révoquer sa désignation à la suite de contrôles subséquents puisse être lourde de conséquences sur le plan politique, surtout si le Canada entretient des liens étroits avec cet État, le rôle de la Cour consiste à évaluer le règlement et la conformité du seul point de vue juridique.
[86] Pour les motifs que je viens d’exposer, je conclus, après examen du Règlement, que la Cour ne peut se contenter de vérifier si le Règlement a été pris de bonne foi et non dans un but illégitime. La Cour doit vérifier l’existence des conditions en vertu desquelles le gouverneur en conseil peut exercer son pouvoir discrétionnaire de désigner un État comme étant un « pays sûr ».
[87] Comme le gouverneur en conseil est tenu d’examiner certains « facteurs » pour déterminer s’il y a lieu de désigner un pays, il a droit à une certaine retenue à l’égard des facteurs qui font appel à son jugement, surtout en ce qui a trait aux politiques et usages du pays tiers et à ses antécédents en matière de respect des droits de la personne. La question qu’il reste à trancher est celle du degré de retenue à laquelle a droit le gouverneur en conseil.
B. Norme de contrôle
[88] Contrairement à un grand nombre d’affaires portant sur la validité d’un règlement, les parties avaient accès en l’espèce à une partie des pièces soumises au gouverneur en conseil pour son examen des facteurs pertinents. Il existe donc un dossier auquel la Cour peut appliquer une norme de contrôle en ce qui concerne la décision du gouverneur en conseil. Les deux parties ont formulé des observations détaillées au sujet de la norme de contrôle applicable en l’espèce.
[89] Le présent contrôle judiciaire porte sur la décision du gouverneur en conseil suivant laquelle les États-Unis remplissent les conditions de conformité à l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture. La contestation du Règlement ne vise pas l’exercice par le gouverneur en conseil de son pouvoir discrétionnaire de prendre le Règlement en soi, une question sur laquelle le pouvoir de contrôle de la Cour est beaucoup plus limité.
[90] Comme la question en litige en l’espèce vise une conclusion portant sur l’existence d’une situation juridique et sur le respect d’une condition préalable, la Cour doit examiner cette conclusion suivant la norme de contrôle appropriée. Il n’est pas sérieusement contesté — et il n’était pas non plus possible de le faire — que le gouverneur en conseil a examiné les quatre facteurs énumérés au paragraphe 102(2). La question qui se pose est celle de savoir si l’examen des politiques et usages des États-Unis en ce qui touche la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés et les obligations découlant de la Convention contre la torture permet de conclure à la conformité.
[91] Cet examen de la norme de contrôle est également utile pour trancher la question du suivi de l’examen des facteurs prévus au paragraphe 102(2) qu’exige la loi, compte tenu surtout des éléments de preuve qui ont été présentés depuis que le Règlement est entré en vigueur et que l’Entente a été conclue.
[92] Les faits analysés dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, ressemblent beaucoup à ceux de la présente affaire. On trouve dans cet arrêt un cadre d’analyse permettant de déterminer la norme de contrôle applicable à la conclusion du gouverneur en conseil que les politiques et usages des États-Unis se conforment à l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture.
[93] Ainsi que la Cour suprême l’explique, il est nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable. J’ai déjà précisé que, malgré l’existence de précédents laissant entendre que l’examen des conditions préalables à la prise d’un règlement devrait être fondé sur une norme purement objective, la « décision correcte » ne constitue pas une norme appropriée en raison de la nature de la décision. Les conditions à remplir ne sont pas aussi faciles à déterminer que l’écoulement d’un délai ou la survenance d’un fait précis. La question qui se pose est celle de savoir si la norme applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter ou celle de la décision manifestement déraisonnable. L’analyse en question exige que la Cour examine les éléments suivants.
1) Présence ou absence de clause privative ou de droit d’appel prévu par la loi
[94] Ce volet de l’analyse de la norme de contrôle a pour objet de déterminer si le législateur fédéral entendait restreindre la portée du contrôle judiciaire ou l’étendre pleinement aux actes de l’Administration. Bien qu’elle confère au gouverneur en conseil un vaste pouvoir discrétionnaire pour ce qui est de conclure une Entente sur les tiers pays sûrs, la loi emploie des termes impératifs tant en ce qui concerne les facteurs dont il y a lieu de tenir compte qu’en ce qui a trait au suivi de l’examen de ces facteurs. La loi oblige le gouverneur en conseil à examiner ce qu’on pourrait plus commodément appeler les « faits juridiques », ce qui l’oblige à procéder à une analyse juridique.
[95] L’absence de clause privative ou de droit d’appel prévu par la loi permet en règle générale de penser que cet aspect est neutre pour ce qui est de la retenue judiciaire. Bien que dans certaines affaires telles que l’arrêt Suresh, au paragraphe 31, l’obligation d’obtenir une autorisation, comme c’est le cas en l’espèce, indique qu’il convient de faire preuve d’une certaine retenue, ce facteur se trouve sensiblement atténué par les termes impératifs employés, lesquels indiquent au gouverneur en conseil les éléments dont il doit tenir compte pour décider de l’opportunité de conclure une Entente. On constate que la loi ne confère pas au gouverneur en conseil son vaste pouvoir discrétionnaire usuel en vue de déterminer les éléments permettant de prendre le Règlement. J’en conclus donc que ce facteur est tout au plus neutre bien que, comme nous l’avons déjà vu, il puisse exister de bonnes raisons de s’attendre à un examen judiciaire approfondi.
2) Expertise du décideur par rapport à celle de la Cour
[96] Cet élément comporte deux aspects. Il y a d’abord l’aspect purement factuel, qui a trait à la nature des politiques et usages existants, puis il y a l’aspect plus critique que constituent l’importance ou les conséquences des politiques et usages et qui s’apparente davantage à une appréciation mixte de fait et de droit. L’appréciation de faits purs en fonction de normes juridiques et, partant, l’examen de l’importance ou des conséquences, est une question qui relève parfaitement de la compétence du tribunal.
[97] Le gouverneur en conseil n’a pas d’expertise particulière en ce qui concerne les politiques et usages des États-Unis ou en ce qui a trait à l’interprétation et à l’application des conventions internationales. La fonction essentielle que représente l’examen de ces questions relève du champ de compétence et de l’expertise du tribunal. Cette fonction se rapproche davantage de la mission traditionnelle des tribunaux que les considérations générales, qui sont la chasse gardée du gouverneur en conseil. Le degré de retenue exigé est donc beaucoup moins élevé.
3) Objet de la loi et de la disposition en particulier
[98] La LIPR vise de grands principes généraux et est fortement axée sur les droits individuels. Elle est toutefois dans l’ensemble polycentrique, en ce sens qu’elle vise à atteindre plusieurs grands objectifs de principe.
[99] Les dispositions en litige ont pour objet, comme le REIR permet de le penser, de partager la responsabilité en ce qui concerne les mouvements internationaux de réfugiés. Elles ont pour effet de limiter l’admission de certain types de réfugiés et de refiler au dernier pays de séjour les frais liés au traitement du dossier de ces personnes.
[100] Néanmoins, le moyen employé pour atteindre ces grands objectifs consiste en l’interprétation et l’application directe et légaliste des normes juridiques qui sont susceptibles, en cas de défaut des autres pays de respecter ces normes, d’avoir une incidence directe sur les droits de la personne et sur la sécurité individuelle.
[101] La disposition en litige, et notamment, la désignation d’un pays comme pays sûr, est un concept fortement légaliste qui repose sur des normes juridiques plutôt que sur de grands principes. L’objet visé par les dispositions en litige permet donc de penser qu’il y a lieu de faire preuve d’un degré de retenue très limité.
4) Nature de la question
[102] Pour exercer son pouvoir de réglementation, le gouverneur en conseil doit examiner les faits concernant les politiques et usages des États-Unis et appliquer ces faits aux exigences légales régissant les demandes d’asile assujetties à la Convention relative aux réfugiés et aux obligations prescrites par la Convention contre la torture. Les deux aspects sont intrinsèquement reliés.
[103] Les règles de droit international sont habituellement considérées comme des questions de fait dont la preuve s’établit de la même manière que toute autre loi étrangère. Toutefois, ces règles de droit international, qui constituent une des pierres d’assise du droit interne canadien, ne sont pas aussi étrangères aux tribunaux canadiens que le seraient les lois de bon nombre d’autres pays. C’est la raison pour laquelle ce type de preuve sous forme d’opinion et l’objet de celle-ci sont plus familiers aux tribunaux canadiens. Toutefois, comme l’analyse à effectuer est une analyse de fait et ce, même si elle porte sur des « faits juridiques », il convient de faire preuve d’une certaine retenue.
5) Conclusion sur la norme de contrôle
[104] En définitive, compte tenu des facteurs évoqués et notamment de la nature de l’analyse, qui repose sur des normes juridiques et qui porte sur des questions mixtes de droit et de fait, je conclus que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter.
[105] Cette norme de contrôle s’applique tant aux conclusions initiales qui ont mené à la prise du Règlement autorisant l’Entente qu’à l’examen de suivi exigé par le paragraphe 102(3), en supposant qu’il ait été effectué.
V. LA PREUVE : LES LOIS ET LES USAGES DES ÉTATS-UNIS EN MATIÈRE DE RÉFUGIÉS VIOLENT-ILS LA CONVENTION SUR LES RÉFUGIÉS OU LA CONVENTION CONTRE LA TORTURE?
A. Les experts
[106] Les demandeurs et la défenderesse ont soumis à la Cour de nombreux affidavits d’experts au sujet du système d’immigration et de protection des réfugiés des États-Unis. J’énumère plus loin les principaux experts qui ont souscrit un affidavit et je résume leurs qualifications. J’ai constaté que chacun d’entre eux était très compétent dans son champ d’expertise respectif mais, pour les motifs exposés plus loin, j’ai dans l’ensemble considéré que la preuve soumise par les demandeurs était plus convaincante.
1) Pour les demandeurs
a) Eleanor Acer est directrice du Human Rights First’s Asylum Legal Representation Program de New York. Elle supervise le programme de services bénévoles au sein de cette organisation. Elle explique les risques de détention auxquels sont exposés les réfugiés aux États-Unis.
b) Susan M. Akram est professeure agrégée à l’université de Boston et est chargée, à titre de procureure, de superviser le volet immigration du programme de contentieux civil. Elle représente plusieurs personnes détenues à Guantanamo Bay. Son témoignage porte sur le ciblage des arabes et des musulmans.
c) Deborah E. Anker est professeure clinique de droit et dirige le Harvard Immigration and Refugee Clinical Program. Elle supervise des étudiants et représente des demandeurs d’asile. Elle a de nombreuses publications à son actif au sujet du droit américain de l’immigration et de la protection des réfugiés. Dans le présent procès, elle parle de la corroboration, de l’interprétation que les États-Unis font du lien et de la persécution et des cas d’exclusion du droit d’asile.
d) James Hathaway est un universitaire renommé spécialisé en droit d’asile international et en droit comparé. Il est l’auteur de nombreux articles et de trois ouvrages sur le sujet. Son témoignage porte sur les règles de droit international et de droit comparé en matière d’ententes de partage de responsabilité des réfugiés. Il traite des ententes européennes sur les pays tiers sûrs.
e) Karen Musalo est chercheuse-boursière résidente à l’université de Californie, où elle dirige le Centre for Gender and Refugee Studies et enseigne le droit international des droits de la personne et le droit des réfugiés. Elle est spécialisée en traitement des demandes d’asile fondées sur le sexe aux États-Unis.
f) Victoria Neilson explique les difficultés auxquelles sont confrontées aux États-Unis les personnes dont la demande d’asile est fondée sur l’orientation sexuelle, l’identité transgenre ou le statut de personne séropositive. Elle est la directrice juridique d’Immigration Equality, un organisme qui se concentre exclusivement sur les questions d’immigration relatives aux lesbiennes, aux gais, aux transgenres et aux personnes séropositives.
g) Hadat Nazami est avocat chez Jackman & Associates. Dans son affidavit, il introduit bon nombre d’articles spécialisés portant sur le droit des réfugiés des États-Unis. La défenderesse a soutenu à juste titre que ces pièces ne sont pas admissibles. Je ne me suis pas fondé sur cet affidavit et sur les pièces qui y étaient jointes pour rendre mon jugement et il n’est donc pas nécessaire d’aborder la question de son admissibilité.
h) Jaya Ramji-Nogales, Andrew Schoenholtz et Philip G. Schrag œuvrent tous dans le domaine du droit des réfugiés à l’université de Georgetown. Je vais désigner leur témoignage sous le nom d’« affidavit de Georgetown ». Ils donnent un aperçu du processus de reconnaissance du droit d’asile aux États-Unis et expliquent les conséquences de l’interdiction d’un an ainsi que les différentes normes régissant le sursis et le droit d’asile.
i) Morton Sklar explique comment les États-Unis appliquent la Convention contre la torture. Il est le directeur exécutif fondateur de la World Organization for Human Rights USA, une organisation dont la mission consiste à protéger les réfugiés contre l’expulsion vers un pays où ils risquent d’être soumis à la torture.
j) Steve Macpherson Watt, avocat principal au Human Rights Working Group of the American Civil Liberties Union, a témoigné au sujet de la torture aux États-Unis et de la coutume de la remise des personnes.
2) Pour la défenderesse
a) Kay Hailbronner enseigne à l’université de Constance, en Allemagne. Il possède de vastes connaissances spécialisées en droit international des réfugiés et a siégé une fois comme juge d’appel sur une affaire portant sur les règles de droit en matière d’immigration et de droit d’asile. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur le droit des réfugiés. Le professeur Hailbronner est intervenu à titre de conseiller juridique dans des affaires portant sur des ententes européennes relatives aux pays tiers sûrs. L’affidavit du professeur Hailbronner fait contrepoids au témoignage du professeur Hathaway.
b) David Martin travaille depuis de nombreuses années au sein de l’Administration américaine, où il s’occupe de questions relatives aux réfugiés. Il a été avocat général pour l’Immigration and Naturalization Service [INS], où il a surtout travaillé devant le tribunal de l’immigration dans des dossiers portant sur des renvois et il a agi comme conseiller juridique auprès de l’INS et d’autres hauts fonctionnaires au sujet de l’interprétation des lois américaines sur l’immigration. Il enseigne présentement à l’université de Virginie et travaille comme conseiller expert auprès du gouvernement sur les questions relatives aux réfugiés.
c) Bruce A. Scoffield travaille pour le gouvernement du Canada depuis 1989 et s’occupe principalement de questions relatives à la protection des réfugiés. Il occupe présentement le poste de directeur à la Direction de l’élaboration des politiques et de la protection internationale. M. Scoffield était le principal représentant de Citoyenneté et Immigration Canada lors de la négociation de l’Entente et il a participé à la désignation des États-Unis comme pays tiers sûr. Il s’occupe de la surveillance et du contrôle d’exécution de l’Entente.
[107] Ainsi que je l’ai déjà expliqué, chacun des experts est très compétent et j’estime que chacun d’entre eux a livré un témoignage honnête sur son point de vue respectif. Je suis toutefois d’avis que les experts des demandeurs étaient, dans l’ensemble, plus précis tant en ce qui concerne leurs connaissances techniques que l’avis qu’ils ont donné, si on les compare surtout au témoignage plus général de Bruce Scoffield. M. Scoffield s’est contenté de faire allusion à bon nombre des points soulevés par les demandeurs pour démontrer la non-conformité et il n’a développé ces points ni devant notre Cour ni devant le gouverneur en conseil. Les experts des demandeurs sont entrés dans le détail en ce qui concerne ces points pour en démontrer l’importance tant sur le plan pratique que sur celui du respect des conventions applicables.
[108] J’estime que les experts des demandeurs sont plus crédibles, tant en ce qui concerne leurs connaissances techniques qu’en ce qui a trait à la suffisance, à la logique et au caractère direct de leur rapport qu’en ce qui concerne le contre-interrogatoire qu’ils ont subi sur ce dernier. Je reconnais aussi que l’on pourrait affirmer que certains des experts des demandeurs parlaient pour leurs « mandants » et j’ai tenu dûment compte de cette réalité, ce qui veut dire que leur témoignage était susceptible d’être davantage favorable aux personnes au nom desquelles ils témoignaient. On peut en dire autant des experts de la défenderesse, qui ont défendu, dans leur témoignage, une procédure dans laquelle ils sont engagés depuis le début ou un système dans lequel ils travaillent. Compte tenu de ces facteurs subjectifs, je conclus que les experts des demandeurs se sont montrés plus objectifs et impartiaux dans leur analyse et leur rapport.
[109] On m’a donc persuadé qu’en cas de conflit, c’est la preuve des demandeurs qu’il convient de préférer.
B. Usages suivis au Royaume-Uni et dans l’Union européenne en ce qui a trait aux ententes sur les pays tiers sûrs
[110] Des témoignages d’experts ont été entendus au sujet des usages en question en vue d’établir des comparaisons et de définir des normes internationales. Les parties ont cité plusieurs exemples pertinents pour étayer leurs témoignages d’opinion.
[111] L’Accord de Schengen de 1985 [Accord entre les Gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signé à Schengen (Luxembourg), le 14 juin 1985] portait sur la question des ententes sur les pays tiers au sein de la communauté européenne. Cet accord visait à permettre aux États européens de répondre aux préoccupations exprimées au sujet de la recherche du meilleur pays d’asile et des demandes d’asile multiples. La Convention de Dublin de 1990 [Convention relative à la détermination de l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres des Communautés européennes, 15 juin 1990, Dublin] prévoit un mécanisme détaillé pour déterminer l’État chargé d’examiner les demandes d’asile. Tous les États membres de l’Union européenne ont été désignés comme « pays sûrs ». Dans la foulée du mouvement vers une approche communautaire plutôt que vers une approche axée sur chaque État en matière de droit d’asile, la Convention de Dublin a été remplacée en février 2003 par Dublin II [Règlement (CE) no 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination, de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers], un règlement du Conseil de la Communauté européenne. Tous les États membres de l’Union européenne sont toujours désignés comme « pays sûrs » les uns par rapport aux autres.
[112] Bien que, par le biais de leurs observations et des affidavits de leurs experts, les deux parties aient soumis des éléments de preuve au sujet du statut des accords sur les pays tiers sûr en droit international, il n’est pas nécessaire d’examiner les accords sur les pays tiers en général, parce que les demandeurs ne contestent pas la base juridique sur laquelle le Canada se fonde pour conclure des ententes sur les pays tiers en général. Qui plus est, les parties s’entendent sur la plupart des questions se rapportant au statut international de ce type d’entente. Plus précisément, les deux parties conviennent que, pour pouvoir refouler quelqu’un vers un pays tiers, ce dernier doit se conformer aux dispositions de la Convention relative aux réfugiés et de la Convention contre la torture relatives à l’interdiction du refoulement. Aucune des parties ne conteste que le refoulement indirect constitue une violation des obligations du dernier pays de séjour, ainsi que la Cour suprême l’a formellement reconnu dans l’arrêt Suresh.
[113] Il y a quelques points litigieux qui sont susceptibles de soulever des questions de refoulement. Premièrement, le professeur Hathaway remet en question la légalité de l’évaluation généralisée de tous les accords sur les pays tiers sûrs. Il n’est pas d’accord pour dire qu’une entente donnée peut s’appliquer de façon uniforme à tous les réfugiés. Deuxièmement, le professeur Hailbronner maintient que les différences d’interprétation au sujet des normes du droit international des réfugiés sont acceptables, à condition que les normes minimales soient respectées. De plus, la jurisprudence du Royaume-Uni et celle de la Cour européenne des droits de l’homme (la CEDH) ont été examinées pour dégager les principes fondamentaux permettant de déterminer comment d’autres pays ont abordé la question présentement soumise à la Cour.
