[2017] 2 R.C.F. 74
T-1271-07
2016 CF 1159
Roland Anglehart Jr. et al. (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine du chef du Canada (défenderesse)
Répertorié : Anglehart c. Canada
Cour fédérale, juge Gagné—Montréal, 18, 19, 20, 21, 25, 26, 27, 28 janvier, 1er, 2, 3, 8, 9, 10, 15, 16, 17, 22, 23, 24, 29 février, 1er, 2, 7, 8 mars, 2, 3, 4, 5, 6, 9, 10 et 11 mai; Ottawa, 19 octobre 2016.
Pêches — Action intentée par les demandeurs qui poursuivent la défenderesse pour les gestes posés ou les actes commis par le ministre des Pêches et Océans (ministre) et par les fonctionnaires du ministère des Pêches et Océans (MPO), au cours des années 2003 à 2006, lesquels auraient eu comme conséquence de leur retirer une part de leur quota individuel (QI) de crabe des neiges qu’ils estiment à 35 p. 100 — Les demandeurs sont des pêcheurs de crabe traditionnels de la zone semi-hauturière 12 située dans le Sud du golfe Saint-Laurent — La pêche commerciale au crabe des neiges est réglementée depuis 1975 — Les demandeurs recherchaient contre la défenderesse une condamnation à leur verser une compensation pour la perte de profits subie — Les demandeurs ont invoqué trois causes d’action principales : l’expropriation, l’enrichissement sans cause, et la faute dans l’exercice d’une charge publique par le ministre et les fonctionnaires du MPO — Il s’agissait de savoir quelle était la nature des droits des demandeurs; s’il y avait des attentes légitimes de leur part; et si les causes d’action invoquées par les demandeurs devaient être accueillies — Au moment de passer d’une pêche compétitive à une pêche par QI, le ministre n’a pas accordé aux demandeurs un véritable droit de quasi-propriété dans le QI qui leur a été attribué — La ressource halieutique du Canada est une propriété commune — La politique de QI ne confère pas aux demandeurs un droit acquis au renouvellement à des conditions prédéterminées, ou dans une quantité prédéterminée de poissons — Le ministre détient un pouvoir discrétionnaire considérable relativement à la délivrance des permis de pêche — Une politique n’est pas immuable et n’a pas pour effet de créer des attentes légitimes — En ce qui a trait à l’expropriation, les demandeurs ne sont pas propriétaires des QI qui leur ont été attribués par une politique du MPO — Il existait un certain nombre d’obstacles additionnels qui empêchaient les demandeurs de faire valoir un recours en expropriation dans le présent contexte — Par conséquent, les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils avaient un recours en expropriation — Quant à l’enrichissement sans cause, les demandeurs n’ont pas établi qu’ils ont été appauvris et qu’il y a eu enrichissement du MPO — Le MPO a simplement effectué une réallocation de la ressource du crabe des neiges ou n’a fait que la gérer, ou il a utilisé la ressource pour financer ses activités de gestion — La faute dans l’exercice d’une charge publique a également été examinée — Malgré le caractère illégitime des ententes de financement conclues entre le MPO, et certaines associations de pêcheurs, les gestes posés par le MPO n’ont causé aux demandeurs aucun dommage — Cependant, l’argument des demandeurs selon lequel le MPO a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique en réduisant le TPA de 2003 de 4 000 t.m. afin de forcer les demandeurs à lui verser une somme de 1,7 million de dollars pour financer ses activités de recherche a été accepté — Cette réduction sans justification, ces tentatives de trouver une explication ex post facto et la réaction du ministre face aux questions que lui ont posées les journalistes après l’émission du plan de pêche 2003 ont convaincu la Cour que la seule raison pour laquelle le ministre a réduit le TPA en 2003 était pour forcer les crabiers traditionnels à reprendre les négociations devant mener à une entente de projet conjoint — Ce faisant, le ministre a agi de mauvaise foi, particulièrement dans le contexte de l’ensemble des changements qu’il a choisi d’apporter aux politiques du MPO cette même année — La discrétion du ministre a été exercée en se fondant sur des considérations non pertinentes, capricieuses et étrangères à l’objet de la loi — Par conséquent, le ministre a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique causant ainsi aux demandeurs un préjudice pour lequel ils étaient en droit d’être indemnisés — Action accueillie en partie.
Couronne — Responsabilité délictuelle — Faute dans l’exercice d’une charge publique — Les demandeurs poursuivent la défenderesse pour les gestes posés ou les actes commis par le ministre des Pêches et Océans (ministre) et par les fonctionnaires du ministère des Pêches et Océans (MPO), au cours des années 2003 à 2006, lesquels auraient eu comme conséquence de leur retirer une part de leur quota individuel (QI) de crabe des neiges — Les demandeurs ont invoqué trois causes d’action principales : l’expropriation, l’enrichissement sans cause, et la faute dans l’exercice d’une charge publique par le ministre et les fonctionnaires du MPO — En ce qui a trait à l’expropriation, les demandeurs ne sont pas propriétaires des QI qui leur ont été attribués par une politique du MPO — Il existait un certain nombre d’obstacles additionnels qui empêchaient les demandeurs de faire valoir un recours en expropriation dans le présent contexte — Par conséquent, les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils avaient un recours en expropriation — Quant à l’enrichissement sans cause, les demandeurs n’ont pas établi qu’ils ont été appauvris et qu’il y a eu enrichissement du MPO — Le MPO a simplement effectué une réallocation de la ressource du crabe des neiges ou n’a fait que la gérer, ou a utilisé la ressource pour financer ses activités de gestion — Cependant, l’argument des demandeurs selon lequel le MPO a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique en réduisant le TPA de 2003 de 4 000 t.m. afin de forcer les demandeurs à lui verser une somme de 1,7 million de dollars pour financer ses activités de recherche a été accepté — Cette réduction sans justification, ces tentatives de trouver une explication ex post facto et la réaction du ministre face aux questions que lui ont posées les journalistes après l’émission du plan de pêche 2003 ont convaincu la Cour que la seule raison pour laquelle le ministre a réduit le TPA en 2003 était pour forcer les crabiers traditionnels à reprendre les négociations devant mener à une entente de projet conjoint — Ce faisant, le ministre a agi de mauvaise foi, particulièrement dans le contexte de l’ensemble des changements qu’il a choisi d’apporter aux politiques du MPO cette même année — La discrétion du ministre a été exercée en se fondant sur des considérations non pertinentes, capricieuses et étrangères à l’objet de la loi — Par conséquent, le ministre a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique causant ainsi aux demandeurs un préjudice pour lequel ils étaient en droit d’être indemnisés.
Il s’agissait d’une action intentée par les demandeurs qui poursuivent la défenderesse pour les gestes posés ou les actes commis par le ministre des Pêches et Océans (ministre) et par les fonctionnaires du ministère des Pêches et Océans (MPO), au cours des années 2003 à 2006, lesquels auraient eu comme conséquence de leur retirer une part de leur quota individuel (QI) de crabe des neiges qu’ils estiment à 35 p. 100. Les demandeurs sont 97 des 130 pêcheurs de crabe traditionnels de la zone semi-hauturière 12 située dans le Sud du golfe Saint-Laurent qui ont bénéficié de cette politique d’exclusivité et à qui on a subséquemment attribué un QI. Ils sont résidents du Nouveau-Brunswick, du Québec, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard. La pêche au crabe des neiges est réglementée depuis 1975, d’abord par le biais d’une politique d’accès limité, puis, éventuellement, par celui d’une politique de contingent par bateau ou de quota individuel (QI). À compter de 1984, le MPO a établi annuellement un Total de Prises Autorisées (TPA), dont il faisait l’annonce avant le début de chaque saison de pêche. Au cours des années, un certain nombre d’ententes et d’engagements ont été conclus entre les crabiers et le MPO. En 2003, le Plan triennal de gestion pour la pêche au crabe des neiges dans le sud du Golfe a été annoncé et mis en œuvre malgré de violentes manifestations de la part des pêcheurs. En outre, en 2003 et en 2004, puisqu’il n’y avait pas d’entente de projet conjoint entre le MPO et les crabiers, le MPO a décidé de prendre une partie du TPA pour financer certaines de ses activités.
