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[2017] 4 R.C.F. 555

2017 CF 473

T-1584-15

Abdulla Ahmad Hassouna (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

T-6-16

Tareq Madanat (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

T-27-16

Thomas Gregory Gucake (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

T-1-16

Hisham Ajjawi (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

T-213-16

Philipp Parkhomenko (demandeur)

c.

Le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (défendeur)

T-273-16

Chaohui Situ (demanderesse)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

T-2154-15

Muhammad Shahid Bandukda (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

T-438-16

Sakr, Marie (demanderesse)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Hassouna c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Gagné—Toronto, 15, 16 et 17 novembre 2016; Ottawa, 10 mai 2017.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Contrôles judiciaires contestant la constitutionnalité de la révocation ou de la révocation proposée de la citoyenneté des demandeurs pour des motifs de fraude ou de fausses déclarations conformément à la Loi sur la citoyenneté (la Loi), telle que modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne (LRCC) — La nature des fraudes et des fausses déclarations alléguées variait parmi les demandeurs — La LRCC est entrée en vigueur le 28 mai 2015 et modifiait et abrogeait diverses dispositions de la Loi sur la citoyenneté, entraînant des changements importants aux dispositions concernant la révocation de la citoyenneté — Selon l’ancienne Loi (avant les modifications), une décision finale ne pouvait être prise que par le gouverneur en conseil, en fonction d’un rapport du défendeur, mais selon la Loi modifiée (après les modifications de la LRCC), le défendeur peut révoquer la citoyenneté d’une personne conformément à l’art. 10(1) si certains critères sont respectés — La LRCC prévoit aussi des dispositions transitoires, notamment l’art. 40(1) — Il s’agissait principalement de savoir si lorsque le défendeur a émis un avis de révocation de la citoyenneté en vertu de l’ancienne Loi, et le demandeur a présenté une demande de renvoi à la Cour, mais que le défendeur n’a pas procédé au renvoi, si la révocation doit être jugée en fonction des dispositions de l’ancienne Loi ou des dispositions de la Loi modifiée; si les art. 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi modifiée sont inconstitutionnels en ce qu’ils portent atteinte aux art. 1a) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits — L’art. 40(1) de la LRCC a été examiné — Le sens ordinaire des termes utilisés permet d’établir que pour que les dossiers des demandeurs soient traités sous le régime de l’ancienne Loi, une instance devait être en cours devant la Cour fédérale avant le 28 mai 2015 — En l’espèce, la simple demande de la part des demandeurs de renvoyer le dossier à la Cour afin qu’elle rende une décision au titre de l’ancien régime n’a pas été considérée comme une instance en cours — Par conséquent, les avis délivrés à trois des demandeurs au titre de l’ancienne Loi ont été annulés en vertu de l’art. 40(4) de la LRCC — Des circonstances spéciales justifiaient la longueur du délai entre le moment où le défendeur a été informé de la fraude ou des fausses déclarations alléguées et le moment où les demandeurs ont reçu l’avis d’intention de révoquer leur citoyenneté dans le cadre de l’ancienne Loi; le délai ne justifiait pas un arrêt des procédures tel que demandé — L’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits s’applique au processus de prise de décisions du défendeur et va au-delà de la protection accordée par la Charte canadienne des droits et libertés — Par conséquent, la Déclaration canadienne des droits continue de s’appliquer nonobstant la Charte — Les quatre conditions fondamentales pour que l’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits s’applique ont été examinées et respectées en l’espèce — Par conséquent, en vertu de l’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits, les art. 10(1), 10(3) et 10(4) de la Loi modifiée ont été déclarés inopérants — Demandes accueillies en partie.

Déclaration des droits — Les demandeurs contestaient la constitutionnalité de la révocation ou de la révocation proposée de leur citoyenneté pour des motifs de fraude ou de fausses déclarations conformément à la Loi sur la citoyenneté (la Loi), telle que modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne (LRCC) — Il s’agissait de savoir si les art. 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi modifiée sont inconstitutionnels en ce qu’ils portent atteinte aux art. 1a) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits — L’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits s’applique au processus de prise de décisions du défendeur et va au-delà de la protection accordée par la Charte canadienne des droits et libertés — Par conséquent, la Déclaration canadienne des droits continue de s’appliquer nonobstant la Charte — Les quatre conditions fondamentales pour que l’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits s’applique ont été examinées et respectées en l’espèce — 1) Étant des personnes visées par la loi, les demandeurs constituaient clairement des « personnes » au sens de l’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits — 2) La décision d’un agent d’immigration prise en vertu de l’art. 10 de la Loi modifiée constitue une audition au sens de l’art. 2e); la révocation de la citoyenneté est visée par les termes « droits et obligations » qui figurent à l’art. 2e) — 3) La nature de la décision recherchée et l’importance de la décision pour la personne visée militaient clairement en faveur d’obligations élevées en matière d’équité procédurale à l’égard des demandeurs; en l’espèce, le processus n’était pas équitable d’un point de vue procédural — 4) Le régime de révocation de la citoyenneté tire sa source de la Loi sur la citoyenneté, une loi édictée par le législateur fédéral qui ne déclare pas expressément qu’elle s’applique nonobstant la Déclaration canadienne des droits — Il s’ensuit que les dispositions contestées contrevenaient à l’art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits, car elles privaient les demandeurs de leur droit à une audience équitable conformément aux principes de justice fondamentale.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Les demandeurs contestaient la constitutionnalité de la révocation ou de la révocation proposée de leur citoyenneté pour des motifs de fraude ou de fausses déclarations conformément à la Loi sur la citoyenneté (la Loi), telle que modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne (LRCC); ils alléguaient que les dispositions de la Loi modifiée portent atteinte à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés — Il s’agissait de savoir si l’un ou l’autre des art. 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi modifiée est inconstitutionnel en ce qu’il porte atteinte à l’art. 7 de la Charte — La révocation de la citoyenneté d’une personne pour fraude ou fausses déclarations ne porte pas intrinsèquement atteinte à son droit à la liberté ou à la sécurité de sa personne, et par conséquent, l’art. 7 de la Charte n’est pas en jeu — Les dispositions contestées traitant de la révocation de la citoyenneté pour fraude ou fausses déclarations ne portent pas atteinte au droit à la liberté et à la sécurité des demandeurs, ainsi qu’à celui des personnes qui se trouvent dans leur situation — Par conséquent, les dispositions relatives à la révocation de la citoyenneté ne sont pas incompatibles avec l’art. 7 de la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Garanties juridiques — Peines ou traitements cruels et inusités — Dans un contrôle judiciaire contestant la constitutionnalité de la révocation ou de la révocation proposée de la citoyenneté des demandeurs pour des motifs de fraude ou de fausses déclarations conformément à la Loi sur la citoyenneté (la Loi), telle que modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne (LRCC), les demandeurs alléguaient que l’art. 10 de la Loi modifiée soumet une personne à des traitements ou peines cruels et inusités en violation de l’art. 12 de la Charte — Il s’agissait de savoir si l’art. 10 de la Loi sur la citoyenneté soumet une personne à des traitements ou peines cruels et inusités en violation de l’art. 12 de la Charte — Pour démontrer qu’il y avait atteinte, il fallait démontrer que l’État infligeait un traitement ou une peine et que le traitement ou la peine en question était cruel et inusité — Bien que la déportation puisse constituer un « traitement » au sens de l’art. 12, on ne peut affirmer la même chose au sujet de la révocation de la citoyenneté pour cause de fraude ou de fausses déclarations — Même si le processus de révocation de la citoyenneté pour fraude ou fausses déclarations était considéré comme un « traitement » pour les besoins de l’art. 12 de la Charte, un tel traitement ne serait ni cruel ni inusité.

Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire contestant la constitutionnalité de la révocation ou de la révocation proposée de la citoyenneté des demandeurs pour des motifs de fraude ou de fausses déclarations conformément à la Loi sur la citoyenneté (la Loi), telle que modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne (LRCC). Conformément à l’ancien régime de révocation, toutes les personnes ayant reçu un avis de l’intention de révoquer leur citoyenneté avaient l’option de demander à la Cour de trancher la question de savoir s’ils avaient obtenu leur citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration. Le nouveau système établi par la LRCC prévoit deux différents types de procédures : un modèle judiciaire, pour les cas complexes, ainsi qu’un modèle administratif, pour les cas « non complexes ». Seul le modèle administratif faisait l’objet d’un contrôle dans le cadre de ces demandes.

En l’espèce, certains demandeurs ont vu leur citoyenneté révoquée, tandis qu’aucune décision n’avait encore été rendue à l’égard des autres demandeurs dont les dossiers étaient visés par une injonction rendue par la Cour interdisant au défendeur de poursuivre le traitement de dossiers en particulier. Certains demandeurs avaient reçu un avis de l’intention de révoquer leur citoyenneté dans le cadre de l’ancien régime et, bien qu’ils aient demandé que leurs dossiers soient renvoyés à la Cour afin qu’une conclusion de fait soit tirée, les dossiers n’ont pas été renvoyés à la Cour. Lorsqu’il a envoyé un second avis d’intention dans le cadre du régime actuel, le défendeur a fait valoir que les avis précédents étaient annulés en raison de l’application des dispositions transitoires de la LRCC. D’autres demandeurs ont seulement reçu un avis de l’intention de révoquer leur citoyenneté dans le cadre du régime actuel.

La LRCC est entrée en vigueur le 28 mai 2015 et modifiait et abrogeait diverses dispositions de la Loi sur la citoyenneté, entraînant des changements importants aux dispositions concernant la révocation de la citoyenneté. Selon l’ancienne Loi (la Loi antérieure aux modifications de la LRCC), la citoyenneté d’une personne pouvait être révoquée en vertu de l’article 10 lorsqu’il était établi que la citoyenneté avait été obtenue par fraude, ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Une décision finale ne pouvait être prise que par le gouverneur en conseil, en fonction d’un rapport du défendeur. Selon la Loi modifiée (la Loi après les modifications de la LRCC), le défendeur peut révoquer la citoyenneté d’une personne, conformément au paragraphe 10(1), lorsqu’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. La LRCC prévoit aussi des dispositions transitoires, et le paragraphe 40(1) était le plus pertinent en l’espèce. Il prévoit que les instances en cours, à l’entrée en vigueur de l’article 8, devant la Cour fédérale à la suite d’un renvoi visé à l’article 18 de la Loi, dans sa version antérieure à cette entrée en vigueur, sont continuées sous le régime de cette loi, dans cette version.

Il s’agissait principalement de savoir : si, lorsque le défendeur a émis un avis de révocation de la citoyenneté en vertu de l’ancienne Loi, et que le demandeur a présenté une demande de renvoi à la Cour, mais que le défendeur n’a pas procédé au renvoi, la révocation doit être jugée en fonction des dispositions de l’ancienne Loi ou des dispositions de la Loi modifiée; si les paragraphes 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi modifiée sont inconstitutionnels en ce qu’ils portent atteinte aux alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits; si l’un ou l’autre des paragraphes 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi modifiée est inconstitutionnel en ce qu’il porte atteinte à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés; et si l’article 10 de la Loi modifiée soumet une personne à des traitements ou peines cruels et inusités en violation de l’article 12 de la Charte.

Jugement : les demandes doivent être accueillie en partie.

L’argument selon lequel les dossiers de trois des demandeurs ayant reçu un avis d’intention de révoquer leur citoyenneté en vertu de l’ancienne Loi devraient être examinés selon l’ancien processus de révocation a été abordé. Le paragraphe 40(1) de la LRCC est une disposition transitoire qui prévoit que les instances en cours devant la Cour fédérale à la suite d’un renvoi visé à l’article 18 de la Loi par la personne concernée, à l’entrée en vigueur de la Loi modifiée, sont continuées sous le régime de l’ancienne Loi. Le sens ordinaire des termes utilisés permet d’établir que pour que les dossiers des demandeurs soient traités sous le régime de l’ancienne Loi, une instance devait être en cours devant la Cour fédérale avant le 28 mai 2015. En l’espèce, la simple demande de la part des demandeurs de renvoyer le dossier à la Cour afin qu’elle rende une décision au titre de l’ancien régime n’a pas été considérée comme une instance en cours. Ainsi, même si l’ancien processus de révocation de la citoyenneté commençait dès que l’avis d’intention de révoquer la citoyenneté était produit par le défendeur, aux fins du paragraphe 40(1) de la LRCC, il s’agissait plutôt de savoir si une instance était en cours devant la Cour fédérale. Par conséquent, les avis délivrés à trois des demandeurs au titre de l’ancienne Loi ont été annulés en vertu du paragraphe 40(4) de la LRCC. Bien qu’il ait été soutenu qu’il s’est écoulé un délai déraisonnable et injustifié entre le moment où le défendeur a été informé de la fraude ou des fausses déclarations alléguées et le moment où les demandeurs ont reçu l’avis d’intention de révoquer leur citoyenneté dans le cadre de l’ancienne Loi, ce délai ne justifiait pas un arrêt des procédures à titre d’ abus de procédure. Les circonstances spéciales découlant de la fraude d’envergure en 2009 et 2010 ont causé une pression substantielle sur un système qui était déjà saturé et surchargé. Ainsi, ces circonstances spéciales justifiaient, en grande partie, la longueur du délai.

Avant de traiter de la question des atteintes alléguées au droit des demandeurs à un procès équitable, en conformité avec les principes de justice fondamentale, il fallait d’abord déterminer si l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits s’appliquait au processus de prise de décisions du défendeur. L’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits va au-delà de la protection accordée par la Charte canadienne des droits et libertés et demeure une contrainte fonctionnelle aux activités du gouvernement fédéral. Par conséquent, la Déclaration canadienne des droits continue de s’appliquer nonobstant la Charte. Les quatre conditions fondamentales pour que l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits s’applique ont été examinées et respectées en l’espèce. Par conséquent, en vertu de l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, les paragraphes 10(1), 10(3) et 10(4) de la Loi modifiée ont été déclarés inopérants.

La première condition était respectée puisqu’étant des personnes visées par la loi, les demandeurs constituaient clairement des « personnes » au sens de l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits. Quant à la deuxième condition, la décision d’un agent d’immigration prise en vertu de l’article 10 de la Loi modifiée constitue une audition au sens de l’alinéa 2e). En outre, compte tenu des nombreux droits conférés par l’obtention de la citoyenneté, et à la lumière des enjeux découlant du processus de révocation, la révocation de la citoyenneté est visée par les termes « droits et obligations » qui figurent à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits. La troisième condition, à savoir que le processus enfreint les principes de justice fondamentale, était également respectée en l’espèce. La nature de la décision recherchée et l’importance de la décision pour la personne visée militaient clairement en faveur d’obligations élevées en matière d’équité procédurale à l’égard des demandeurs. Pour que le processus de révocation soit équitable d’un point de vue procédural, les demandeurs devaient avoir le droit : 1) à une audience devant une cour de justice, ou devant un tribunal administratif indépendant, lorsqu’une question importante en ce qui concerne la crédibilité est soulevée; 2) à une possibilité équitable de faire valoir leur cause et de connaître les arguments qu’ils doivent réfuter, et 3) d’être entendu par un décideur impartial et indépendant. Rien de ce qui précède n’était garanti dans la Loi modifiée. En particulier, le régime prévu par la Loi modifiée en ce qui a trait à la communication n’est pas adéquat, car celui-ci ne vise pas les renseignements qui peuvent miner le motif de la révocation. Les obligations insuffisantes qu’impose la Loi modifiée en matière de communication minent ainsi le droit de connaître les arguments qu’il faut réfuter ainsi que celui de présenter une défense, ce qui contrevient aux principes de justice fondamentale. En ce qui concerne le droit des demandeurs d’être entendus par un décideur impartial et indépendant, l’argument selon lequel l’indépendance et l’impartialité judiciaires sont absentes dans la structure créée par la Loi modifiée, et ce, peu importe que le décideur soit effectivement le ministre lui-même ou un délégué, a été accepté. De plus, compte tenu de l’importance de la citoyenneté canadienne et des lourdes conséquences pouvant découler de la perte de cette citoyenneté, les principes de justice fondamentale exigent qu’un examen discrétionnaire de toutes les circonstances d’une affaire soit fait. Cela comprend l’examen des considérations d’ordre humanitaire. Par conséquent, afin de respecter le principe de l’équité procédurale, les intérêts personnels ou les considérations d’ordre humanitaire devraient être pris en compte dans le cadre du processus de révocation de la citoyenneté. La quatrième exigence était aussi satisfaite en l’espèce. Le vice donnant lieu au conflit avec l’alinéa 2e) doit résulter de l’application d’une « loi du Canada » à l’égard de laquelle il n’a pas été déclaré expressément qu’elle s’applique nonobstant la Déclaration canadienne des droits. Le régime de révocation de la citoyenneté tire sa source de la Loi sur la citoyenneté. Cette loi, édictée par le législateur fédéral, ne déclare pas expressément qu’elle s’applique nonobstant la Déclaration canadienne des droits. Par conséquent, les garanties prévues à l’alinéa 2e) s’appliquaient. Il s’ensuit que les dispositions contestées contrevenaient à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, car elles privaient les demandeurs de leur droit à une audience équitable conformément aux principes de justice fondamentale.