[114] La Cour a entendu trois experts qui ont fourni une analyse détaillée de trois affaires britanniques. La première affaire, intitulée T.I. c. R.-U. (dossier d’appel no 43844/98), a été examinée par la Cour européenne des droits de l’homme (C.E.D.H.) en 2000. Les deux autres, Regina v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Adan, [2001] 2 A.C. 477, et Regina (Yogathas) v. Secretary of State for the Home Department, [2003] 1 A.C. 920, ont été jugées par la Chambre des lords. Une autre décision à laquelle il a seulement été fait allusion mais qui s’est avérée utile était l’arrêt Regina v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Salas [[2001] E.W.J. no 4340 (QL)] (décision non publiée rendue le 19 juillet 2000, mentionnée dans les affidavits de Greenwood) où la Haute Cour du Royaume-Uni a explicitement abordé la question de savoir si les États-Unis sont un pays tiers sûr.
[115] Le professeur Greenwood a passé en revue l’évolution de la législation britannique interne, qui renferme des dispositions en vertu desquelles le Secrétaire d’État peut certifier qu’une personne peut être refoulée vers un pays tiers pour y faire examiner sa demande d’asile si ce pays est « sûr ». Aux termes de la Convention de Dublin et de Dublin II, tous les pays de l’Union européenne sont des « pays sûrs ». Les trois affaires en question portaient toutes sur la question de savoir si le Royaume-Uni pouvait refouler un demandeur d’asile vers un État où les éléments indépendants de l’État ne sont pas considérés comme des agents de persécution au sens de la Convention relative aux réfugiés. Au Royaume-Uni, les éléments indépendants de l’État peuvent être considérés comme des agents de persécution au sens de la Convention relative aux réfugiés.
[116] La difficulté initiale que soulèvent ces trois affaires est le fait que la C.E.D.H. a d’abord décidé, dans l’arrêt T.I., qu’il était permis de refouler un demandeur d’asile vers un pays qui applique une interprétation différente — plus étroite — de la Convention relative aux réfugiés. La Chambre des lords a décidé le contraire dans l’affaire Adan. Toutefois, dans l’affaire Yogathas, la Chambre des lords a suivi l’arrêt T.I. Les faits des toutes ces affaires se ressemblent beaucoup.
[117] Il ressort de ces décisions et de l’analyse des trois experts que la jurisprudence n’est pas vraiment contradictoire et qu’elle confirme essentiellement les mêmes principes. Le résumé des principes ainsi dégagés révèle que, loin d’insister sur une interprétation uniforme de la Convention relative aux réfugiés, les tribunaux s’intéressent principalement aux probabilités que le fait de renvoyer un réfugié vers un pays se traduise par son refoulement vers un pays tiers où il sera persécuté. Les tribunaux se sont attardés à la réalité plutôt qu’au fondement théorique sur lequel s’appuient les pays d’où proviennent les réfugiés.
[118] Dans l’arrêt T.I., la C.E.D.H. a jugé que le Royaume-Uni ne pouvait s’appuyer d’office sur le système établi par la Convention de Dublin. Dans cette affaire, la Cour était appelée à vérifier si le Royaume-Uni s’était conformé à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme [Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221], qui renferme une disposition de non-refoulement semblable à celle que l’on trouve dans la Convention contre la torture. La Cour a jugé que s’appuyer d’office sur une entente portant sur un pays tiers sûr reviendrait à se soustraire aux obligations imposées par la Convention. La Cour a ajouté que la question importante à résoudre n’était pas celle de savoir si les interprétations de la Convention relative aux réfugiés étaient identiques, mais bien celle de savoir si les lois du pays tiers protégeaient suffisamment l’intéressé contre les risques de refoulement, ce qui ne veut pas dire pour autant que les réfugiés ont droit à la même reconnaissance juridique dans les deux pays en cause. Dans cette affaire, les garanties prévues en Allemagne contre le refoulement étaient suffisantes pour assurer la protection de toute personne persécutée par des éléments indépendants de l’État et ce, indépendamment de toute demande d’asile.
[119] L’autre principe qui se dégage de l’arrêt T.I. est le fait que si la charge de la preuve imposée aux demandeurs d’asile est plus lourde dans le pays tiers que dans le pays duquel ils sont renvoyés, cette charge de la preuve n’empêche pas de renvoyer le réfugié dans le pays tiers, à condition qu’elle ne fasse pas obstacle en pratique aux demandes d’asile qui sont fondées. Ce concept est utile pour interpréter la dichotomie « sursis/asile » sur laquelle nous reviendrons plus loin.
[120] Les principes sur lesquels la Chambre des lords s’est fondée dans l’arrêt Adan n’étaient pas différents de ceux de l’affaire T.I. : seule différait la preuve présentée dans chacune de ces affaires. Les lords juristes n’avaient en mains ni l’arrêt T.I. ni les éléments de preuve portant sur les autres mesures de protection offertes en droit allemand.
[121] Dans l’arrêt Adan, la Chambre des lords a effectivement signalé qu’il n’existait qu’une seule véritable interprétation de la Convention relative aux réfugiés et que les obligations du Royaume-Uni devaient être interprétées en fonction de cette interprétation, en partant du principe qu’il s’agit de la bonne. Les lords juristes ont écarté tous les arguments suivant lesquels le traité se prêtait à diverses interprétations (voir les décisions de lord Slynn of Hadley et de lord Steyn). C’est sur ce fondement que la Chambre des lords a conclu qu’une personne ne pouvait être renvoyée vers un pays où les éléments indépendants de l’État ne sont pas considérés comme des agents de persécution. À la lumière de ces distinctions en matière d’interprétation de la Convention, la Chambre des lords a conclu qu’elle ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve pour écarter tout risque de refoulement. En raison de ces différences d’interprétation, des lacunes sont susceptibles de se produire sur le plan de la protection, augmentant d’autant les risques auxquels serait exposé l’étranger dans le pays d’accueil.
[122] Ceci étant dit, il ne faut prendre trop au pied de la lettre le principe posé dans l’arrêt Adan suivant lequel il n’existe qu’une seule façon d’interpréter la Convention relative aux réfugiés. Lord Slynn of Hadley rappelle en effet, au paragraphe 14, que :
[traduction] Il peut y avoir des cas dans lesquels on peut appliquer de diverses façons l’interprétation retenue par le Secrétaire d’État et, en pareil cas, il se peut fort bien que le Secrétaire d’État accepte que ces autres façons sont conformes à la Convention. Mais le Secrétaire d’État n’est pas tenu de suivre une interprétation de la Convention qu’il ne considère pas comme la bonne.
[123] Il est clair, toutefois, que le litige portait sur le fait que la Chambre des lords avait jugé incorrecte une interprétation de la Convention relative aux réfugiés suivant laquelle les éléments indépendants de l’État n’étaient pas considérés comme des agents de persécution. Lord Steyn a jugé, au paragraphe 40, que la Chambre des lords n’était pas en mesure d’exprimer une opinion sur les autres mécanismes de protection offerts aux demandeurs d’asile en Allemagne et en France. Comme l’Allemagne et la France n’avaient pas appliqué toutes les mesures de protection prévues par la Convention relative aux réfugiés, la Cour a estimé, vu l’ensemble de la preuve dont elle disposait, que le refoulement constituait une sérieuse possibilité.
[124] Dans l’arrêt Yogathas, lord Bingham of Cornhill a retenu deux principaux facteurs. Il a tout d’abord expliqué que le tribunal ne devait pas déduire trop rapidement qu’un État souverain ami qui est partie à la Convention relative aux réfugiés n’exécutera pas les obligations qu’il a contractées. Toutefois, le gouvernement est quand même obligé de constater les faits et de surveiller les décisions émanant du pays tiers. Cette conclusion rejoint celle qui a été tirée dans l’arrêt T.I. Le juge conclut, au paragraphe 9 :
[traduction] [. . .] l’objectif humanitaire visé par la Convention est d’établir un régime méthodique, fruit d’un consensus international, en matière de traitement des demandes d’asile. Cet objectif est susceptible d’être contrecarré si l’on permet à quelque chose d’autre que des différences significatives entre la loi et la pratique des divers pays d’empêcher le renvoi d’un demandeur vers un État membre dans lequel le droit d’asile a été ou aurait pu être réclamé en premier lieu.
[125] Suivant le second principe sur lequel lord Bingham s’est fondé, la Convention relative aux réfugiés vise d’abord et avant tout à empêcher le refoulement et il ne convient pas de comparer d’autres questions entre deux États, telles que les conditions de vie du demandeur dans le pays tiers. Ainsi que lord Hope of Craighead l’a fait remarquer au paragraphe 43, la question cruciale à laquelle la Cour devait répondre était celle de savoir si les autorités allemandes appliqueraient l’autre mécanisme de manière à prendre acte de la crainte de persécution du demandeur par des éléments indépendants de l’État. La Cour a conclu que le droit allemand confère le pouvoir discrétionnaire de suspendre l’expulsion dans les cas de grave menace à la vie ou de risque pour l’intégrité personnelle ou la liberté d’un étranger. Lord Hope a reconnu que [au paragraphe 47] [traduction] « dans le cas du droit de renvoyer un étranger dans un pays tiers, l’accent est mis sur le résultat final plutôt que sur les moyens précis employés pour atteindre le résultat en question ».
[126] Le professeur Greenwood conclut qu’au Royaume-Uni le critère minimal à respecter pour contrôler la décision de désigner un pays tiers comme État sûr est exigeant, pourvu que le Secrétaire d’État ait tenu compte de tous les facteurs pertinents. De plus, il semble que le professeur Greenwood ait raison de dire que, dans son état actuel, le droit britannique appuie l’assertion qu’il est nécessaire d’examiner non seulement l’interprétation juridique des principes applicables, mais également la pratique courante.
[127] En fait, le professeur Hathaway semble lui aussi accepter que le renvoi d’une personne vers un État qui ne lui reconnaîtra pas le statut de réfugié au même titre que l’État qui procède au renvoi ne constituera pas une violation de l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés dans les cas où l’État de destination ne soumettrait pas, en pratique, le réfugié au refoulement. Toutefois, le professeur Hathaway rappelle que l’analyse des lois et des pratiques de l’autre État ne doit pas être formaliste, mais qu’elle doit d’abord et avant tout tenir compte de réalités pratiques vérifiables.
[128] Enfin, comme le professeur Hailbronner le signale, lord Scott of Foscote souligne, au paragraphe 115 [de l’arrêt Yogathas], que l’accent est mis sur la question de savoir si les normes minimales ont été respectées, et non sur celle de savoir si les méthodes et les lois sont identiques, ce qui pourrait également être interprété comme étant contraire à l’assertion suivant laquelle il n’existe qu’une seule véritable interprétation. Il semble qu’il s’agisse d’un point sur lequel les experts divergent d’opinion. Le professeur Hathaway se fonde sur le fait qu’il n’existe qu’une seule véritable interprétation et que le tribunal entamera son analyse par l’interprétation de la disposition de la Convention relative aux réfugiés dégagée dans sa propre jurisprudence pour déterminer si un pays est sûr, sous réserve des éclaircissements ou des nuances à apporter. Il ne semble toutefois pas que la Chambre des lords ait nié qu’il n’existe qu’une seule interprétation véritable, mais qu’elle ait simplement dit que, lorsque les lois britanniques ajoutent des éléments supplémentaires, il est inutile de s’attendre à ce que d’autres pays en fassent autant, dès lors qu’ils respectent toutes les garanties nécessaires.
[129] Une affaire qui mérite d’être signalée est la cause Salas, précitée, qui portait sur la décision du gouvernement du Royaume-Uni de renvoyer un ressortissant équatorien aux États-Unis, au motif que les États-Unis étaient un pays tiers sûr. La Haute Cour a statué que, pour déterminer si les États-Unis étaient un pays sûr, on ne pouvait se contenter d’en examiner les lois. La Haute Cour a conclu qu’il est également nécessaire d’examiner les usages administratifs pour déterminer si, en violation de la Convention relative aux réfugiés, ils donnent eux-mêmes lieu à un risque réel en cas de renvoi.
[130] Cette affaire n’a pas été analysée en détail par l’une ou l’autre des parties, bien que la Haute Cour ait — sans toutefois se lancer dans une analyse trop fouillée — abordé directement le point litigieux soulevé par les parties à la présente instance en contrôle judiciaire au sujet de la distinction à établir entre les normes régissant le droit d’asile et le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, les usages en matière de détention et la possibilité de consulter un avocat.
[131] La Haute Cour a jugé que le facteur le plus important consiste à se demander s’il existe un risque véritable que les États-Unis renvoient le demandeur d’asile dans un autre pays autrement qu’en conformité avec la Convention relative aux réfugiés. Bien qu’on puisse concevoir que les usages administratifs soient à ce point imparfaits qu’il existe un risque réel en cas de renvoi, même si le gouvernement adopte un point de vue contraire à la « véritable interprétation de la Convention », il ne s’ensuit pas nécessairement que cela se traduise en pratique par un risque réel en cas de renvoi.
[132] Estimant mal fondés tous les motifs de contestation, le tribunal britannique a plutôt examiné à fond le caractère unique du droit américain qui confère au décideur le pouvoir discrétionnaire d’octroyer l’asile même si tous les éléments requis pour pouvoir reconnaître le statut de réfugié ne sont pas réunis. La Cour a conclu qu’en pratique les risques que ce pouvoir discrétionnaire soit exercé de façon défavorable étaient peu élevés.
[133] Il ne faut pas perdre de vue que les faits soumis à notre Cour semblent être sensiblement différents de ceux qui étaient portés à la connaissance de la Haute Cour dans l’affaire Salas et qu’ils se rapportent manifestement à une époque différente pour ce qui est de la politique et des usages des États-Unis.
[134] Enfin, la défenderesse invoque plusieurs décisions canadiennes qui vont dans le sens du raisonnement suivi dans l’arrêt Yogathas en ce qui concerne les pays tiers. Dans l’arrêt Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Satiacum, [1989] A.C.F. no 505 (QL), la Cour d’appel fédérale a expliqué qu’à défaut de preuve de l’existence de circonstances exceptionnelles faite par le demandeur d’asile, lors de l’audience relative à la revendication du statut de réfugié, comme dans une requête en extradition, les tribunaux canadiens doivent tenir pour acquis qu’il existe un processus judiciaire équitable et impartial dans le pays étranger, sous réserve d’une preuve contraire. Ce principe a été confirmé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 725, et dans l’arrêt Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1376 (C.A.) (QL), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [[1996] C.S.C.R. no 612 (QL)].
[135] La jurisprudence précitée nous permet de situer le débat dans son contexte et de dégager certains principes en ce qui concerne l’examen des pays tiers sûrs. Les décisions examinées étaient axées sur la preuve soumise au tribunal en ce qui concerne les usages concrets et les risques véritables de refoulement et de refoulement vers un pays où l’intéressé risque d’être torturé.
[136] Sur la foi des témoignages d’experts entendus par notre Cour au sujet des principes de droit international en litige, voici les principes qui se dégagent de ces décisions :
a) Premièrement, une partie ne peut se contenter de s’en remettre à l’existence de l’entente, mais elle doit être ouverte à la possibilité de vérifier si le pays tiers se conforme.
b) Deuxièmement, il existe une présomption de conformité de la part du pays tiers.
c) Troisièmement, la Convention relative aux réfugiés est axée sur la protection contre le refoulement et, dès lors que le pays tiers assure en pratique la protection contre le refoulement, les autres distinctions ne feront pas obstacle au renvoi.
d) Quatrièmement, il n’est pas nécessaire que la protection porte sur le statut de réfugié, dès lors qu’il existe une protection.
e) Cinquièmement, même si l’autre pays applique une charge de preuve différente, dès lors que l’on peut atteindre de la même façon le même résultat pratique, la distinction n’est pas importante.
En résumé, l’élément crucial est la protection effective contre le refoulement en vertu d’une norme minimale reconnue. À mon avis, c’est le principe fondamental consacré à l’alinéa 102(1)a) de la LIPR et c’est la raison pour laquelle il faut examiner les politiques et usages du pays tiers.
[137] J’estime en outre qu’il n’est pas nécessaire que l’interprétation des conventions applicables soit absolument identique. Toutefois, lorsqu’il y a une différence, il faut se demander si la différence d’interprétation se traduit par une différence de traitement. Il faut par ailleurs présumer que, lorsqu’il y a une différence d’interprétation, il y a une différence de traitement. Ce facteur est particulièrement pertinent en ce qui concerne l’opinion que les États-Unis ont des obligations que l’article 3 de la Convention contre la torture met à leur charge.
C. Bref survol du régime américain
[138] La présente demande de contrôle judiciaire repose sur la prémisse que le régime américain de reconnaissance du statut de réfugié comporte des lacunes qui font que les États-Unis ne sont pas un pays sûr au sens de la Convention relative aux réfugiés et de la Convention contre la torture. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de comprendre les rouages essentiels du processus américain de reconnaissance du statut de réfugié pour pouvoir situer dans leur contexte les prétentions et moyens invoqués en l’espèce. Les demandeurs, par le biais de l’affidavit de Georgetown, et la défenderesse, par l’affidavit de M. Martin, analysent en détail le régime américain. Voici un bref résumé de la question.
[139] Les États-Unis ont adhéré au Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés [Protocole des Nations Unies relatif au statut des réfugiés, 31 janvier 1967, [1969] R.T. Can. no 29], qui a pour effet de mettre les obligations internationales des États-Unis sur un pied d’égalité avec celles des autres parties à toutes fins que de droit. Selon l’étape de la procédure, les décisions concernant le droit d’asile sont présentement prises soit par des agents préposés aux demandes d’asile, qui relèvent du ministère de la Sécurité intérieure (Department of Homeland Security ou DHS), soit par des avocats expérimentés du ministère de la Justice siégeant en qualité de juges de l’immigration. Lorsque la décision intervient avant qu’une procédure de renvoi ne soit engagée contre le demandeur d’asile, on parle alors de « demande affirmative »; cette demande est tranchée par l’agent préposé aux demandes d’asile. La demande présentée après qu’une procédure de renvoi a été entamée est tranchée par un juge de l’immigration et elle est qualifiée de « demande défensive ». Si l’agent préposé aux demandes d’asile n’octroie pas l’asile en réponse à une demande affirmative, il défère le cas au tribunal de l’immigration. Le juge de l’immigration statue sur la demande d’asile en reprenant l’examen du dossier depuis le début et il examine aussi toute demande de sursis ou prétention tirée de la Convention contre la torture. La décision défavorable du juge de l’immigration peut être portée en appel devant la Commission d’appel de l’immigration (Board of Immigration Appeals ou BIA) qui tranche les questions de droit en reprenant leur examen depuis le début et qui s’en remet au juge de l’immigration pour ce qui est des faits. Il est également possible de saisir la Cour d’appel fédérale d’un appel sans devoir d’abord obtenir une autorisation. Un pourvoi à la Cour suprême des États-Unis est également ouvert, sous réserve de conditions semblables à celles qui existent au Canada.
[140] Il existe trois grandes formes de protection aux États-Unis. La première, l’asile, est l’équivalent de la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention prévue à l’article 96 de notre LIPR. Le droit d’asile confère à l’intéressé la résidence permanente aux États-Unis, avec tous les droits afférents à cette qualité. La seconde, le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi pour un des motifs prévus par la Convention et la troisième, le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi en raison de la crainte d’être soumis à la torture au sens de la Convention contre la torture, sont essentiellement l’équivalent américain de la procédure canadienne d’examen des risques avant le renvoi (ERAR), sous réserve de certaines distinctions importantes signalées par les parties. Ni l’un ni l’autre de ces sursis ne confère à l’intéressé le droit à la résidence permanente, à la réunification de la famille, à des titres de voyage ou à des garanties en matière de remise en liberté. Le demandeur d’asile est par ailleurs susceptible de perdre son statut si la situation change dans son pays d’origine.