Par leur action, les demandeurs recherchaient contre la défenderesse une condamnation à leur verser, entre autres, une compensation pour la perte de profits subie au cours des saisons de pêche 2003, 2004, 2005, 2006, 2007 et 2008 en raison des actes du MPO; une compensation pour la diminution de la valeur des entreprises de pêche des demandeurs; et la restitution de la valeur des bénéfices que le MPO s’est appropriés au détriment des demandeurs. Les demandeurs ont essentiellement allégué trois causes d’action principales, soit l’expropriation, l’enrichissement sans cause et la faute du ministre et des fonctionnaires du MPO dans l’exercice de leurs fonctions. Les demandeurs ont tenté de convaincre la Cour qu’un permis de pêche est un bien qui confère à son titulaire un droit de propriété ou de quasi-propriété dans le QI qui y est associé; que leurs droits se sont cristallisés en 1990, au moment où le MPO est passé d’une politique de pêche compétitive à une politique de pêche par contingent individuel; et qu’on a conféré aux crabiers traditionnels un droit de quasi-propriété dans le QI. La défenderesse a, pour sa part, soutenu en particulier que le permis de pêche au crabe des neiges des demandeurs ne leur confère pas un droit prédéterminé à une part du TPA, au-delà de ce qui leur est octroyé par condition de permis, pour une année donnée; que la ressource halieutique est une propriété commune; et que le ministre ne peut abdiquer la discrétion qui lui est conférée de gérer les pêches au pays et, pour ce faire, d’octroyer des permis de pêche commerciale à l’égard de chacune des pêcheries.
Il s’agissait de savoir quelle était la nature des droits des demandeurs; s’il y avait des attentes légitimes de leur part; et si les trois causes d’action invoquées par les demandeurs, soit l’expropriation, l’enrichissement sans cause et la faute dans l’exercice d’une charge publique, devaient être accueillies.
Arrêt : l’action doit être accueillie en partie.
Au moment de passer d’une pêche compétitive à une pêche par QI, le ministre n’a pas accordé aux demandeurs un véritable droit de quasi-propriété dans le QI qui leur a été attribué. Les ressources halieutiques du Canada sont un bien commun. Par ailleurs, il faut éviter de confondre entre une politique de pêche à accès limité et l’octroi d’un droit de quasi-propriété dans cette ressource. Bien qu’une politique du MPO puisse favoriser les demandeurs en ce qu’elle prévoit qu’ils ont un accès exclusif à la pêche au crabe des neiges, cette politique est une simple mesure de gestion qui n’octroie aux demandeurs aucun droit de propriété dans la ressource ou droit acquis à une part quelconque du TPA.
Quant à la nature des droits conférés par un permis de pêche, bien que la preuve a démontré de façon non équivoque qu’à partir de l’adoption par le ministre de la politique de QI, les permis des demandeurs ont été renouvelés d’année en année, cela ne leur conférait pas un droit acquis au renouvellement à des conditions prédéterminées, ou dans une quantité prédéterminée de poissons. Le ministre détient un pouvoir discrétionnaire considérable relativement à la délivrance des permis de pêche.
Pour ce qui est de l’argument des demandeurs selon lequel la mise en place d’une politique d’émission, en faveur d’un groupe restreint de pêcheurs, de permis de pêche renouvelables assortis d’un QI, a créé chez eux une attente légitime à ce que le ministre n’ajoute jamais, unilatéralement, de nouveaux titulaires de permis, une politique n’est pas immuable. Pour que le ministre puisse conserver son vaste pouvoir discrétionnaire de gérer les pêches, elle doit pouvoir être modifiée au besoin et elle ne peut être source de droit pour les demandeurs. De plus, les attentes, aussi légitimes soient-elles, ne génèrent ni ne créent de droits substantifs et elles ne peuvent servir de fondement à un recours en dommages et intérêts. La preuve a démontré que les demandeurs n’avaient pas d’attente légitime à ce que le ministre n’émette jamais de nouveaux permis de pêche au crabe des neiges dans la zone 12, mais plutôt qu’ils savaient qu’il s’agissait là d’une réelle possibilité et que leur crainte que cette possibilité se matérialise a influencé certaines décisions qu’ils ont prises. Par conséquent, ils n’avaient pas de réelles attentes, légitimes ou non, à cet égard.
La Cour a examiné la première cause d’action, soit l’expropriation. En plaidant que le ministre a, à compter de 2003, exproprié 35 p. 100 de leurs QI et qu’il se devait de les indemniser, les demandeurs devaient démontrer que la Couronne s’est appropriée unilatéralement de leur propriété privée à des fins publiques. Cependant, les demandeurs ne sont pas propriétaires des QI qui leur ont été attribués par une politique du MPO. Même si, dans les faits, ils considèrent leur QI comme des actifs de grande valeur, qui peuvent faire l’objet d’une transaction, leurs droits dans ces QI sont précaires et la valeur de leurs permis est fonction de la biomasse annuelle, du prix du marché et de la discrétion du ministre d’émettre ou non de nouveaux permis ou de partager la ressource avec d’autres pêcheurs. De plus, il y avait un certain nombre d’obstacles additionnels qui empêchaient les demandeurs de faire valoir un recours en expropriation dans le présent contexte, comme le fait d’être privé totalement de l’utilisation de la propriété en litige, ce qui n’était pas le cas en l’espèce, puisque les demandeurs n’ont été privés que partiellement de la part du TPA qui leur était réservée depuis 1990. En outre, en ce qui a trait à la question spécifique du pouvoir du ministre de transférer une part du TPA dans une pêche à QI, celui-ci pouvait en tout temps favoriser un groupe de pêcheurs au détriment d’un autre et pouvait également en tout temps changer ses propres politiques. Les demandeurs n’ont pas démontré par conséquent qu’ils avaient contre la défenderesse un recours en expropriation et leur première cause d’action a été rejetée.
Quant à la deuxième cause d’action, l’enrichissement sans cause, les demandeurs ont plaidé en particulier que les faits mis en preuve démontraient que la défenderesse s’est enrichie sans cause à leur détriment, et qu’ils étaient en droit de demander d’être indemnisés à la hauteur de leur appauvrissement corrélatif. Ils ont soutenu que la défenderesse s’est injustement enrichie en utilisant la ressource du crabe des neiges pour financer les activités du MPO ou pour financer les programmes de rationalisation de la pêche au homard et au poisson de fond ou de permettre au MPO de remplir ses obligations visant l’intégration des Premières Nations à la pêche commerciale au crabe des neiges. Cependant, les demandeurs n’ont pas établi qu’il y a eu enrichissement sans cause de la part du MPO. Le MPO a simplement effectué une réallocation de la ressource du crabe des neiges ou n’a fait que la gérer, ou il a utilisé la ressource pour financer ses activités de gestion. Il n’y a pas eu non plus appauvrissement des demandeurs. Puisqu’ils n’avaient pas droit à une part prédéterminée du TPA, il ne pouvait y avoir de transfert injustifié. Le MPO n’a donc rien pris qui appartenait aux demandeurs qui n’ont pas été appauvris de ce fait.
La troisième cause d’action, soit la faute dans l’exercice d’une charge publique, a également été examinée. Bien qu’il soit acquis que par ces diverses ententes intervenues de 2003 à 2006, afin d’obtenir une contribution financière à ses activités de gestion et de recherche, le MPO a outrepassé son pouvoir de gestion en s’appropriant illégalement ou en vendant illégalement la ressource halieutique propriété des Canadiens, le caractère illégitime des ententes de financement conclues entre le MPO et certaines associations de pêcheurs n’a causé aux demandeurs aucun dommage. Par conséquent, les demandeurs n’ont pas démontré une faute dans l’exercice d’une charge publique à cet égard.