En ce qui concerne l’inconstitutionnalité possible, les dispositions contestées traitant de la révocation de la citoyenneté pour fraude ou fausses déclarations ne portent pas atteinte au droit à la liberté et à la sécurité des demandeurs, ainsi qu’à celui des personnes qui se trouvent dans leur situation. Par conséquent, les dispositions relatives à la révocation de la citoyenneté ne sont pas incompatibles avec l’article 7 de la Charte. Il doit y avoir atteinte au droit d’une personne à la liberté ou à sa sécurité, ou violation de ce droit, au sens de la jurisprudence, pour que les droits garantis à l’article 7 soient mis en cause. La révocation de la citoyenneté d’une personne pour fraude ou fausses déclarations ne porte pas intrinsèquement atteinte à son droit à la liberté ou à la sécurité de sa personne, et par conséquent, l’article 7 de la Charte n’est pas en jeu. Même si le défendeur a le pouvoir de révoquer l’octroi de la citoyenneté, ce n’est pas la révocation de la citoyenneté en soi qui porte atteinte aux droits à la liberté ou à la sécurité, mais plutôt les incidents qui pourraient survenir à un stade ultérieur, et qui ne se produiraient pas nécessairement dans le cas des demandeurs en cause. Les incidents qui mettraient en jeu les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’article 7 de la Charte ne sont pas nécessairement des conséquences de la révocation de la citoyenneté. Étant donné cette conclusion, il n’était pas nécessaire de se lancer dans le deuxième volet de l’analyse relative à l’article 7 ou de traiter des répercussions de l’article premier de la Charte.

En ce qui concerne la question de savoir si l’article 10 de la Loi modifiée soumet une personne à des traitements ou peines cruels et inusités en violation de l’article 12 de la Charte, les demandeurs devaient démontrer, d’une part, que l’État leur infligeait un traitement ou une peine et, d’autre part, que le traitement ou la peine en question était cruel et inusité. Bien que la déportation puisse constituer un « traitement » au sens de l’article 12, on ne peut affirmer la même chose au sujet de la révocation de la citoyenneté pour cause de fraude ou de fausses déclarations. Même si le processus de révocation de la citoyenneté pour fraude ou fausses déclarations était considéré comme un « traitement » pour les besoins de l’article 12 de la Charte, un tel traitement ne serait ni cruel ni inusité. Plus particulièrement, les dispositions contestées ne sont pas arbitraires, elles ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre un objectif légitime et elles ne sont pas de nature à choquer la conscience collective ou à être intolérables sur le plan de l’équité fondamentale. Les demandeurs n’ont pas démontré que la révocation de la citoyenneté en soi peut être qualifiée de « cruelle et inusitée ».

Quelques questions de portée générale permettant de trancher les présentes affaires et un appel ont été certifiées.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 3, 6, 7, 12.

Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, art. 1a), 2e).

Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22, art. 32, 40.

Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 8, 10, 17, 18, 22(1)f), 22.1.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 77(1), 115(1),(2).

Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246, art. 7.2.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 62.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Western Canadian Coal Corporation, 2007 CF 371; La Reine c. Drybones, [1970] R.C.S. 282; Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401.

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :

R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045; Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général), 2014 CF 651, [2015] 2 R.C.F. 267.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Monla c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1280; May c. CBC/Radio Canada, 2011 CAF 130; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Zakaria, 2014 CF 864; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Rubuga, 2015 CF 1073; Chabanov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73; Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917; Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3, infirmant 2003 CF 944; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; Oberlander v. Canada (Attorney General) (2004), 69 O.R. (3d) 187, 2004 CanLII 15504 (C.S.); Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens, [1992] A.C.F. no 319 (QL) (C.A.); Khadr c. Canada (Procureur général), 2006 CF 727, [2007] 2 R.C.F. 218; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Houchaine, 2014 CF 342; Montoya c. Canada (Procureur général), 2016 CF 827; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Canada c. Sadiq, [1991] 1 C.F. 757 (1re inst.).

DÉCISIONS CITÉES :

Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357; Vaughan c. Canada, [2000] A.C.F. no 311 (QL) (1re inst.); Torre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591; MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856 (C.A.); Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Dueck, [1998] 2 C.F. 614 (1re inst.); Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Pereira, 2014 CF 574; Taylor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1053; Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312; Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909; Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.), [1999] 3 R.C.S. 46; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 52, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2016] 1 R.C.S. vi; Weatherall c. Canada (Procureur général), [1988] 1 C.F. 369 (1re inst.), inf. en partie pour d’autres motifs, [1989] 1 C.F. 18 (C.A.); Howlett v. Karunaratne (1988), 64 O.R. (2d) 418 (C. dist.); Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395.

DOCTRINE CITÉE

Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, 5e éd. feuilles mobiles. Toronto : Carswell, 2007.

Petit Robert 1. Paris : Le Robert, 1990, « traitement ».

DEMANDES de contrôle judiciaire contestant la constitutionnalité de la révocation ou de la révocation proposée de la citoyenneté des demandeurs pour des motifs de fraude ou de fausses déclarations conformément à la Loi sur la citoyenneté, telle que modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne. Demandes accueillies en partie.

ONT COMPARU

Lorne Waldman, Warda Shazadi Meighen et Olivia Mann-Foster pour le demandeur Abdulla Ahmad Hassouna.

Matthew Jeffery pour le demandeur Tareq Madanat.

Laura Best pour le demandeur Thomas Gregory Gucake.

Aris Daghighian pour le demandeur Philipp Parkhomenko.

Jacques Beauchemin pour le demandeur Hisham Ajjawi.

Mario D. Bellissimo et Jamie Boongaling pour la demanderesse Chaohui Situ.

Daniel Kingwell pour le demandeur Muhammad Shahid Bandukda.

Arghavan Gerami et Seamus Murphy pour la demanderesse Sakr Marie.

Mary Matthews, Jocelyn Espejo-Clarke, Meva Motwani et Nadine S. Silverman pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Waldman & Associates, Toronto, pour le demandeur Abdulla Ahmad Hassouna.

Matthew Jeffery, Toronto, pour le demandeur Tareq Madanat.

Embarkation Law Corporation, Vancouver, pour le demandeur Thomas Gregory Gucake.

Green and Spiegel LLP, Toronto, pour le demandeur Philipp Parkhomenko.

Beauchemin Brisson, Montréal, pour le demandeur Hisham Ajjawi.

Bellissimo Law Group, Toronto, pour la demanderesse Chaohui Situ.

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP, Toronto, pour le demandeur Muhammad Shahid Bandukda.

Gerami Law PC, Ottawa, pour la demanderesse Sakr Marie.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugements et du jugement rendus par

La juge Gagné :

I.          Aperçu

[1]        Les présentes demandes de contrôle judiciaire ont été présentées par les huit demandeurs des causes types contestant la constitutionnalité de la révocation ou de la révocation proposée de la citoyenneté pour des motifs de fraude ou de fausses déclarations conformément à la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, telle que modifiée par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22 (LRCC).

[2]        Conformément à l’ancien régime de révocation, toutes les personnes ayant reçu un avis de l’intention de révoquer leur citoyenneté avaient l’option de demander à la Cour de trancher la question de savoir s’ils avaient obtenu leur citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration. Le nouveau système établi par la LRCC prévoit deux différents types de procédures : un modèle judiciaire, pour les cas complexes, tels que précisés par la loi, ainsi qu’un modèle administratif, pour les cas « non complexes ». Seul le modèle administratif fait l’objet d’un contrôle dans le cadre des présentes demandes.

[3]        Le 19 janvier 2016, la Cour a accordé une injonction interdisant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (maintenant le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté ou MIRC ou IRCC) de poursuivre le traitement des dossiers des personnes ayant reçu un avis de l’intention de révoquer leur citoyenneté, mais n’ayant pas encore reçu une décision finale à cet égard.

[4]        Le 23 février 2016, le juge Russell Zinn, agissant à titre de juge responsable de la gestion de l’instance, a rendu une ordonnance portant que le présent litige visé par la gestion de l’instance serait tranché selon les causes types, sur la base des questions juridiques communes [Monla c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1280]. Toutes les autres causes qui ne sont pas des causes types, sont laissées en suspens, jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue dans les causes types.

[5]        Bien que les causes types soulèvent des questions communes, elles ont sans doute été choisies en raison de la variété de leurs contextes factuels.

[6]        Certains demandeurs (M. Madanat, M. Ajjawi et M. Bandukda) ont en fait vu leur citoyenneté révoquée, tandis qu’aucune décision n’a encore été rendue à l’égard des autres demandeurs dont les dossiers ont été visés par l’injonction rendue par la Cour.

[7]        Certains demandeurs (M. Hassouna, M. Madanat et Mme Situ) ont reçu un avis de l’intention de révoquer leur citoyenneté dans le cadre de l’ancien régime, bien qu’ils aient demandé que leurs dossiers soient renvoyés à la Cour afin qu’une conclusion de fait soit tirée, les dossiers n’ont pas été renvoyés à la Cour. Lorsqu’il a envoyé un second avis d’intention dans le cadre du régime actuel, le ministre a fait valoir que les avis précédents étaient annulés en raison de l’application des dispositions transitoires de la LRCC. D’autres demandeurs ont également reçu un avis de l’intention de révoquer leur citoyenneté dans le cadre du régime actuel.

[8]        Certains demandeurs (M. Hassouna, M. Ajjawi, M. Parkhomenko, et Mme Situ) deviendraient apatrides si leur citoyenneté canadienne était révoquée; d’autres non, puisqu’ils possèdent ou possédaient la double citoyenneté.

[9]        Certains demandeurs (M. Gucake, M. Parkhomenko et Mme Situ) deviendraient ressortissants étrangers s’ils perdaient leur citoyenneté — en raison de l’interaction entre la Loi sur la citoyenneté, telle que modifiée par la LRCC, et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR [ou la Loi]) — puisque la fraude ou les fausses représentations ont eu lieu au moment où ils ont acquis leur résidence permanente. En revanche, les personnes qui auraient commis de la fraude ou qui auraient fait de fausses déclarations à l’égard de leur situation uniquement lorsqu’ils ont présenté une demande de citoyenneté redeviendraient des résidents permanents.

[10]     Enfin, la nature des fraudes ou des fausses déclarations sont à l’origine des révocations ou des révocations proposées, varie d’un demandeur à l’autre. MM. Hassouna, Ajjawi et Bandukda auraient fait de fausses déclarations quant aux détails de leur résidence pendant la période précédant immédiatement le dépôt de leur demande de citoyenneté; il est également allégué que les demandes de citoyenneté de M. Madanat et de Mme Sakr contenaient de fausses déclarations à l’égard de leur résidence; cependant, ces demandes ont été soumises en leur nom par un parent, puisque ceux-ci étaient mineurs à l’époque; les pères de MM. Gucake et Parkhomenko auraient omis de déclarer des déclarations de culpabilité antérieures lorsqu’ils ont présenté une demande de résidence permanente en leur nom, ainsi qu’au nom de leurs familles respectives; et Mme Situ aurait omis de déclarer, dans sa demande de résidence permanente parrainée par son conjoint, qu’elle ne vivait plus avec l’homme qui la parraine et qu’elle était en instance de divorce.

[11]     Puisque ces demandes de contrôle judiciaire ne remettent pas en question le caractère raisonnable des décisions rendues — lorsqu’une décision a été rendue, mais traitent plutôt du processus administratif créé par la LRCC, il ne sera pas nécessaire d’effectuer un examen détaillé du contexte factuel de chaque demande. Les faits pertinents ne seront abordés que s’il est nécessaire de traiter d’une question commune.

II.         Contexte juridique

[12]     La LRCC est entrée en vigueur le 28 mai 2015. Elle modifiait et abrogeait diverses dispositions de la Loi sur la citoyenneté, entraînant des changements importants aux dispositions concernant la révocation de la citoyenneté. Pour des raisons de commodité, la Loi sur la citoyenneté telle qu’elle était libellée avant les modifications apportées par la LRCC sera appelée l’« ancienne Loi » et, par la suite, la « Loi modifiée ».

A.        Révocation prononcée au titre de l’ancienne Loi

[13]     Selon l’ancienne Loi, la citoyenneté d’une personne pouvait être révoquée en vertu de l’article 10 lorsqu’il était établi que la citoyenneté avait été obtenue « par fraude, ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». Une décision finale ne pouvait être prise que par le gouverneur en conseil, en fonction d’un rapport du ministre.

[14]     Avant de produire un rapport, le ministre devait envoyer à la personne visée un avis d’intention de révoquer sa citoyenneté, dans lequel étaient énoncés les motifs de la révocation. La personne visée pouvait ensuite exercer son droit de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale dans les 30 jours, à défaut de quoi le ministre pouvait soumettre son rapport au gouverneur en conseil dans lequel il recommandait que la citoyenneté devait être révoquée.

[15]     Si la personne visée demandait que l’affaire soit renvoyée à la Cour fédérale, le ministre intentait une action devant la Cour fédérale en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant que la personne visée avait obtenu la citoyenneté canadienne « par fraude, ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». La procédure devant la Cour fédérale prévoyait une audience ainsi que la divulgation complète des documents pertinents en possession du ministre. Si la Cour fédérale était convaincue que le ministre avait établi, selon la prépondérance des probabilités, que la personne visée avait obtenu la citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration, un jugement déclaratoire en ce sens était rendu.

[16]     Le ministre ne pouvait présenter son rapport au gouverneur en conseil que lorsqu’un tel jugement déclaratoire avait été rendu par la Cour fédérale. Ce rapport était divulgué à la personne visée, laquelle avait l’occasion de présenter des observations écrites en réponse. Le ministre pourrait alors examiner les observations écrites et les joindre au rapport final. La décision finale a été prise par le gouverneur en conseil, qui pouvait tenir compte des circonstances de l’affaire suivant les principes de l’équité, et disposait du pouvoir discrétionnaire de prendre en considération les motifs d’ordre humanitaire lorsqu’il décidait s’il y avait lieu de révoquer la citoyenneté d’une personne.

B.        Révocation prononcée au titre de la Loi modifiée

[17]     Selon la Loi modifiée, le ministre peut révoquer la citoyenneté d’une personne, conformément au paragraphe 10(1), « lorsqu’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». Selon les exigences prévues au paragraphe 10(3) de la Loi modifiée, avant de révoquer la citoyenneté de la personne visée, le ministre l’avise par écrit de « la possibilité pour celle-ci de présenter des observations écrites » et « [d]es motifs sur lesquels [il] fonde sa décision ». Dans certaines circonstances, le ministre peut solliciter un jugement déclaratoire auprès de la Cour fédérale avant de révoquer la citoyenneté d’une personne. Cependant, comme il a été mentionné précédemment, aucune des exceptions ne s’applique dans ces situations.