[141] La distinction la plus importante à signaler entre le droit d’asile et la procédure de sursis est le fait que l’asile est octroyé au demandeur s’il établit qu’il existe une possibilité raisonnable de persécution, tandis que le sursis et la mesure spéciale prévue par la Convention contre la torture ne sont accordés que s’il démontre que la persécution ou le risque de torture sont fort probables.
[142] La législation américaine déclare irrecevables les demandes d’asile présentées plus d’un an après l’arrivée du demandeur aux États-Unis. Le juge dispose de pouvoirs discrétionnaires limités qui sont assujettis à certaines exceptions. Les demandeurs déclarés irrecevables ont le droit de saisir un juge de l’immigration d’une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi dont ils font l’objet. Cette procédure est toutefois assujettie à la norme plus rigoureuse applicable aux sursis (celle de savoir si la persécution ou le risque de torture sont fort probables).
D. Analyse du droit américain des réfugiés
[143] L’analyse qui suit porte sur les questions qui, aux dires des demandeurs, permettent de conclure que les politiques et usages des États-Unis ne se conforment pas à l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture.
1) Délai de prescription d’un an et norme applicable aux sursis
[144] Lorsqu’une demande d’asile est irrecevable parce qu’elle n’a pas été déposée dans le délai d’un an prescrit et lorsqu’elle ne tombe pas sous le coup d’une des exceptions à l’irrecevabilité prévues par la loi, le seul recours ouvert à l’intéressé pour éviter d’être refoulé consiste à présenter une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui ou une demande de protection fondée sur la Convention contre la torture. Le demandeur d’asile doit démontrer qu’il a « raison de craindre d’être persécuté », tandis qu’un sursis ne sera accordé que si le demandeur d’asile établit que la persécution est « fort probable ». En pareil cas, le principal argument des demandeurs est que le délai de prescription combiné à la norme plus stricte se traduisent par le refoulement de réfugiés qui auraient autrement satisfait à la norme applicable aux demandes d’asile. Les demandeurs plaident aussi que l’irrecevabilité en question a des incidences disproportionnées dans le cas des demandes d’asile fondées sur le sexe ou le statut de personne séropositive, et que le rejet d’une demande d’asile fondé sur le seul non-respect d’un délai contrevient à la Convention relative aux réfugiés et à la Convention contre la torture.
[145] Le délai de prescription d’un an ne s’applique pas en cas de « changement de situation » ou de « circonstances exceptionnelles ». On applique cette exception de façon généreuse dans des cas comme une maladie grave, une déficience, un traumatisme ou l’inefficacité de l’avocat.
a) La norme régissant le sursis est-elle plus stricte que celle applicable au droit d’asile et, dans l’affirmative, l’application de cette norme entraîne-t-elle le refoulement?
[146] M. Martin (ancien fonctionnaire de l’INS des États-Unis) a admis, au nom de la défenderesse, que la norme applicable aux sursis, d’une part, et au droit d’asile, d’autre part, est différente, mais il soutient qu’en pratique la norme est identique. Voici en quels termes il s’exprime, au paragraphe 76 de son affidavit :
[traduction] On ne peut nier que les normes appliquées aux États-Unis pour garantir le non-refoulement sont inusitées. Je ne connais aucun autre pays qui établisse ainsi une différence entre les normes prévues à l’article premier et celles contenue à l’article 33 de la Convention. Ainsi que je l’ai déjà expliqué, cette distinction n’a été plaidée par aucune des parties ou amici curiae dans l’affaire Stevic. La Cour a introduit cette distinction de son propre chef, quoiqu’elle fasse maintenant partie intégrante de la pratique américaine. À mon avis, une interprétation qui aurait été certainement meilleure aurait consisté à appliquer aux deux formes de protection le critère de la « possibilité raisonnable de persécution », qui régit maintenant le droit d’asile.
[147] Suivant M. Martin, les demandeurs estiment que les tribunaux appliquent des distinctions quantitatives plus pointues que ce que la pratique concrète exige. M. Martin cite des statistiques qui démontrent que le taux d’acceptation des demandes d’asile aux États-Unis se compare à celui du Canada. En 2005, les États-Unis ont accepté 60 pour 100 des demandes d’asile examinées, tandis que le Canada n’en a acceptées que 51 pour 100. Pour ce qui est des chiffres globaux en matière d’octroi de protection (droit d’asile, sursis et mesure spéciale en vertu de la Convention contre la torture), le pourcentage s’établit à 52 pour 100.
[148] Il semble que la Cour suprême des États-Unis fasse une nette distinction, sur le plan juridique, entre le sursis et l’asile. La Commission d’appel de l’immigration (BIA) a d’abord tenté de démontrer que les deux normes devaient être considérées en pratique comme équivalentes, malgré la formulation différente que l’on trouve dans la loi (voir Matter of Acosta, 19 I&N Dec. 211 (BIA 1985)). Cette conclusion a été expressément infirmée dans l’arrêt Ins v. Cardoza-Fonseca, 480 U.S. 421 (1987), à la page 431, qui énonce que la norme de la « forte probabilité » appliquée en matière de sursis est beaucoup plus stricte que la norme de la « crainte fondée » de persécution.
[149] À la page 431, la Cour suprême des États-Unis a expliqué que [traduction] « une crainte est certainement fondée même si les probabilités sont inférieures à 50 pour 100 ». La Cour a affirmé que même une probabilité de 10 pour 100 était suffisante pour qu’on puisse conclure à l’existence d’une « crainte fondée ». Bien que la Cour ait signalé, à la page 448, que l’interprétation des normes soulevait des difficultés d’ordre pratique, ce qu’elle a réellement dit, c’était que l’interprétation qu’il convenait de donner à la norme de la « crainte fondée » en matière d’asile était quelque peu ambiguë. La Cour n’a pas dit qu’en pratique les deux normes devaient être interprétées de la même manière [aux pages 448 et 449] :
[traduction] La question de droit précise consistant à se demander si les deux normes sont identiques est, évidemment, fort différente de la question d’interprétation qui se pose chaque fois que l’organisme est tenu d’appliquer l’une ou l’autre norme ou les deux à un ensemble détermimé de faits. L’expression « crainte fondée » comporte de toute évidence une part d’ambiguité et on ne peut lui donner un sens concret qu’en examinant chaque affaire individuellement [. . .] Loin de nous l’idée de proposer des explications détaillées sur la façon dont le critère de la « crainte fondée » devrait être appliqué. Nous nous contenterons plutôt de déclarer que le juge de l’immigration et le BIA ont eu tort de conclure que les deux normes étaient identiques.
[150] La Cour a par ailleurs signalé, à la note infrapaginale 31, qu’il existe des différences importantes en ce qui concerne la signification de ces deux normes :
[traduction] La question de savoir à quel point les différences entre les deux normes sont « importantes » est peut-être une question à laquelle on ne peut pleinement répondre dans l’abstrait, mais le fait que le Congrès a prescrit deux normes différentes dans la même Loi implique nécessairement qu’il souhaitait leur attribuer un sens différent.
[151] La Cour a conclu que le juge de l’immigration avait appliqué à tort la norme de la « forte probabilité » à une demande d’asile. Cette décision a été infirmée et renvoyée à la BIA pour qu’elle examine l’affaire de nouveau, étant donné qu’elle n’avait pas été jugée selon la bonne norme de preuve. La BIA a par la suite reconnu les différentes normes dans Matter of Mogharrabi, 19 I&N Dec. 439 (BIA 1987). Suivant les témoignages d’opinion entendus en l’espèce, la décision Cardoza-Fonseca représente l’état actuel du droit. Ce ne sont donc pas les demandeurs qui ont « quantifié » la différence entre la norme applicable au droit d’asile et celle régissant le sursis; ce sont les tribunaux américains qui l’ont fait.
[152] La professeure Anker affirme que ce type d’analyse se traduit par une différence dans la façon dont les demandes de sursis et les demandes d’asile sont tranchées. À titre d’exemple, le taux d’acceptation des demandes de sursis par les tribunaux d’immigration est de 13 pour 100, un taux beaucoup moins élevé que celui des demandes d’asile, qui se situe à 38 pour 100. Rien ne permet de penser que la BIA ou les tribunaux ont continué à se livrer à une analyse qualitative après que cette méthode eut été écartée dans l’arrêt Cardoza-Fonseca (ainsi qu’il est précisé dans Matter of Acosta).
[153] Suivant la preuve présentée par les demandeurs, il existe deux normes différentes et il est plus difficile de satisfaire à celle qui s’applique aux demandes de sursis. M. Martin affirme que certains juges ne font peut-être pas de distinction entre les deux, mais qu’il s’agirait là d’une erreur si l’on s’en tient à l’état actuel du droit aux États-Unis.
[154] Ainsi donc, suivant la preuve prépondérante présentée par les experts, la norme plus stricte qui régit les demandes de sursis combinée au délai de prescription d’un an risque d’exposer au refoulement certains des réfugiés qui sont renvoyés aux États-Unis, créant ainsi un risque réel. Bien que le système canadien permette au décideur de tenir compte du temps écoulé pour déterminer s’il existe une crainte subjective, ce facteur ne peut à lui seul justifier un refus d’octroyer le statut demandé. S’il estimait que le demandeur d’asile a une crainte raisonnable de persécution, l’arbitre n’aurait aucune base légale lui permettant de rejeter la demande en droit canadien. Le droit canadien va dans le même sens que la Convention relative aux réfugiés, alors que ce n’est pas le cas de la loi, des usages et des politiques des États-Unis.
b) Indépendamment de la question du sursis, le délai de prescription d’un an contrevient-il à la Convention contre la torture et à la Convention relative aux réfugiés?
[155] Les demandeurs font également valoir d’autres moyens pour contester la légalité du délai de prescription d’un an. Lorsqu’on compare le contexte canadien avec le contexte américain, on constate que l’approche est fort différente en matière de délais. Bien que la défenderesse invoque plusieurs décisions à l’appui de son assertion que les délais constituent un facteur important au Canada en matière de reconnaissance du statut de réfugié, la distinction principale est que le temps écoulé ne peut jamais servir à trancher une demande d’asile. La défenderesse reconnaît ce fait. Les demandeurs signalent par ailleurs que, bien que les délais ne soient pas déterminants en droit canadien, ils constituent souvent un facteur important. Voici, à ce propos, ce que déclarait le juge Létourneau dans l’arrêt Huerta c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 157 N.R. 225 (C.A.F.) [à la page 227] :
Le retard à formuler une demande de statut de réfugié n’est pas un facteur déterminant en soi. Il demeure cependant un élément pertinent dont le tribunal peut tenir compte pour apprécier les dires ainsi que les faits et gestes d’un revendicateur.
[156] De plus, les juges canadiens ont le pouvoir discrétionnaire d’examiner les raisons du retard pour déterminer si elles constituent ou non un facteur acceptable (voir, par exemple, le jugement El Balazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 38).
[157] L’affaire citée dans le contexte européen, Jabari c. Turquie, [2000] CEDH 369 (11 juillet 2000), est une décision de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans cette affaire, la Cour européenne était appelée à interpréter l’article 3 de la Convention (non-refoulement vers un État où le réfugié risque d’être soumis à la torture). La demanderesse n’avait pas fait examiner le bien-fondé de sa demande, parce que la loi turque l’obligeait à se conformer à un délai d’enregistrement de cinq jours qu’elle n’avait pas respecté. La Cour européenne a déclaré, au paragraphe 40 :
Pour la Cour, l’application automatique et mécanique d’un délai aussi bref pour soumettre une demande d’asile doit être jugée incompatible avec la protection de la valeur fondamentale consacrée par l’article 3 de la Convention.
[158] La Cour a également statué que le défaut d’examiner le bien-fondé de la demande d’asile de la demanderesse sur ce fondement contrevenait à l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui oblige les instances nationales à garantir un recours effectif en cas de violation des droits reconnus dans la Convention européenne des droits de l’homme. Ce délai est toutefois particulièrement rigoureux et la Cour n’a pas condamné explicitement tous les délais de prescription. La décision portait principalement sur le caractère abusif du délai de prescription turc.
[159] Les demandeurs soutiennent par ailleurs que les exceptions au délai de prescription d’un an sont facultatives et non impératives. Ils ajoutent qu’elles n’ont pas une portée suffisamment large et que ceux qui remplissent les conditions requises pour bénéficier de ces exceptions peuvent être déclarés irrecevables s’ils ne déposent pas leur demande dans un délai raisonnable suivant l’expiration du délai d’un an (interprété comme un délai de six mois). Ils soulignent que le HCR condamne les délais de prescription en matière de dépôt de demandes. Dans les observations qu’il a formulées avant la signature de l’Entente au sujet de la version provisoire de l’Entente, le HCR signale, à la page 2, qu’il est préoccupé par les délais de prescription en matière de présentation de demandes. (Il convient de signaler qu’en formulant ce commentaire, le HCR s’est dit préoccupé au sujet du rapport existant entre le délai de prescription et la norme plus stricte applicable aux demandes de sursis.) Le HCR a recommandé que, lorsqu’une des parties déclarerait le demandeur irrecevable alors que l’autre ne le ferait pas, le demandeur devrait bénéficier de la procédure du pays qui lui est favorable. (C’est aussi la recommandation spécifique faite par le HCR au Canada dont il est question dans l’affidavit de Scoffield.)
[160] Bien que M. Martin cite le guide relatif au droit d’asile à l’appui de son assertion que les groupes de personnes vulnérables sont protégés par les exceptions, les extraits de ce guide reproduits dans le mémoire de la défenderesse ne sont pas très utiles pour étayer sa thèse en raison de leur vaste portée et du fait qu’ils ne portent pas précisément sur les questions de minorités.
[161] Vu l’ensemble de la preuve, il ne serait pas raisonnable de conclure que le délai de prescription d’un an, tel qu’il est appliqué aux États-Unis, est compatible avec la Convention contre la torture et avec la Convention relative aux réfugiés.
c) Le délai de prescription d’un an : incidences sur les demandes fondées sur le sexe ou présentées par d’autres groupes minoritaires
[162] Les demandeurs ont également présenté des éléments de preuve suivant lesquels le délai de prescription d’un an a des incidences disproportionnées sur les demandes d’asile fondées sur le sexe ou l’orientation sexuelle. Ces demandeurs d’asile risquent davantage d’attendre avant de présenter leur demande en raison d’un manque d’information ou de la honte souvent ressentie par ce type de demandeurs d’asile. Les demandeurs font valoir de solides arguments théoriques au sujet des raisons pour lesquelles cette irrecevabilité aurait des incidences disproportionnées.
[163] La jurisprudence citée par les demandeurs au soutien de la conclusion que les personnes qui présentent des demandes d’asile fondées sur le sexe sont particulièrement vulnérables face au délai de prescription d’un an trouve appui au Canada dans le jugement Williams c. Canada (Secrétaire d’État), [1995] A.C.F. 1025 (1re inst.) (QL), au paragraphe 7, où la juge Reed a reconnu que bon nombre de femmes tardent à présenter une demande d’asile parce qu’elles ignorent que la violence conjugale constitue un motif pouvant fonder une demande d’asile. Cette décision a été suivie dans le jugement Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. 1438 (1re inst.) (QL), au paragraphe 17, ainsi que dans plusieurs des autres décisions citées par les demandeurs. Un problème analogue surgit lorsque des facteurs d’ordre psychologique viennent retarder la présentation d’une demande d’asile (voir le jugement Diluna c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 399 (1re inst.) (QL), au paragraphe 8).
[164] L’affidavit d’Anker et celui de Musalo semblent reposer sur des éléments de preuve anecdotiques fournis par des avocats plutôt que sur des statistiques ou sur la jurisprudence. Selon les éléments de preuve crédibles, ce type d’irrecevabilité aurait de graves incidences sur les demandes d’asile fondées sur le sexe, et on ne sait pas avec certitude si les exceptions à l’irrecevabilité aideraient ces demandeurs d’asile. Le Règlement prévoit des exceptions en cas de « circonstances exceptionnelles », telles qu’une incapacité mentale ou physique « y compris tous les effets de la persécution ou des violences subies par le passé ».
2) Exceptions par catégories en cas de criminalité et de terrorisme
[165] Il existe deux façons de refuser l’asile à quelqu’un. Premièrement, la section F de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés énumère plusieurs clauses d’exclusion, notamment dans le cas des personnes ayant commis des crimes graves de droit commun. En second lieu, le principe du non-refoulement consacré au paragraphe 33(1) est sujet à une exception dans le cas des personnes constituant une menace pour la sécurité et un danger pour le public. Voici le texte du paragraphe 33(2) (qui renvoie au paragraphe 33(1) :
Article 33
[. . .]
2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays.
[166] Ainsi, sous le régime de la Convention relative aux réfugiés, une personne ne peut être refoulée qu’en vertu de ces deux exceptions.
a) Exclusion pour cause de terrorisme
[167] On trouve dans la législation américaine deux dispositions qui permettent de refuser l’asile pour des raisons de sécurité et il ne semble pas y avoir de débat sur cette description de l’exclusion. Premièrement, la § 208(b)(2)(A)(iv) de la INA [Immigration and Nationality Act] prévoit une exclusion dans le cas de ceux qui constituent un danger pour la sécurité des États-Unis et, en second lieu, la § 212(a)(3)(B) de la INA prévoit une exclusion dans le cas des personnes qui se livrent au terrorisme. L’alinéa relatif au terrorisme renferme une disposition générale portant sur les motifs d’interdiction de territoire énumérés à la § 212 de la INA, notamment ceux ayant trait à la sécurité. Cette disposition contient une définition des « activités terroristes » énumérées à la § 212(a)(3)(B) de la INA qui s’applique au refus du droit d’asile prévu à la § 208 de la INA. De plus, la § 208(b)(2)(A)(iv) de la INA déclare que les personnes tombant sous le coup de l’interdiction générale de territoire prévue à la § 237(a)(4)(B) de la INA ne peuvent bénéficier de la protection fournie par la Convention. La § 237(a)(4)(B) incorpore le principe général relatif aux activités terroristes qui est énoncé à la § 212(a)(3)(B) et à la § 212(a)(3)(F) de la INA. La § 212(a)(3)(B) de la INA est la disposition générale que nous avons déjà examinée et la § 212(a)(3)(F) se rapporte au fait de s’associer à une organisation terroriste.
[168] Le sursis fait l’objet d’exclusions semblables à la § 241(b)(3)(B)(iv) de la INA, à cette réserve près qu’il ne s’applique qu’aux personnes qui constituent un « danger pour les États-Unis ». À la suite de la disposition générale portant interdiction de territoire, on trouve aussi une disposition déclarant que l’étranger visé à la § 237(a)(4)(B) de la INA sera considéré comme un étranger pour lequel il existe des motifs raisonnables de considérer qu’il constitue un danger pour la sécurité des États-Unis.
[169] Voici un extrait de la définition de l’expression « se livrer à des activités terroristes » que l’on trouve à la § 212(a)(3)(B)(iv)(VI) de la INA :
[traduction] 212(a)(3)(B)(iv)(VI) commettre un acte qui, selon ce que son auteur sait ou devrait raisonnablement savoir, procure un soutien matériel, notamment un refuge, un moyen de transport ou un moyen de communication, de l’argent, un transfert de fonds ou tout autre avantage financier important, de faux documents ou une fausse identité, des armes (y compris toute arme chimique, biologique ou radiologique), des explosifs ou une formation —
[. . .]
(bb) à toute personne qui, selon ce que son auteur sait ou devrait raisonnablement savoir, se livre ou prévoit se livrer à des activités terroristes;
[170] Cette définition comporte donc deux aspects subjectifs. Premièrement, la personne qui contribue doit savoir, ou être présumée raisonnablement savoir, que le transfert de fonds implique un soutien matériel. En second lieu, ce soutien matériel doit être offert à une personne qui, selon ce que l’auteur sait ou devrait raisonnablement savoir, s’est livrée à un acte terroriste ou prévoit se livrer à un acte terroriste.