Cependant, l’argument des demandeurs selon lequel le MPO a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique en réduisant le TPA de 2003 de 4 000 t.m., de manière artificielle et arbitraire, afin de forcer les demandeurs à lui verser une somme de 1,7 million de dollars pour financer ses activités de recherche a été accepté. Cette réduction sans justification, les tentatives de trouver une explication ex post facto et la réaction du ministre face aux questions que lui ont posées les journalistes après l’émission du plan de pêche 2003 ont démontré que la seule raison pour laquelle le ministre a réduit le TPA de 4 289 t.m. en 2003, était pour forcer les crabiers traditionnels à reprendre les négociations devant mener à une entente de projet conjoint. Ce faisant, le ministre a agi de mauvaise foi, particulièrement dans le contexte de l’ensemble des changements qu’il a choisi d’apporter aux politiques du MPO cette même année. Sa discrétion a été exercée en se fondant sur des considérations non pertinentes, capricieuses et étrangères à l’objet de la loi. Par conséquent, le ministre a commis un délit de catégorie A, lequel a causé aux demandeurs des dommages compensables en droit, soit la quote-part du 4 289 t.m. manquant que le plan de pêche de 2003 leur allouait, en fonction de leur QI respectif.
En conclusion, le MPO a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique pour laquelle la défenderesse est responsable en réduisant de 21 437 t.m. à 17 148 t.m. le TAC en 2003, causant ainsi aux demandeurs un préjudice pour lequel ils avaient droit d’être indemnisés.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte de la Ville de Québec, L.R.Q., ch. C-11.5.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 248(1).
Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), ch. B-3, art. 2.
Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11.
Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, art. 7, 8, 10, 43(1),f),g).
Mineral Act, S.B.C. 1977, ch. 54.
Personal Property Security Act, S.N.S. 1995-96, ch. 13.
Projet de loi C-62, Loi concernant les pêches, 35e lég., 2e sess., 1996.
Projet de loi C-115, Loi concernant les pêches, 35e lég., 1re sess., 1994.
Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53, art. 2 « document », 10, 16, 22a),g).
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 400(3).
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Canada (Procureur général) c. Arsenault, 2009 CAF 300; Taylor v. Dairy Farmers of Nova Scotia, 2010 NSSC 436, 298 N.S.R. (2d) 116, conf. par 2012 NSCA 1, 311 N.S.R. (2d) 300; Malcolm c. Canada (Pêches et Océans), 2013 CF 363, conf. par 2014 CAF 130; Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575; Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629; Larocque c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2006 CAF 237; Canada (Procureur général) c. Chiasson, 2009 CAF 299, infirmant 2008 CF 616.
DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :
Saulnier c. Banque Royale du Canada, 2008 CSC 58, [2008] 3 R.C.S. 166; Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101; R. du chef de la province de la Colombie-Britannique c. Tener et autre, [1985] 1 R.C.S. 533; Rock Resources Inc. v. British Columbia, 2003 BCCA 324, 229 D.L.R. (4th) 115; Beaurivage c. Québec (Ville), 2004 CanLII 26320 (C.A. Qué.); Peel (Municipalité régionale) c. Canada; Peel (Municipalité régionale) c. Ontario, [1992] 3 R.C.S. 762.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; Canada c. Haché, 2011 CAF 104, infirmant 2010 CCI 10; Kimoto c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 291; Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12; De Keyser’s Royal Hotel Ltd, (Re), [1920] UKHL 1 (BAILII), [1920] A.C. 508; Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304; Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446; Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263; Foschia v. Conseil des Écoles Catholique de Langue Française du Centre-Est, 2009 ONCA 499, 266 O.A.C. 17; Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121.
DÉCISIONS CITÉES :
Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; Molaison c. Canada, [1993] A.C.F. no 1409 (1re inst.) (QL); Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1998] 2 C.F. 548 (C.A.); Association des crevettiers acadiens du Golfe Inc. c. Canada (Procureur général), 2011 CF 305; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504; Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165; Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5, [2006] 1 R.C.S. 227; A and L Investments Ltd. v. Ontario, 1997 CanLII 3115, 36 O.R. (3d) 127 (C.A.); Granite Power Corp. v. Ontario, 2004 CanLII 44786, 72 O.R. (3d) 194 (C.A.); Dennis c. Canada, 2013 CF 1197, conf. par 2014 CAF 232, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2015] 1 R.C.S. vi; Air Canada c. Colombie-Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161; Association des crabiers acadiens c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1241; Cheticamp Fisheries Co-Operative Ltd. v. Canada (1994), 118 D.L.R. (4th) 428, [1994] N.S.J. no 356 (S.C.) (QL); Aucoin c. La Reine, 2001 CFPI 800; Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2012 CSC 71, [2012] 3 R.C.S. 660; Three Rivers District Council and Others v. Governor and Company of the Bank of England, [2000] UKHL 33 (BAILII), [2000] 3 All E.R. 1.
DOCTRINE CITÉE
Brown, R. « “Takins” : Government Liability to Compensate for Forcibly Acquired Property » dans K. Horsman et G. Morley. Government Liability : Law and Practice, feuilles mobiles. Toronto : Canada Law Book, 2013.
Canada. Groupe d’étude des pêches de l’Atlantique. Naviguer dans la tourmente : Une nouvelle politique pour les pêches de l’Atlantique : Points saillants et recommandations : Rapport du Groupe d’étude des pêches de l’Atlantique. Ottawa : Le Groupe d’étude, 1982.
ACTION intentée par les demandeurs qui poursuivent la défendresse pour les gestes posés ou les actes commis par le ministre des Pêches et Océans et par les fonctionnaires du ministère des Pêches et Océans, au cours des années 2003 à 2006, lesquels auraient eu comme conséquence de leur retirer une part de leur quota individuel de crabe des neiges qu’ils estiment à 35 p. 100. Action accueillie en partie.
ONT COMPARU
Patrick Ferland et David Quesnel pour les demandeurs.
Paul Marquis, Édith Campbell et Toni Abi Nasr pour la défenderesse.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
LCM Avocats, Montréal, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Table des matières
Paragraphe |
|
I. Survol |
|
II. Contexte et historique |
5 |
A. 1975 — Passage d’une pêche non réglementée à une pêche à accès limité |
5 |
B. 1990 — Passage d’une pêche compétitive à accès limité à une politique de contingent par bateau ou de QI |
11 |
C. Crise dans la pêche au poisson de fond et au homard — partage temporaire de la richesse et de la ressource |
22 |
D. L’affaire Marshall |
49 |
E. Les demandes pressantes des pêcheurs de crabe de la zone côtière 18 |
60 |
F. Un nouvel accès permanent |
66 |
G. Les négociations ayant mené au plan de pêche de 2003 |
68 |
H. Le plan de pêche 2003 |
81 |
I. L’utilisation d’une part du TPA pour le financement des activités du MPO |
87 |
J. Les procédures judiciaires |
91 |
III. Les questions en litige et remèdes recherchés à cette étape du dossier |
92 |
IV. Analyse |
97 |
A. Question préliminaire : Objection à la production de l’Avis d’appel de la Couronne dans le dossier Haché c. La Reine (2006-3736(IT)G (pièce 601)) et de l’Annexe A du Plan d’argumentation des demandeurs dans le dossier Canada c. Haché (A-44-10 (pièce 615)) |
97 |
B. La nature des droits et intérêts allégués par les demandeurs à la source de chacune des causes d’action |
101 |
1) Position des parties |
101 |
2) Dispositions législatives pertinentes |
106 |
3) Arrêts Saulnier et Haché |
107 |
4) Nature des droits conférés par un permis de pêche |
116 |
5) Les attentes légitimes des demandeurs |
123 |
C. Première cause d’action : L’expropriation |
147 |
D. Deuxième cause d’action : L’enrichissement sans cause |
164 |
1) Le droit applicable |
164 |
2) L’enrichissement du MPO |
170 |
3) L’appauvrissement des demandeurs |
180 |
4) L’absence de motif juridique justifiant l’enrichissement |
186 |
E. Troisième cause d’action : La faute dans l’exercice d’une charge publique |
189 |
1) Les composantes du délit |
195 |
2) Financement des activités du MPO de 2003 à 2006 |
200 |
3) Financement du programme de rationalisation d’autres pêcheries |
205 |
4) Part du TPA allouée aux pêcheurs de la zone 18 |
213 |
5) Réduction du TPA de 4 000 t.m. en 2003 |
225 |
6) La quittance signée en 2006 |
254 |
F. Conclusion |
257 |
Voici les motifs du jugement et le jugement rendus en français par
La juge Gagné :
I. Survol
[1] Pour le grand bonheur des fins palais, la pêche commerciale au crabe des neiges est pratiquée dans le Sud du golfe Saint-Laurent depuis les années 60, et elle se porte bien. Cette pêche est réglementée depuis 1975, d’abord par le biais d’une politique d’accès limité, puis, éventuellement, par celui d’une politique de contingent par bateau ou de quota individuel (QI).