[18]     Selon le paragraphe 10(4) de la Loi modifiée, le ministre dispose du pouvoir discrétionnaire d’autoriser la tenue d’une audience « [s’il] l’estime nécessaire », « compte tenu des facteurs réglementaires ». Selon l’article 7.2 du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246, une audience peut être tenue d’après les facteurs prescrits lorsqu’une question importante est soulevée en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause, lorsque la personne en cause est incapable de présenter des observations écrites, ou lorsque les motifs de révocation sont liés à une condamnation et à une peine infligée à l’étranger pour une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction de terrorisme.

[19]     L’avis de décision finale du ministre à l’égard de la révocation de la citoyenneté d’une personne est fait par écrit. La Loi modifiée ne prévoit aucun appel; le seul recours possible à l’encontre de la décision du ministre est la présentation d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à la Cour en vertu de l’article 22.1 de la Loi sur la citoyenneté.

C.        Dispositions transitoires prévues dans le cadre de la Loi modifiée

[20]     Afin d’aborder les questions qui ont été soulevées avant la date d’entrée en vigueur de la Loi modifiée, la LRCC prévoit des dispositions transitoires aux articles 32 et 40. Le paragraphe 40(1) est le plus pertinent pour les dossiers dont j’ai été saisi; il prévoit que « [l]es instances en cours, à l’entrée en vigueur de l’article 8, devant la Cour fédérale à la suite d’un renvoi visé à l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté, dans sa version antérieure à cette entrée en vigueur, sont continuées sous le régime de cette loi, dans cette version ».

[21]     Afin d’en faciliter la consultation, toutes les dispositions législatives pertinentes ont été reproduites en annexe des présents motifs.

III.        Questions en litige

[22]     Les questions juridiques communes devant être tranchées conformément aux causes types, telles que décrites par le juge Zinn, et à la lumière des observations présentées par les parties sont les suivantes :

A.        Certaines des présentes demandes de contrôle judiciaire sont-elles prématurées?

B.        Lorsque le ministre a émis un avis de révocation de la citoyenneté en vertu de l’ancienne Loi, et que le demandeur a présenté une demande de renvoi à la Cour fédérale, mais que le ministre n’a pas procédé au renvoi, la révocation doit-elle être jugée en fonction des dispositions de l’ancienne Loi ou des dispositions de la Loi modifiée?

C.        Les paragraphes 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi modifiée sont-ils inconstitutionnels en ce qu’ils portent atteinte aux alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits [S.C. 1960, ch. 44]?

D.        L’un ou l’autre des paragraphes 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi modifiée est-il inconstitutionnel en ce qu’il porte atteinte à l’article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés]?

E.        L’article 10 de la Loi modifiée soumet-il une personne à des traitements ou peines cruels et inusités en violation de l’article 12 de la Charte?

F.         S’il y a eu atteinte à l’article 7 ou à l’article 12 de la Charte, cette atteinte peut-elle se justifier au regard de l’article premier de la Charte?

IV.       Analyse

A.        Certaines des présentes demandes de contrôle judiciaire sont-elles prématurées?

[23]     Le défendeur fait valoir que, en ce qui concerne les cinq demandeurs à l’égard desquels aucune décision n’a encore été prise quant à la révocation (M. Hassouna, Mme Sakr, M. Parkhomenko, Mme Situ et M. Gucake), il serait prématuré pour la Cour d’examiner leurs demandes de contrôle judiciaire. Autrement dit, il serait prématuré pour la Cour de déterminer si le processus de révocation porte atteinte aux droits constitutionnels de ces demandeurs, alors que le processus administratif en cause n’est pas encore terminé. Procéder ainsi, affirme le défendeur, irait à l’encontre du principe selon lequel une contestation constitutionnelle ne devrait pas être tranchée dans un vide factuel (Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357). Par conséquent, le défendeur s’oppose à la position des demandeurs selon laquelle il y a lieu de se fonder sur le contexte factuel des autres demandeurs ainsi que sur les observations juridiques ayant trait à différentes questions soulevées par leurs demandes.

[24]     Je ne souscris pas à l’avis du défendeur.

[25]     En premier lieu, dans la décision May c. CBC/Radio Canada, 2011 CAF 130, au paragraphe 10, la Cour d’appel fédérale a conclu que « [l]es politiques d’application courante qui sont illégales ou inconstitutionnelles peuvent être contestées à tout moment au moyen d’une demande de contrôle judiciaire dans laquelle le demandeur sollicite, par exemple, une réparation de la nature d’un jugement déclaratoire ». Les cinq demandeurs à l’égard desquels aucune décision n’a pas encore été rendue en raison de l’injonction rendue par la Cour sont bien engagés dans le processus de révocation contesté; ils ont tous reçu un avis d’intention de révoquer leur citoyenneté en vertu de la Loi modifiée — deux d’entre eux ont reçu un avis d’intention de révoquer la citoyenneté en vertu de l’ancienne Loi et ces avis auraient été annulés par le nouvel avis; ils ont tous déposé des observations écrites auprès du délégué du ministre; et la plupart d’entre eux ont demandé une audience, laquelle leur a été refusée. Par conséquent, ils sont directement touchés par l’objet de la demande de réparation.

[26]     En deuxième lieu, même s’il est vrai que les contestations constitutionnelles ne devraient pas être faites dans un vide factuel, cela n’est pas le cas en l’espèce. J’ai été saisie d’un dossier de preuve volumineux : les deux parties ont déposé plusieurs affidavits et elles ont contre-interrogé les déposants de l’autre partie. En fait, il existe suffisamment d’éléments de preuve au dossier, du point de vue des statistiques (par exemple : aucune audience n’a encore été tenue par un délégué du ministre et le pouvoir discrétionnaire du ministre n’a été exercé qu’une fois, et ce, afin de ne pas révoquer la citoyenneté d’une personne intéressée qui a déposé des observations écrites), pour donner fortement à penser que, en l’absence de demandes de contrôle judiciaire présentées par ces cinq demandeurs, ceux-ci verraient sans doute leur citoyenneté révoquée.

[27]     Enfin, lors d’une conférence de gestion de l’instance, il a été décidé que les avocats des demandeurs partageraient le temps alloué à l’audition de ces huit causes types. On a également décidé qui prendrait la parole, et relativement à quelles questions. Afin d’éviter les répétitions, tous les demandeurs se sont fondés sur les observations orales et écrites des autres demandeurs. Cette façon de procéder est considérée comme favorisant une saine administration de la justice. Puisque, avec le consentement du défendeur, ces dossiers ont été joints en vue de l’audience, il est aussi fort acceptable que le dossier de preuve soit examiné conjointement, pour les besoins des jugements déclaratoires sollicités par les demandeurs et de l’évaluation des questions en litige communes.

[28]     Par conséquent, je conclus qu’aucune des demandes de contrôle judiciaire dont j’ai été saisie n’est prématurée.

B.        Lorsque le ministre a émis un avis de révocation de la citoyenneté en vertu de l’ancienne Loi, et que le demandeur a présenté une demande de renvoi à la Cour fédérale mais que le ministre n’a pas procédé au renvoi, la révocation doit-elle être jugée en fonction des dispositions de l’ancienne Loi ou des dispositions de la Loi modifiée?

[29]     L’avocat de M. Hassouna s’est prononcé sur cette question et a fait valoir que le dossier de son client, ainsi que ceux des deux autres demandeurs ayant reçu un avis d’intention de révoquer leur citoyenneté en vertu de l’ancienne Loi, devraient être examinés selon l’ancien processus de révocation.

[30]     Il fait valoir que l’article 40 de la LRCC devrait être interprété d’une manière qui donne un sens à chacun des paragraphes (1) à (4) et qu’il ne devrait pas être interprété d’une manière qui confère à la Loi modifiée un effet rétroactif. Il fait également valoir que l’interprétation qu’il propose est conforme aux décisions rendues par la Cour dans les jugements Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Zakaria, 2014 CF 864 [Zakaria], et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Rubuga, 2015 CF 1073 [Rubuga].

[31]     Il soutient que le paragraphe 40(1) de la LRCC et, conséquemment, l’ancien processus de révocation, s’appliquent dans les deux scénarios suivants :

i.          lorsque l’avis a été donné dans le cadre de l’ancienne Loi et que la personne visée a demandé que le dossier soit renvoyé à la Cour fédérale dans le délai de 30 jours prévu, et que le ministre a signifié et produit sa déclaration auprès de la Cour;

ii.         lorsque l’avis a été donné dans le cadre de l’ancienne Loi et que la personne visée a demandé que le dossier soit renvoyé à la Cour fédérale dans un délai le 30 jours prévu, mais que le ministre n’a pas encore signifié et produit sa déclaration.

[32]     L’avocat de M. Ajjawi appuie ces arguments et fait également valoir que, dans plusieurs des dossiers dont j’ai été saisie, il s’est écoulé un délai déraisonnable et injustifié entre le moment où le ministre a été informé de la fraude ou des fausses déclarations alléguée et le moment où les demandeurs ont reçu l’avis d’intention de révoquer leur citoyenneté dans le cadre de l’ancienne Loi. Ce délai dépasse nettement le délai requis pour traiter le dossier, et occasionne un abus de procédure.

1)         Demandeurs visés par ces questions

[33]     M. Hassouna, un réfugié palestinien né au Liban qui a obtenu la citoyenneté canadienne le 19 avril 2006, a reçu en février 2012, un avis d’intention de révoquer sa citoyenneté dans le cadre de l’ancienne Loi. L’avis faisait suite à une enquête découlant des demandes de parrainage qu’il avait présentées quant à son épouse et quant à son fils. L’enquête a permis de conclure que M. Hassouna avait résidé de façon continue au Koweït pendant la période pertinente précédant l’obtention de sa citoyenneté.

[34]     Huit jours après avoir reçu l’avis, M. Hassouna a demandé que son dossier soit renvoyé à la Cour fédérale. Dans les 3 ans et 105 jours qui ont suivi, avant l’entrée en vigueur de la LRCC, le ministre n’a pas renvoyé le dossier à la Cour fédérale.

[35]     M. Hassouna a plutôt reçu un second avis de révocation de sa citoyenneté le 13 juillet 2015, au titre de la Loi modifiée, 46 jours après son entrée en vigueur. Le second avis de révocation visait à annuler l’avis initial.

[36]     M. Madanat est un citoyen de la Jordanie qui est devenu résident permanent du Canada le 15 août 2001. Il a obtenu la citoyenneté canadienne le 16 décembre 2005.

[37]     Le 29 juin 2011, M. Madanat a reçu au titre de l’ancienne Loi un avis de révocation de citoyenneté. Il a demandé que le dossier soit renvoyé à la Cour fédérale; cependant, dans les années entre la délivrance de l’avis de révocation et l’entrée en vigueur de la LRCC, il n’a reçu aucune communication de la part du ministre.

[38]     Il a plutôt reçu au titre de la Loi modifiée un second avis de révocation en septembre 2015. Sa citoyenneté a été révoquée le 7 décembre 2015.

[39]     Mme Situ, une citoyenne de la Chine, est arrivée au Canada comme étudiante en 2002. Elle est devenue résidente permanente le 5 novembre 2003, et est devenue citoyenne canadienne le 14 juin 2007.

[40]     Mme Situ a reçu un avis d’intention de révoquer sa citoyenneté daté du 28 juillet 2011, au titre de l’ancienne Loi. Le 21 septembre 2011, elle a demandé que le dossier soit renvoyé à la Cour fédérale. Le ministre n’a produit aucune déclaration.

[41]     Mme Situ a plutôt reçu, cinq ans plus tard, un nouvel avis d’intention de révoquer la citoyenneté, daté du 3 février 2016, au titre de la Loi modifiée. D’après le dossier, le ministre a été mis au courant le 2 mars 2007 du divorce de Mme Situ, avant de lui octroyer la citoyenneté canadienne en juin 2007.

[42]     M. Ajjawi n’a reçu un avis d’intention de révoquer la citoyenneté qu’au titre de la Loi modifiée. Cependant, IRCC était au courant de la fraude ou des fausses déclarations alléguées, et présentait dès 2006 tous les éléments de preuve nécessaires pour entamer le processus de révocation et il a pourtant attendu jusqu’en 2015 pour le faire.

[43]     M. Ajjawi a demandé que sa situation personnelle soit prise en compte et mentionné les conséquences désastreuses qu’entrainerait la révocation de sa citoyenneté, notamment le fait que la perte de la citoyenneté canadienne le rendrait apatride, qu’il perdrait son emploi aux Émirats arabes unis, et, conséquemment, qu’il serait forcé de retourner au Liban, où des Palestiniens comme lui sont privés de droits civils. L’analyste principal a refusé de lui accorder l’audience qu’il avait demandée et, le 30 novembre 2015, le ministre a rendu une décision et la citoyenneté de M. Ajjawi a été révoquée.

[44]     MM. Gucake et Parkhomenko n’ont également reçu au titre de la Loi modifiée qu’un avis d’intention de révoquer la citoyenneté, mais respectivement 8 et 14 ans après qu’IRCC ait été mis au courant de la fraude ou des fausses déclarations alléguées.

2)         Dispositions transitoires

[45]     Le paragraphe 40(1) de la LRCC prévoit que, les instances en cours devant la Cour fédérale à la suite d’un renvoi visé à l’article 18 de la Loi par la personne concernée, avant l’entrée en vigueur de la Loi modifiée, sont continuées sous le régime de l’ancienne Loi.

[46]     Avec égards, je ne peux pas interpréter cette disposition comme incluant le second scénario envisagé au paragraphe 31 ii) susmentionné. À mon avis, le sens ordinaire des termes utilisés permet d’établir que pour que les dossiers des demandeurs soient traités sous le régime de l’ancienne Loi, une instance devait être en cours devant la Cour fédérale avant le 28 mai 2015. Une instance est introduite par la délivrance d’un acte introductif d’instance (Vaughan c. Canada, [2000] A.C.F. no 311 (QL) (1re inst.); Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 62). Par conséquent, afin qu’une instance soit en cours, une déclaration doit avoir été signifiée et déposée. Je ne souscris pas à l’argument des demandeurs selon lequel une instance était en cours du fait de la simple demande de leur part de renvoyer le dossier à la Cour afin qu’elle rende une décision au titre de l’ancien régime.

[47]     Les demandeurs se fondent sur la décision Zakaria pour appuyer la thèse selon laquelle une fois que le ministre a fait des allégations dans l’avis d’intention de révoquer la citoyenneté, le processus juridique est entamé et l’instance est en cours. Je ne souscris qu’en partie à l’avis des demandeurs. Ceux-ci interprètent à juste titre la décision Zakaria comme établissant que dès que le ministre envoie un avis d’intention de révoquer la citoyenneté, le processus de révocation de la citoyenneté commence. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire que cela signifie qu’une instance est en cours devant la Cour fédérale. Il ne suffit pas simplement qu’une instance soit en cours, il doit s’agir d’une instance en cours devant la Cour fédérale, ce qui constitue un élément unique de l’ancien processus de révocation de la citoyenneté. Je ne suis pas d’avis qu’une demande de renvoi à la Cour fédérale, sans plus, donne lieu à une instance pouvant être considérée comme étant en cours devant la Cour.

[48]     Les demandeurs se fondent également sur la décision Rubuga, dans laquelle la Cour a établi que lorsqu’un demandeur a posé un geste positif dans le cadre de la procédure en se prévalant de son droit de demander le renvoi de son dossier devant la Cour fédérale, il est réputé avoir « “déjà participé à l’instance” » (Rubuga, précitée, au paragraphe 45). Cependant, on faisait ici référence à la procédure générale de révocation de la citoyenneté du demandeur, et non l’instruction devant la Cour fédérale — il ne faut pas confondre les deux.

[49]     L’ancien processus de révocation de la citoyenneté commençait dès que l’avis d’intention de révoquer la citoyenneté était produit par le ministre. Cependant, il ne s’agit pas de savoir si le ministre avait entamé un processus de révocation contre les demandeurs; aux fins du paragraphe 40(1) de la LRCC, il s’agit plutôt de savoir si une instance était en cours devant la Cour fédérale, ce qui, à mon avis, nécessite un examen plus approfondi.