[171] Ainsi que M. Martin le souligne, cette disposition vise à interdire l’accès au territoire américain aux personnes ordinaires qui demandent un visa ou l’admission aux États-Unis. Il reconnaît toutefois que ces dispositions s’appliquent aux réfugiés par une série de renvois complexes et qu’elles peuvent avoir pour effet de refuser l’asile ou le sursis à certains demandeurs d’asile. Voici ce qu’il déclare au paragraphe 115 de son affidavit :
[traduction] S’agissant des réfugiés, il s’agit sans doute d’une disposition sévère, qui pousse à la limite la marge de manœuvre que la Convention accorde aux États lorsqu’il s’agit d’appliquer les dispositions d’exclusion fondées sur des motifs de sécurité. Elle traduit cependant les vives préoccupations du Congrès au sujet du terrorisme ainsi que la difficulté de prouver la connaissance de l’organisation à laquelle l’intéressée a donné de l’argent.
[172] Un point critique soulevé par M. Martin, au paragraphe 112 de son affidavit, est le fait que les exclusions pour terrorisme qui s’appliquent aux demandes d’asile et aux demandes de sursis ne s’appliquent pas au report de l’exécution d’une mesure de renvoi prévu par la Convention contre la torture. On trouve des protections supplémentaires dans le règlement soumis par M. Martin à l’annexe H de son affidavit. Ainsi, aux termes de la § 208.16(b)(4)(2) [Immigration Regulations, 8 C.F.R. (2007)], toute personne tombant sous le coup de la § 241(b)(3)(B) de la INA (qui s’applique tant aux exclusions fondées sur des motifs de sécurité qu’aux exclusions justifiées par la perpétration d’un crime ou délit particulièrement grave) ne peut obtenir la protection habituelle en matière de sursis ni celle prévue par la Convention contre la torture. Cependant, la personne à qui a été reconnue le droit à la protection de la Convention contre la torture et qui fait l’objet d’un refus obligatoire de sa demande de sursis se voit accorder un report de son renvoi vers le pays où il est [traduction] « fort probable » qu’elle soit soumise à la torture (§ 208.17(a) [Immigration Regulations]).
[173] Ainsi, les obligations prévues par la Convention contre la torture sont traitées séparément des dispositions visant les réfugiés en général. Bien qu’on reconnaisse jusqu’à un certain point les obligations imposées par la Convention contre la torture, les politiques et usages s’y rapportant seront analysés plus loin.
[174] Les exclusions pour terrorisme dont nous avons déjà traité ont fait l’objet d’une interprétation large dans la décision Matter of A-H-, 23 I&N Dec. 774 (A.G. 2005). Il ressort de cette décision qu’une personne peut être refoulée si l’on estime qu’elle pourrait éventuellement constituer un danger, ce qui est fort différent du critère posé dans l’arrêt Suresh, lequel exige une menace concrète qui doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve (paragraphe 90 de l’arrêt Suresh). M. Martin ne nie pas le fait qu’une interprétation large est donnée aux clauses d’exclusion, et il assimile essentiellement le critère des « motifs raisonnables » à celui de la « cause probable » (affidavit de Martin, au paragraphe 115). La BIA a retenu l’interprétation large aux pages 788 et 789 :
[traduction] Lorsque, compte tenu des circonstances, les renseignements recueillis au sujet d’un étranger permettent raisonnablement de croire qu’il constitue un danger pour la sécurité nationale — c’est-à-dire un risque non négligeable — l’interdiction de territoire prévue par la loi s’applique.
[. . .]
Il est satisfait au critère des « motifs raisonnables de croire » si l’on dispose de renseignements qui permettraient à une personne raisonnable de croire que l’étranger en question constitue un danger pour la sécurité nationale.
[175] Ainsi, la norme de preuve exigée aux États-Unis pour pouvoir exclure quelqu’un en raison du danger qu’il constitue pour la sécurité nationale est beaucoup moins stricte qu’au Canada (exposant ainsi davantage l’intéressé au refoulement).
[176] La principale préoccupation exprimée par les demandeurs est le fait que la Patriot Act des États-Unis [Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism (USA PATRIOT ACT) Act of 2001, Pub. L. No. 107-56 (2001)] a élargi la portée de la définition de l’expression « activités terroristes ». Selon la professeure Anker, la Patriot Act a élargi la portée de la définition de l’expression « soutien matériel » trouvée sous « activités terroristes » pour l’étendre aux transferts de fonds ou autres avantages financiers et elle n’exige pas que la personne soit au courant qu’elle appuie le terrorisme. Comme M. Martin l’explique, dans sa forme actuelle, le critère du « soutien matériel » frappe d’interdiction de territoire tout étranger qui se livre à des activités terroristes, expression qui est définie comme englobant le fait de procurer un soutien matériel à une organisation terroriste ou d’avoir favorisé la perpétration d’un acte terroriste.
[177] Ce critère se complique du fait que la disposition en question a été interprétée comme empêchant tout moyen de défense fondé sur la contrainte ou la coercition. M. Martin explique ce qui suit aux paragraphes 116 et 117 de son affidavit :
[traduction] On reproche notamment à l’exclusion fondée sur le « soutien matériel » de ne pas tenir compte des situations dans lesquelles la personne qui donne son appui est au courant des activités terroristes ou violentes du groupe ou de l’auteur mais est forcée d’agir en raison des contraintes ou de la pression qu’elle subit. Parmi ces situations, signalons par exemple le cas des enfants soldats qui sont recrutés de force au sein des milices terroristes, les « impôts » révolutionnaires ou tout autre fourniture d’aliments, de logement ou d’approvisionnements extorqués à la pointe du fusil par des guérilleros, ou encore la rançon versée à des organisations terroristes pour obtenir la libération d’un proche.
L’Administration américaine interprète l’expression « soutien matériel » contenue dans la disposition portant interdiction de territoire, l’alinéa 212a)(3)B) de la INA, comme ne souffrant aucune exception dans le cas d’aide ou de soutien de peu d’importance fournis sous la contrainte (voir Matter of S-K-, 23 I&N Dec. 936 (BIA 2006)). Si cette disposition était appliquée de façon aussi inflexible aux affaires de réfugiés, elle serait, à mon avis, incompatible avec la Convention [. . .]
[178] La décision rendue dans l’affaire In re S-K-, 23 I&N Dec. 936 (BIA 2006), confirme explicitement le fait qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu une intention de contribuer à une organisation terroriste.
[179] Dans la décision S-K-, la BIA a d’abord expliqué, aux pages 943 et 944, qu’il importe peu que l’intéressé ait eu l’intention de fournir son appui :
[traduction] À notre avis, la décision Singh-Kaur c. Ashcroft, précitée, n’exige pas la preuve d’une intention, de la part de celui qui fournit un soutien matériel, de favoriser l’atteinte d’un objectif de l’organisation terroriste qui empêche l’admission de l’étranger ou qui rend irrecevable sa demande d’asile. La loi précise bien qu’il suffit que l’intéressé ait fourni un soutien matériel à une organisation terroriste, à cette seule exception près que l’intéressé peut, au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants, démontrer qu’il ne savait pas et qu’il ne pouvait raisonnablement savoir qu’il avait affaire à une organisation terroriste (§ 212(a)(3)(B)(iv)(VI)(dd) de la Loi). Nous rejettons donc l’assertion de la défenderesse suivant laquelle il doit exister un lien entre la fourniture d’un soutien matériel à une organisation terroriste et l’usage que cette organisation entend en faire pour favoriser l’exercice d’une activité terroriste. Surtout dans le cas d’une aide aussi fongible que de l’argent, un tel lien ne serait pas conforme à l’objet de la disposition relative au soutien matériel, car il permettrait à une organisation terroriste de solliciter des fonds pour une fin apparemment anodine pour ensuite transférer d’autres fonds équivalents se trouvant en sa possession en vue de promouvoir ses activités terroristes. [Note de bas de page omise.]
[180] Les demandeurs soutiennent que, dans la décision Arias v. Ashcroft, 143 Fed. Appx. 464 (3d Cir. 2005), la BIA a également affirmé que la contrainte ne constitue pas un moyen de défense. Dans cette affaire, toutefois, la BIA a conclu que le demandeur d’asile avait offert son appui de son plein gré. La défenderesse fait simplement observer que la décision Arias n’a pas été reconnue comme un précédent et qu’elle a été confirmée pour d’autres motifs. Elle ajoute que le système américain fonctionne de manière à s’assurer que l’interprétation de l’exclusion fondée sur le soutien matériel soit compatible avec le droit international.
[181] La défenderesse ne nie pas que la loi prévoit une exclusion dans le cas des personnes qui offrent un appui minimal ou qui accordent leur appui sous la contrainte. Elle ne nie pas non plus que, si la contrainte ne pouvait être invoquée en défense, le droit américain ne serait pas conforme aux normes internationales.
[182] Suivant la preuve d’opinion prépondérante, la contrainte ne peut, compte tenu de la décision Arias, être invoquée comme moyen de défense en pareil cas, ce qui constitue une dérogation importante tant par rapport au droit international que par rapport au droit canadien. Le fait que la contrainte ne puisse être invoquée comme moyen de défense fait en sorte que des enfants soldats, des personnes qui sont forcées (souvent sous la menace d’une arme à feu) d’appuyer des groupes terroristes, et celles qui sont contraintes de payer des impôts dits révolutionnaires, sont considérés comme des terroristes selon le système des États-Unis et risquent d’être refoulés. Si ce principe était appliqué au Canada, les personnes victimes de coercition de la part des Tigres LTTE [Liberation Tigers of Tamil Ealam] au Sri Lanka ne pourraient plus se voir reconnaître la qualité de réfugiés ou avoir droit à l’asile.
[183] M. Martin signale qu’il existe un recours extraordinaire, en l’occurrence la renonciation à l’interdiction de territoire, laquelle peut être accordée de façon discrétionnaire par le Secrétaire d’État ou par le Department of Homeland Security. C’est ce qui a été décidé dans l’affaire S-K- et le DHS a convenu que cette exception s’appliquerait. Les demandeurs font observer qu’il s’agit d’un recours très rare qui n’a été exercé qu’à deux reprises, à leur connaissance. La possibilité de réclamer une renonciation a été reconnue dans la décision S-K-, à la page 950 :
[traduction] En conséquence, je souscris à la solution proposée par la majorité. Je constate toutefois que la loi prévoit une renonciation limitée à l’interdiction frappant les étrangers ayant procuré un soutien matériel et que cette renonciation peut être exercée par le DHS lorsque les conditions applicables sont réunies (paragraphe 212(d)(3) de la Loi). J’estime que le DHS voudra peut-être considérer la présente défenderesse comme une personne à qui il convient d’accorder cette renonciation.
[184] La renonciation est ainsi libellée :
[traduction] 212(d)(3)(B)(i) Le Secrétaire d’État, après avoir consulté le Procureur général et le Secrétaire à la Sécurité intérieure, ou le Secrétaire à la Sécurité intérieure, après avoir consulté le Secrétaire d’État et le Procureur général, peut, à sa discrétion la plus absolue, déclarer que l’alinéa (a)(3)(B)(i)(IV)(bb) ou le sous-alinéa (a)(3)(B)(i)(VII) ne s’appliquera pas à un étranger, que le sous-alinéa (a)(3)(B)(iv)(VI) ne s’appliquera pas au soutien matériel que l’étranger a accordé à une organisation ou un individu qui s’est livré à des activités terroristes, ou que le sous-alinéa (a)(3)(B)(vi)(III) ne s’appliquera pas à un groupe du seul fait qu’un sous-groupe tombe sous le coup de cet alinéa. Le Secrétaire d’État ne peut toutefois exercer le présent pouvoir discrétionnaire relativement à un étranger une fois qu’une procédure de renvoi a été entamée contre cet étranger en vertu de l’article 240.
[185] M. Martin confirme que le DHS ne sait pas avec certitude comment cette renonciation s’appliquera en pareil cas :
[traduction] Selon les renseignements les plus récents dont je dispose, le DHS est en train d’élaborer des directives ou des politiques définitives sur l’application de la renonciation aux dossiers d’asile de ce genre.
[186] L’état du droit en ce qui concerne les renonciations est, pour le moins, incertain. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir conclure qu’en principe ou en pratique, les renconciations atténuent les dispositions exceptionnellement sévères des lois américaines.
[187] Les deux parties ont passé en revue la jurisprudence canadienne portant sur les cas d’exclusion de la définition de réfugié par application de la section F de l’article premier de la Convention [relative aux réfugiés]. Aucune n’a cité de décision se rapportant à l’article 34 de la LIPR, qui concerne l’interdiction de territoire pour raison de sécurité, mais à sa lecture même, cette disposition ne permet pas de conclure au même genre d’exclusions à vaste portée que celles que prévoit la loi américaine.
[188] La jurisprudence canadienne reconnaît que l’exclusion par application de la section F de l’article premier de la Convention [relative aux réfugiés] ne s’applique pas en cas d’actes involontaires. Suivant le jugement Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Asghedom, 2001 CFPI 972, au paragraphe 22, il y a lieu d’examiner la défense fondée sur la contrainte avant de pouvoir conclure à l’exclusion pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité (voir aussi la décision de principe Moreno c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.), et les observations incidentes formulées dans la décision Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.)). Les demandeurs ne citent toutefois aucune décision ayant trait à la contrainte ou à l’exclusion dans le contexte du terrorisme.
[189] Il existe au Canada de la jurisprudence portant sur des personnes ayant revendiqué le statut de réfugié au motif qu’elles avaient été victimes d’extortion de la part de groupes terroristes; ces personnes ne se voient pas refuser l’asile en raison d’exclusion pour cause de terrorisme. Ainsi, dans l’affaire Kathirgamu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 300, une femme avait été forcée de cuisiner pour les LTTE parce qu’elle n’avait pas les moyens de payer l’argent qu’ils exigeaient. Nul n’a contesté dans cette affaire — pas plus d’ailleurs que la Commission ou devant la Cour fédérale — que l’extorsion constituait un motif légitime justifiant une crainte de persécution.
[190] Il est évident que la jurisprudence canadienne est moins restrictive et qu’elle étaye encore plus la proposition que les dispositions législatives américaines créent un risque véritable de refoulement. À défaut d’éléments de preuve démontrant que la loi canadienne est plus généreuse que les dispositions de la Convention relative aux réfugiés et de la Convention contre la torture ou qu’elle n’est pas compatible avec elles, je conclus que la loi canadienne tient compte des obligations internationales prévues par les deux Conventions.
[191] Vu l’ensemble de la preuve, (en cas de conflit entre les experts, je préfère le témoignage des experts des demandeurs), j’estime qu’il serait déraisonnable de conclure que le droit des États-Unis n’expose pas les véritables réfugiés à un danger. Il est difficile de concevoir comment le gouverneur en conseil aurait logiquement pu conclure que les États-Unis se conforment à la Convention relative aux réfugiés alors que la loi permet l’exclusion de demandeurs d’asile qui ont involontairement appuyé des groupes terroristes. Les exclusions relatives aux terrorisme sont extrêmement sévères; elles ratissent très large et ont pour effet de s’appliquer à nombre de personnes qui n’ont jamais constitué une menace. En renvoyant les demandeurs d’asile aux États-Unis dans ces conditions, le Canada, suivant la prépondérance de la preuve, expose des réfugiés à un grave risque de refoulement et de torture, ce qui va à l’encontre des articles applicables de la Convention relative aux réfugiés et de la Convention contre la torture.
b) Exclusion pour cause de grande criminalité
[192] Se voit refuser l’asile la personne qui, ayant été reconnue coupable d’un crime ou d’un délit particulièrement grave, est considérée comme constituant une menace pour la communauté des États-Unis
(§ 208(b)(2)(A)(ii) de la INA). Pour l’application de cette disposition de la loi américaine, l’étranger qui a été reconnu coupable d’un acte délictueux grave est réputé avoir été déclaré coupable d’un crime ou d’un délit (§ 208(b)(2)(B)(i) de la INA). La INA définit l’acte délictueux grave à la § 101(a)(43). La peine prévue pour certains des crimes énumérés à la § 101(a)(43) de la INA est d’à peine un an d’emprisonnement, notamment en cas de vol et de cambriolage.
[193] La personne reconnue coupable d’un crime ou d’un délit particulièrement grave n’a par ailleurs pas le droit de réclamer le sursis à l’exécution de son renvoi. Ainsi, la § 241(b)(3)(B)(ii) de la INA exclut les personnes qui, ayant été reconnues coupables d’un crime ou d’un délit particulièrement grave, sont considérées comme une menace pour la communauté des États-Unis, tout comme les demandeurs d’asile visés à la § 208. Toutefois, contrairement à la disposition relative au droit d’asile, on trouve, à la suite de la disposition relative à l’exclusion des demandeurs de sursis, une clause d’interprétation applicable à la § 241(b)(3)(B)(ii) de la INA suivant laquelle l’étranger qui a été déclaré coupable d’un acte délictueux grave et qui a été condamné à une peine de cinq ans d’emprisonnement est considéré comme ayant commis un crime ou un délit particulièrement grave. Le champ d’application de cette disposition est donc plus étroit. Ceci étant dit, le procureur général des États-Unis peut considérer que certaines infractions sont particulièrement graves même si la peine totale est inférieure à cinq ans. Ainsi, bien que les risques de refoulement soient plus élevés qu’au Canada, on ne sait pas avec certitude si l’interprétation américaine est incompatible avec les principes généralement admis sur ce qui constitue un crime suffisamment grave.
[194] Bien que la Convention relative aux réfugiés renferme une exception au principe interdisant le refoulement, l’article 3 de la Convention contre la torture ne permet pas une telle exception. Toutefois, les considérations qui s’appliquent aux cas d’exclusion ne semblent pas jouer dans le cas des personnes qui revendiquent la protection de la Convention contre la torture. Il y a des protections supplémentaires prévues dans le règlement soumis par M. Martin à l’annexe H de son affidavit. Aux termes de la § 208.16(b)(4)(2) [Immigration Regulations], toute personne tombant sous le coup de la § 241(b)(3)(B) de la INA (qui s’applique tant aux exclusions fondées sur des motifs de sécurité qu’aux exclusions justifiées par le fait d’avoir commis un crime ou un délit particulièrement grave) ne peut obtenir la protection habituelle en matière de sursis ni celle prévue par la Convention contre la torture. Cependant, la personne à qui a été reconnue le droit à la protection de la Convention contre la torture et qui fait l’objet d’un refus obligatoire de sa demande de sursis se voit accorder un report de son renvoi vers le pays où il est « fort probable » qu’elle sera soumise à la torture (§ 208.17(a) [Immigration Regulations]). Ainsi, les obligations prévues par la Convention contre la torture semblent être protégées parce que nul ne peut être refoulé même s’il a déjà été déclaré exclu pour cause de grande criminalité.
[195] Bien que le Canada soit peut-être plus libéral en ce qui concerne le refus d’accorder le droit d’asile pour cause de grande criminalité, l’expulsion d’une personne vers un pays où elle risque d’être torturée n’est en principe pas la norme appliquée aux États-Unis lorsque la grande criminalité est en cause. Au Canada, il n’existe pas de protection législative semblable et l’arrêt Suresh permet de penser, du moins selon certains, que l’expulsion peut être légale, dans certaines circonstances exceptionnelles, même lorsqu’il existe un risque de torture dans le pays d’origine.
[196] Bien que les probabilités d’un refoulement soient plus élevées qu’au Canada, on ne sait pas avec certitude si l’interprétation qui est retenue aux États-Unis est incompatible avec les principes généralement admis sur ce qui constitue un crime suffisamment grave. Bien que les conséquences découlant de la décision de considérer une peine d’emprisonnement de cinq ans comme suffisamment grave pour interdire un demandeur d’asile de territoire puissent sembler plus sévères qu’au Canada, elles ne sont pas à ce point différentes des dispositions de la loi canadienne et de la Convention relative aux réfugiés qu’elles puissent démontrer que le gouverneur en conseil a eu tort d’accepter que, du moins en principe, les États-Unis ne violent pas la Convention relative aux réfugiés.