[2] Les demandeurs sont 97 des 130 pêcheurs de crabe traditionnels de la zone semi-hauturière 12 située dans le Sud du golfe Saint-Laurent — ou leurs ayants droit et sociétés de gestion, le cas échéant — qui ont bénéficié de cette politique d’exclusivité et à qui on a subséquemment attribué un QI. Ils sont résidents du Nouveau-Brunswick, du Québec, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard.
[3] Ils poursuivent Sa Majesté la Reine du Chef du Canada pour les gestes posés ou les actes commis par le ministre des Pêches et Océans (ministre) et par les fonctionnaires du ministère des Pêches et Océans (MPO), au cours des années 2003 à 2006, lesquels auraient eu comme conséquence de leur retirer une part de leur QI qu’ils estiment à 35 p. 100.
[4] Aux termes d’une ordonnance prononcée le 23 juillet 2008 par Me Richard Morneau, protonotaire, l’instruction de cette cause a été scindée en deux étapes; la première concerne les questions communes à la réclamation de l’ensemble des demandeurs et la seconde concerne les questions propres à la réclamation individuelle de chacun d’eux. Je suis saisie de la première de ces deux étapes et je dois me prononcer sur la nature des droits des demandeurs, sur l’existence d’attentes légitimes de leur part, et sur les trois causes d’action invoquées par les demandeurs, soit l’expropriation, l’enrichissement sans cause, et la faute dans l’exercice d’une charge publique.
II. Contexte et historique
A. 1975 — Passage d’une pêche non réglementée à une pêche à accès limité
[5] Les premiers débarquements répertoriés de crabe des neiges dans le Sud du golfe Saint-Laurent remontent aux années 60. Jusqu’à 1975, cette pêche est accessible à tous et sujette à très peu de contraintes. Les pêcheurs commerciaux qui s’y adonnent ne sont sujets à aucun quota et on parle à cette époque d’une pêche compétitive, en ce sens que chaque pêcheur tente de prendre le maximum de captures possible avant la fin de la saison de pêche.
[6] En novembre 1973, le ministre de l’Environnement, responsable des pêches et sciences de la mer à cette époque, annonce l’adoption d’une politique d’accès limité visant notamment la pêche au crabe des neiges dans le Sud du golfe Saint-Laurent. Un comité consultatif sur le crabe des neiges, composé de pêcheurs, de producteurs (ou propriétaires d’usines de transformation), de fonctionnaires fédéraux et de fonctionnaires des provinces concernées est mis sur pied, et une première réunion a lieu en mai 1974. Au moment où la politique d’accès limité entre en vigueur en 1975, le ministre retient la recommandation du comité consultatif qui veut qu’à compter de 1975, et jusqu’à ce que les stocks puissent soutenir un plus grand effort de pêche, seuls les pêcheurs qui ont pêché le crabe des neiges à bord d’un bateau au cours d’une année durant la période allant de 1970 à 1974 inclusivement, soient désormais admissibles à l’émission d’un permis.
[7] Cette politique a deux objectifs : elle vise à contrôler l’effort de pêche dans cette zone, et donc à préserver l’état du stock, et à assurer la rentabilité de la flottille.
[8] De 1975 à 1989, la pêche au crabe des neiges dans la zone 12 demeure une pêche compétitive. Toutefois, à compter de 1984, le MPO établit annuellement un Total de Prises Autorisées (TPA), dont il fait l’annonce avant le début de chaque saison de pêche. L’impact d’une pêche compétitive associée à un TPA se fait sentir : certains pêcheurs s’équipent de bateaux et d’agrès plus performants afin de prendre une part plus importante du TPA; c’est la course vers la ressource.
[9] À compter de 1987, les débarquements de crabes chutent. Ils s’effondrent à 7 900 tonnes en 1989 et on constate une importante recrudescence de crabes blancs ou crabes à carapaces molles. Puisque ceux-ci sont en mue et qu’ils n’ont aucune valeur commerciale, les pêcheurs de la zone 12 demandent au MPO de fermer la saison de pêche avant terme et ils rentrent au port prématurément.
[10] Au cours de cette même période, le MPO mène des consultations avec l’industrie et auprès des diverses associations de pêcheurs en vue d’établir une nouvelle politique sur la pêche commerciale dans l’est du Canada. Cette politique entre en vigueur en janvier 1989. Elle prévoit notamment que le nombre de permis de pêche sera limité en fonction de considérations biologiques et économiques.
B. 1990 — Passage d’une pêche compétitive à accès limité à une politique de contingent par bateau ou de QI
[11] Au cours de l’hiver qui suit la saison de pêche 1989, les associations de pêcheurs et le comité consultatif du crabe des neiges tiennent un certain nombre de réunions pour discuter de la crise à laquelle l’industrie a fait face au cours de l’année. Plusieurs options sont mises de l’avant, même celle de fermer complètement la pêche pour la saison 1990. On discute également de mesures additionnelles de gestion à mettre en place afin de favoriser une meilleure conservation de la biomasse et éviter tout nouvel effondrement.
[12] Le ministre de l’époque décide également de profiter de l’occasion afin d’introduire une des recommandations émanant d’un rapport publié en 1982, intitulé : Naviguer dans la tourmente : Une nouvelle politique pour les pêches de l’Atlantique : Points saillants et recommandations : Rapport du Groupe d’étude des pêches de l’Atlantique (pièce 27) (communément appelé le Rapport Kirby), soit l’implantation d’un système de contingent par bateau ou de QI. Ce système existait déjà dans d’autres pêcheries et il était perçu comme une mesure responsable de gestion durable de la ressource.
[13] Cette option est présentée au cours des réunions du comité consultatif et l’idée fait son chemin. Les représentants de l’Association des pêcheurs professionnels acadiens (APPA) sont rapidement en faveur des QI. Toutefois, les représentants de l’Association des pêcheurs de crabe du Québec (APCQ) et l’Association des crabiers et hauturiers du nord-est du Nouveau-Brunswick (ACHNE) y sont plutôt réfractaires. Plusieurs pêcheurs de l’APCQ et de l’ACHNE se sont récemment équipés de plus gros bateaux et ils sont très performants dans le cadre d’une pêche compétitive. Ils voient d’un mauvais œil le fait qu’on limite leurs captures par un QI.