[50]     Par conséquent, les avis délivrés à MM. Hassouna et Madanat, ainsi qu’à Mme Situ, au titre de l’ancienne Loi, ont été annulés en vertu du paragraphe 40(4) de la LRCC.

3)         Délai déraisonnable et injustifié

[51]     Dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307 [Blencoe], au paragraphe 101, la Cour suprême du Canada a conclu que pour qu’un délai justifie un arrêt des procédures à titre d’abus de procédure, celui-ci doit causer un préjudice important.

[52]     Devant moi, l’avocat de M. Ajjawi n’a pas plaidé que l’équité de l’audience avait été compromise à cause du délai. Il a plutôt fait valoir que ce délai constitue un abus de procédure parce qu’il est clairement inacceptable et parce qu’il a causé directement un préjudice important. Si le processus de révocation avait été entamée en 2006 lorsqu’IRCC a été mis au courant de tous les faits pertinents, la citoyenneté de M. Ajjawi aurait été révoquée conformément au titre de l’ancien processus et M. Ajjawi aurait pu présenter une nouvelle demande de citoyenneté après cinq ans, plutôt qu’après le délai de dix ans prévu dans la Loi modifiée.

[53]     Dans la décision Chabanov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73 [Chabanov], la Cour a appliqué récemment les trois critères qui doivent être pris en compte afin d’évaluer le caractère raisonnable d’un délai (Chabanov, précitée, au paragraphe 47; Blencoe, précité, au paragraphe 160) dans le cadre du processus de révocation établi par la Loi modifiée. Il s’agit des critères suivants :

1.         le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire;

2.         les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire;

3.         l’incidence du délai, y compris le préjudice et les autres atteintes.

[54]     Dans la décision Chabanov, IRCC avait attendu 11 ans après avoir reçu de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) la confirmation des déclarations de culpabilité dont le demandeur avait fait l’objet avant d’entamer le processus de révocation. En l’espèce, la juge Strickland était d’avis qu’il n’y avait pas lieu de trancher la question de savoir si, pour constituer un abus de procédure, le délai doit s’inscrire dans le cadre d’une instance administrative ou juridique déjà en cours, comme il a été établi dans la décision Torre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 591. Elle a plutôt conclu que si toute la période de 11 ans devait être prise en compte, celle-ci dépassait largement le délai normal dans lequel une question de cette nature peut être tranchée. Par conséquent, elle était prête à concéder que le premier critère énoncé dans l’arrêt Blencoe était respecté. J’en arrive à la même conclusion en ce qui concerne MM. Ajjawi, Gucake et Parkhomenko, et Mme Situ.

[55]     Pour ce qui est du deuxième critère énoncé dans l’arrêt Blencoe, la juge Strickland a conclu que le défendeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve suffisants dans l’affidavit d’une adjointe juridique au sein du ministère de la Justice, pour justifier le délai. De simples affirmations de la part du demandeur selon lesquelles le programme de citoyenneté manquait de ressources et comptait un nombre croissant de dossiers, et en 2010, la révocation de la citoyenneté était reconnue comme étant une priorité, n’ont pas été jugées suffisantes.

[56]     J’ai été saisie d’un plus grand nombre d’éléments de preuve. D’après le défendeur, le programme de citoyenneté manquait de ressources et on comptait jusqu’à 300 dossiers dans l’inventaire; l’ancien système de révocation — avec un dédoublement judiciaire — ne fonctionnait tout simplement pas. En 2009, à la suite d’une enquête menée par la GRC au sujet d’un stratagème impliquant des consultants en immigration qui demandaient des frais exorbitants pour aider des personnes à obtenir la citoyenneté de manière frauduleuse, IRCC observa une augmentation de 700 p. 100 du nombre de dossiers susceptibles de faire l’objet d’une révocation de la citoyenneté. À titre d’exemple, de juillet 2011 à décembre 2011, le nombre de personnes sous enquête est passé de 1 800 à 2 100 et IRCC n’a été en mesure de traiter que 31 dossiers de révocation. Les priorités ont changé à IRCC et, en avril 2012, 600 000 $ ont été alloués temporairement à la Direction générale du règlement des cas afin de lui donner les moyens d’entamer le processus de révocation quant à 300 dossiers, pendant l’exercice 2012-2013. À l’occasion d’une conférence de presse tenue par le ministre de l’époque en septembre 2012, celui-ci a déclaré qu’IRCC menait une enquête sur 11 000 personnes venant de plus de 100 pays, et avait identifié 3 100 citoyens canadiens qui étaient soupçonnés d’avoir obtenu leur citoyenneté frauduleusement. À cette époque, un nombre anormalement élevé de personnes ayant reçu des avis d’intention de révocation de leur citoyenneté a demandé des renvois à la Cour fédérale. En somme, le défendeur fait valoir que le processus de révocation ne disposait pas des ressources suffisantes pour faire face à cette augmentation imprévue des demandes.

[57]     Il est possible qu’une partie du temps pris pour le traitement des dossiers de révocation de la citoyenneté des demandeurs soit attribuable à un choix politique du gouvernement et d’IRCC, et aux priorités présentées par ceux-ci.

[58]     Cependant, et même si les demandeurs n’ont pas contribué au délai ou renoncé à une partie de celui-ci, je suis d’avis que les circonstances spéciales découlant de la fraude d’envergure exposée par la GRC en 2009 et 2010 ont causé une pression substantielle sur un système qui était déjà saturé et surchargé. IRCC a utilisé le plus efficacement possible les ressources dont il disposait (Blencoe, précité, au paragraphe 160). Ainsi, ces circonstances spéciales justifient, en grande partie, la longueur du délai.

[59]     Puisque je conclus que le deuxième critère énoncé dans l’arrêt Blencoe n’est pas satisfait, je n’ai pas à analyser entièrement le troisième critère, à savoir l’incidence du délai sur les demandeurs. Je me contenterai de dire que, selon moi, les éléments de preuve n’appuient pas la conclusion selon laquelle M. Ajjawi aurait subi un préjudice important à cause du délai.

[60]     L’argument de M. Ajjawi portant qu’il aurait pu présenter une nouvelle demande de citoyenneté dans cinq ans plutôt que dans le délai de dix ans après la révocation si le processus avait été entamé conformément à l’ancienne Loi, est purement hypothétique. Nous ne savons pas ce que M. Ajjawi aurait fait sans sa citoyenneté canadienne et sans son emploi aux Émirats arabes unis pendant une période de cinq ans. D’autre part, M. Ajjawi a été en mesure de conserver son emploi pendant toute la période parce qu’il est demeuré un citoyen canadien. Il me semble que dans cette affaire, les avantages l’emportent sur les inconvénients.

[61]     Par conséquent, je conclus que les critères énoncés dans l’arrêt Blencoe n’ont pas été satisfaits, et que le temps pris pour entreprendre le processus de révocation des demandeurs ne justifie pas un arrêt des procédures.

C.        Les paragraphes 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi modifiée sont-ils inconstitutionnels en ce qu’ils portent atteinte aux alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits?

[62]     La question a aussi été plaidée par les avocats de MM. Hassouna et Ajjawi.

[63]     L’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44 est ainsi libellé :

Interprétation de la législation

2. Toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme

[…]

e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;

[64]     Avant de traiter de la question des atteintes alléguées au droit des demandeurs à un procès équitable, en conformité avec les principes de justice fondamentale, il faut tout d’abord déterminer si l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits s’applique au processus de prise de décisions du ministre.

[65]     La Déclaration canadienne des droits a été adoptée en tant que loi ordinaire du Parlement du Canada ayant une application seulement quant aux lois fédérales. Avec l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), la Déclaration canadienne des droits a perdu une grande partie de son importance étant donné que la plupart des droits et libertés qu’elle garantit sont maintenant garantis par la Charte (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Western Canadian Coal Corporation), 2007 CF 371 [Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada], au paragraphe 18).

[66]     Néanmoins, deux dispositions de la Déclaration canadienne des droits ne sont pas reprises dans la Charte; l’une de ses dispositions est la garantie que toute personne a droit à une audition impartiale de sa cause pour la définition de ses droits et obligations, tel que prévu à l’alinéa 2e). Cette disposition va au-delà de la protection accordée par la Charte et demeure une contrainte fonctionnelle aux activités du gouvernement fédéral (Hogg, Peter W., Constitutional Law of Canada, 5e éd. feuilles mobiles, Toronto : Carswell, 2007, à la page 32-2). Par conséquent, la Déclaration canadienne des droits continue de s’appliquer nonobstant la Charte (MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856 (C.A.)).

[67]     Dans l’arrêt La Reine c. Drybones, [1970] R.C.S. 282, la Cour suprême du Canada a confirmé que lorsqu’une loi est contraire à la Déclaration canadienne des droits, elle doit être déclarée inopérante, à moins que cette loi ne déclare expressément qu’elle s’applique nonobstant la Déclaration canadienne des droits.

[68]     Dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration. [1985] 1 R.C.S. 177 [Singh], au paragraphe 96, la Cour suprême du Canada a conclu que les éléments suivants doivent être établis pour qu’il y a atteinte à l’alinéa 2e) : 1) les droits et obligations d’une personne doivent être définis; et 2) la personne visée n’a pas eu droit à une audience équitable en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[69]     La Cour a donné des précisions dans la décision Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, au paragraphe 22 sur les conditions susmentionnées, et a conclu que quatre conditions fondamentales doivent être respectées pour que l’alinéa 2e) s’applique :

1.   le demandeur doit être une « personne » au sens de l’alinéa 2e);

2.   le processus d’arbitrage doit constituer une « audition […] pour la définition [des] droits et obligations [du demandeur] »;

3.   il doit être conclu que le processus d’arbitrage enfreint « les principes de justice fondamentale »;

4.   le prétendu défaut dans le processus d’arbitrage doit résulter d’une « loi du Canada » à l’égard de laquelle il n’a pas été expressément déclaré qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits.

[70]     Pour les motifs suivants, je souscris à l’avis des demandeurs selon lequel les quatre conditions susmentionnées sont respectées et, par conséquent, en vertu de l’alinéa 2e) [de la Déclaration canadienne des droits] les paragraphes 10(1), 10(3) et 10(4) de la Loi sur la citoyenneté doivent être déclarés inopérants.

a)         Première condition

[71]     La première condition est respectée en l’espèce puisque les personnes visées par la loi, à savoir les demandeurs, constituent clairement des « personnes » au sens de l’alinéa 2e). Il n’a rien d’autre à établir pour que la première condition soit respectée.

b)         Deuxième condition

[72]     Selon la deuxième condition, le processus doit constituer une audition pour la définition des droits des demandeurs. Un critère moins exigeant doit être satisfait afin qu’un processus soit considéré comme une « audition » aux fins de l’alinéa 2e). Comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Authorson c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 39, [2003] 2 R.C.S. 40, au paragraphe 61, une audition tombe sous le coup de l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits dans le cadre de « l’application de la loi à des situations individuelles dans une instance tenue devant une cour de justice, un tribunal administratif ou un organisme semblable ».

[73]     À mon avis, en l’espèce, une décision prise par un agent d’immigration vise une décision concernant le droit à la citoyenneté des demandeurs; cela comprend l’application de la loi, à savoir l’article 10 de la Loi modifiée, à la situation personnelle des demandeurs. Par conséquent, la décision d’un agent d’immigration prise en vertu de l’article 10 de la Loi modifiée constitue une audition au sens de l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits.

[74]     Afin de satisfaire à la deuxième condition, l’audition doit être faite pour définir les « droits et obligations » des demandeurs. Le défendeur fait valoir que la citoyenneté est un privilège et non un droit (Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358 [Benner], au paragraphe 72; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, au paragraphe 108; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Dueck, [1998] 2 C.F. 614 (1re inst.) [Dueck], au paragraphe 42; Canada (Citoyenneté Immigration) c. Pereira, 2014 CF 574 [Pereira], au paragraphe 21). Par conséquent, ils font valoir qu’elle ne fait pas l’objet de la protection de la Déclaration canadienne des droits. Avec égards, je ne souscris pas à cet argument.

[75]     À mon avis, la citoyenneté n’est un privilège que lorsqu’elle n’a pas encore été obtenue. L’accès à la citoyenneté, pour quelqu’un qui ne la possède pas encore, est un privilège (Benner, précité, au paragraphe 72). Il incombe au demandeur, afin de recevoir la citoyenneté, de démontrer qu’il a respecté les exigences de la Loi (Pereira, précitée, au paragraphe 21). Dans la décision Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, au paragraphe 28, la Cour a conclu que l’alinéa 2e) avait été déclaré inapplicable à l’octroi d’un simple « privilège », comme la citoyenneté.

[76]     Cependant, cela ne doit pas être interprété comme élargissant les droits liés à la citoyenneté, une fois octroyée. Lorsque la citoyenneté a été obtenue, les droits découlant de celle-ci ont été acquis. Par conséquent, une fois obtenue, la citoyenneté est un droit (Taylor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CF 1053, au paragraphe 44).

[77]     Les demandeurs ont déjà obtenu la citoyenneté et, par conséquent, possèdent donc un ensemble de droits dérivés, notamment le droit de vote (un droit prévu à l’article 3 de la Charte, le droit de demeurer ou d’entrer ou Canada (un droit prévu au paragraphe 6(1) de la Charte), le droit de voyager à l’étranger avec un passeport canadien, et d’accéder à la fonction publique fédérale. Il s’agit de droits obtenus par les demandeurs après leur transition de résidents permanents à citoyens.

[78]     Si les demandeurs devaient redevenir des ressortissants étrangers, l’équilibre entre les droits qui serait perdu — ce qui est le cas des demandeurs qui auraient fait de fausses représentations dans leurs demandes de résidence permanente — serait encore plus grand. Les personnes touchées deviendraient des ressortissants étrangers qui, en plus de perdre les droits énumérés plus haut, perdraient l’accès à la plupart des avantages sociaux dont bénéficient les Canadiens, comme l’assurance-santé; la capacité de vivre et de travailler dans n’importe quelle province (droits prévus au paragraphe 6(2) de la Charte), ou d’étudier n’importe où au Canada; et, pour une période de dix ans, la capacité de présenter une demande de citoyenneté canadienne (Loi sur la citoyenneté, précité, à l’alinéa 22(1)f)).

[79]     Compte tenu des nombreux droits conférés par l’obtention de la citoyenneté, et à la lumière des enjeux découlant du processus de révocation, je suis convaincue que la révocation de la citoyenneté est visée par les termes « droits et obligations » qui figurent à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits.

c)         Troisième condition

[80]     Je suis également d’avis que la troisième condition, à savoir que le processus enfreint les principes de justice fondamentale, est respectée dans le cas qui nous concerne.

[81]     Dans l’arrêt Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917 [Duke], à la page 923, la Cour suprême du Canada a conclu que, conformément à l’alinéa 2e), le tribunal fédéral appelé à se prononcer sur des droits doit « agir équitablement, de bonne foi, sans préjugé et avec sérénité » et il doit donner à une partie l’occasion d’exposer adéquatement sa cause (Duke, précité, à la page 923).

[82]     D’après la jurisprudence, lorsqu’on effectue une analyse au titre de la Déclaration canadienne des droits, il faut établir le degré d’obligation en matière d’équité procédurale dont il faut faire preuve.

[83]     L’obligation en matière d’équité procédurale varie selon le contexte de chaque cause, la loi particulière et les droits visés (Canadian National Railway Company, précitée, au paragraphe 33). Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 [Baker], la juge L’Heureux-Dubé a déclaré ce qui suit au paragraphe 21 :

L’existence de l’obligation d’équité, toutefois, ne détermine pas quelles exigences s’appliqueront dans des circonstances données. Comme je l’écrivais dans l’arrêt Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la p. 682, « la notion d’équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas ». Il faut tenir compte de toutes les circonstances pour décider de la nature de l’obligation d’équité procédurale : Knight, aux pp. 682 et 683; Cardinal, précité, à la p. 654; Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, le juge Sopinka.