3) Interprétation du terme « persécution », demandes d’asile fondées sur l’appartenance à un groupe social et demandes d’asile fondées sur le sexe
[197] Les demandeurs font ressortir plusieurs domaines dans lesquels l’interprétation que les États-Unis donnent de certains aspects de la définition du réfugié au sens de la Convention diffère de celle qui est retenue en droit canadien et/ou en droit international. Les observations sur le terme « persécution » et sur les demandes d’asile fondées sur l’appartenance à un groupe social ou sur le sexe sont quelque peu liées entre elles. Nous les examinerons donc dans la présente partie.
a) Demandes d’asile fondées sur le sexe
[198] Les demandeurs et la défenderesse s’entendent pour dire que le rôle que joue le sexe du demandeur qui présente une demande d’asile fondée sur une crainte de persécution aux États-Unis est incertain. Ce sur quoi les parties divergent d’opinion c’est l’importance que revêt cette incertitude pour les demandeurs d’asile. En 1999, la BIA a déclaré, dans In re R-A- [22 I&N Dec. 906] (BIA 1999), décision annulée, qu’une victime de violence conjugale n’appartenait pas à un groupe social et que, même si elle en faisait partie, ce n’était pas du fait de son appartenance à un groupe social que son mari l’avait persécutée.
[199] En 2000, le ministère de la Justice a pris le règlement proposé en affirmant que seules les caractéristiques immuables et fondamentales étaient nécessaires pour constituer un groupe social et que le sexe constitue de toute évidence un trait immuable. Il a également réinterprété toutes les composantes du groupe social en déclarant admissibles les demandes d’asile fondées sur le sexe, y compris celles entrant dans la catégorie difficile des demandes fondées sur la violence conjugale.
[200] In 2001, la procureure générale Janet Reno a annulé la décision rendue par la BIA dans l’affaire R-A-. Elle a renvoyé l’affaire à la BIA, lui enjoignant de la réexaminer après que la version définitive du règlement serait adoptée. John Ashcroft a suivi la même démarche. Toutefois, la version définitive du règlement n’a jamais été publiée et l’état du droit demeure, au mieux, incertain.
[201] Le DHS a déposé en février 2004 un mémoire qui reprend bon nombre des principes contenus dans le projet de règlement. Le mémoire affirme catégoriquement à la page 25 qu’il convient d’appliquer la norme dégagée dans Matter of Acosta, précité, où la Commission a articulé le critère des « caractéristiques immuables » qui est reconnu au Royaume-Uni et au Canada. Mais en dépit de ces avancées positives, l’état du droit demeure encore incertain sur cette question.
[202] Suivant la professeure Musalo, le DHS a déposé un autre mémoire le 22 février 2005. Elle affirme que, dans ce mémoire, le DHS explique à ses avocats plaidants que les seules demandes d’asile fondées sur le sexe qui sont présentement recevables en droit américain sont celles portant sur l’excision du clitoris, du moins tant que le sort final de l’affaire In re R-A- ne sera pas connu. Elle n’a pas produit de pièces ou cité de sources suffisantes pour qu’on soit en mesure de vérifier ses dires.
[203] J’accepte cependant le témoignage de la professeure Musalo suivant lequel l’analyse quantitative de M. Martin au sujet de l’acceptation de ces types de demandes d’asile néglige le fait qu’en laissant dans le flou la question de savoir quelles demandes d’asile sont acceptables ou non, on risque d’aboutir à des décisions arbitraires. Même si le projet de règlement et le mémoire du DHS démontrent qu’on se dirige vers une reconnaissance des demandes fondées sur le sexe qui s’apparente à celle qui existe au Canada, tel n’est pas l’état actuel du droit. De plus, bien que le DHS reconnaisse que l’appartenance à un groupe social devrait être considérée comme une caractéristique immuable innée, il poursuit en expliquant, aux pages 18 à 24, que les tribunaux n’ont pas appliqué la loi de façon uniforme.
[204] Il ne fait aucun doute que la norme canadienne accepte la définition du groupe social fondée sur l’existence de « caractéristiques innées et immuables » (voir l’arrêt Ward, précité). Le HCR préconise lui aussi cette façon de voir. Dans le contexte de la Communauté européenne, le professeur Hailbronner signale que les pays européens n’ont pas adopté une norme de protection généralement acceptée en ce qui concerne la violence conjugale en tant que motif de persécution. Toutefois, le professeur Hailbronner a admis en contre-interrogatoire que la plupart des États européens accordent une certaine protection en ce qui concerne la violence conjugale, parce qu’ils se sentent légalement obligés de le faire.
[205] La question à trancher est celle de savoir si l’incertitude entrourant l’état du droit aux États-Unis, incertitude que nul ne conteste vraiment, augmentent les probabilités de refoulement. Fait intéressant, le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration a recommandé [Le Règlement sur les tiers pays sûrs: Rapport, décembre 2002] au gouvernement canadien de considérer les femmes qui réclament une protection contre la violence conjugale comme une catégorie générale exclue du champ d’application de l’Entente. Plus précisément, voici ce qu’il a déclaré [Recommandation 2] :
Le Comité recommande d’exempter les femmes qui demandent le statut de réfugié selon le motif qu’elles sont victimes de violence familiale, au titre de l’article 159.6 du projet de règlement, jusqu’à ce que le règlement américain visant les demandes fondées sur des motifs de persécution liée au sexe soit aligné sur la pratique canadienne en la matière.
[206] On craint de toute évidence que la loi américaine ne protège pas suffisamment les femmes qui présentent ce type de demande, et cette crainte n’est pas réfutée par les éléments de preuve soumis par la défenderesse. Manifestement, si ces femmes sont déboutées de leur demande d’asile, la mesure secondaire consistant à surseoir à l’exécution de leur renvoi ne les protégerait pas non plus et il se peut par ailleurs que la protection prévue par la Convention contre la torture impose un critère minimal trop exigeant en matière de danger pour protéger les femmes victimes de violence conjugale. Elles risquent ainsi véritablement d’être refoulées, en violation de la Convention relative aux réfugiés. Comme le gouverneur en conseil est tenu de conclure catégoriquement que les États-Unis se conforment, il serait déraisonnable qu’il le fasse, vu l’incertitude qui règne en ce qui concerne l’état du droit américain.
b) « Persécution »
[207] L’interprétation américaine de la persécution, bien qu’elle soulève certaines préoccupations, ne semble pas donner catégoriquement lieu à un risque de refoulement. Les demandeurs n’ont pas produit suffisamment d’éléments de preuve au sujet des usages suivis par les États-Unis à cet égard, et ils n’ont pas démontré que les conclusions tirées par le gouverneur en conseil sur cet aspect sont déraisonnables.
[208] Les demandeurs soutiennent que l’approche suivie aux États-Unis en ce qui concerne les éléments indépendants de l’État n’est pas constante. Le défaut de reconnaître les éléments indépendants de l’État comme des agents de persécution va à l’encontre de l’interprétation retenue au Canada et au Royaume-Uni et est également contraire à l’interprétation du HCR (qui, sans aller jusqu’à dire le droit, propose des balises). La preuve permet toutefois raisonnablement de conclure que les États-Unis reconnaissent effectivement la persécution par des éléments indépendants de l’État, dès lors que l’État n’est pas en mesure de protéger une personne contre leurs actes.
[209] Les demandeurs soutiennent en outre que ni les tribunaux ni le gouvernement n’ont proposé de définition claire de la persécution aux États-Unis. Le projet de règlement (joint à l’affidavit de M. Martin sous la cote K) indique que le Congrès estime que la définition est fermement établie dans la jurisprudence, notamment dans la décision Matter of Acosta, précitée.
[210] La professeure Anker reconnaît qu’il s’agit de la définition que la BIA applique souvent. Elle soutient toutefois que l’absence de véritable définition peut créer de la confusion. Ainsi, la Cour d’appel du Premier Circuit a, dans l’arrêt Bocova v. Gonzales, 412 F.3d 257 (1st Cir. 2005), reconnu que la persécution n’a pas fait l’objet d’une définition et a statué qu’elle devait examiner la jurisprudence de la BIA pour en déterminer le sens véritable. Elle a ensuite jugé que la BIA a évité de poser des règles rigides pour définir la persécution, préférant une analyse au cas par cas. La Cour a effectivement reconnu que les décisions de la BIA s’étaient avérées utiles pour trouver une définition.
[211] Sur cette question, aussi incertain et flou que puisse être le droit américain, il ne semble pas qu’il y ait suffisamment d’éléments de preuve parmi ceux qui ont été présentés en l’espèce pour pouvoir démontrer que l’absence de définition se traduirait par un refoulement. Le gouverneur en conseil pouvait légitimement conclure le contraire.
[212] Les demandeurs affirment enfin que la défenderesse ne reconnaît pas la persécution fondée sur des motifs multiples. À la différence du Canada, où la définition prévue par la Convention relative aux réfugiés est directement incorporée à la LIPR, aux États-Unis, la définition du réfugié que l’on trouve dans la loi exige que la persécution soit [traduction] « en raison de », plutôt que de suivre la formule employée par la Convention, en l’occurrence, une persécution « du fait de ». On peut soutenir que cette différence a créé un problème dans le cas de persécution fondée sur des motifs multiples.
[213] La professeure Anker et M. Martin sont tous deux d’accord pour dire que l’arrêt de principe en matière de persécution aux États-Unis est In re S-P-, 21 I&N Dec. 486 (BIA 1996). Dans cet arrêt de principe, le tribunal a formellement reconnu que la preuve peut permettre de penser que l’agent de persécution agissait en vertu de motifs multiples, dont au moins un se rattache à un motif protégé. M. Martin signale que cette décision reflète toujours l’état du droit.
[214] Il est toutefois également vrai que la Real ID Act of 2005 [Pub. L. 109-13, Div. B, Title II], qui n’a été adoptée qu’en 2005, semble rendre cette exigence encore plus stricte, en ce que, même si elle reconnaît que la persécution fondée sur des motifs multiples peut exister, elle prescrit de mettre principalement l’accent sur les motifs de persécution énumérés. Bien que M. Martin affirme que les éclaircissements les plus récents que la Real ID Act a apportés à cette définition ne se traduiront probablement pas par de réels changements, il s’agit là de pures spéculations.
[215] Le mémoire du DHS relève l’emploi du terme « principalement », mais affirme qu’on peut quand même toujours invoquer des motifs multiples; la seule chose qui soit exclue, ce sont les motifs fondés sur la Convention qui seraient accessoires ou subalternes. La Cour suprême des États-Unis a souligné que, pour qu’on puisse conclure que la persécution est [traduction] « en raison » d’un des motifs prévus par la Convention, il doit y avoir des éléments de preuve tendant à démontrer que l’agent de persécution cherchait à porter préjudice à la victime en raison du fait que celle-ci possédait une des caractéristiques en litige (voir INS v. Elias-Zacarias, 502 U.S. 478 (1992)). Cet arrêt ne dit cependant rien qui permette d’exclure les motifs multiples. Les deux parties conviennent que l’interprétation que les tribunaux inférieurs et la BIA ont donnée des motifs multiples n’est pas uniforme.
[216] Compte tenu du libellé de la définition de la persécution que l’on trouve dans la Convention relative aux réfugiés, ainsi que de l’interprétation et de l’application que le Canada fait de ce terme et que je considère être la bonne interprétation, j’estime que le manque d’uniformité qui existe aux États-Unis en ce qui concerne l’application de cette définition est suffisante pour démontrer qu’on ne peut raisonnablement conclure que les États-Unis se conforment.
4) Corroboration et crédibilité
[217] Les demandeurs maintiennent que les modifications apportées à la Real ID Act qui permettent de rejeter une demande d’asile pour manque de crédibilité ou de corroboration élèvent les normes de rejet à un niveau supérieur à celui qui existe au Canada.
[218] Dans l’arrêt Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), à la page 305, le juge Heald a explicitement déclaré que le témoignage d’un demandeur d’asile au Canada est présumé crédible. Au Canada, les tribunaux considèrent également que l’arbitre des faits ne doit pas refuser l’asile à une personne pour des motifs tenant à sa crédibilité lorsque les questions de crédibilité se rapportent à des questions qui ne concernent qu’accessoirement sa demande d’asile (voir, par exemple, R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 14).
[219] La Real ID Act écarte explicitement toute présomption de crédibilité. De plus, bien que les motifs sur le fondement desquels la crédibilité est appréciée soient les mêmes qu’au Canada (par exemple, la vraisemblance, la cohérence et le comportement), l’arbitre des faits a le droit de tirer ses conclusions en matière de crédibilité [traduction] « sans tenir compte du fait que l’incohérence, l’inexactitude ou la fausseté touchent ou non à l’essence même de la demande d’asile ou de tout autre facteur pertinent » (§ 101(a)(3)(B)(iii) de la INA).
[220] Pour ce qui est de la corroboration, la Real ID Act prévoit que :
[traduction] 101(a)(3)(B)(ii) Le témoignage du demandeur peut être suffisant pour lui permettre de s’acquitter du fardeau de la preuve sans corroboration, mais seulement s’il persuade l’arbitre des faits que son témoignage est crédible et convaincant et qu’il se rapporte à des faits précis suffisants pour démontrer qu’il a qualité de réfugié [. . .] Lorsque l’arbitre des faits estime que le demandeur devrait fournir des éléments de preuve qui corroborent d’autres témoignages par ailleurs dignes de foi, le demandeur doit présenter ces éléments de preuve à moins qu’il ne les ait pas et qu’il ne puisse les obtenir raisonnablement.
[221] Contrairement à l’écart constaté entre les normes canadiennes et les normes américaines en matière de crédibilité, la disposition relative à la corroboration qui a été modifiée par la Real ID Act ne semble pas s’écarter radicalement des normes canadiennes ou internationales.
[222] Suivant la jurisprudence canadienne, le défaut du demandeur d’asile de fournir des documents ne peut être associé à une conclusion portant sur la crédibilité en l’absence d’éléments de preuve contredisant les allégations (voir Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. 444 (C.A.) (QL), et Ahortor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 705 (1re inst.) (QL)). Il est de jurisprudence constante que la CISR ne peut écarter le témoignage d’un demandeur d’asile pour la simple raison qu’il n’y a pas d’éléments de preuve documentaires, surtout dans les cas où il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur les ait à sa disposition.
[223] La CISR peut toutefois rejeter une demande d’asile pour cause de documentation insuffisante si le demandeur d’asile a eu amplement l’occasion de se procurer les pièces requises et si la Commission n’accepte pas les explications données par le demandeur d’asile pour justifier son défaut de produire les éléments de preuve requis (Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 556). La situation qui existe au Canada ne semble pas très différente de celle du droit américain, qui prévoit une exception dans le cas des personnes qui n’ont pas raisonnablement été en mesure d’obtenir les éléments de preuve.
[224] De plus, suivant M. Martin, la disposition contenue dans la Real ID Act visait à solidifier la norme posée par la BIA dans In re S-M-J-, 21 I&N Dec. 722 (BIA 1997), norme qui n’était pas systématiquement appliquée. La professeure Anker, pour les demandeurs, admet que la norme établie dans la décision S-M-J-, est raisonnable et appropriée mais elle maintient qu’elle n’est pas suivie en pratique. Anker signale toutefois par ailleurs que la Real ID Act ne codifie pas tous les principes posés dans la décision S-M-J-. Elle soutient notamment que cette loi ne codifie l’exigence posée dans S-M-J- voulant qu’on accorde au demandeur d’asile la possibilité d’expliquer pourquoi il n’a pas soumis d’éléments de preuve. Il convient toutefois de signaler que la loi ne codifie pas le contraire.
[225] La professeure Anker exprime ses réserves au sujet de la portée restreinte du contrôle judiciaire en ce qui concerne les décisions en matière de corroboration. La § 101(d)(e) de la Real ID Act modifie la § 242(b)(4) de la INA en y ajoutant que le tribunal ne doit pas infirmer la décision prise par l’arbitre des faits au sujet de la possibilité d’obtenir des éléments de preuve corroborants, sauf si le tribunal estime qu’un arbitre des faits raisonnable aurait été forcé de conclure à l’impossibilité d’obtenir de tels éléments de preuve corroborants.
[226] Toutefois, selon M. Martin, il s’agit simplement d’une codification de la même norme de contrôle relative aux « éléments de preuve substantiels » (voir l’affidavit de M. Martin, au paragraphe 180). À la lecture de l’examen sommaire que M. Martin fait de cette norme de contrôle, force est de reconnaître que cette norme semble jouer un rôle semblable et ce, même si son libellé diffère de celui de la norme canadienne de la décision manifestement déraisonnable.
[227] Si l’on compare les deux normes, il semblerait que la norme américaine ne soit pas incompatible avec la norme canadienne ou avec la norme internationale.
5) Détention et droit de consulter un avocat
[228] Suivant les demandeurs, ces questions constituent des facteurs qui aggravent les risques de refoulement. Il semble que les pièces versées au dossier par les demandeurs ne constituent pas un fondement probatoire solide permettant de conclure que les usages suivis en matière de détention et l’impossibilité de consulter un avocat pourraient se traduire par le refoulement de réfugiés.
[229] L’assertion que le défaut d’offrir l’accès à un avocat augmenterait les risques de refoulement vaut autant pour le Canada que pour les États-Unis. Premièrement, seulement six provinces ont mis en place un régime d’aide juridique destiné aux demandeurs d’asile (bien qu’il convienne de signaler qu’il s’agit des provinces où se retrouvent le plus grand nombre de demandeurs d’asile). Les autres provinces comptent sur la représentation bénévole et les cliniques de défense des droits des réfugiés. En second lieu, l’aide juridique au Canada est sujette à des contraintes semblables à celles que l’on trouve dans le système de représentation bénévole aux États-Unis, y compris le financement limité et la préselection axée sur le bien-fondé apparent. De plus, même l’experte des demandeurs, la professeure Anker, signale que [traduction] « le droit international n’exige pas expressément cette mesure dans le cadre de la mise en œuvre d’un système juridictionnel équitable ». La Haute Cour du Royaume-Uni a également accepté que le droit international n’exige pas que l’on offre les services d’un avocat aux demandeurs d’asile.
[230] Les demandeurs tentent d’établir un lien entre la détention et l’absence de représentation par avocat. Les statistiques démontrent que les demandeurs d’asile ont six fois plus de chance d’obtenir gain de cause lorsqu’ils sont représentés et qu’il y a deux fois plus de détenus qui ne sont pas représentés que de demandeurs d’asile qui ne sont pas détenus (Représentation des demandeurs d’asile, bilan statistique, Andrew I. Schoenholz, directeur des études juridiques et politiques, Institute for the Study of International Migration, Georgetown University, mai 2000). De plus, il est allégué qu’il est beaucoup plus difficile d’obtenir une corroboration lorsque le demandeur d’asile est détenu. Même en acceptant l’argument des demandeurs que les Américains recourent plus volontiers à la détention que les Canadiens, il n’y a toujours pas suffisamment d’éléments de preuve pour justifier la conclusion que cette situation s’est traduit par un refoulement vers un pays où le demandeur d’asile risque d’être persécuté (et encore moins vers un pays où il risque d’être torturé).
[231] Dans le même ordre d’idées, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir raisonnablement conclure que la procédure de renvoi accéléré qui est suivie aux États-Unis et que le HCR et le Comité permanent sur la citoyenneté et l’immigration ont sévèrement critiquée se traduirait en soi par un refoulement.