[14] Les tenants du système QI parviennent à convaincre ses opposants que la rentabilité de la flottille à court terme passe par ce nouveau régime et que cela permettra non seulement de tenir une pêche au cours de la saison 1990, mais également de favoriser une saison de pêche plus ordonnée et une meilleure conservation de la biomasse à long terme. Pour l’APPA, un tel système favorisera également la protection des parts historiques du Nouveau-Brunswick qui est en voie de se faire dépasser par le Québec.
[15] En fait, la formule de partage alimente davantage le débat que le système de QI lui-même. Les pêcheurs les plus performants veulent que le QI soit établi en fonction des captures historiques alors que les autres (principalement les membres de l’APPA) privilégient un QI établi en parts égales. Plusieurs formules de partage sont envisagées, mais c’est une formule 80-20 qui est annoncée par le ministre Bernard Valcourt dans le Plan de pêche de 1990 (pièce 87) : 80 p. 100 du QI représente un partage égal du TPA, alors que 20 p. 100 sont établis en fonction des captures historiques de chaque pêcheur.
[16] Dans le plan de pêche de 1990, le ministre annonce également que comme conditions de permis, les pêcheurs traditionnels de la zone 12 devront retenir les services de vérificateurs à quai et d’observateurs en mer. Le vérificateur à quai est responsable du pesage des débarquements afin de s’assurer que le pêcheur ne dépasse pas son QI, alors que l’observateur en mer accompagne l’équipage et procède par échantillonnage afin de déterminer la composition des captures — taille, hauteur des pinces, pourcentage de crabes mous, etc. Les données recueillies sont transmises au département des sciences du MPO.
[17] Autre conséquence de la crise de 1989, le MPO obtient des fonds additionnels du Conseil du trésor pour la période 1990–1995 et adopte le Programme d’ajustement de pêche de l’Atlantique (PAPA), lequel prévoit notamment l’achat d’un bateau scientifique pour le crabe des neiges ainsi que la mise en place d’un programme annuel de relevé au chalut et d’un protocole de crabes blancs.
[18] Le relevé au chalut se fait à l’aide d’un filet attaché à un bateau, qui ratisse le fond marin sur une largeur de 20 mètres. Les captures sont échantillonnées et les données recueillies sont transmises au département des sciences du MPO. Le relevé au chalut est considéré par les biologistes comme l’une des meilleures techniques au monde pour estimer la biomasse de crabes. Il permet non seulement d’étudier le développement biologique du crabe, comme sa reproduction, sa croissance, les maladies qui l’affectent, etc., mais également de constater diverses tendances. Comme le relevé au chalut se fait après la saison de pêche, on peut estimer la biomasse commerciale de la saison suivante et constater la recrudescence de crabes juvéniles qui composeront la biomasse commerciale des années à venir.
[19] Le protocole de crabes blancs adopté en 1990 prévoit que la zone 12 est divisée en quatre grands secteurs. Si le taux de crabes blancs dans un secteur donné dépasse 20 p. 100, le secteur est fermé à la pêche pour le reste de la saison. On appelle un crabe blanc ou un crabe à carapace molle celui qui n’a pas encore atteint l’âge adulte et qui mue, en général, une fois par année. Après environ neuf années de croissance, il a une dernière mue et développe ses pinces à l’extrémité de ses pattes avant. Seul le crabe mâle adulte peut être pêché et il atteint une taille commerciale une année après sa dernière mue. Il peut être pêché au cours des trois ou quatre années qui suivent, après quoi on dit qu’il devient mousseux — donc de moindre qualité — et meurt.
[20] Le PAPA est encensé par les pêcheurs traditionnels qui considèrent non seulement qu’il contribue grandement à leur faire connaître le cycle biologique du crabe des neiges, mais également qu’il leur permet de savoir où se trouve la biomasse et d’anticiper leurs prises des années à venir.
[21] La flottille traditionnelle de la zone 12 compte 130 pêcheurs en 1990 et jusqu’à ce jour, le TPA, ou la part du TPA réservée à cette flottille, est réparti entre eux selon la même formule ou le même QI.
C. Crise dans la pêche au poisson de fond et au homard — partage temporaire de la richesse et de la ressource
[22] La crise de 1989, combinée avec les connaissances acquises par le biais du PAPA, font en sorte que les pêcheurs se responsabilisent et qu’ils prennent un intérêt certain dans la gestion de la ressource.
[23] De son côté, le MPO rencontre de nouveaux défis au cours des années 90 : la pêche au poisson de fond s’effondre dans l’Atlantique, il y a émergence de revendications autochtones sur la pêche commerciale, il y a effondrement de la biomasse dans certaines pêcheries alors qu’il y a abondance de mollusques et de crustacés — en particulier le crabe (dont la biomasse a profité des nouvelles mesures de gestion) et la crevette — et le nouveau gouvernement adopte d’importantes mesures de restrictions budgétaires.
[24] Il se développe alors une étroite collaboration entre les fonctionnaires du MPO et les pêcheurs traditionnels de la zone 12. Les pêcheurs sont généralement très satisfaits du système de pêche par QI, lequel constitue un important changement de culture. Il y a désormais de l’entraide; les départs du quai sont plus ordonnés et il y a place aux aléas. Un des membres de l’ACHNE aurait compris les avantages de cette nouvelle politique lorsque son bateau s’est brisé au début de la saison. Il a eu le temps de le réparer avant d’aller capturer son QI. Cela n’aurait pas été possible dans le cadre d’une pêche compétitive.
[25] De 1990 à 1995, le TPA connaît une importante croissance, et ce même si le taux d’exploitation fixé par le MPO demeure conservateur; sa moyenne au cours des années 90 est de 38,5 p. 100 (le taux d’exploitation est le pourcentage de la biomasse que constitue le TPA). Voici le nombre de tonnes métriques allouées annuellement à la pêche au crabe pour la première moitié de la décennie :
- 1990 : 7 000 t.m.
- 1991 : 10 000 t.m.
- 1992 : 11 200 t.m.
- 1993 : 14 500 t.m.
- 1994 : 20 000 t.m.
- 1995 : 20 000 t.m.
[26] Au cours des mêmes années, il y a diminution du stock de homard et de poisson de fond, laquelle a notamment mené à l’imposition d’un moratoire sur la pêche à la morue en 1993. À cette époque, tout le monde croit, à tort, que ce moratoire sera de courte durée.
[27] Les pressions se font de plus en plus fortes pour que le MPO émette des nouveaux permis de pêche au crabe en faveur des morutiers touchés par la situation. Faisant partie des mêmes associations de pêcheurs à cette époque, les morutiers demandent de l’aide directement à leurs collègues crabiers.
[28] Les pêcheurs traditionnels de la zone 12 sont nerveux; des rumeurs circulent qu’il pourrait y avoir émission de nouveaux permis en 1993. Selon Gastien Godin, directeur général de l’APPA à cette époque, ils élaborent plusieurs projets afin de « protéger [leur] cour ». Un des moyens d’y parvenir selon eux est de conclure une entente à long terme avec le MPO.
[29] En 1993, le ministre John Crosbie émet un plan de pêche de cinq ans qui prévoit qu’il pourra être modifié si le TPA annuel est augmenté de plus de 10 p. 100 ou s’il y a d’importants changements dans la pêche au crabe (pièce 122). Les pêcheurs traditionnels sont rassurés puisqu’ils ne croient pas qu’il y aura augmentation de plus de 10 p. 100 du TPA.