[84]     Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a dressé une liste non exhaustive de facteurs pertinents pour déterminer la teneur de l’obligation relative à l’équité procédurale :

1.         la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;

2.         la nature du régime législatif et les termes de la loi régissant l’organisme;

3.         l’importance de la décision pour les personnes visées;

4.         les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision;

5.         les choix de procédure que l’organisme fait lui-même.

[85]     Je suis d’avis que la nature de la décision recherchée et l’importance de la décision pour la personne visée militent clairement en faveur d’obligations élevées en matière d’équité procédurale à l’égard des demandeurs. L’importance fondamentale de la nature de la décision, plus précisément une décision à savoir si les demandeurs conservent leur droit de garder leur citoyenneté canadienne, milite en faveur d’un degré élevé d’équité procédurale. La révocation de la citoyenneté « a une importance exceptionnelle sur la vie des personnes concernées » (Baker, précité, au paragraphe 31).

[86]     La révocation de la citoyenneté constitue manifestement une décision importante. Les demandeurs ne peuvent pas présenter une demande de citoyenneté pendant une période de dix ans après la révocation. Certains reprendront leur statut de ressortissant étranger, et d’autres peuvent même devenir apatrides. Cette situation, conjuguée à la perte de nombreux droits importants connexes à la citoyenneté, joue en faveur d’un degré élevé d’équité procédurale.

[87]     Puisqu’il n’existe sous le régime de la Loi modifiée aucun droit d’appel à l’encontre de la décision du ministre de révoquer la citoyenneté, la nécessité que le processus soit équitable d’un point de vue procédural est par ailleurs accrue.

[88]     Les demandeurs soutiennent que la Loi modifiée crée un régime discrétionnaire qui n’accorde pas les protections procédurales fondamentales aux personnes concernées. Ils prétendent que cela va à l’encontre du principe de la justice fondamentale, puisque les garanties procédurales prévues au paragraphe 10(3) de la Loi modifiée sont trop faibles. Ils résument en ces termes, aux pages 20 et 21 du mémoire de M. Hassouna, les garanties procédurales prévues par la Loi modifiée :

[traduction] Les garanties exigent uniquement que (1) la personne soit avisée des motifs sur lesquels le ministre se fonde pour prendre une décision et (2) qu’elle soit informée de son droit de présenter des observations écrites dans un délai précis.

Les protections offertes par le nouveau régime ne répondent pas aux exigences relatives à la justice naturelle, et ce, pour les motifs suivants : (1) la Loi ne garantit pas la tenue d’une audience dans toutes les circonstances où la tenue d’une audience est nécessaire; (2) la Loi ne garantit pas la tenue d’une audience devant un magistrat indépendant et impartial; (3) la Loi n’oblige pas le ministre à communiquer les renseignements pertinents qu’il a en sa possession à la personne concernée; (4) la Loi, en obligeant le ministre à aviser une personne des motifs sur lesquels il se fonde pour rendre sa décision, mais en ne prévoyant pas nécessairement une telle chose à l’égard des éléments de preuve à l’appui de ses motifs, ne garantit pas le droit d’une personne de connaître les allégations portées contre elle, ni d’y répondre, et (5) la Loi ne prévoit pas que toutes les circonstances de l’affaire sont prises en compte, et elle met plutôt l’accent sur la question d’établir si une fraude a eu lieu à une certaine étape du processus de demande d’immigration ou de citoyenneté.

[89]     Le défendeur fait valoir que le régime législatif prévu par la Loi modifiée accorde aux personnes une protection suffisante pour garantir le respect des principes de justice fondamentale.

[90]     Je me range du côté des demandeurs quant à cette question.

[91]     Pour que le processus de révocation soit équitable d’un point de vue procédural, les demandeurs devraient avoir le droit : 1) à une audience devant une cour de justice, ou devant un tribunal administratif indépendant, lorsqu’une question importante en ce qui concerne la crédibilité est soulevée; 2) à une possibilité équitable de faire valoir leur cause et de connaître les arguments qu’ils devront réfuter, et 3) d’être entendu par un décideur impartial et indépendant. Rien de ce qui précède n’est garanti dans la Loi modifiée.

[92]     Tout d’abord, les demandeurs devraient avoir droit à une audience lorsqu’une question sérieuse en matière de crédibilité est soulevée. En ce moment, les paragraphes 10(3) et 10(4) de la Loi modifiée sont ainsi libellés :

10 […]

[…]

Avis

(3) Avant de révoquer la citoyenneté d’une personne ou sa répudiation, le ministre l’avise par écrit de ce qui suit :

a) la possibilité pour celle-ci de présenter des observations écrites;

b) les modalités — de temps et autres — de présentation des observations;

c) les motifs sur lesquels le ministre fonde sa décision.

Audience

(4) Une audience peut être tenue si le ministre l’estime nécessaire compte tenu des facteurs réglementaires.

[93]     L’article 17 de la Loi modifiée prévoit que le gouvernement n’a pas l’obligation de procéder à une signification à personne relativement à l’avis visé au paragraphe 10(3), ni d’obtenir une confirmation selon laquelle la personne concernée a effectivement reçu l’avis en question. Cet avis peut être envoyé par la poste régulière ou par courrier électronique, à la dernière adresse connue de la personne. Si la personne concernée ne reçoit pas l’avis, la procédure en révocation de la citoyenneté est enclenchée, et la personne en question peut perdre sa citoyenneté. Par conséquent, dans les situations où la tenue d’une audience peut être nécessaire, la Loi modifiée permet tout de même que la procédure de révocation de la citoyenneté soit enclenchée sans que la personne ait connaissance de l’existence de ces procédures, et sans qu’elle puisse produire des observations écrites ou de vive voix.

[94]     L’article 7.2 du Règlement sur la citoyenneté complémente le paragraphe 10(4). L’article en question énonce qu’une audience peut être tenue selon trois facteurs prescrits, notamment « l’exigence d’éléments de preuve qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause ».

[95]     Le ministre dispose donc d’un double pouvoir discrétionnaire au titre du paragraphe 10(4), en raison du libellé prévoyant qu’une audience peut être tenue si le ministre l’estime nécessaire compte tenu des facteurs réglementaires. Cela donne à penser que le ministre peut être d’avis qu’il existe une question importante en matière de crédibilité et qu’il pourrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser une demande de tenue d’audience, et ce, même si cette question importante en matière de crédibilité était conjuguée à une incapacité de la personne de fournir des observations écrites. Cela n’est pas compatible avec l’arrêt Singh de la Cour suprême du Canada, qui consacre le principe selon lequel la possibilité de produire des observations écrites ne serait pas suffisante lorsque des questions importantes en matière de crédibilité sont soulevées (Singh, précité).

[96]     Deuxièmement, les demandeurs devraient avoir droit à une communication en bonne et due forme. Sous l’ancien régime, les demandeurs avaient la possibilité de demander que leur dossier soit renvoyé à la Cour fédérale, pour qu’un juge tranche l’affaire. À ce stade-là, les demandeurs avaient droit à une divulgation pleine et entière et à la production de tous les documents pertinents en la possession des parties. Puisque la Loi modifiée ne prévoit plus la possibilité de la tenue d’une instance judiciaire, l’accès à une communication complète n’existe plus, et aucune exigence générale en matière de communication n’a été imposée au gouvernement.

[97]     Le fait que le ministre doive fournir un avis écrit qui comprend « les motifs sur lesquels [il] fonde sa décision » [alinéa 10(3)c)] ne suffit pas. Le régime prévu par la Loi modifiée en ce qui a trait à la communication n’est pas adéquat, car celui-ci ne vise pas les renseignements qui peuvent miner le motif de la révocation, même si le ministre avait ces renseignements en sa possession et qu’il avait connaissance de leur pertinence. Les renseignements pertinents en général ne sont pas non plus visés par l’obligation imposée au ministre en ce qui a trait à la communication, puisque ce dernier a uniquement l’obligation de communiquer les « motifs » sur lesquels il se fonde. Il n’existe aucune exigence en ce qui a trait à la communication de la preuve étayant ces motifs.

[98]     Je suis d’avis que les obligations insuffisantes qu’impose la Loi modifiée en matière de communication minent le droit de connaître les arguments qu’il faut réfuter ainsi que celui de présenter une défense, ce qui contrevient aux principes de justice fondamentale.

[99]     Troisièmement, les demandeurs devraient avoir le droit d’être entendus par un décideur impartial et indépendant. L’étendue des obligations en matière procédurale qui s’appliquent à un tribunal donné « tient à la nature et à la fonction du tribunal en question » (Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, à la page 636).

[100]   Les demandeurs prétendent que l’indépendance et l’impartialité judiciaires sont absentes dans la structure créée par la Loi modifiée, et ce, peu importe que le décideur soit effectivement le ministre lui-même ou un délégué. À cela, le défendeur fait valoir que l’enquête, la rédaction de l’avis et la décision de savoir si l’affaire sera entendue et, ultimement, si la citoyenneté est révoquée sont des mesures prises par trois personnes différentes et que, par conséquent, les fonctions d’enquête et d’adjudication sont distinctes. Même dans les cas où le délégué du ministre agit dans le cadre des deux fonctions, soit lorsqu’il envoie l’avis et rend la décision en matière de révocation, on ne peut pas conclure qu’il y a un manque d’impartialité ou d’indépendance.

[101]   À cet égard, je souscris aux prétentions des demandeurs.

[102]   Les analystes principaux envoient des avis uniquement lorsque, selon la prépondérance des probabilités, le seuil relatif aux fausses déclarations est atteint (contre-interrogatoire d’Amélie Laporte-Lestage, aux pages 70 et 99). Il s’agit de la même norme que celle exigée par la Loi modifiée en ce qui a trait à la révocation de la citoyenneté (Loi sur la citoyenneté, précitée, paragraphe 10(1)). Un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité de la part du décideur lorsque ce dernier doit trancher, selon la prépondérance des probabilités, si une fausse déclaration a été faite, alors que ce dernier a antérieurement conclu, selon la même norme de preuve, qu’une fausse déclaration avait été faite en raison du fait qu’il avait envoyé l’avis initial.

[103]   En plus des droits énoncés ci-dessus, l’avocat de Mme Sakr a prétendu que l’expertise du décideur devrait être comprise à titre d’élément dans les exigences relatives à l’équité procédurale.

[104]   Dans l’arrêt Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44 [Khadr] [au paragraphe 23], la Cour suprême du Canada a décrit de la manière suivante l’analyse qui doit être effectuée relativement à l’appréciation des principes de justice fondamentale :

Les principes de justice fondamentale « se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique » : Renvoi : Motor Vehicle Act (C.B.), [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503. Tirés de l’expérience et de la jurisprudence canadiennes, ils prennent en compte les obligations et les valeurs du Canada exprimées dans les diverses sources du droit international en matière de droits de la personne auxquelles le Canada est tenu de se conformer. Dans R. c. D.B., 2008 CSC 25, [2008] 2 R.C.S. 3, par. 46, la Cour a réitéré, dans les termes suivants (sous la plume de la juge Abella qui a rédigé les motifs des juges majoritaires), les critères selon lesquels on peut confirmer l’existence d’un nouveau principe de justice fondamentale :

(1) Il doit s’agir d’un principe juridique.

(2) Il doit exister un consensus sur le fait que cette règle ou ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice.

(3) Ce principe doit être défini avec suffisamment de précision pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne.

[105]   Ce critère tripartite a aussi été confirmé et appliqué dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401 [Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada].

[106]   L’avocat de Mme Sakr se fonde sur l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir], à l’appui de sa thèse selon laquelle le principe de l’expertise du décideur est un principe bien établi en droit administratif au Canada. Dans l’arrêt en question, la Cour suprême du Canada a statué qu’on s’attend à ce que les décideurs administratifs rendent des décisions qui répondent aux normes de transparence, de justification et de raisonnabilité. Selon les demandeurs, ces normes ne peuvent pas être satisfaites si le décideur ne dispose pas d’une expertise suffisante dans le domaine en question.

[107]   Avec égards, je ne considère pas que l’arrêt Dunsmuir confirme que l’expertise du décideur est un principe juridique établi. Je considère plutôt l’expertise du décideur comme un facteur juridique indiquant quelles normes de contrôle sont applicables au processus décisionnel administratif; il s’agit de l’un des facteurs qui doivent être pris en considération dans l’analyse relative à la norme de contrôle.

[108]   En outre, les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’un consensus quant au fait que le principe relatif à l’expertise serait vital pour notre concept de justice sociale. La reconnaissance de ce principe n’est pas d’une importance cruciale pour garantir la confiance envers l’administration de la justice; le contrôle judiciaire des mesures administratives existe pour garantir la légalité, la raisonnabilité et l’équité des processus décisionnels et de leurs issues.

[109]   En outre, le concept d’expertise est, au moins en partie, un concept subjectif; des personnes raisonnables peuvent ne pas s’entendre sur ce qui constitue une expertise suffisante dans des circonstances données. L’établissement de critères strictement objectifs pour juger du caractère adéquat d’une expertise dans des circonstances données pourrait conduire à des normes arbitraires, puisque l’expertise dépend de la nature du processus d’adjudication et qu’elle peut uniquement être observée sur un spectre; personne n’acquiert l’expertise au même rythme.

[110]   Pour ces motifs, je suis d’avis que le principe de l’expertise ne devrait pas être reconnu comme un principe de justice fondamentale.

[111]   Finalement, en plus de ce qui précède, l’avocat de M. Madanat a prétendu que la justice fondamentale exige que les motifs humanitaires et l’équité soient pris en compte dans les affaires de révocation de la citoyenneté. Les demandeurs sont d’avis que la Loi sur la citoyenneté devrait énoncer expressément que le décideur doit tenir compte de la situation personnelle de la personne concernée lorsqu’elle invoque des motifs d’ordre humanitaire.

[112]   Le défendeur a répondu à cela que le processus de révocation n’exclut pas, et donc qu’il permet, la prise en compte de motifs fondés sur l’equity et que, dans les faits, ces motifs ont été pris en compte dans le cas de M. Madanat.

[113]   Je souscris aux affirmations des demandeurs.

[114]   L’ancienne Loi prévoyait que le gouverneur en conseil disposait, à la dernière étape du processus, soit après que la Cour eut conclu que la citoyenneté avait été acquise par fraude ou par fausse déclaration, ou en dissimulant certains faits, d’un pouvoir discrétionnaire résiduaire d’examiner l’ensemble de la situation au regard des faits et, dans les cas appropriés, de rejeter les recommandations du ministre (Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312 (Odynsky), au paragraphe 81). Ce vaste pouvoir discrétionnaire vaste comprenait celui d’examiner l’affaire en fonction de considérations d’ordre humanitaire — en fait, le juge Décary préférait l’utilisation de l’expression « “intérêts personnels” », et une décision dans laquelle de tels facteurs, qui avaient été soulevés, n’ont pas été pris en compte a été jugée déraisonnable (Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3, aux paragraphes 57 et 58).

[115]   Sous le régime de la Loi modifiée, la décision définitive est rendue par le ministre ou par son délégué après un simple processus d’établissement des faits consistant à établir s’il y a eu fraude ou fausse déclaration dans le contexte de l’octroi de la citoyenneté.

[116]   Selon moi, compte tenu de l’importance de la citoyenneté canadienne et des lourdes conséquences pouvant découler de la perte de cette citoyenneté, les principes de justice fondamentale exigent qu’un examen discrétionnaire de toutes les circonstances d’une affaire soit fait. Cela comprend l’examen des considérations d’ordre humanitaire, des intérêts personnels ou du pouvoir discrétionnaire que confère l’equity, peu importe l’expression privilégiée.

[117]   Je conviens avec les demandeurs que le fait d’accorder un pouvoir discrétionnaire de tenir compte des intérêts personnels de la personne concernée répond aux exigences énoncées dans les arrêts Khadr et Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, en ce sens que : 1) la capacité de prendre une décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est un principe juridique; 2) il y a peu de doute quant au fait que ce pouvoir discrétionnaire a été essentiel en ce qui concerne l’équité du processus de révocation de la citoyenneté par le passé, puisque celui-ci a constitué un rempart nécessaire contre les mesures arbitraires, et 3) le processus comporte suffisamment de précisions à savoir quels facteurs devraient être pris en considération, comme le décrit la jurisprudence (voir le récent arrêt Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909), de la Cour suprême du Canada.