[232] Le problème toutefois que comportent la détention et le renvoi accéléré prévus par le régime américain et la raison pour laquelle ce régime va à l’encontre des normes internationales, est que la détention, selon la prépondérance de la preuve, sert de sanction. La question de la détention est aggavée par le fait que, contrairement aux critères établis par la loi au Canada, les critères prévus aux États-Unis en matière de libération conditionnelle sont incompatibles, un problème qui, comme le reconnaît M. Martin, décrit bien le système américain.
[233] Encore une fois, contrairement à ce qui existe au Canada, la libération conditionnelle n’est pas déterminée par un décideur indépendant. Il n’y a pas d’appel et le recours au bref d’habeas corpus est très limité. Cette absence d’examen indépendant va à l’encontre du droit international.
[234] Qui plus est, suivant le témoignage des experts, certains groupes, tels que les personnes d’origine arabe ou de confession musulmane sont soumises arbitrairement à la détention et à la libération conditionnelle.
[235] Ce recours accru à la détention aurait pour conséquence de rendre plus difficile la contestation des affaires relatives aux réfugiés, ce qui se traduirait par des échecs injustifiées se soldant par un refoulement.
[236] En toute déférence, bien que la proposition qu’il est malaisé de contester une affaire depuis la prison ne soit pas dépourvue de logique, il est difficile d’établir avec suffisamment de certitude qu’il existe systématiquement un nombre important de demandeurs d’asile qui sont déboutés alors qu’ils auraient dû obtenir gain de cause. On ne saurait affirmer que cet état de fait est en soi contraire aux conventions internationales.
6) Résumé
[237] Les demandeurs ont soulevé plusieurs questions qui démontrent selon eux que les États-Unis ne respectent pas les normes prévues à l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés. J’ai constaté que certaines de ces questions, comme celles relatives à la grande criminalité et à la persécution, ne permettaient pas de mettre en doute le caractère raisonnable de la conclusion du gouverneur en conseil suivant laquelle les États-Unis sont un pays sûr parce qu’ils se conforment aux conventions internationales.
[238] J’ai conclu que certaines autres questions soulèvent des préoccupations au sujet de la conformité, telles que la procédure de renvoi accéléré et le recours à la détention qui, faute de plus, ne sont pas suffisantes en elles-mêmes pour mettre en doute le caractère raisonnable de la désignation faite par le gouverneur en conseil. Toutefois, combinées aux contradictions plus flagrantes des dispositions des Conventions, ces questions permettent de douter du caractère raisonnable de la décision du gouverneur en conseil.
[239] Enfin, il y a une série de questions qui, individuellement et, ce qui est encore plus important, collectivement, minent le caractère raisonnable de la conclusion du gouverneur en conseil quant à la conformité des États-Unis. Parmi ces facteurs, mentionnons les suivants : l’application rigide du délai de prescription aux demandes d’asile; les dispositions régissant les questions de sécurité et de terrorisme qui sont fondées sur une norme moins exigeante, ce qui permet d’englober un plus grand nombre de personnes soupçonnées de menace à la sécurité ou de terrorisme; et l’absence de moyen de défense fondé sur la contrainte ou la coercition. Enfin, il y a le manque d’uniformité de la loi américaine, qui expose les femmes, en particulier celles qui sont victimes de violence conjugale, à un danger véritable d’êtres refoulées vers leur pays d’origine.
[240] Ces exemples de non-conformité avec l’article 33 sont suffisamment graves et fondamentals en ce qui concerne la protection des réfugiés pour qu’on soit en droit de penser qu’il n’était pas raisonnable de la part du gouverneur en conseil de conclure que les États-Unis sont un « pays sûr ». De plus, compte tenu des éléments de preuve en question, il était encore plus déraisonnable de la part du gouverneur en conseil de ne pas procéder à l’examen des usages et politiques des États-Unis exigé par le paragraphe 102(2) de la LIPR.
VI. INTERPRÉTATION ET APPLICATION DE LA CONVENTION CONTRE LA TORTURE
[241] La ratification par les États-Unis de la Convention contre la torture en 1994 était subordonnée à certaines réserves et interprétations (qui ont valeur de lignes directrices en matière d’interprétation). Les réserves suivantes sont en litige en l’espèce :
[traduction] II. L’avis et le consentement du Sénat sont subordonnés aux interprétations suivantes, qui s’appliquent aux obligations souscrites par les États-Unis en vertu de la présente Convention :
1. a) S’agissant de l’article premier, les États-Unis entendent que, pour constituer une torture, un acte doit viser expressément à infliger une douleur ou des souffrances physiques ou mentales aiguës,
[. . .]
d) Touchant l’article premier de la Convention, les États-Unis interprètent l’expression « consentement tacite » comme signifiant que l’agent de la fonction publique doit avoir eu connaissance de l’activité constituant une forme de torture avant qu’elle ne se produise et avoir failli par la suite à son obligation légale d’intervenir pour la prévenir;
[. . .]
(2) Les États-Unis interprètent le membre de phrase « où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture », tel qu’il figure à l’article 3 de la Convention, comme signifiant « s’il est fort probable qu’elle sera soumise à la torture ».
[242] M. Martin a joint à l’annexe H le règlement qui traite de l’incorporation de la Convention contre la torture et de la protection prévue par la Convention contre la torture (toutes les mentions subséquentes visent la Immigration Regulations, 8 C.F.R. La Immigration Regulations incorpore explicitement le texte même de la définition de l’article premier de la Convention contre la torture [traduction] « sous réserve des interprétations, déclarations et conditions contenues dans la résolution du Sénat des États-Unis portant ratification de la Convention » (Immigration Regulations, § 208.18(a)). L’application de l’article 3 est subordonnée à la même clause conditionnelle (Immigration Regulations, § 208.16(c)).
[243] Plus précisément, la § 208.16(c)(2) porte que la charge de la preuve est celle de la prépondérance des probabilités ([traduction ]« fort probable »). C’est la même norme que celle qui s’applique au Canada (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 3 R.C.F. 239 (C.A.)). La Immigration Regulations incorpore également l’exigence spécifique relative à l’intention que l’on trouve à la § 208.18(a)(5), qui prévoit que, pour constituer de la torture, [traduction] « un acte doit viser expressément à infliger une douleur ou des souffrances physiques ou mentales aiguës ». Enfin, à la § 208.18(a)(7), il est dit ceci : [traduction] « pour qu’on puisse conclure à un consentement tacite, l’agent de la fonction publique doit avoir eu connaissance de l’activité constituant une forme de torture avant qu’elle ne se produise et avoir failli par la suite à son obligation légale d’intervenir pour la prévenir ».
[244] Les demandeurs soutiennent que l’exigence de l’intention spécifique d’infliger des tortures est susceptible d’exposer les réfugiés à un danger. Les conséquences de cette exigence sont illustrées dans les décisions suivantes. Dans l’affaire In re J-E-, 23 I&N Dec. 291 (BIA 2002), la BIA s’est penchée sur la question de savoir si la détention, par le gouvernement haïtien, de criminels pour une durée indéterminée avant leur procès constituait de la torture. Le demandeur d’asile, qui avait été reconnu coupable d’avoir vendu de la cocaïne, soutenait qu’il serait exposé à la torture du fait de cette période indéfinie de détention dans des conditions inhumaines.
[245] La BIA déclare, à la page 298 :
[traduction] [. . .] l’acte doit viser expressément à infliger une douleur ou des souffrances physiques ou mentales aiguës [. . .] Cette exigence quant à l’intention spécifique provient directement de l’interprétation contenue dans la résolution de ratification du Sénat [. . .] Ainsi, un acte qui donne lieu à une douleur ou à des souffrances physiques ou mentales aiguës non prévues ou non voulues ne constitue pas de la torture. Compte tenu de l’exigence quant à l’intention spécifique, le Comité du Sénat sur les relations extérieures a signalé que les mauvais traitements ou les agissements déplorables, comme la brutalité policière, ne constituent pas de la torture.
[246] La BIA a conclu, aux pages 300 et 301, que bien que cet usage soit regrettable,
[traduction] [. . .] rien ne permet de penser que les autorités haïtiennes détiennent des criminels qui ont été expulsés dans le but explicite de leur infliger une douleur ou des souffrances physiques ou mentales aiguës [. . .]
Bien que les autorités haïtiennes détiennent volontairement des criminels qui ont été expulsés tout en étant parfaitement conscientes que les conditions de détention sont inférieures aux normes, rien ne permet de penser qu’elles créent et maintiennent de telles conditions carcérales afin d’infliger de la torture de façon intentionnelle et délibérée.
Il ressort du dossier que les conditions de détention dans les prisons haïtiennes s’expliquent par des problèmes de budget et de gestion ainsi que par les graves difficultés économiques avec lesquelles ce pays est aux prises.
[247] M. Martin cite égalemernt la décision Zubeda v. Ashcroft, 333 F.3d 463 (2003), un arrêt dans lequel la Cour d’appel du Troisième Circuit a appliqué une norme moins stricte. Voici ce que la Cour a dit à la page 473 :
[traduction] Bien que le règlement exige que l’acte vise expressément à infliger une douleur ou des souffrances, nous n’interprétons pas cette disposition comme exigeant une « intention spécifique ». Nous concluons plutôt que la Convention exclue sinplement les douleurs et souffrances aiguës qui sont la conséquence involontaire d’un acte intentionnel [. . .] L’obligation relative à l’intention établit donc une distinction entre les souffrances qui sont le résultat accidentel d’un acte délibéré et les souffrances qui sont infligées intentionnellement ou qui constituent une conséquence prévisible d’un acte délibéré, ce qui n’est toutefois pas la même chose que d’exiger une intention spécifique d’infliger des souffrances.
[248] La Cour a déclaré, plus loin, à la page 474 : [traduction] « obliger un étranger à faire la preuve d’une intention spécifique de la part de ses persécuteurs risquerait de lui imposer des obstacles insurmontables qui empêcheraient de lui accorder les protections mêmes que le concert des nations cherchait à garantir en rédigeant la Convention contre la torture ».
[249] Bien que l’affaire J-E- soit la décision de principe aux États-Unis, la question de la différence entre la conception que l’on se fait de l’article 3 aux États-Unis et au Canada demeure entière.
[250] Quant à l’interprétation que les États-Unis font de l’expression « consentement tacite de l’État », dans la décision Y-L-, la BIA a estimé que le consentement tacite exigeait [traduction] « une acceptation volontaire de l’acte constituant de la torture ». Dans cette affaire, la BIA a estimé que l’État n’avait pas donné son consentement dans le cas de ce demandeur d’asile, qui craignait d’être soumis à la torture par des gangs de la Jamaïque avec lesquels il avait frayé, avec en plus une possible implication de policiers corrompus, parce que les actes illicites commis par quelques agents malhonnêtes qui ne respectaient pas les lois du pays ne pouvaient être interprétés comme un consentement tacite de l’État.
[251] Il ressort de la preuve que l’arrêt Khouzam v. Ashcroft, 361 F.3d 161 (2d Cir. 2004), à la page 170, reflète l’état du droit aux États-Unis en ce qui concerne le « consentement tacite de l’État face à la torture ». La Cour d’appel a rejeté la décision dans laquelle la BIA a déclaré que le consentement tacite de l’État à l’égard de la torture exigeait une acceptation consciente de l’activité constituant de la torture. La Cour d’appel des États-Unis a bien précisé que, même si la torture policière n’avait pas été commise dans le cadre des fonctions officielles des policiers, le critère minimal permettant de conclure au consentement tacite de l’État avait été respecté.
[252] Pour arriver à cette conclusion, la Cour d’appel a examiné le libellé de la Convention contre la torture ainsi que les conditions dont les États-Unis en avaient assorti la ratification. À la page 171, la Cour a fait observer que le Sénat avait voté en faveur d’une condition suivant laquelle [traduction] « tant la connaissance effective que l’“aveuglement volontaire” répondent à la définition de l’expression “consentement tacite” ». Le Sénat a voté en faveur de cette condition.
[253] Les experts qui ont témoigné ne s’entendent pas sur la question de savoir si, en droit américain, un État est considéré comme n’ayant pas donné son consentement tacite à la torture par des éléments indépendants de l’État lorsqu’il est impuissant à enrayer ou à stopper la torture.
[254] Bien que ni l’une ni l’autre des parties n’ait soumis d’éléments de preuve au sujet du droit canadien sur ces questions, je cite le passage suivant de l’ouvrage de Lorne Waldman, Immigration Law and Practice, 2e éd., feuilles mobiles (Toronto : Butterworths, 2006), vol. 1, au paragraphe 8.26, note 2 :
[traduction] Il convient de signaler que la Convention contre la torture exige effectivement une complicité de l’État, de sorte que lorsqu’il n’y a pas, de la part de l’État, de consentement tacite à la commission des actes mais que celui-ci n’est pas en mesure d’assurer la protection, les actes ne répondent pas à la définition de la torture prévue à l’article premier de la Convention contre la torture.
[255] C’est dans le domaine de la sécurité et de la protection prévue par la Convention contre la torture que l’on constate l’écart le plus marqué entre, d’une part les principes canadiens et internationaux et, d’autre part, la méthode et les usages suivis aux États-Unis. Les demandeurs soutiennent à cet égard que le refoulement vers un pays où le réfugié risque d’être soumis à la torture n’est pas interdit aux États-Unis ou que, s’il est interdit, il est de toute façon autorisé en pratique.
[256] Suivant les témoignages des experts, les États-Unis interprètent de façon restrictive l’interdiction du refoulement vers un pays où il existe un risque de torture, ce qui est compatible avec les réserves relatives à la torture auxquelles les États-Unis ont subordonné la ratification de la Convention contre la torture, ainsi qu’il a été précisé au paragraphe 241.
[257] S’agissant de cet aspect de l’interprétation des conventions internationales, la Cour suprême du Canada a proposé certaines balises dans l’arrêt Suresh. La Cour suprême a reconnu que l’article 3 de la Convention contre la torture interdit de façon absolue l’expulsion de toute personne vers un pays où elle risque d’être soumise à la torture. Comme la Convention contre la torture ne fait pas partie du droit interne, la Cour suprême a conclu que le droit interne canadien contenait cette interdiction à l’article 7 de la Charte. Parce que les tribunaux répugnent le plus souvent à faire des déclarations catégoriques qui débordent le cadre de ce qui est nécessaire pour trancher le litige dont ils sont saisis, la Cour suprême a poursuivi en évoquant la possibilité qu’un jour, il puisse se présenter une situation imprévue qui constituerait une « circonstance exceptionnelle » et qui justifierait de déroger à ce principe. On est loin d’une approbation du refoulement vers un pays qui pratique la torture.
[258] Il est évident que l’article 3 de la Convention contre la torture constitue une interdiction absolue de tout renvoi vers un pays où l’intéressé risque d’être torturé. Cette interdiction fait également partie du droit canadien. Le Canada refuse de renvoyer une personne vers un pays où elle pourrait être passible de la peine de mort (États-Unis c. Burns, [2001] 1 R.C.S. 283) ou risquerait d’être soumise à la torture (Suresh).
[259] Les éléments de preuve présentés au sujet du droit américain sont équivoques. Le droit des États-Unis permet d’accepter les assurances d’un autre pays que la personne renvoyée ne sera pas torturée, mais ni le droit des États-Unis, ni en tout cas sa pratique, ne considèrent que l’expulsion d’une personne vers un pays où elle sera probablement torturée ne constitue un empêchement absolu à son expulsion. La Convention contre la torture interdit d’expulser une personne vers un pays où elle est raisonnablement susceptible d’être soumise à la torture. En d’autres termes, le pays qui procède à l’expulsion qui sait ou devrait savoir que l’intéressé risque d’être torturé ne devrait pas, dans ces conditions, l’expulser.
[260] Bien qu’il ne s’agisse pas de l’affaire Maher Arar et qu’elle ne soit pas appelée à juger cette affaire, la Cour peut prendre connaissance d’office des conclusions du Rapport sur les évévements concernant Maher Arar de la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar [Ottawa: La Commission, 2006] (le rapport Arar). Bien que les États-Unis n’aient pas participé à cette affaire, ils ont informé la Commission qu’ils s’étaient conformés à l’article 3 de la Convention contre la torture.
[261] Les faits de l’affaire Arar permettent de mettre sérieusement en doute ce type d’assurances. Il se peut que les assurances soient fondées sur une interprétation étroite de l’article 3, mais une telle interprétation irait à l’encontre de l’interprétation que le Canada fait des obligations que la Convention contre la torture met à sa charge (voir l’alinéa 102(2)b) de la LIPR).
[262] Plus précisément, les arguments et les éléments de preuve présentés par les demandeurs à ce propos pour démontrer que les États-Unis ne se conforment pas à l’article 3 sont crédibles. Ces arguments et ces éléments de preuve reposent sur un cas authentique et sont donc plus crédibles que les éléments de preuve de la défenderesse. Vu l’ensemble de la preuve, il était donc déraisonnable de la part du gouverneur en conseil de conclure que les États-Unis répondent aux critères de l’article 3 de la Convention contre la torture.
[263] Il convient par ailleurs de signaler une question distincte, en l’occurrence le fait que le rapport Arar et les faits examinés par la Commission auraient à tout le moins dû susciter un examen approfondi et détaillé des politiques et usages des États-Unis. On comprend mal comment ou pourquoi l’obligation imposée par le paragraphe 102(3) d’assurer un suivi n’a pas immédiatement et de toute urgence été mise en œuvre. Il n’y a aucun élément de preuve qui permette de penser qu’une telle mesure a été prise.
VII. DÉFAUT D’ASSURER UN SUIVI
[264] Outre la question des conditions préalables à l’application du Règlement, les demandeurs allèguent que le gouvernement n’a pas assuré le suivi auquel il était tenu de procéder en ce qui concerne l’Entente et les conditions de détention des demandeurs d’asile aux États-Unis. Il est nécessaire d’examiner la nature de cette obligation pour déterminer si le gouverneur en conseil a rempli ses obligations.
[265] Le paragraphe 102(3) de la LIPR exige un suivi de l’examen des facteurs énumérés au paragraphe (2). La Loi prévoit spécifiquement ce qui suit :
102. [. . .]
(3) Le gouverneur en conseil assure le suivi de l’examen des facteurs à l’égard de chacun des pays désignés.
[266] Le 12 octobre 2004, le gouverneur en conseil a adopté les Directives pour assurer le suivi de l’examen des facteurs énoncés au paragraphe 102(2) de la LIPR à l’égard des pays désignés en vertu de l’alinéa 102(1)a) de la LIPR (les Directives). Les Directives n’imposent pas de délai particulier pour assurer le suivi, mais précisent ce qui suit :
1. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration doit assurer de façon permanente le suivi des facteurs énumérés au paragraphe 102(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés à l’égard des pays désignés en vertu de l’alinéa 102(1)a) de la Loi.
2. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration rend régulièrement compte au gouverneur en conseil du suivi assuré conformément à la Loi, et il le fait plus souvent si les circonstances le justifient.
[267] Ni la loi ni les Directives ne prévoient de délais précis pour procéder au suivi. La loi n’impose pas non plus de procédure précise à cet égard. Toutefois, l’emploi des mots « suivi » et « régulier » permet de penser que le défaut d’assurer le suivi pendant plus de deux ans laisse croire que l’obligation imposée n’a pas été respectée.
[268] À défaut de délai précis prévu par la loi, l’examen doit être permanent, comme l’indique l’emploi du mot « suivi », ce qui n’exige pas nécessairement un examen ininterrompu, mais un suivi assez constant pour qu’on puisse tenir compte de l’évolution des faits et de la situation.
[269] Les facteurs énumérés au paragraphe 102(2) n’ont pas encore fait l’objet d’un suivi. Les demandeurs se fondent sur le contre-interrogatoire de Bruce Scoffield, le principal souscripteur d’affidavit de la défenderesse, pour appuyer son argument que la défenderesse n’est pas en mesure de fournir des éléments de preuve démontrant que les politiques et usages des États-Unis ont fait l’objet d’un suivi systématique et permamnent en conformité avec la Convention relative aux réfugiés et avec la Convention contre la torture. La défenderesse n’a soumis aucun élément de preuve pour étayer les arguments qu’elle invoque pour réfuter cette assertion. Ainsi que les demandeurs l’ont souligné dans toute leur argumentation, de nombreux changements sont survenus en droit américain depuis décembre 2004, dont un des plus marquants est l’entrée en vigueur de la Real ID Act sur laquelle plusieurs des allégations reposent en l’espèce.