[30] Au cours de l’année 1994, la tension monte au sein des associations de pêcheurs qui comptent des morutiers et des crabiers parmi leurs membres. Les scientifiques annoncent une importante augmentation de la biomasse et on craint l’émission de nouveaux permis. Afin d’éviter qu’il y ait augmentation de l’effort de pêche, les pêcheurs traditionnels proposent de partager la richesse plutôt que la ressource. Cette proposition, qui est acceptée par le MPO, prévoit l’émission, en faveur d’une entité nouvellement créée, d’un permis pour pêcher 2 000 t.m. de crabes. N’étant pas propriétaire d’un bateau, cette entité fait pêcher le 2 000 t.m. par des crabiers qu’elle désigne, lesquels versent une partie du produit de leur pêche dans un fonds destiné aux morutiers. On prévoit que sur la valeur anticipée de 1,50 $ la livre, 0,30 $ iront au crabier et le restant sera versé au fonds. Dans les faits, puisque le prix à la livre est plutôt de 2,60 $, c’est la somme de 1,40 $ qui est conservée par le crabier et la somme de 1,20 $ qui est versée au fonds.
[31] Le PAPA prend fin après la saison de pêche 1994 et le MPO amorce des discussions avec les pêcheurs traditionnels pour que ces derniers prennent la relève et, par le biais d’une entente de projet conjoint, continuent à financer le relevé au chalut et le protocole de crabes blancs. Compte tenu des dispositions de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), c F-14 (qui seront discutées plus loin), le MPO informe les pêcheurs que contrairement à leur désir, il ne peut pas lier le financement des activités scientifiques au partage de la ressource et que le financement ne peut être conditionnel à un engagement par le MPO de stabiliser l’effort de pêche (pièce 162.1).
[32] C’est dans ce contexte que le gouvernement dépose son projet de loi C-115 [Loi concernant les pêches, 35e lég., 1re sess., 1994] visant à modifier la Loi sur les pêches (pièce 639) afin de permettre au MPO de conclure des ententes de projet conjoint à long terme avec les diverses pêcheries et d’y lier la cogestion de la pêche à l’exercice par le ministre de la discrétion que lui confère la loi. Cependant, ce projet de loi, tout comme le projet de loi C-62 [Loi concernant les pêches, 35e lég., 2e sess., 1996] déposé en 1996, n’est jamais adopté par la Chambre des communes.
[33] L’« Entente conjointe entre l’industrie de la pêche au crabe des neiges et Pêches et Océans Canada sur l’évaluation du stock de crabe des neiges et autres recherches connexes dans le Sud du Golfe du Saint-Laurent (zones 12, 18, 19 et 25/26) » (Entente de projet conjoint — 1995) est conclue le 3 mars 1995 (pièce 171). Cette entente, d’une durée de cinq ans, prévoit notamment que pour l’année 1995, les crabiers financeront la recherche scientifique sur le crabe des neiges à hauteur de 600 000 $.
[34] Les crabiers voient un net avantage à poursuivre leur collaboration avec le MPO et à maintenir le relevé au chalut annuel puisque les résultats que le MPO en retire permettent de connaître la biomasse à venir et les endroits où se concentre le crabe. Ils pensent également que leur partenariat avec le MPO favorisera un plan de pêche acceptable pour l’année 1995 et leur permettra d’éviter un partage de la ressource. Ils tentent de soumettre une proposition unanime à leurs collègues morutiers pour une nouvelle formule de partage d’une part du produit de la pêche pour la saison 1995, mais ils n’y parviennent pas. Bien que les membres de l’ACHNE n’y consentent pas, une proposition en ce sens est soumise aux associations et au MPO lors de la réunion du comité consultatif du 30 mars 1995.
[35] L’optimisme des crabiers est de courte durée puisque lors de cette réunion du comité consultatif, plusieurs demandeurs de nouvel accès à la pêche au crabe des neiges sont présents et revendiquent un partage de la ressource plutôt qu’un partage de la richesse. Les esprits s’échauffent et les représentants de certaines associations de crabiers exigent du MPO que les demandeurs de nouvel accès soient expulsés de la réunion. Selon Gastien Godin, « le mal était déjà fait » et leur proposition est rejetée par le ministre Brian Tobin.
[36] Le ministre Tobin annonce son plan de pêche le 13 avril 1995 et pour la première fois, il partage, de façon temporaire, la ressource. Sur un TPA de 20 000 t.m., 15 500 t.m. sont attribuées aux pêcheurs traditionnels de la zone 12, et 4 500 t.m. sont attribuées aux demandeurs de nouvel accès (pièces 178, 179 et 180). Bien que le ministre précise que cet accès est temporaire et qu’il s’agit d’une mesure ponctuelle visant à résoudre la crise du poisson de fond, les pêcheurs traditionnels sont fort déçus et ils se retirent de l’Entente de projet conjoint — 1995.
[37] Après la saison de pêche, les discussions reprennent en vue d’en arriver à une entente à long terme entre les crabiers et le MPO. Le contexte est propice puisque le gouvernement a déposé un second projet de loi, mentionné ci-dessus, visant à modifier la Loi sur les pêches et à permettre au MPO de lier la gestion de la ressource aux partenariats qu’il conclut avec les différents groupes de pêcheurs (pièce 641).
[38] Le 8 février 1996, le MPO et les crabiers concluent une entente de principe d’une durée de cinq ans, laquelle comporte trois volets : i) le partage de la ressource au-delà d’un seuil de revenu brut défini pour les pêcheurs traditionnels; ii) la création d’un fonds qui permettra aux pêcheurs non traditionnels de rationaliser leur pêcherie; et iii) la participation des pêcheurs traditionnels au financement des activités du MPO (pièces 214, 216.1 et 217).
[39] Toutefois, puisque le projet de loi C-62 n’est pas en vigueur — il est d’ailleurs mort au feuilleton à la suite des élections de 1997 — le MPO ne ratifie pas l’entente de principe intervenue avec les crabiers. Tant qu’aucun amendement n’est apporté à la Loi sur les pêches, le MPO est contraint d’opter pour une approche à deux volets distincts : la mise en place d’un plan de gestion intégrée des pêches (integrated fisheries management plan) respectant la discrétion que la Loi sur les pêches accorde au ministre et, le cas échéant, une entente de projet conjoint visant le financement des activités du MPO (joint project agreement), assujettie à la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. (1985), ch. F-11.
[40] Le 18 avril 1996, le ministre Fred Mifflin annonce le plan de pêche de 1996 et le partage temporaire de la ressource est maintenu (pièce 226). Les pêcheurs traditionnels sont à nouveau très déçus et les employés d’usine se joignent à eux pour de violentes manifestations. Ces derniers craignent qu’en raison du partage temporaire, les débarquements soient dirigés vers d’autres usines, de sorte qu’ils n’auront pas suffisamment d’heures travaillées pour se qualifier à l’assurance-emploi. Les pêcheurs, pour leur part, refusent de sortir en mer. Ils déposent une demande d’injonction provisoire pour empêcher l’exécution du plan de pêche. Cette requête est rejetée et les pêcheurs se désistent de leur demande du consentement du défendeur.
[41] C’est à l’issue d’une rencontre entre les pêcheurs traditionnels, le ministre Mifflin et le premier ministre du Nouveau-Brunswick Frank McKenna, que l’impasse se dénoue et que la saison de pêche débute, très tardivement, à la fin mai. Les parties conviennent alors de conclure une entente pluriannuelle pour le début de la saison de pêche 1997.
[42] Parallèlement aux évènements qui ont mené à cette entente pluriannuelle, le MPO et les pêcheurs de crabe des zones 25 et 26, deux zones côtières situées au nord de l’Île-du-Prince-Édouard, amorcent leurs discussions en vue de fusionner ces zones à la zone 12. Les pêcheurs de l’Île-du-Prince-Édouard sont en difficulté et ils demandent au MPO de faire disparaître la frontière. Selon les scientifiques du MPO, les zones 12, 25 et 26, ainsi que les zones 18 et 19, deux zones côtières situées au nord de la Nouvelle-Écosse, font toute partie de la même unité biologique de crabe des neiges, et il n’y a aucune logique à les séparer. Cette question fait donc partie intégrante des discussions entourant la conclusion d’une entente pluriannuelle et les crabiers de la zone 12 accepte cette intégration comme étant un compromis acceptable.