[118]   À titre d’exemple, je souhaite exposer la situation de M. Gucake, dans laquelle les motifs humanitaires auraient dû, selon moi, être pris en compte.

[119]   M. Gucake est né dans la République des îles Fidji. Il était mineur lorsque ses parents l’ont inscrit comme personne à charge dans leur demande de résidence permanente. Il est devenu résident permanent du Canada le 23 novembre 2001 alors qu’il était âgé de 15 ans.

[120]   À l’âge de 18 ans, M. Gucake a présenté, pour son propre compte, une demande en vue d’obtenir la citoyenneté canadienne. On lui a accordé la citoyenneté canadienne le 29 novembre 2005.

[121]   En février 2007, M. Gucake s’est enrôlé dans les Forces armées canadiennes. Après avoir réussi la formation de base, il a servi au sein du 2e Bataillon du régiment Princess Patricia’s Canadian Light Infantry pendant sept ans. Au cours de cette période, il a été déployé à trois reprises en Afghanistan dans le cadre d’opérations. On lui a accordé de nombreux certificats et médailles lors de ses déploiements, et le 12 mai 2014, il a été libéré honorablement des Forces armées canadiennes et il est retourné chez lui au Canada.

[122]   En novembre 2015, M. Gucake a reçu un avis de révocation fondé sur le paragraphe 10(1) de la Loi modifiée. Le rapport du ministre contenait des renseignements reçus en 2007, soit huit ans avant l’entrée en vigueur de la LRCC, et selon lesquels le père de M. Gucake pouvait avoir omis de divulguer une déclaration de culpabilité pour un crime mineur en Australie.

[123]   Il me semble très inéquitable que la Loi modifiée n’impose pas à l’agent d’immigration de tenir compte de la situation personnelle de M. Gucake.

[124]   Par conséquent, je conclus que, afin de respecter le principe de l’équité procédurale, les intérêts personnels ou les considérations d’ordre humanitaire devraient être pris en compte dans le cadre du processus de révocation de la citoyenneté.

d)         Quatrième exigence

[125]   Enfin, la quatrième exigence est aussi satisfaite en l’espèce. Le vice donnant lieu au conflit avec l’alinéa 2e) doit résulter de l’application d’une « “loi du Canada” » à l’égard de laquelle il n’a pas été déclaré expressément qu’elle s’applique nonobstant la Déclaration canadienne des droits (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précitée, au paragraphe 29). Le régime de révocation de la citoyenneté tire sa source de la Loi sur la citoyenneté. Cette loi, édictée par le législateur fédéral, ne déclare pas expressément qu’elle s’applique nonobstant la Déclaration canadienne des droits. Par conséquent, les garanties prévues à l’alinéa 2e) s’appliquent.

[126]   Il s’ensuit que les dispositions contestées contreviennent à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, car elles privent les demandeurs de leur droit à une audience équitable conformément aux principes de justice fondamentale. Compte tenu qu’un bon nombre de garanties procédurales sont absentes, je ne vois pas comment l’incompatibilité entre les dispositions contestées et la Déclaration canadienne des droits pourrait être évitée par interprétation.

D.        L’un ou l’autre des paragraphes 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi modifiée est-il inconstitutionnel en ce qu’il porte atteint à l’article 7 de la Charte?

[127]   Les avocats de Mme Sakr et de M. Madanat ont traité de cette question et ils ont prétendu que les paragraphes 10(1), 10(3) et 10(4) de la Loi modifiée, ainsi que le processus de révocation de la citoyenneté envisagée par ces paragraphes, violent les droits à la liberté et à la sécurité de leurs clients, droits garantis par l’article 7 de la Charte :

Vie, liberté et sécurité

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[128]   Il incombe aux demandeurs d’établir la violation de leurs droits garantis par la Constitution (Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791, au paragraphe 30).

[129]   Pour démontrer l’existence d’une violation de l’article 7, les demandeurs doivent établir que : 1) la loi porte atteinte à leur vie, à leur liberté ou à la sécurité de leur personne, ou les en prive, et 2) ils doivent démontrer que la privation en cause n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale (Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331 [Carter], au paragraphe 55).

[130]   La liberté protège « le droit de faire des choix personnels fondamentaux sans l’intervention de l’État » (Blencoe, précité, au paragraphe 54). La sécurité de la personne englobe « une notion d’autonomie personnelle qui comprend […] la maîtrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État » (Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519 [Rodriguez], aux pages 587 et 588), et celle-ci est mise en jeu par toute mesure de l’État qui occasionne des sévices physiques ou psychologiques graves (Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.), [1999] 3 R.C.S. 46, au paragraphe 58, et Carter, précité, au paragraphe 64).

[131]   Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que les dispositions contestées traitant de la révocation de la citoyenneté pour fraude ou fausses déclarations ne portent pas atteinte au droit à la liberté et à la sécurité des demandeurs, ainsi qu’à celui des personnes qui se trouvent dans leur situation. Par conséquent, les dispositions relatives à la révocation de la citoyenneté ne sont pas incompatibles avec l’article 7 de la Charte.

a)         La jurisprudence antérieure concernant le paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté

[132]   Selon moi, puisque l’enjeu à la première étape d’une analyse relative à l’article 7 dans le nouveau régime est le même que dans l’ancien processus en matière de révocation, c’est-à-dire la révocation de la citoyenneté canadienne d’une personne pour fraude ou fausses déclarations, la jurisprudence antérieure est pertinente, quoiqu’elle ne soit pas déterminante quant à la question.

[133]   Les demandeurs prétendent qu’au moins une cour de justice, soit la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la CSJO), a conclu par le passé que l’ancien processus de révocation de la citoyenneté mettait clairement en jeu les droits garantis par l’article 7 de la Charte (Oberlander v. Canada (Attorney General) (2004), 69 O.R. (3d) 187, 2004 CanLII 15504 (Oberlander CSJO)). D’un autre côté, le défendeur prétend que la Cour d’appel fédérale a tiré la conclusion opposée dans l’arrêt Canada (Secrétaire d’État) c. Luitjens, [1992] A.C.F. no 319 (QL) (C.A.) [Luitjens]. Avec égards, je suis d’avis que ni l’une ni l’autre de ces affirmations n’est exacte.

[134]   Dans la décision Oberlander CSJO, la Cour supérieure de justice de l’Ontario devait trancher deux requêtes interlocutoires présentées par les parties dans le contexte d’une procédure visant l’annulation du décret révoquant la citoyenneté canadienne de M. Oberlander pour fausses déclarations. Une requête visait à obtenir la suspension des instances devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié concernant l’expulsion de M. Oberlander, et l’autre, présentée par le ministre, visait à contester la compétence de la Cour d’entendre la demande sur le fond. La CSJO a déclaré ce qui suit au paragraphe 45 :

[traduction] Il n’y a aucun doute que la révocation de la citoyenneté, surtout dans les circonstances de la présente affaire, déclenche l’application de l’article 7 de la Charte. La révocation de la citoyenneté met en jeu le droit à la liberté et le droit à la sécurité de la personne. Je donne deux exemples simples. Avant la révocation de sa citoyenneté, M. Oberlander avait l’entière jouissance de ses droits à la liberté de circulation garantis par l’article 6 de la Charte. Il ne possède plus ces droits. Il n’a pas non plus le droit de voter dans une élection ni celui de se porter candidat, lesquels sont garantis par l’article 3. Je n’ai pas besoin de m’étendre sur les répercussions que la révocation de la citoyenneté de M. Oberlander a eues sur lui-même et sur sa famille. Si la révocation de sa citoyenneté est justifiée, les conséquences sont alors justifiées. Cependant, si la révocation de sa citoyenneté n’était pas justifiée, qu’elle n’était pas conforme aux principes de justice fondamentale, alors les répercussions sur son droit à la liberté et à la sécurité ne peuvent être tolérées. En résumé, il n’y a rien, à l’exception peut-être d’une peine de plusieurs années d’emprisonnement dans un pénitencier, qui aurait des répercussions plus grandes sur un citoyen responsable que la perte de cette citoyenneté.

(Oberlander CSJO, précitée, au paragraphe 45 (l’autorisation d’en appeler de cette décision a été accordée pour des motifs de compétence, mais l’appel n’a jamais été instruit [2004 CanLII 19991, [2004] O.T.C. 332]).)

[135]   Selon moi, ce commentaire ne permet pas de trancher la question, et ce, pour plusieurs motifs.

[136]   Premièrement, la CSJO a uniquement formulé des remarques préliminaires en ce qui concerne la violation de l’article 7 de la Charte afin de confirmer sa compétence au sujet de la question. Au paragraphe 6 de ses motifs, la Cour a donné l’avertissement suivant :

[traduction] Pour les motifs que j’expose ci-dessous, je conclus que la Cour devrait, et qu’elle doit, instruire la demande sur le fond en ce qui concerne certaines des questions soulevées. Je vais formuler des commentaires dans la présente décision; toutefois, je ne veux pas que ces commentaires soient interprétés comme constituant un jugement définitif sur les questions que j’y aborde.

[137]   Elle a répété cet avertissement au paragraphe 25 des motifs de la même décision.

[138]   Deuxièmement, les deux exemples de violation des droits à la liberté et à la sécurité qui sont donnés au paragraphe 45 de la décision sont, avec tout le respect que je dois au décideur, douteux. L’objet de l’article 7 n’est pas de protéger les autres droits fondamentaux enchâssés dans la Charte. La capacité de voyager est protégée par l’article 6 et le droit de voter ou d’être candidat aux élections est garanti par l’article 3 de la Charte. Comme l’a énoncé le juge Phelan dans la décision Khadr c. Canada (Procureur général), 2006 CF 727, [2007] 2 R.C.F. 218, au paragraphe 75, « si une disposition de la Charte porte sur une liberté particulière, il y a lieu de présumer que les autres dispositions de la Charte ne visent pas cette même liberté. Il y a une présomption à l’encontre de la redondance dans la législation ». La Cour ne mentionne pas ailleurs comment les droits à la liberté et à la sécurité de M. Oberlander seraient violés par la révocation de sa citoyenneté pour fausses déclarations.

[139]   J’ajouterais aussi que le droit à la liberté consacré à l’article 7 ne devrait pas être employé pour offrir une protection à l’égard de mesures du gouvernement qui ont pour effet de rendre les personnes concernées inadmissibles à certaines autres protections garanties par la Charte (réservées aux citoyens canadiens) ou qui les privent de certains droits qu’ils ont déjà eus grâce à la Charte. Le terme « liberté » à l’article 7 n’englobe pas, selon moi, la liberté d’être protégé par la Charte.

[140]   Troisièmement, dans la décision Oberlander CSJO, la Cour supérieure de justice de l’Ontario reconnaît que l’argument qu’elle doit trancher n’est pas celui selon lequel les dispositions en elles-mêmes contreviennent aux droits garantis à M. Oberlander par l’article 7 de la Charte. La Cour renchérit en mentionnant qu’il [traduction] « est reconnu que l’article 10 et l’article 18 constituent une structure à l’intérieur de laquelle, selon la coutume et la pratique, un processus peut être lancé en ce qui a trait à la révocation de la citoyenneté, et ce, conformément aux principes de justice fondamentale » (Oberlander CSJO, précitée, au paragraphe 48). Compte tenu de ce commentaire, il est hasardeux de conclure que la CSJO a statué que la révocation de la citoyenneté canadienne a une incidence sur le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité d’une personne, où l’en prive, et que, ainsi, le premier volet de l’analyse relative à l’article 7 aurait été concluant. En fait, l’accent était surtout mis sur le processus adopté par le gouverneur en conseil pour révoquer la citoyenneté de M. Oberlander et sur le fait que ce processus n’était ni équitable ni conforme à la justice fondamentale. La CSJO a tenu compte de la décision quant aux faits rendue par le juge MacKay de la Cour, de la forte recommandation du ministre de révoquer la citoyenneté de M. Oberlander ainsi que du témoignage d’expert en ce qui concerne la constitution et le fonctionnement du gouverneur en conseil, et elle a conclu qu’il y aurait violation de la justice fondamentale : i) si le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ainsi que le Procureur général du Canada présidaient l’instance à tire de membres du Cabinet, puisqu’ils seraient alors clairement en conflit d’intérêts, et ii) si les motifs de la décision du gouverneur en conseil étaient considérés comme tirés de la recommandation du ministre.

[141]   Sans me prononcer sur le bien-fondé de ces conclusions, les questions auraient bien pu être soumises au juge Martineau de la Cour, lui qui a entendu la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Oberlander à l’encontre de cette même décision du gouverneur en conseil (Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CF 944). Cela pourrait expliquer pourquoi l’autorisation d’interjeter appel à l’encontre de la décision de la CSJO a été accordée relativement à une question de compétence (aucun appel n’a cependant été déposé) et pourquoi le dossier de M. Oberlander a été renvoyé aux Cours fédérales, et qu’il y est toujours (voir la décision la plus récente, soit l’arrêt Oberlander c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 52, autorisation de pourvoi à la C.S.C. rejeté, [2016] 1 R.C.S. vi).

[142]   Dans la même veine, je n’estime pas que l’arrêt Luitjens de la Cour d’appel fédérale permet de trancher la question. Au paragraphe 8, la Cour d’appel fédérale a conclu que les droits garantis par l’article 7 pouvaient uniquement être en cause dans les stades tardifs du processus de révocation :

[…] au moment où la Cour a rendu sa décision, au moins, l’article 7 n’était pas en cause parce que l’on n’avait pas encore porté atteinte au droit de M. Luitjen « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ». Le juge de première instance a simplement statué que M. Luitjen avait obtenu la citoyenneté canadienne par fausse déclaration. Cette conclusion pourrait peut-être bien servir de fondement aux décisions d’autres tribunaux, qui pourraient porter atteinte ultérieurement à ce droit, mais cela n’est pas le cas de la décision dont il est question en l’espèce. Il ne s’agit donc que d’une étape d’une action qui peut aboutir ou non à la révocation définitive de la citoyenneté et à l’expulsion ou l’extradition de l’intéressé. Il peut y avoir un droit de révision ou d’appel à une étape ultérieure, et cela est habituellement le cas […] [Non souligné dans l’original.]

[143]   Dans les décisions Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Houchaine, 2014 CF 342 [Houchaine], au paragraphe 69, et Montoya c. Canada (Procureur général), 2016 CF 827 [Montoya], au paragraphe 50, la Cour est venue plus près de conclure que la révocation de la citoyenneté canadienne d’une personne pour fausses déclarations ne portait pas atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de celle-ci et ne l’en privait pas.

[144]   La juge Mactavish a déclaré ce qui suit [au paragraphe 69] dans la décision Houchaine :

La Cour d’appel fédérale a effectivement affirmé en toutes lettres que les procédures d’annulation de la citoyenneté ne soulevaient pas de questions liées à l’article 7 de la Charte : voir, par exemple, Luitjens, précité.

[145]   Bien que cet énoncé puisse sembler plutôt général, le simple renvoi à l’arrêt Luitjens m’incite à l’interpréter comme renvoyant uniquement au stade d’établissement des faits de l’ancien processus.

[146]   Dans la décision Montoya, le demandeur a prétendu que c’est l’expulsion, et non la révocation de sa citoyenneté canadienne, qui violerait ses droits garantis par l’article 7. C’est dans ce contexte que le juge Manson a conclu [au paragraphe 50] ce qui suit :

[…] Bien que le demandeur puisse en fin de compte être explusé du Canada, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le demandeur n’a pas été en mesure de démontrer en quoi, à ce stade, la révocation de sa citoyenneté porte atteinte à son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne.

[147]   Par conséquent, la jurisprudence relative à l’ancien processus de révocation, bien que pertinente dans le cadre de la présente analyse, ne répond pas tout à fait à la question de savoir si la révocation de la citoyenneté pour fraude ou fausses déclarations prévue par la Loi modifiée met en jeu les droits garantis par l’article 7.

b)         La décision définitive de révoquer la citoyenneté d’une personne porte-t-elle atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de cette personne?