[270] M. Scoffield affirme que le gouvernement a publié des rapports statistiques mensuels élaborés conformément au plan de surveillance du HCR, a tenu des réunions régulières avec diverses ONG, dont le Conseil canadien pour les réfugiés, et a reçu des observations détaillées dont on a, à ses dires, tenu compte lors de l’examen de la première année de mise en œuvre de l’Entente. Il se contente toutefois d’affirmer en des termes généraux que le ministre rendra officiellement des comptes au gouverneur en conseil sans préciser de délai spécifique. Le ministre n’a pas encore établi de procédure de suivi ou fait rapport au gouverneur en conseil.
[271] La défenderesse s’est conformée à l’exigence prévue au paragraphe 8(3) de l’Entente en ce qui concerne l’examen de la première année en collaboration avec le HCR; le document a été publié en novembre 2006. Il ne s’agit cependant pas du suivi exigé par le législateur fédéral et cette mesure n’est pas suffisante pour remplir l’obligation de suivi nécessaire pour assurer une conformité constante.
[272] Bien que la loi ne renferme pas d’instruction spécifique sur les mesures à prendre une fois le suivi terminé, il faut déduire que, lorsque la situation s’y prête, le gouverneur en conseil est tenu de prendre les mesures énumérées à l’article 159.7 du Règlement mettant en œuvre l’Entente, en l’occurrence la suspension ou la résiliation de l’Entente.
[273] En interprétant l’article 102 comme un tout, je conclus qu’avant de pouvoir prendre un règlement mettant en œuvre l’Entente, le gouverneur en conseil doit conclure, de façon raisonnable, que le pays tiers se conforme à des articles précis de la Convention relative aux réfugiés et de la Convention contre la torture. Une fois le règlement pris, le pays tiers continue à se conformer et lorsque le pays tiers cesse de se conformer ou que des éléments de preuve sont communiqués suivant lesquels la conclusion initiale de conformité ne tient plus, le gouvernement suspend l’Entente ou y met fin.
[274] Le paragraphe 102(3) vise, du moins en partie, à tenir compte de la possibilité que la situation évolue, que les politiques et usages du pays tiers changent selon l’administration en place et que l’opinion initialement formée ne soit pas immuable et qu’elle doive être réexaminée pour tenir compte des avis plus récents et d’autres éléments de preuve portant sur la conformité effective du pays tiers plutôt que sur sa conformité alléguée.
[275] Sur cette question, je conclus que le gouverneur en conseil n’a pas assuré le suivi de l’examen des facteurs énumérés au paragraphe 102(2).
VIII. CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS
[276] L’analyse des moyens que les demandeurs tire des articles 7 et 15 de la Charte est fondée tant sur les usages et politiques des États-Unis que sur la conception que le Canada se fait de l’application de l’Entente. La norme de contrôle qui s’applique dans le cas de la Charte est celle de la décision correcte.
A. La Charte s’applique-t-elle en l’espèce, même si les violations des droits de la personne se sont essentiellement produites à l’extérieur du Canada?
[277] Une des questions critiques qui se pose en l’espèce est celle de savoir si la Charte s’applique aux réfugiés qui sont renvoyés aux États-Unis conformément à l’Entente, puisque, dans cette hypothèse, le gouvernement canadien ne sera plus responsable de leur refoulement.
[278] Dans l’arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, à la page 202, la juge Wilson explique que l’article 7 peut être invoqué par « tout être humain qui se trouve au Canada et qui, de ce fait, est assujetti à la loi canadienne ». Suivant l’arrêt Singh, le mot « chacun » employé à l’article 7 englobe les immigrants illégaux qui demandent l’asile au Canada. Dans cet arrêt, la Cour suprême a déclaré que tout immigrant illégal se trouvant au Canada et qui revendique le statut de réfugié a droit à une audience.
[279] Dans l’arrêt Burns, précité, la Cour suprême du Canada a estimé que l’extradition d’une personne aux États-Unis sans assurances que le gouvernement ne réclamerait pas la peine de mort allait à l’encontre des principes de justice fondamentale. La Cour a déclaré, au paragraphe 29, que même si ce n’était pas le gouvernement du Canada qui infligerait lui-même la peine de mort, « [l]a décision du ministre [d’extrader] constitue une étape préalable essentielle d’un processus susceptible de mener à la mort par exécution ». Dans cette affaire, il n’y avait aucune garantie que les intimés seraient reconnus coupables, et encore moins condamnés à la peine de mort. La Cour suprême a néanmoins statué que le fait de renvoyer les accusés aux États-Unis, où ils risquaient cette peine, suffisait pour justifier l’application de la Charte.
[280] La situation d’une personne accusée d’un crime pour lequel elle encourt la peine de mort est quelque peu analogue à celle du demandeur d’asile qui se présente à la frontière canadienne et que les fonctionnaires canadiens de l’immigration renvoient aux États-Unis, où les lois et les usages susmentionnés l’exposent à un risque de refoulement.
[281] Il est donc évident que la Charte s’appliquerait au demandeur d’asile qui se présente à la frontière canadienne et qui relèverait des fonctionnaires canadiens de l’immigration. Si les autorités canadiennes retournent le demandeur d’asile aux États-Unis, elles doivent le faire en conformité avec la Charte.
1) Article 7
[282] L’article 7 protège le droit « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » et précise qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
a) Le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité du demandeur d’asile est-il compromis?
[283] Le droit des États-Unis comporte plusieurs aspects qui ont pour effet d’exposer les réfugiés authentiques au risque d’être refoulés vers un pays qui pratique la persécution et/ou la torture. Dans l’arrêt Singh, la Cour suprême a examiné la question de savoir si la possibilité de refoulement privait le demandeur d’asile de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne. La Cour a déclaré, en conclusion, que l’article 7 trouvait effectivement application [aux pages 205 à 207] :
[. . .] on se rappellera qu’un réfugié au sens de la Convention est par définition une personne qui craint avec raison d’être persécutée dans le pays qu’elle fuit. À mon avis, si on la prive des moyens que lui offre la Loi d’échapper à cette crainte d’être persécutée, cela a pour effet tout au moins de porter atteinte à son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne suivant le sens strict proposé par l’avocat du Ministre. Il s’agit cependant de savoir si une telle atteinte constitue une « atteinte » au sens de l’art. 7.
On doit reconnaître, par exemple, que même si un réfugié au sens de la Convention craint avec raison d’être persécuté, il ne s’ensuit pas automatiquement que l’on portera atteinte à sa vie ou à sa liberté s’il est renvoyé dans son pays. Peut-on dire que les fonctionnaires canadiens portent atteinte au droit d’un réfugié au sens de la Convention à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne s’il est renvoyé à tort dans un pays où il peut être menacé de mort, d’emprisonnement ou d’une autre forme de persécution? L’argument de l’avocat, selon lequel le refus d’accorder les recours prévus par la Loi ne porte pas atteinte en soi au droit à la vie ou à la liberté que possède un réfugié au sens de la Convention, peut être valable dans une certaine mesure. Il peut en résulter que quelqu’un d’autre porte atteinte à sa vie ou à sa liberté, mais il n’est pas certain que cela se produira.
Toutefois, je ne puis accepter la prétention de l’avocat du Ministre selon laquelle la négation des droits que la Loi confère à un réfugié au sens de la Convention ne constitue pas une atteinte à la sécurité de sa personne.
[. . .]
Pour les fins de l’espèce, il n’est pas nécessaire, à mon avis, de se demander si on doit adopter une interprétation aussi large de l’expression « sécurité de sa personne » employée à l’art. 7 de la Charte. Il me semble que même si on adopte l’interprétation stricte préconisée par l’avocat du Ministre, l’expression « sécurité de sa personne » doit englober tout autant la protection contre la menace d’un châtiment corporel ou de souffrances physiques, que la protection contre le châtiment lui-même. Je constate, en particulier, qu’un réfugié au sens de la Convention a le droit, en vertu de l’art. 55 de la Loi, de ne pas « . . .être renvoyé dans un pays où sa vie ou sa liberté seraient menacées. . . » À mon avis, la négation d’un tel droit ne peut que correspondre à une atteinte à la sécurité de sa personne au sens de l’art. 7.
[284] L’article 7 s’applique à la torture infligée à l’étranger s’il existe un lien de causalité suffisant avec les actes du gouvernement canadien. Au paragraphe 54 de l’arrêt Suresh, la Cour suprême fait observer ce qui suit :
[. . .] la garantie relative à la justice fondamentale s’applique même aux atteintes au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui sont le fait d’acteurs autres que le gouvernement canadien, à condition qu’il existe un lien causal suffisant entre la participation de notre gouvernement et l’atteinte qui survient en bout de ligne. Nous réaffirmons ce principe en l’espèce. À tout le moins, dans les cas où la participation du Canada est un préalable nécessaire à l’atteinte et où cette atteinte est une conséquence parfaitement prévisible de la participation canadienne, le gouvernement ne saurait être libéré de son obligation de respecter les principes de justice fondamentale uniquement parce que l’atteinte en cause serait le fait d’autrui. [Non souligné dans l’original.]
[285] Il est donc tout à fait évident que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des réfugiés est compromis lorsque le Canada les renvoie aux États-Unis en vertu de l’Entente si les États-Unis ne se conforment pas à la Convention contre la torture et à la Convention relative aux réfugiés. Les règles de droit qui existent aux États-Unis en ce qui concerne les demandes d’asile fondées sur le sexe et en ce qui concerne l’interdiction touchant le soutien matériel, sans compter les autres aspects jugés contraires à la Convention, font en sorte qu’il est « tout à fait prévisible » que des demandeurs d’asile authentiques seraient refoulés. La situation est peut-être encore plus flagrante dans le cas du refoulement du réfugié vers un pays où il risque d’être soumis à la torture. Par définition, le réfugié fuit une menace à sa vie, à sa liberté ou à sa sécurité et le risque d’être renvoyé dans un pays où il serait exposé à pareille situation fait certainement entrer en jeu l’article 7. Il existe un lien de causalité suffisant entre le Canada et la négation des droits en question du fait de la participation du Canada à l’Entente.
b) Principes de justice fondamentale
[286] L’étape suivante, dans une analyse fondée sur l’article 7, consiste à déterminer si l’atteinte a été portée en conformité avec les principes de justice fondamentale. Les demandeurs affirment que plusieurs principes de justice fondamentale s’appliquent en l’espèce. Selon les demandeurs, le non-refoulement est en lui-même un principe de justice fondamentale. Les demandeurs soutiennent également que l’Entente viole les principes suivants : caractère arbitraire/absence de pouvoir discrétionnaire et portée trop grande de la loi, détention arbitraire, droit de consulter un avocat et droit de révision.
[287] Je vais d’abord traiter des principes de justice fondamentale proposés qui ne s’appliquent pas au cas qui nous occupe. Premièrement, il n’est pas nécessaire de décider si le non-refoulement constitue à lui seul un principe de justice fondamentale, car il est possible d’aborder autrement les moyens tirés de la Charte.
[288] Ensuite, la décision initiale de l’agent de l’ASFC au point d’entrée suivant laquelle le demandeur d’asile ne tombe sous le coup d’aucune des exceptions prévues à l’Entente sera révisée par le délégué du ministre, qui prendra la décision définitive. Il est également possible de demander le contrôle judiciaire de cette décision. Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs pour dire qu’il s’agit d’une décision très complexe qui exige la présence de l’avocat. Je conviens avec la défenderesse que, comme il ne s’agit pas d’une décision définitive au sujet du statut de réfugié de l’intéressé mais simplement d’une décision portant sur le lieu où il peut demander l’asile, le droit de consulter un avocat n’est pas absolu. En tout état de cause, il semble qu’il soit en règle générale permis de consulter un avocat.
[289] Vu l’ensemble de la preuve dont je dispose, je ne puis conclure que les demandeurs d’asile renvoyés aux États-Unis en vertu de l’Entente feront l’objet d’une détention excessive ou injuste aux États-Unis. Ce principe ne s’applique donc pas en l’espèce. La question des risques que le demandeur d’asile soit en fin de compte détenu illégalement dans son pays d’origine ou qu’il soit soumis à la persécution ou à la torture a déjà été traitée dans les présents motifs.
[290] C’est dans le domaine du caractère arbitraire et de l’absence de pouvoir discrétionnaire que les principes de justice fondamentale entrent en conflit avec l’application de l’Entente.
c) Caractère arbitraire/absence de pouvoir discrétionnaire
[291] Ainsi qu’il a déjà été signalé, l’agent d’immigration canadien ne dispose d’aucune latitude qui lui permettrait d’admettre au Canada un demandeur d’asile après avoir déterminé que ce dernier ne tombe sous le coup d’aucune des exceptions étroitement délimitées de l’Entente. Les demandeurs plaident que cet état de fait conduit à des résultats arbitraires qui ne tiennent pas compte de la situation particulière du demandeur d’asile.
[292] Pour les fins de l’analyse, il est utile de comparer comment les ententes sur les pays tiers sûrs sont appliqués en pratique au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni et de déterminer si les agents d’immigration devraient conserver une certaine latitude pour permettre la présentation d’une demande d’asile au Canada pour répondre aux exigences de la justice fondamentale.
i) Le Canada
[293] La disposition en vertu de laquelle un pouvoir discrétionnaire individualisé pourrait être conféré aux agents d’immigration est l’article 6 de l’Entente, qui stipule :
Article 6
Par dérogation à toute autre disposition du présent accord, l’une des parties, ou l’autre, peut, à son gré, décider d’examiner toute demande du statut de réfugié qui lui a été faite si elle juge qu’il est dans l’intérêt public de le faire.
[294] Le rapport d’examen de la première année publié par le gouvernement canadien explique, aux pages 35 et 36, comment le Canada interprète l’article 6. Voici ce qu’on trouve à la page 35 [Partenariat pour la protection: Examen de la première année, novembre 2006] :
Le Canada l’applique non pas au cas par cas, mais bien comme moyen de réaliser un objectif ou d’obtenir un résultat lié au bien collectif.
[295] Le gouvernement a opté pour un mécanisme de réglementation en vue de codifier des exemples de situations où l’exception relative à l’intérêt public devrait être appliquée. Suivant le rapport, la définition de catégories dans le Règlement est plus avantageuse que l’établissement de lignes directrices, car un règlement procure un maximum de transparence et d’objectivité décisionnelle. Il est impossible de définir toutes les situations où l’exception relative à l’intérêt public devrait être appliquée. Ainsi, pour réagir efficacement à des situations nouvelles ou extraordinaires, y compris celles où l’on se préoccupe de la sécurité d’une personne aux États-Unis, et où l’intérêt public entre en jeu, les lignes directrices pourraient être utilisées à titre de mesures provisoires, en attendant que le Règlement soit modifié. Le Règlement actuel autorise le recours à l’exception relative à l’intérêt public dans deux situations particulières : 1) personnes accusées d’un crime qui pourrait leur valoir la peine de mort ; 2) ressortissants de pays à l’égard desquels le ministre a imposé un sursis aux mesures de renvoi aux termes du paragraphe 230(1) de la LIPR. Ainsi, le Canada interprète l’exception relative à l’intérêt public comme une mesure permettant de recourir, à titre provisoire, à des exceptions temporaires par catégories en attendant qu’elles soient incorporées officiellement dans le Règlement. Par ailleurs, le rapport déclare, à la page 36 :
Toute future modification réglementaire devra également être fondée sur des considérations stratégiques dont la pertinence va généralement au-delà de cas particuliers, quel qu’en soit son intérêt.
[296] Le HCR a recommandé d’élargir la portée de l’interprétation de manière à englober, par exemple, les personnes vulnérables qui ne sont visées par aucune des exceptions à l’Entente.
[297] Dans son rapport de surveillance de juin 2006 [Rapport de surveillance: Entente sur les pays sûrs entre le Canada et les É.-U. 29 décembre 2004-28 décembre 2005], le HCR signale, à la page 36 : « À l’article 6, la disposition concernant l’intérêt public est interprétée d’une manière qui ne laisse que peu de latitude », d’où la recommandation 13.0 du HCR :
Recommandation 13.0: Il y a des cas qui échappent aux dispositions de l’Entente, mais qui justifient d’autre part l’application de mesures exceptionnelles. L’interprétation de l’article 6 devrait offrir suffisamment de latitude pour permettre de prendre en considération certains cas en vertu de la disposition de l’Entente concernant l’intérêt public. À titre d’exemple, les personnes vulnérables qui, en temps normal, ne seraient visées par aucune des exceptions, mais dont le cas particulier justifierait néanmoins d’être pris en considération en raison de leur vulnérabilité (par ex. les victimes de torture, les demandeurs d’asile ayant une limitation fonctionnelle, les gens âgés, etc.), devraient être jugées admissibles à un examen de leur demande en vertu de l’article 6.
[298] En somme, l’interprétation que le Canada fait de l’article 6 ne laisse place à aucune analyse fondée sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire dans des cas particuliers. Les États-Unis inteprètent l’article 6 d’une manière entièrement différente.
ii) Les États-Unis
[299] S’agissant de l’article 6, les États-Unis tiennent à conserver toute la latitude possible en ce qui concerne l’interprétation de l’Entente et son application à des cas individuels.
[300] Aux termes de la § 208(a)(2)(A) de la INA, l’étranger visé par l’Entente ne peut présenter une demande d’asile [traduction] « à moins que le procureur général [maintenant réputé être le Secrétaire à la Sécurité intérieure pour l’application de la présente disposition estime qu’il est dans l’intérêt public d’octroyer l’asile aux États-Unis à l’étranger en question » (non souligné dans l’original).
[301] Voici comment se déroule la procédure suivie aux États-Unis, telle qu’elle est décrite dans le rapport d’examen de la première année. Dans le cas d’une demande affirmative, avant de déterminer si la crainte d’être persécuté ou torturé du demandeur est crédible, l’agent responsable des demandes d’asile procède à une entrevue dans le cadre du contrôle préliminaire afin de déterminer si le demandeur est admissible à un examen portant sur la crédibilité de la crainte ou s’il doit être renvoyé au Canada en vertu de l’Entente. Un agent superviseur responsable des demandes d’asile et la Headquarters Asylum Division (HQASM) examinent toutes les décisions découlant des contrôles préliminaires. Trois instances indépendantes évaluent donc toutes les décisions, qui ne font l’objet d’aucun autre examen par la suite. Dans le cas d’une demande défensive, un juge de l’immigration détermine si le demandeur d’asile est visé par l’Entente et s’il peut invoquer une exception à l’Entente.
[302] Le rapport d’examen de la première année examine, à la page 68, la latitude conservée par les États-Unis en la matière. Durant l’entrevue du contrôle préliminaire, si l’agent responsable des demandes d’asile détermine qu’aucune autre exception ne s’applique, il invite le demandeur à lui dire s’il a d’autres raisons pour lesquelles il souhaite présenter une demande d’asile aux États-Unis plutôt qu’au Canada, afin de déterminer si l’exception relative à l’intérêt public s’applique. Le rapport signale qu’aux États-Unis on établit qu’une demande constitue une exception au nom de l’intérêt public au cas par cas. Le rapport cite plusieurs exemples de cas où une personne pourrait revendiquer une telle exception, notamment en invoquant des considérations humanitaires, la présence de mineurs membres de la famille aux États-Unis, des antécédents de torture et des besoins de santé. Ce sont quelques facteurs dont on peut tenir compte lorsqu’on décide de l’admissibilité à une exception relative à l’intérêt public prévue à l’Entente, au cas par cas. Si un agent des demandes d’asile croit qu’il est dans l’intérêt public d’accepter un demandeur, il envoie une recommandation au directeur de l’Office of Refugee, Asylum and International Operations. La HQASM coordonne la décision finale visant l’exception.