[43] Le 1er mai 1997, le MPO et les crabiers traditionnels des zones 12, 25 et 26 concluent une entente d’une durée de cinq ans intitulée « Plan quinquennal de cogestion » (pièces 241 et 250) (Entente de projet conjoint — 1997). Robert Haché, représentant de l’Association des crabiers acadiens Inc. (ACA), confirme que bien que les pêcheurs n’ont pas réellement négocié cette entente, elle faisait leur « affaire jusqu’à un certain point ». Le document est scindé en deux parties distinctes dans le but avoué de respecter les dispositions de la Loi sur les pêches qui, en dépit des deux projets de loi déposés par le gouvernement, n’a encore fait l’objet d’aucun amendement.
[44] La première partie de cette entente contient le Plan de gestion intégrée de la pêche, soit les mesures de gestion elles-mêmes, la détermination du TPA et des QI, la mise en place d’un comité des glaces, l’ouverture et la fermeture de la saison, et le suivi du crabe blanc. C’est à ce moment que l’on introduit un protocole amélioré de suivi du crabe blanc. Plutôt que de diviser la zone 12 en 4 grands secteurs, on divise les zones 12, 25 et 26 en 280 quadrilatères (le Sud du golfe au complet en comprend 350). Si le pourcentage de crabes blancs observés dans l’un quelconque de ces quadrilatères dépasse 20 p. 100, on ferme ce quadrilatère à la pêche pour le reste de la saison.
[45] C’est également dans le cadre de ce Plan quinquennal de cogestion que les crabiers acceptent pour la première fois le partage temporaire de la ressource. On y adopte une formule de partage qui prévoit que la ressource ne sera partagée qu’au-delà d’un seuil de rentabilité de 500 000 $ pour la flottille semi-hauturière traditionnelle. Les 2 000 premières tonnes métriques excédant ce seuil seront attribuées aux pêcheurs non traditionnels alors que l’excédent sera partagé à 60 p. 100 pour les crabiers traditionnels et 40 p. 100 pour le nouvel accès. Dans les faits, il y a eu partage temporaire de la ressource en 1995, 1996, 1997 et 2001.
[46] Finalement, c’est également dans le cadre de ce Plan quinquennal de cogestion que l’on met en place un Fonds de solidarité pour venir en aide aux travailleurs des usines de transformation. Il s’agit d’une initiative des pêcheurs traditionnels, supportée par le MPO, qui prévoit qu’ils contribueront 15 cents la livre de crabe pêché dans un fonds destiné à fournir du travail aux travailleurs d’usine qui en ont besoin pour compléter leur nombre de semaines requis pour avoir droit à l’assurance-emploi. À cette époque, certains y ont vu une taxe cachée, imposée par le gouvernement de la province du Nouveau-Brunswick, alors que d’autres y ont vu une façon pour les pêcheurs de crabe d’honorer une promesse faite aux travailleurs d’usines en échange de leur appui dans le cadre du conflit de 1996. Quoi qu’il en soit, le second rapport du vérificateur général, émis en 1999 (pièce 642), contient une section intitulée « The Solidarity Funds – Imposition of a Fee That May Not Be Contemplated in Legislation ». On y indique qu’il est inapproprié pour le MPO de s’assurer qu’un pêcheur donné ait fait sa contribution au Fonds de solidarité avant de lui remettre ses conditions de permis pour l’année, donc son QI.
[47] La deuxième partie de ce Plan quinquennal de cogestion, quant à elle, contient l’Entente de projet conjoint et détermine la contribution financière et non financière respective du MPO et des associations de pêcheurs, à certaines activités du MPO.
[48] Selon Pat Chamut, sous-ministre adjoint — gestion des pêches au MPO, l’Entente de projet conjoint — 1997 est importante dans l’histoire de la gestion de la pêche au crabe dans la zone 12 puisque, d’une part, elle met fin au conflit de 1996 et démontre la capacité du MPO et des crabiers de travailler de concert à la gestion de cette pêche et, d’autre part, elle démontre qu’une telle entente de projet conjoint est possible sans qu’il soit nécessaire de modifier la Loi sur les pêches. Du moins le croit-on à cette époque!
[49] Le 17 septembre 1999, la Cour suprême du Canada rend sa décision dans l’affaire R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456. La Cour y confirme que les Premières Nations possèdent un droit issu de traités conclus en 1760 et 1761 de s’adonner à la pêche commerciale à des fins de subsistance convenable (« moderate livelihood »).
[50] Le Conseil du trésor accorde une première enveloppe budgétaire de 160 millions de dollars pour la mise en place d’une vaste initiative du gouvernement fédéral visant à intégrer les Premières Nations du Canada à la pêche commerciale de toutes espèces (Initiative Marshall). La première phase de ce plan est complétée en quelques mois et le MPO retourne au Conseil du trésor avec un plan détaillé comprenant un programme complet de rachat de permis des mains des pêcheurs traditionnels, ainsi qu’un programme de formation des Autochtones à la pêche commerciale. Le MPO obtient une enveloppe de 500 millions de dollars pour cette seconde phase de l’Initiative Marshall qui débute en 2000 et ne sera achevée qu’en 2007.
[51] Le MPO choisit de procéder par rachat de permis plutôt que par l’émission de nouveaux permis. De l’avis de tous, il s’agit de la façon la plus harmonieuse d’intégrer les Premières Nations dans diverses pêcheries commerciales qui fonctionnent à accès limité depuis un certain nombre d’années.
[52] La région de l’Atlantique compte 33 tribus autochtones avec lesquelles le MPO entreprend d’intenses négociations en vue de conclure des ententes et de leur octroyer une part du TPA annuel des diverses pêcheries qui s’y pratiquent. Un certain nombre d’entre elles ont un intérêt particulier pour le crabe des neiges.
[53] Malheureusement pour le MPO, son programme de rachat de permis de pêche au crabe n’atteint pas ses objectifs.
[54] D’abord, puisque le programme n’est pas en place pour la saison de pêche 2000, les pêcheurs suggèrent au MPO qu’il leur emprunte une portion du TPA annuel nécessaire pour satisfaire ses engagements envers les Premières Nations, et qu’il leur remettre ce quota en 2001, une fois le programme mis en place. Le MPO accepte et 1 060 t.m. de crabe sont retranchées du TPA pour les associer à des permis émis en faveur de membres des Premières Nations. À compter de 2001, le tonnage alloué aux Premières Nations, tout comme le tonnage alloué aux permis temporaires en vertu de l’Entente de projet conjoint — 1997, sont retranchés du TPA avant la répartition du quota aux pêcheurs traditionnels en fonction de leur QI. Ce nombre de 1 060 t.m. est réduit à 911 puis à 888 t.m. au cours des années qui suivent. Finalement, plutôt que d’être remis aux pêcheurs traditionnels, ce tonnage fait l’objet d’une compensation financière de 2 $ la livre suite à une entente conclue avec le MPO.
[55] Dans le cadre de son programme de rachat de permis, le MPO doit déterminer la valeur à accorder à un permis de crabe des neiges. Depuis que cette pêche est à accès limité, la seule façon d’y accéder est par le biais d’une succession ou d’une acquisition d’un permis existant. Le MPO est au courant de ces transferts, mais il n’en connaît pas les détails financiers. Le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) a, pour sa part, déterminé qu’un permis de crabe des neiges valait 1 250 000 $ en 1999. S’inspirant de l’évaluation faite par le MAPAQ, le MPO fait une première offre aux crabiers traditionnels en 2000 à 13 000 $ la tonne métrique (ce qui donne un prix moyen par permis de 1,4 ou 1,45 million de dollars). Face au peu d’intérêt suscité par cette offre, le MPO ajuste rapidement son offre à 18 000 $ la tonne métrique. Le MPO réussit à racheter un seul permis en 2000 et huit en 2001.