[148]   Pour répondre à cette question, nous devons éviter de confondre entre les deux volets de l’analyse relative à l’article 7 ou de ne pas effectuer une distinction suffisante entre ceux-ci. Il doit donc y avoir atteinte au droit d’une personne à la liberté ou à sa sécurité, ou violation de ce droit, au sens de la jurisprudence, pour que les droits garantis à l’article 7 soient mis en cause.

[149]   Pour ce qui est du premier volet de l’analyse, la question est celle de savoir si la révocation de la citoyenneté pour fraude ou fausses déclarations porte atteinte à la liberté ou à la sécurité de la personne visée, et non celle de savoir si l’actuel processus de révocation viole les principes de justice fondamentale. Ce n’est qu’en cas de réponse affirmative à la première question que le processus sera examiné au regard des principes de justice fondamentale dans la deuxième partie de l’analyse.

[150]   Aussi, une conclusion selon laquelle la liberté et la sécurité d’une personne est mise en jeu par la révocation de sa citoyenneté pour fraude ou fausses déclarations est plutôt différente d’une conclusion selon laquelle une telle révocation porte atteinte à ses droits pour les besoins de l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits.

[151]   En ayant cela à l’esprit, je suis d’avis que la révocation de la citoyenneté d’une personne pour fraude ou fausses déclarations ne porte pas intrinsèquement atteinte à son droit à la liberté ou à la sécurité de sa personne, et que, par conséquent, l’article 7 de la Charte n’est pas en jeu.

[152]   Pour tirer cette conclusion, je garde à l’esprit que, dans l’arrêt Odynsky, au paragraphe 80, la Cour d’appel fédérale a reconnu l’importance que le gouvernement lui-même accorde à la citoyenneté et les conséquences graves associées à la perte de la citoyenneté :

La révocation de la citoyenneté est une chose grave. La citoyenneté canadienne reconnaît aux Canadiens un certain nombre de droits, dont certains revêtent une importance telle qu’ils sont garantis par la Constitution. Citons, à cet égard, le droit de vote, garanti par l’article 3 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], et le droit de demeurer au Canada, d’y entrer et d’en sortir, garanti par l’article 6 de la Charte. Compte tenu des conséquences d’une révocation de la citoyenneté, on comprend fort bien que le législateur ait opté pour un régime prévoyant une enquête factuelle confiée aux tribunaux, une recommandation formulée par le ministre, et puis, en fin de processus, un examen approfondi mené par un organisme élargi représentant tous les groupes et tous les points de vue rassemblés dans le gouvernement.

[153]   Je reconnais aussi que la perte de la citoyenneté par révocation entraîne avec elle la perte de nombreux droits chéris par les Canadiens. Ces droits seront perdus pour une période d’au moins dix ans, en application de l’alinéa 22(1)f) de la Loi sur la citoyenneté.

[154]   Cependant, la question n’est pas de savoir quelles conséquences importantes pourraient découler de la révocation de la citoyenneté, mais plutôt celle de savoir si celle-ci viole le droit à la liberté ou à la sécurité de la personne. Une personne qui a acquis sa citoyenneté par fraude ou par fausses déclarations n’aurait pas dû se voir conférer ces droits importants en premier lieu. Sans compter que le principe fondamental ultime du droit de l’immigration est que les non-citoyens n’ont pas un droit illimité d’entrer ou de rester au Canada (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711 [Chiarelli], à la page 733).

[155]   La Charte ne garantit pas le droit à la citoyenneté ou à la nationalité.

[156]   Le ministre, par l’intermédiaire du processus de révocation, a le pouvoir de révoquer l’octroi de la citoyenneté, mais cela n’a pas nécessairement de répercussions sur les droits des demandeurs à la liberté et à la sécurité.

[157]   Ce changement de statut peut éventuellement engendrer des conséquences qui porteraient atteinte au droit à la liberté et à la sécurité des personnes concernées, par exemple, si ces personnes sont renvoyées dans un pays où elles seraient exposées à la torture. Cependant, l’expulsion n’est même pas envisageable en ce qui concerne les demandeurs qui récupéreraient leur statut de résidents permanents, ou en ce qui concerne les personnes qui vivent à l’étranger depuis des années. En ce sens, ce n’est pas la révocation de la citoyenneté en soi qui porte atteinte aux droits à la liberté ou à la sécurité, mais plutôt les incidents qui pourraient survenir à un stade ultérieur, et qui ne se produiraient pas nécessairement dans le cas des demandeurs en cause. Les incidents qui mettraient en jeu les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’article 7 de la Charte ne sont pas nécessairement des conséquences de la révocation de la citoyenneté.

[158]   La Cour suprême du Canada a adopté un raisonnement similaire dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 [Charkaoui], toutefois, ce raisonnement a été adopté dans le contexte d’un certificat de sécurité émis au titre du paragraphe 77(1) de la LIPR. Dans cette affaire, la Cour a conclu que les dispositions antérieures de la Loi mettaient en jeu le droit à la sécurité des demandeurs, puisque ces derniers étaient privés des protections accordées par le paragraphe 115(1) de la LIPR, et qu’à ce titre, ils seraient expulsés en application du paragraphe 115(2). C’était donc l’expulsion automatique vers des pays où ils pouvaient être exposés à la torture qui mettait en jeu ou violait le droit des demandeurs à la sécurité de leur personne, et non le simple fait qu’un certificat de sécurité ait été émis ou que celui-ci ait été déclaré raisonnable.

[159]   Dans l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, au paragraphe 46, la Cour suprême du Canada va encore plus loin en affirmant que l’expulsion d’un non-citoyen ne peut, à elle seule, mettre en cause les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’article 7 de la Charte.

[160]   Si les droits à la liberté et à la sécurité d’une personne visée par une mesure d’expulsion ne sont pas automatiquement mis en cause, à plus forte raison, les droits à la liberté et à la sécurité d’une personne qui a acquis sa citoyenneté par fraude ou fausses déclarations ne sont pas mis en cause par la révocation de sa citoyenneté.

[161]   Puisque j’ai conclu que la révocation de la citoyenneté canadienne pour cause de fraude ou fausses déclarations n’empiète pas sur les droits à la vie ou à la liberté ou à la sécurité d’une personne, et ne la prive pas de ces droits, il n’est pas nécessaire que je me lance dans le deuxième volet de l’analyse relative à l’article 7 ou que je traite des répercussions de l’article premier de la Charte.

E.        L’article 10 de la Loi modifiée soumet-il une personne à des traitements ou peines cruels et inusités en violation de l’article 12 de la Charte?

[162]   Le seuil pour démontrer l’existence d’une violation de l’article 12 de la Charte est élevé (Charkaoui, précité, au paragraphe 95). Comme l’a mentionné le juge Lamer dans l’arrêt Smith, pour être cruels ou inusités, le traitement ou la peine doivent être « excessi[fs] au point de ne pas être compatible[s] avec la dignité humaine » : (R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045 [Smith], à la page 1072; Charkaoui, précité, au paragraphe 95). Essentiellement, bien que l’État puisse imposer une peine, l’effet de celle-ci ne doit pas être manifestement disproportionné à ce qui aurait été approprié, et la peine doit être plus que simplement excessive (Smith, précité, aux paragraphes 54 et 55).

[163]   Pour que les demandeurs soient visés par l’article 12, ils doivent démontrer deux choses : premièrement, que « l’État [leur] inflige un traitement ou une peine et, d’autre part, que le traitement ou la peine en question est cruel et inusité » (Rodriguez, précité, aux pages 608 et 609).

[164]   En l’espèce, les demandeurs prétendent que le fait que le gouvernement ait pris des mesures positives pour révoquer la citoyenneté d’une personne et l’expulser du pays a pour effet d’imposer à la personne en cause un traitement cruel et inusité.

a)         Les dispositions contestées de la Loi modifiée constituent-elles un « traitement » au sens de l’article 12

[165]   Les avocats de MM. Gucake et Parkhomenko ont traité de cette question.

[166]   Tout d’abord, les avocats font valoir que les dispositions contestées de la Loi modifiée constituent un « traitement » au sens de l’article 12 de la Charte. Ils admettent que l’article 12 est plus souvent appliqué dans le contexte de sanctions pénales; néanmoins, les avocats se fondent sur des précédents dans lesquels le concept a été appliqué à l’extérieur des limites du domaine pénal.

[167]   La Cour suprême du Canada a laissé en suspens la possibilité que le « traitement » puisse comprendre « ce qui est imposé par l’État dans un contexte de nature autre que pénale ou quasi pénale » (Rodriguez, précité, à la page 611). Plus précisément, la Cour suprême, dans l’arrêt Rodriguez, a fait mention de précédents dans lesquels des mesures prises hors des sphères pénales avaient été considérées comme un « traitement » au sens de l’article 12, notamment les fouilles à nu (Weatherall c. Canada (Procureur général), [1988] 1 C.F. 369 (1re inst.), infirmée en partie pour d’autres motifs, [1989] 1 C.F. 18 (C.A.)), et les soins médicaux imposés, sans consentement, à des personnes souffrant de problèmes mentaux (Howlett v. Karunaratne (1988), 64 O.R. (2d) 418 (C. dist.)).

[168]   En outre, dans le contexte de l’immigration, la Cour suprême du Canada a statué dans l’arrêt Chiarelli que la mesure d’expulsion en cause dans cette affaire ne constituait pas une peine pour quelque infraction en particulier, mais que l’expulsion peut constituer un « traitement » au sens de l’article 12. Pour tirer cette conclusion, la Cour suprême du Canada a adopté la définition de « traitement » qui figure dans le Petit Robert 1 (1990), c’est-à-dire un « [c]omportement à l’égard de [quelqu’un]; actes traduisant ce comportement » (Chiarelli, précité, à la page 735). Cependant, la Cour suprême du Canada n’a pas tranché cette question, car elle était d’avis que l’expulsion qui avait été autorisée dans cette affaire n’était ni cruelle ni inusitée. Néanmoins, la mesure d’expulsion ne découlait pas de la commission d’une infraction donnée; elle avait été imposée par l’État dans le cadre de l’application d’une mesure prise par une structure administrative de l’État, soit le système d’immigration (Rodriguez, précité, à la page 610).

[169]   Pour les besoins d’établir si les dispositions contestées constituent un « traitement » au sens de l’article 12, l’affaire doit en être une où « l’individu est d’une certaine façon soumis à un contrôle administratif particulier de l’État » (Rodriguez, précité, aux pages 611 et 612).

[170]   Les demandeurs soutiennent que les mesures prises par le gouvernement en ce qui a trait à la révocation de la citoyenneté d’une personne et l’expulsion de cette dernière constituent certainement une forme de traitement administratif.

[171]   Tout d’abord, par souci de clarté, la question de savoir si le renvoi ou l’expulsion du Canada constitue une forme de « traitement » n’est pas en litige en l’espèce, comme l’allèguent les demandeurs. Les dispositions contestées traitent strictement de la révocation de la citoyenneté. Une fois de plus, la question de savoir si l’expulsion suit la révocation de la citoyenneté dépend de nombreux facteurs.

[172]   Par conséquent, la question qu’il reste à trancher est celle de savoir si le processus de révocation de la citoyenneté et la perte de statut qui en découle constituent des « traitement[s] » pour les besoins de l’article 12. Je suis d’avis que cela n’est pas le cas.

[173]   Les demandeurs se fondent sur la décision Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général), 2014 CF 651, [2015] 2 R.C.F. 267 [Médecins canadiens], dans laquelle la Cour s’est penchée sur la question de savoir si l’inaction du gouvernement, lorsque celui-ci a refusé de continuer de fournir des services de soins de santé à une catégorie de réfugiés, constituait un « traitement » au sens de l’article 12. La Cour a déclaré que « les personnes qui demandent la protection du Canada relèvent de l’immigration et sont donc bel et bien assujetties au contrôle administratif de l’État » (Médecins canadiens, précitée, au paragraphe 585).

[174]   Selon moi, la situation dans laquelle se trouvent les demandeurs en l’espèce est grandement différente de celle dans laquelle se trouvaient les demandeurs dans l’affaire Médecins canadiens. Les demandeurs ne sont pas sous le contrôle administratif de l’État et ils ne sont pas intentionnellement pris pour cible par le gouvernement, à titre de groupe de personnes vulnérables, pauvres ou désavantagées, dans la mise en œuvre des dispositions contestées. Les demandeurs constituent plutôt un groupe quelque peu hétérogène dont les situations personnelles de chacun varient. Le seul élément commun entre eux est le fait que l’on prétend qu’ils ont obtenu leur citoyenneté canadienne à la suite d’une fraude, de fausses déclarations ou de dissimulation de renseignements importants. Les conséquences de la révocation de la citoyenneté vont aussi varier d’un demandeur à l’autre.

[175]   En l’espèce, les demandeurs ne demandent pas la protection du Canada à titre de réfugiés. C’est leur droit aux avantages conférés par la citoyenneté qui est mis en cause par l’issue du processus de révocation et par les décisions prises par le ministre dans l’ensemble. Selon moi, cela ne place pas les demandeurs sous le contrôle administratif de l’État.

[176]   Bien que la déportation puisse « constitue[r] un “traitement” au sens de l’art. 12 » (Chiarelli, précité, à la page 735), je suis d’avis que l’on ne peut affirmer la même chose au sujet de la révocation de la citoyenneté pour cause de fraude ou de fausses déclarations.

b)         Les dispositions contestées de la Loi modifiée sont-elles « cruel[les] et inusité[es] » au sens de l’article 12

[177]   Même si le processus de révocation de la citoyenneté pour fraude ou fausses déclarations était considéré comme un « traitement » pour les besoins de l’article 12 de la Charte, un tel traitement ne serait ni cruel ni inusité.

[178]   En fait, la Cour a clairement mentionné que, d’un point de vue juridique, la révocation de la citoyenneté n’a rien d’intrinsèquement « cruel et inusité » (Canada c. Sadiq, [1991] 1 C.F. 757 (1re inst.), à la page 768).

[179]   Je conviens avec le défendeur qu’il n’existe pas un droit intrinsèque à l’obtention de la citoyenneté canadienne. Pour qu’une personne ait droit à la citoyenneté, elle doit satisfaire aux exigences de la loi. Effectuer de fausses déclarations pour satisfaire aux exigences de la loi constitue une violation du contrat social entre l’individu et le gouvernement (Dueck, précitée, au paragraphe 92). Je conviens aussi avec le défendeur que la révocation de la citoyenneté constitue donc l’issue logique d’une telle situation.

[180]   Les demandeurs affirment que les neuf conditions énumérées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Smith ne font pas que s’appliquer en dehors du cadre des affaires pénales ou criminelles, mais aussi que ces conditions sont remplies en l’espèce. Ces conditions consistent à savoir si le traitement :

1.         va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre un objectif légitime;

2.         peut être remplacé par des solutions de rechange appropriées;

3.         est inacceptable pour une grande partie de la population;

4.         peut être infligé sur une base rationnelle conformément à des normes vérifiées ou vérifiables;

5.         est infligé arbitrairement;

6.         est sans valeur à toute fin de réinsertion sociale, de réhabilitation, de dissuasion ou de rétribution;

7.         s’accorde avec les normes publiques de la défense ou de ce qui est acceptable;

8.         est de nature à choquer la confiance collective ou à être intolérable sur le plan de l’équité fondamentale;

9.         est d’une sévérité inhabituelle et donc dégradant pour la dignité et la valeur de l’être humain.

[181]   Les demandeurs prétendent que les dispositions contestées ouvrent la porte à une application exagérée et cruellement disproportionnée des mesures visant à assurer le respect des règles d’immigration qui sont appliquées à eux ainsi qu’aux personnes qui se trouvent dans la même situation qu’eux.