[303] En ce qui concerne l’approche américaine, le HCR déclare, à la page 64 du rapport de surveillance de juin 2006 :
Le HCR loue la politique du CIS qui consiste à vérifier l’admissibilité en vertu de l’exception relative à l’intérêt public lorsque le demandeur d’asile ne peut établir la recevabilité de sa demande en vertu des autres exceptions de l’Entente. Le HCR loue également la volonté du CIS de prendre en compte une variété de facteurs humanitaires lorsqu’il décide de la recevabilité de la demande en vertu de l’exception relative à l’intérêt public.
[304] Il semble donc que les États-Unis conserve toute la latitude voulue pour appliquer les dispositions de l’Entente alors que ce n’est pas le cas du Canada. On pourrait soutenir, sans trop de risque de se tromper, que le Canada s’est dérobé à ses obligations internationales et internes envers les éventuels réfugiés et qu’il a jugé plus commode sur le plan administratif, de refiler aux États-Unis la charge d’évaluer ces demandes d’asile. Du point de vue de l’intérêt public, il peut être avantageux d’agir de la sorte, étant donné que l’immense majorité des réfugiés éventuels en cause cherchent à entrer au Canada et non le contraire. Cette commodité administrative n’éclipse pas les droits individuels et aucun élément de preuve n’a été présenté en vertu de l’article premier pour justifier la position du Canada au regard de l’article premier de la Charte.
iii) Le Royaume-Uni
[305] Le professeur Greenwood offre une analyse très approfondie de l’évolution du droit du Royaume-Uni. Son analyse permet de penser que les autorités britanniques ne conservent aucune latitude pour déterminer s’il convient de certifier qu’une personne devrait être refoulée vers un pays sûr dans des situations semblables à celles visées par l’entente conclue entre le Canada et les États-Unis. Le seul moment où le Royaume-Uni doit procéder à une évaluation individualisée est lorsqu’il n’existe pas déjà de traité ou de cadre de réglementation désignant un État comme étant un pays sûr.
[306] Le Royaume-Uni ne jouit pas des avantages d’une charte des droits et libertés et n’a pas à composer avec ses inconvénients.
d) La Charte exige-t-elle un examen individualisé?
[307] La Cour suprême a jugé que l’absence de latitude peut rendre une disposition arbitraire, et elle a discuté de l’opportunité de laisser une certaine marge de manœuvre au décideur de première ligne lorsqu’il s’agit d’appliquer des lois qui portent atteinte au droit d’une personne à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne. Dans l’affaire R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, l’accusé plaidait que le fait que les contrevenants pouvaient être traités différemment en raison du pouvoir discrétionnaire dont jouissait le poursuivant quant à la décision de présenter ou non une demande visant à faire déclarer l’accusé délinquant dangereux présentait un caractère arbitraire inconstitutionnel. À la page 348, la Cour a déclaré que c’était, au contraire, l’absence d’un tel pouvoir discrétionnaire qui, bien souvent, rendrait arbitraire l’application de la loi, étant donné que le ministère public se verrait dans l’obligation de demander cette déclaration dans tous les cas, peu importe que cette mesure soit justifiée ou non.
[308] La décision la plus pertinente sur cette question est l’arrêt R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933. L’accusé contestait des articles du Code criminel [S.R.C. 1970, ch. C-34] qui exigeaient la détention de toute personne acquittée pour cause d’aliénation mentale. Le juge du procès ne disposait d’aucun pouvoir discrétionnaire, de sorte qu’il devait ordonner la détention dans tous les cas. L’accusé soutenait que ses droits étaient bafoués parce que la détention était automatiquement ordonnée sans examen de la nécessité de la détention dans chaque cas particulier.
[309] Le juge en chef Lamer a conclu que la détention automatique sans audience de quelque sorte que ce soit n’était pas conforme aux principes de justice fondamentale et qu’elle contrevenait donc à l’aspect procédural de l’article 7. Il a également conclu que la disposition contestée constituait une détention arbitraire au sens de l’article 9 parce qu’elle ne comportait aucun critère rationnel permettant de déterminer, parmi les personnes acquittées pour cause d’aliénation mentale, lesquelles devraient être détenues et lesquelles devraient être libérées. En raison de ces dispositions, des personnes qui n’étaient pas dangereuses seraient détenues automatiquement. Le juge en chef Lamer semble avoir considéré que ce régime contrevenait aussi à l’article 7, car il signale que l’article 9, qui porte sur la détention arbitraire, est une illustration de la protection générale accordée par l’article 7.
[310] Les faits de la présente espèce sont analogues à ceux de l’affaire Swain. L’Entente peut, lorsqu’elle s’applique à une personne déterminée, avoir une « portée trop large » ou être « arbitraire » parce qu’elle s’applique à des individus qui peuvent être exposés à un risque s’ils sont renvoyés aux États-Unis. L’Entente ne reconnaît à l’agent d’immigration aucun pouvoir discrétionnaire qui lui permettrait de laisser quelqu’un présenter une demande d’asile au Canada si un tel risque existe. Il ressort de l’analyse de l’état du droit et des usages et politiques des États-Unis que ce pays n’est pas sûr pour tous les demandeurs d’asile. Reconnaître un certain pouvoir discrétionnaire au fonctionnaire de l’immigration de première ligne protégerait des réfugiés qui seraient autrement exposés au risque de contravention à l’article 33 [de la Convention relative aux réfugiés] et à l’article 3 [de la Convention contre la torture] ou qui, en raison d’autres aspects de leur situation personnelle, ne devraient pas être refoulés aux États-Unis.
[311] Il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la question de savoir si la Charte s’appliquerait en tout état de cause si les États-Unis étaient un pays sûr, mais même là, on aurait raison de s’inquiéter de l’absence de procédure permettant un examen au cas par cas.
[312] Il y a un autre aspect du caractère arbitraire qui touche tant à l’article 7 qu’à l’article 15, en l’occurrence le fait que l’Entente ne s’applique qu’à ceux qui arrivent par voie terrestre. Bien qu’il puisse exister de bonnes raisons pratiques qui justifient pareille distinction (on a avancé notamment qu’on était ainsi en mesure de vérifier si l’intéressé arrivait réellement des États-Unis), aucune justification fondée sur l’article premier n’a été avancée. D’ailleurs, en ce qui concerne le fait de pouvoir retracer une personne dont le dernier arrêt avant d’arriver au Canada était les États-Unis, les vols en provenance de villes américaines fournirait au moins une assurance quant à l’origine qui serait au moins aussi solide que dans le cas du transport terrestre.
[313] Force est de constater que deux personnes se trouvant dans la même situation en tant que réfugiés font l’objet d’un traitement et d’une protection radicalement différents. Celle qui transite par les États-Unis en provenance de son pays d’origine et qui effectue le dernier segment de son voyage par voie terrestre pour finalement arriver au Canada est refoulée sur-le-champ aux États-Unis sans avoir eu la possibilité de demander l’asile. L’autre, qui transite par les États-Unis et qui effectue le dernier segment de son voyage par un vol sans escale provenant des États-Unis a droit à toute la panoplie des mesures de protection du Canada.
[314] Cette situation soulève des questions quant à l’application de l’article 7 et de l’article 15. Nous y reviendrons plus en détail dans l’analyse qui suit.
2) Article 15
[315] Les demandeurs soutiennent que la façon dont l’Entente est appliquée a pour effet d’établir une discrimination à l’égard des réfugiés et des non-citoyens, parce que d’autres groupes se voient accorder la possibilité d’obtenir une audience au Canada. Les demandeurs allèguent que les femmes et les minorités subiront des conséquences disproportionnées en raison du délai de prescription d’un an et de la suite donnée aux États-Unis aux demandes d’asile fondées sur le sexe. L’interdiction d’accès au territoire américain frappant les personnes qui procurent un soutien matériel est également susceptible de faire subir des effets préjudiciables disproportionnés aux Colombiens, étant donné que ces derniers sont davantage susceptibles que les autres nationaux d’être victimes d’extorsion de la part d’organisations terroristes.
[316] Selon la jurisrudence de la Cour suprême du Canada sur l’article 15, les garanties d’égalité consacrées à l’article 15 ont pour objet « d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes, et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération » (Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, au paragraphe 51).
[317] Dans l’arrêt Law, la Cour suprême a proposé la démarche en trois étapes suivantes pour conclure à l’existence d’une discrimination :
1. La loi, le programme ou l’activité ont-ils pour effet d’imposer une différence de traitement entre le demandeur et le groupe de comparaison? Autrement dit, de par leur objet ou leurs effets, la loi, le programme ou l’activité ont-ils créé une distinction entre les groupes en question?
2. Dans l’affirmative, la différence de traitement était-elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
3. Dans l’affirmative, La loi en question a-t-elle un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d’égalité?
a) La loi impose-t-elle une différence de traitement entre les demandeurs d’asile et un groupe de comparaison?
[318] La première question à laquelle il faut répondre, selon la démarche proposée dans l’arrêt Law, est celle de savoir si la loi contestée établit une distinction formelle entre les demandeurs et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles ou si elle omet de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle les demandeurs d’asile se trouvent déjà.
[319] Les demandeurs proposent le groupe de comparaison suivant : les personnes — y compris les citoyens et les non-citoyens — qui cherchent à faire protéger leurs droits de la personne fondamentaux au sein du système judiciaire canadien. La défenderesse estime pour sa part que le groupe de comparaison approprié est celui qui est constitué des demandeurs d’asile qui se présentent à un point d’entrée canadien autre qu’une frontière terrestre.
[320] Le groupe de comparaison approprié présente les mêmes caractéristiques que les demandeurs d’asile sauf pour les caractéristiques personnelles énumérées ou analogues constituant le motif de discrimination allégué (Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [2004] 3 R.C.S. 357). Dans l’arrêt Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie-Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657, les demandeurs d’asile affirmaient que le gouvernement faisait subir un traitement discriminatoire aux personnes souffrant d’autisme parce qu’il assurait le financement de tous les services médicaux nécessaires fournis par des médecins, de même que certains services offerts par d’autres personnes que des médecins, tout en refusant de financer les services médicalement requis pour soigner les personnes autistes. La Cour suprême a retenu un groupe de comparaison très restreint, en l’occurrence les personnes à qui étaient destinées d’autres thérapies nouvelles comparables par opposition aux personnes qui recevaient une thérapie médicalement requise.
[321] Dans cette affaire, tout comme dans la présente, le choix du groupe de comparaison peut s’avérer déterminant. L’arrêt Auton propose une démarche restrictive pour définir le groupe de comparaison. Les demandeurs soutiennent qu’il convient d’établir une distinction entre la présente espèce et l’affaire Auton parce que celle-ci portait sur un nouvel avantage, tandis que la présente espèce concerne une obligation bien reconnue. Je ne vois pas comment on pourrait justifier sur ce fondement une distinction portant sur la méthode à suivre pour définir les groupes de comparaison.
[322] J’estime que le groupe de comparaison proposé par la défenderesse convient mieux, sans toutefois être idéal. Les demandeurs d’asile qui entrent au Canada ailleurs qu’à une frontière terrestre présentent la plupart des caractéristiques que possèdent les personnes visées par l’Entente, à cette exception près qu’ils ne sont pas soumis à l’Entente. Toutefois, le présent groupe de comparaison ne touche pas aux véritables questions en jeu en l’espèce, étant donné qu’il ne tient pas compte du traitement fort différent réservé aux demanderesses d’asile qui se présentent à un poste frontalier terrestre par rapport à celui auquel ont droit les demandeurs d’asile. Il ne tient également pas compte de la différence de traitement fondée sur la nationalité.
[323] Les femmes et certains ressortissants sont affectés plus sévèrement que d’autres demandeurs d’asile visés par l’Entente. Je constate que les statistiques citées par la défenderesse au sujet du taux d’acceptation des Colombiens, par exemple, ne constituent pas une indication claire que ces personnes ne subiraient pas des effets préjudiciables disproportionnés sous le régime de l’Entente. Le taux d’acceptation est peut-être élevé parce que la situation est particulièrement difficile en Colombie. Beaucoup d’autres demandeurs d’asile peuvent quand même être exclus en raison de l’interdiction touchant le soutien matériel ou parce qu’ils ne sont pas en mesure de prouver le consentement tacite de l’État.
[324] Je ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve au sujet des usages discriminatoires en cours aux États-Unis en ce qui concerne la race ou la religion. Il y a toutefois des éléments de preuve tendant à démontrer que les personnes provenant de pays qui sont impuissants à mettre un frein à la torture ou qui sont originaires de pays où des organisations terroristes leur extorquent systématiquement de l’argent subiront effectivement des effets préjudiciables disproportionnés. Il sera particulièrement difficile pour ces personnes de démontrer le bien-fondé de leur demande d’asile aux États-Unis. C’est là un fardeau que d’autres demandeurs d’asile se présentant à un poste frontalier terrestre n’ont pas à supporter.
b) Discrimination
[325] Dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, le juge McIntyre a expliqué que la discrimination est [à la page 174] « une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société ».
[326] Cet extrait démontre que, malgré le fait que le gouvernement ne cherchait pas à établir une discrimination fondée sur le sexe ou la nationalité (et, de fait, à première vue, l’Entente s’applique également à quiconque approche un point frontalier terrestre), le fait que l’Entente a des effets particulièrement préjudiciables pour certains groupes peut vouloir dire qu’elle est discriminatoire. Par exemple, dans l’arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, la Cour suprême a estimé que le gouvernement avait agi de manière discriminatoire en ne tenant pas compte de la situation spéciale dans laquelle se trouvaient les personnes atteintes de surdité et en ne leur offrant pas de services d’interprétation gestuelle. Le refus de fournir des services d’interprétation gestuelle privait ces personnes de l’égalité de bénéfice de la loi et créait de la discrimination à leur endroit par comparaison avec les entendants.
[327] Pour déterminer si une distinction crée de la discrimination, il est nécessaire d’examiner les quatre facteurs contextuels énoncés dans l’arrêt Law.
i) Désavantage préexistant
[328] Les femmes constituent un groupe historiquement défavorisé. Cela est particulièrement vrai dans le cas des femmes originaires de pays d’où proviennent beaucoup de réfugiés, où les femmes sont forcées de fuir leur foyer en raison de la grave discrimination ou des violences physiques plus flagrantes dont elles sont victimes et du fait que l’État ne veut pas ou ne peut pas les protéger.
[329] Les demandeurs d’asile provenant de pays comme la Colombie, où le gouvernement est impuissant à empêcher les groupes de guérilleros de se livrer à la torture, sont également susceptibles d’avoir fait l’objet d’un désavantage préexistant.
ii) Correspondance entre la loi et la situation personnelle du demandeur
[330] Ici, la loi s’applique de façon générale aux personnes qui franchissent la frontière en provenance des États-Unis. Il se peut que la loi réponde aux besoins de bon nombre de ces demandeurs d’asile, mais j’estime qu’elle ne satisfait pas aux besoins des femmes et des gens provenant de pays qui sont susceptibles de donner lieu au genre de demande d’asile que les États-Unis peuvent rejeter. Elle ne répond pas aux besoins des personnes qui tomberaient sous le coup des lois et des politiques et usages des États-Unis qui ne se conforment pas à l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture.
iii) L’objet ou l’effet d’amélioration
[331] Ce facteur n’est pas particulièrement pertinent dans le présent contexte. Ainsi que nous l’avons déjà vu, le recours à des exceptions limitées à l’Entente ne répond pas aux besoins spécifiques des personnes en cause.
iv) Nature et étendue des droits touchés
[332] Le droit en jeu revêt une importance cruciale en ce qui concerne la vie, la sécurité et la dignité de la personne : le droit de ne pas être refoulé en contravention de la Convention relative aux réfugiés ou de la Convention contre la torture.
[333] Je conclus donc que la désignation des États-Unis en tant que pays tiers sûr crée une situation discriminatoire étant donné qu’elle entraîne des conséquences beaucoup plus graves pour les personnes qui entrent dans des catégories à l’égard desquelles les États-Unis ne se conforment pas à la Convention relative aux réfugiés ou à la Convention contre la torture, en plus de soumettre ces personnes à un traitement discriminatoire et de les exposer à des risques sur le seul fondement du moyen qu’elles ont employé pour entrer au Canada, ce qui constitue un facteur dénué de toute pertinence dans le cadre d’une analyse fondée sur la Charte.
3) La violation des articles 7 et 15 peut-elle se justifier en vertu de l’article premier?
[334] Dans l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, le juge en chef Dickson a proposé la démarche suivante pour guider l’analyse fondée sur l’article premier, à savoir si une restriction à un droit est raisonnable et si sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique :
1. Il doit exister un objectif urgent et réel.
2. Le moyen choisi pour atteindre l’objectif doit être proportionnel à cet objectif.
(i) les mesures choisies doivent avoir un lien rationnel avec l’objectif;
(ii) elles doivent porter le moins possible atteinte au droit en question;
(iii) il doit exister une proportionnalité entre les effets préjudiciables des mesures et l’objectif.
[335] Il est acquis aux débats que les objectifs visés par le gouvernement sont importants. Le Canada et les États-Unis ont élaboré l’Entente dans le but de partager leurs obligations respectives à l’égard des réfugiés et de créer un régime de détermination du statut de réfugié plus efficace. Il s’agit sans doute d’un objectif admirable, qui serait bien servi par la désignation des États-Unis comme pays tiers sûr. L’Entente et la désignation des États-Unis sont manifestement rattachés à ces objectifs.
[336] La difficulté que pose la thèse de la défenderesse est qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour soutenir une justification au regard de l’article premier. Aucune explication n’a été fournie au sujet de l’atteinte minimale et on n’a pas même tenté de faire valoir que l’objectif visé était urgent et réel. La Cour ne dispose d’aucun élément de preuve quant à la présumée incapacité du système canadien de reconnaissance du statut de réfugié d’assurer une protection suffisante.
[337] À mon avis, telle qu’elle est présentement structurée et appliquée, l’Entente contrevient aux articles 7 et 15 de la Charte et la justification de cette contravention par application de l’article premier n’a pas été démontrée.
IX. CONCLUSION
[338] Pour les motifs ci-dessus exposés, je conclus [*]:
a) que les articles 159.1 à 159.7 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés et l’Entente sur les tiers pays sûrs constituent un excès de pouvoir, étant donné que les conditions énumérées au paragraphe 102(1) [de la LIPR] en ce qui concerne la prise de règlements n’ont pas été respectées;
b) que le gouverneur en conseil a agi de façon déraisonnable en concluant que les États-Unis se conforment à l’article 33 de la Convention relative aux réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture;
c) que le gouverneur en conseil n’a pas assuré de suivi, notamment en ce qui concerne les usages et politiques des États-Unis, contrairement à ce qu’exigeait le paragraphe 102(2) de la LIPR;
d) que le Règlement et l’Entente sur les tiers pays sûrs sont contraires aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu’ils ne sont pas légitimés par application de l’article premier.
[339] Après avoir reçu les observations des parties sur toute question à certifier ou sur toute autre condition ou modalité du jugement, la Cour rendra un jugement déclaratoire et accordera des mesures accessoires conformément aux présents motifs. Les parties auront jusqu’au 17 décembre 2007 pour présenter leurs observations au sujet des questions à certifier et de la forme et de la teneur du jugement. Chacune des parties peut répondre aux observations de l’autre partie au plus tard le 14 janvier 2008.
[340] Il s’agit de circonstances spéciales justifiant l’adjudication de dépens. Les parties peuvent présenter des observations au sujet des dépens, par écrit, dans le même délai que celui qui leur est imparti pour présenter des obervations au sujet des questions à certifier.