[182]   Je me range plutôt du côté de l’affirmation du défendeur selon laquelle il est inapproprié que les demandeurs se fondent sur l’arrêt Smith ainsi que sur d’autres décisions rendues dans le contexte de la peine minimale. Dans ces cas, les droits garantis par l’article 12 étaient en jeu, parce que la loi ne permettait pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer une peine minimale, alors que les décideurs dans le processus de révocation de la citoyenneté disposent du pouvoir discrétionnaire de ne pas révoquer la citoyenneté d’une personne, et ce, même s’il n’y a pas de directives quant aux facteurs qui doivent être pris en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, et que la preuve démontre que ce pouvoir n’était pas exercé de manière sérieuse.

[183]   Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que les dispositions contestées ne sont pas arbitraires, qu’elles ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre un objectif légitime et qu’elles ne sont pas de nature à choquer la conscience collective ou à être intolérable sur le plan de l’équité fondamentale.

[184]   Une fois de plus, je réitère que l’examen en l’espèce vise le processus de révocation de la citoyenneté, et non ce qui pourrait arriver à une personne après la révocation de sa citoyenneté pour cause de fraude ou de fausses déclarations.

[185]   L’arbitraire existe lorsqu’il n’y a aucun lien direct entre l’effet contesté sur la personne et l’objet de la loi, ou lorsqu’il n’y a aucun lien entre ces deux éléments (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101 [Bedford], au paragraphe 111). En l’espèce, il existe un lien rationnel entre les dispositions ainsi que leur effet sur les personnes concernées et l’objet de la loi. Le processus de révocation de la citoyenneté garantit que les personnes qui se voient octroyer la citoyenneté canadienne ont bel et bien satisfait aux exigences prévues par la loi, et que celles qui n’ont pas satisfait aux exigences en question ne continuent pas de jouir du droit à la citoyenneté. Par conséquent, l’effet de la révocation de la citoyenneté est clairement rationnellement lié à l’objet de la protection de l’intégrité du programme.

[186]   Les dispositions contestées ne sont pas de portée excessive, car elles ne vont pas trop loin et qu’elles ne font pas obstacle à une conduite n’ayant aucun lien avec leur objectif (Bedford, précité, au paragraphe 119). Le processus de révocation de la citoyenneté ne vise pas des personnes dont la possible révocation de leur citoyenneté n’aurait aucun lien avec l’intégrité du programme. Les personnes d’âge mineur lors de l’obtention de leur citoyenneté devaient être incluses dans les demandes de leurs parents. La révocation de leur citoyenneté en raison de la fraude ou de fausses déclarations sur lesquelles l’octroi de leur citoyenneté était fondé est compatible avec l’intention et l’objet des dispositions contestées. Je ne juge pas que cela consiste à « faire retomber les fautes des parents sur leurs enfants innocents », comme l’a conclu la Cour dans le contexte de demandeurs d’asile frauduleux dont les enfants tirent profit des services médicaux pendant le traitement de leur demande d’asile (Médecins canadiens, précitée, au paragraphe 664). En fait, tirer la conclusion opposée pourrait causer un préjudice à l’intégrité du système, puisque cela inciterait les parents à faire de fausses déclarations sur leur situation pour que leurs enfants acquièrent la citoyenneté.

[187]   En dernier lieu, les dispositions contestées ne sont pas de nature à choquer la conscience collective et ne sont pas non plus intolérables sur le plan de l’équité fondamentale. Les demandeurs ont produit plusieurs articles de journaux à l’appui de leur argument selon lequel la population est choquée par les lois qui punissent des enfants pour des actions posées par leurs parents, sans que les enfants aient la possibilité de se faire entendre. Une fois de plus, il est nécessaire d’établir une distinction entre la révocation de la citoyenneté acquise par le mineur suite à de fausses déclarations des parents — une prérogative du gouvernement qui existait dans l’ancienne Loi — et l’équité du nouveau système de révocation. Les médias semblent confondre les deux. Ce qui choquait surtout l’opinion publique est le fait que la révocation pourrait avoir lieu sans que la personne soit entendue, et non le simple fait qu’un mineur ayant acquis la citoyenneté pouvait se la faire révoquer pour motif de fraude ou de fausses déclarations d’un parent, dans les circonstances appropriées. En fait, la couverture médiatique a plutôt été déclenchée par des groupes de défense des droits des réfugiés qui utilisaient la situation personnelle de la ministre Maryam Monsef pour rallier l’opinion publique. La ministre Monsef aurait apparemment été récemment informée qu’elle était née en Iran et non en Afghanistan, comme sa mère le lui avait dit. Le consensus semble être que c’est exactement pour ce type de situation que le processus de révocation doit être juste et équitable.

[188]   Les demandeurs n’ont pas démontré que la révocation de la citoyenneté en soi peut être qualifiée de « cruelle et inusitée ».

[189]   Cela ne revient pas à dire que la révocation de la citoyenneté canadienne et l’expulsion d’une personne ne pourraient jamais être cruelles et inusitées. Dans le cas d’une personne qui n’a pas elle-même fait une fausse déclaration sur sa situation personnelle et qui deviendrait apatride et reprendrait son statut de ressortissant étranger, par exemple, le décideur doit pondérer les protections que la Charte offre à cette personne et sa situation personnelle avec le mandat que la loi impose à IRRC (Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, aux paragraphes 55 et 56).

[190]   Cependant, aucun des demandeurs ayant comparu devant moi n’est devenu apatride ou ressortissant étranger en raison de la décision de révoquer leur citoyenneté. M. Madanat est un citoyen de la Jordanie et il deviendrait résident permanent dans l’éventualité où il perdrait sa citoyenneté canadienne; M. Ajjawi resterait un résident permanent, quoiqu’il deviendrait aussi apatride, et M. Bandukda aurait la citoyenneté pakistanaise ainsi que le statut de résident permanent au Canada.

F.         S’il y a eu atteinte à l’article 7 ou à l’article 12 de la Charte, cette atteinte peut-elle se justifier au regard de l’article premier de la Charte?

[191]   Compte tenu de ma conclusion selon laquelle les dispositions contestées de la Loi modifiée ne contreviennent pas à l’article 7 ou à l’article 12 de la Charte, il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse fondée sur l’article premier.

V.        La certification

[192]   Les demandeurs ont proposé, après l’audience, les questions suivantes à des fins de certification :

A.        Le ministre peut-il délivrer un nouvel avis de révocation de la citoyenneté canadienne après l’entrée en vigueur de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, mettant en jeu ainsi la nouvelle procédure en matière de révocation, ou, par effet des dispositions transitoires de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, dans les cas où le ministre a délivré un avis de révocation sous le régime de l’ancienne Loi (et que le demandeur a demandé à ce que l’affaire soit renvoyée devant la Cour fédérale, mais qu’un tel renvoi n’a pas été fait par le ministre)? La question de la révocation doit-elle être tranchée conformément aux dispositions de l’ancienne Loi?

B.        L’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, tel que modifié par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, est-il inconstitutionnel du fait qu’il viole les alinéas 1a) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits?

C.        L’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, tel que modifié par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, est-il inconstitutionnel du fait qu’il viole l’article 7 de la Charte? Le cas échéant, la ou les violations de l’article 7 sont-elles justifiées au regard de l’article premier de la Charte?

D.        L’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, tel que modifié par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, est-il inconstitutionnel du fait qu’il viole l’article 12 de la Charte? Le cas échéant, la ou les violations à l’article 12 peuvent-elles être justifiées au regard de l’article premier de la Charte?

E.        Les paragraphes 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi sur la citoyenneté, tels que modifiés par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, contreviennent-ils aux principes d’équité procédurale?

F.         Le « principe de l’expertise » constitue-t-il un principe de justice fondamentale? Le cas échéant, les paragraphes 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi sur la citoyenneté contreviennent-ils à ce principe?

G.        La prise en compte, en equity, des motifs d’ordre humanitaire constitue-t-il un principe de justice fondamentale, dont l’absence d’intégration dans l’analyse relative aux paragraphes 10(1), 10(3) ou 10(4) de la Loi sur la citoyenneté constitue une violation?

[193]   Le défendeur a présenté une réponse à cet égard dans laquelle il exprimait son opinion selon laquelle les questions telles que formulées comprenaient des redondances et que la portée de certaines d’entre elles allait au-delà des questions juridiques conjointes soulevées dans les demandes. Les demandeurs ont souscrit à la réponse du défendeur, et je conviens que les questions suivantes de portée générale permettent de trancher les présentes affaires et qu’elles permettraient de trancher un appel. Par conséquent, les questions suivantes seront certifiées :

H.        Les paragraphes 10(1), 10(3) et 10(4) de la Loi sur la citoyenneté, qui donnent au ministre le pouvoir de révoquer la citoyenneté d’une personne lorsque celle-ci a été acquise « par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels », violent-ils les articles 7 ou 12 de la Charte ou l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits?

I.          La disposition transitoire prévue au paragraphe 40(4) de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne peut-elle être invoquée pour annuler un avis de révocation délivré par le ministre sous le régime du paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, dans sa version en vigueur avant le 28 mai 2015, lorsqu’aucun document introductible d’instance n’a été déposé auprès de la Cour fédérale?

VI.       Conclusion

[194]   Je conclus qu’il n’y avait pas d’instance en cours devant la Cour fédérale du fait que les demandeurs ont simplement demandé à ce que l’affaire soit renvoyée à la Cour pour qu’une décision soit rendue en fonction de l’ancien régime. Par conséquent, les avis délivrés à M. Hassouna, à M. Madanat et à Mme Situ au titre l’ancienne Loi ont été annulés en application du paragraphe 40(4) de la LRCC.

[195]   Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que les dispositions contestées de la Loi sur la citoyenneté contreviennent à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits. Les demandeurs devraient avoir droit à ce qui suit : 1) une audience devant une Cour, ou devant un tribunal administratif indépendant, lorsqu’une question grave de crédibilité est soulevée; 2) la possibilité équitable de faire valoir leurs arguments et de connaître la preuve contre eux; 3) que leur cause soit tranchée par un décideur impartial et indépendant; 4) la possibilité de faire en sorte que leur situation spéciale soit prise en compte, le cas échéant. Je suis finalement d’avis que l’incompatibilité entre les dispositions contestées et la Déclaration canadienne des droits ne peut être évitée par interprétation et, par conséquent, je déclare les dispositions inopérantes.

[196]   Cependant, je ne conclus pas que les dispositions contestées contreviennent à l’article 7 ou à l’article 12 de la Charte.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.         Les demandes sont en partie accueillies;

2.         Les avis d’intention de révoquer la citoyenneté des demandeurs sont sans effet, et par les présente annulés, parce qu’ils contreviennent à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits et qu’ils sont donc inopérants;

3.         Les décisions rendues par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (maintenant le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté) datées du 7 décembre 2015, du 30 novembre 2015 et du 23 novembre 2015, par lesquelles était respectivement révoquée la citoyenneté de Tareq Madanat, Hisham Ajjawi et Muhammad Shahid Bandukda, sont sans effet et par les présente annulées, parce qu’elles contreviennent à l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits et qu’elles sont donc inopérantes;

4.         Il est interdit au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (maintenant le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté) ou son délégué d’appliquer les paragraphes 10(3) et 10(4) de la Loi sur la citoyenneté contre les demandeurs, car ces paragraphes sont incompatibles avec la Déclaration canadienne des droits;

5.         Les paragraphes 10(1), 10(3) et 10(4) de la Loi sur la citoyenneté, tels que modifiés par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne sont par les présentes déclarés inopérants, parce qu’ils violent l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits d’une manière qui ne peut être évitée par interprétation;

6.         Les paragraphes 10(1), 10(3) et 10(4) de la Loi sur la citoyenneté, tels que modifiés par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, ne violent pas les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés;

7.         L’exécution du présent jugement est suspendue pour une période de 60 jours, ou pour toute autre période que la Cour autorisera, à la demande de l’une des parties;

8.         Les questions de portée générale suivantes sont certifiées :

A.        Les paragraphes 10(1), 10(3) et 10(4) de la Loi sur la citoyenneté, qui donnent au ministre le pouvoir de révoquer la citoyenneté d’une personne lorsque celle-ci a été acquise « par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels », violent-ils les articles 7 ou 12 de la Charte ou l’alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits?

B.        La disposition transitoire prévue au paragraphe 40(4) de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne peut-elle être invoquée pour annuler un avis de révocation délivré par le ministre sous le régime du paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, dans sa version en vigueur avant le 28 mai 2015, lorsqu’aucun document introductif d’instance n’a été déposé auprès de la Cour fédérale?

9.         J’accorde les dépens aux demandeurs; chacun d’entre eux a droit à un montant de 5 000 $, ce qui inclut les débours.

ANNEXE

Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29

Révocation par le ministre — fraude, fausse déclaration, etc.

10 (1) Sous réserve du paragraphe 10.1(1), le ministre peut révoquer la citoyenneté d’une personne ou sa répudiation lorsqu’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté de la personne ou sa réintégration dans celle-ci est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[…]

Avis

(3) Avant de révoquer la citoyenneté d’une personne ou sa répudiation, le ministre l’avise par écrit de ce qui suit :

a) la possibilité pour celle-ci de présenter des observations écrites;

b) les modalités — de temps et autres — de présentation des observations;

c) les motifs sur lesquels le ministre fonde sa décision.

Audience

(4) Une audience peut être tenue si le ministre l’estime nécessaire compte tenu des facteurs réglementaires.

Communication de la décision

(5) Le ministre communique sa décision par écrit à la personne.

[…]

Présomption

10.2 Pour l’application des paragraphes 10(1) et 10.1(1), a acquis la citoyenneté ou a été réintégrée dans celle-ci par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne ayant acquis la citoyenneté ou ayant été réintégrée dans celle-ci après être devenue un résident permanent, au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, par l’un de ces trois moyens.

[…]

Interdiction

22 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, nul ne peut recevoir la citoyenneté au titre des paragraphes 5(1), (2) ou (4) ou 11(1) ni prêter le serment de citoyenneté :

[…]

f) si, au cours des dix années qui précèdent sa demande, il a cessé d’être citoyen en vertu d’un décret pris au titre de l’alinéa 10(1)a), dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur de l’article 8 de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, ou en application du paragraphe 10(1) ou de l’alinéa 10.1(3)a)

Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246

Révocation de la citoyenneté

7.2 Une audience peut être tenue en vertu du paragraphe 10(4) de la Loi compte tenu de l’un ou l’autre des facteurs suivants :

a) l’existence d’éléments de preuve qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la personne en cause;

b) l’incapacité pour la personne en cause de présenter des observations écrites;

c) le fait que le motif de révocation est lié à une condamnation et à une peine infligées à l’étranger pour une infraction qui, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction de terrorisme au sens de l’article 2 du Code criminel.

Loi renforçant la citoyenneté canadienne, L.C. 2014, ch. 22

Rapport établi sous le régime de la version antérieure de l’article 10

32. Si, à l’entrée en vigueur de l’article 8, le ministre, au sens de la Loi sur la citoyenneté, pouvait établir ou avait établi un rapport visé à l’article 10 de cette loi, dans sa version antérieure à cette entrée en vigueur, l’affaire se poursuit sous le régime de cette loi, dans sa version antérieure à cette entrée en vigueur.

[…]

Instances en cours

40. (1) Les instances en cours, à l’entrée en vigueur de l’article 8, devant la Cour fédérale à la suite d’un renvoi visé à l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté, dans sa version antérieure à cette entrée en vigueur, sont continuées sous le régime de cette loi, dans cette version.

[…]

Autres cas

(4) Si, à l’entrée en vigueur de l’article 8, un avis a été donné en application du paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, dans sa version antérieure à cette entrée en vigueur, et qu’il ne s’agit pas d’un cas prévu à l’article 32 ou à l’un des paragraphes (1) à (3), l’avis et toute instance qui en découle sont dès lors annulés et le ministre, au sens de cette loi, peut fournir à la personne à qui l’avis a été donné un avis en vertu du paragraphe 10(3) de cette loi, édicté par l’article 8, ou intenter une action pour obtenir une déclaration relativement à cette personne en vertu du paragraphe 10.1(1) de cette loi, édicté par l’article 8.

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