[56] En 2001, il manque encore plus de 400 t.m. de crabe des neiges pour satisfaire les engagements du MPO envers les Premières Nations. Un comité est mis en place pour étudier cette question et, conscients que le TPA est en baisse, les crabiers traditionnels proposent au MPO de modifier sa base d’évaluation et d’utiliser un point de pourcentage de QI plutôt que le tonnage métrique. Le MPO accepte et fixe son prix de rachat à 2,6 millions de dollars par point de pourcentage de QI (voir par exemple l’offre contenue à la pièce 390).
[57] Le MPO ne parvient toutefois pas à racheter d’autres permis de pêche au crabe des neiges en 2002 et 2003. Au cours de la même période toutefois, certaines ventes se font de gré à gré, à des prix supérieurs à celui offert par le MPO. Par exemple, Daniel Dubois, un pêcheur de la Gaspésie, a reçu une offre d’une somme de 3,5 millions de dollars qu’il a refusée.
[58] Devant l’insuccès de son programme, le MPO commence à envisager d’autres avenues à compter de 2003. Un seul permis est racheté en 2004 et le programme, qui devait initialement se terminer le 31 mars 2004, est reconduit, d’abord jusqu’au 31 mars 2006, puis jusqu’au 31 mars 2007. En 2005, les négociations avec les Premières Nations sont terminées. En 2006, il manque encore 10,8 p. 100 de l’objectif initial de 15,8 p. 100 du TPA de crabe des neiges pour satisfaire les engagements du MPO qui ne parvient plus à racheter de permis additionnels.
[59] Le MPO évalue qu’une somme de 37,4 millions de dollars est nécessaire pour acquérir des pêcheurs traditionnels cette part du TPA. Le MPO élabore sa solution finale et la somme de 37,4 millions de dollars, puisée à même le solde de l’enveloppe octroyée par le Conseil du trésor dans le cadre de l’Initiative Marshall, est répartie sur une base provinciale, au prorata du QI de chaque pêcheur. En 2007, tous les demandeurs ont signé l’entente d’aide financière soumise par le MPO (voir par exemple la pièce 606). Il s’agit en fait du rachat d’une partie du QI de chaque pêcheur qui y renonce pour l’avenir. Ces ententes contiennent une quittance dont il sera question plus loin.
E. Les demandes pressantes des pêcheurs de crabe de la zone côtière 18
[60] Le ministre Robert Thibault arrive en fonction le 15 janvier 2002.
[61] Au cours de la réunion du comité consultatif qui se tient le 19 février 2002, Fred Kennedy, porte-parole de la Area 18 Crab Fishermen’s Association, informe les crabiers traditionnels de la zone 12 et les représentants du MPO que les crabiers de la zone 18 demandent à être intégrés à la zone 12 avec 5,32 p. 100 du TPA, soit le même pourcentage que celui octroyé aux crabiers des zones 25 et 26 à compter de 1997. Fred Kennedy est à l’emploi de cette association depuis 1999 et on l’a mandaté pour la représenter auprès du MPO. Au cours des années 90, les crabiers de la zone 18, qui peinaient à capturer leur TPA, ont tenté en vain d’obtenir un accès à la zone 12. Leur objectif est donc d’obtenir cet accès à compter de la saison 2002. Les pêcheurs traditionnels de la zone 12, qui n’ont pas été informés de la participation des crabiers de la zone 18 à la réunion du comité consultatif du 19 février 2002, s’opposent à cette intégration, particulièrement à hauteur de 5,32 p. 100 du TPA.
[62] Le ministre Thibault annonce son premier plan de pêche le 8 avril 2002 (pièces 360 et 365) et le 12 avril — l’Entente de projet conjoint — 1997 étant arrivée à terme l’année précédente — il signe avec les associations de pêcheurs une Entente sur l’exécution d’un projet conjoint (Entente de projet conjoint — 2002) (pièce 366). Cette entente, d’une durée d’un an, prévoit la participation financière et non financière du MPO et des associations de pêcheurs dans les activités du MPO reliées à la pêche au crabe des neiges; elle ne contient aucun élément relié à la gestion de la pêche.
[63] C’est également au cours du mois d’avril 2002 que le ministre Thibault a une première rencontre avec Fred Kennedy qui lui présente les revendications des crabiers de la zone 18. Cette rencontre est suivie d’une seconde rencontre en juillet 2002, à Petit-de-Grat, Nouvelle-Écosse, entre Fred Kennedy, Bill Broffy, président de la Area 18 Crab Fishermen’s Association et deux pêcheurs de la zone 18, d’une part, et le ministre Thibault et son collègue, le député libéral Rodger Cuzner, d’autre part.
[64] C’est à compter de ce moment que le ministre Thibault affirme publiquement, qu’à moins d’un argument fort convaincant à l’effet contraire, il favorisait l’intégration de la zone 18 à la zone 12.
[65] Toutefois, lorsque durant la saison de pêche 2002 on lui demande si les crabiers de la zone 18 peuvent avoir un accès à la zone 12 pour compléter leurs débarquements de l’année en cour, il retient la recommandation de ses hauts fonctionnaires de ne pas rouvrir le plan de pêche 2002, d’autant plus que l’Entente de projet conjoint — 2002, qui lie le MPO aux associations de pêcheurs traditionnels de crabe de la zone 12, est alors en vigueur.
F. Un nouvel accès permanent
[66] Au cours de l’année 2002, le ministre Thibault rencontre les représentants de l’Union des pêcheurs des Maritimes (UPM) qui désirent que l’accès temporaire que certains de leurs pêcheurs de homard et de poisson de fond ont à la pêche au crabe devienne permanent. L’UPM entend ainsi utiliser les revenus générés par la pêche au crabe des neiges et d’autres revenus pour créer des activités de toutes sortes, comme l’écotourisme, afin de sortir les travailleurs de la pêche au homard et au poisson de fond. On parle du concept de rationalisation, qui consiste à sortir un certain nombre de pêcheurs d’une pêcherie donnée, afin d’assurer la rentabilité de ceux qui y demeurent. Pour le ministre Thibault, un régime d’accès permanent est donc tributaire de la volonté des associations de pêcheurs de homard et de poisson de fond de se rationaliser.
[67] C’est au cours d’une rencontre tenue en mai 2002 à Shippagan au Nouveau-Brunswick, entre le ministre Thibault et les crabiers traditionnels de la zone 12, que le ministre exprime, pour la première fois, son désir de régler une fois pour toutes la question du nouvel accès à la pêche au crabe des neiges. Le ministre informe les crabiers traditionnels qu’il est prêt à conclure une entente pluriannuelle avec eux, mais que cette entente doit nécessairement prévoir un accès permanent pour les pêcheurs de homard et de poisson de fond.
G. Les négociations ayant mené au plan de pêche de 2003
[68] À l’automne 2002, le MPO demande aux crabiers traditionnels s’ils sont intéressés à négocier une entente pluriannuelle et ils le sont. Les crabiers désignent Rémi Bujold, consultant, pour les représenter alors que Jim Jones, directeur général régional (MPO), est nommé négociateur en chef pour le MPO.
[69] La première rencontre de négociation a lieu le 16 décembre 2002. Dès le début de la rencontre, Jim Jones informe les pêcheurs que le ministre cherche un accès permanent et que les discussions ne porteront pas sur le principe même, mais plutôt sur le niveau de cet accès. Les crabiers sont encore incertains de ce qu’on entend par partage permanent, mais pour Jim Jones, la question est claire; on parle d’une part constante à chaque année pour le nouvel accès. On discute également de l’Initiative Marshall et de l’intégration de la zone 18 et les crabiers conviennent avec le MPO qu’ils soumettront une proposition initiale d’entente pluriannuelle.
[70] Après cette première rencontre, le ministre Thibault écrit à Fred Kennedy et l’invite à rencontrer les pêcheurs de la zone 12 pour exposer son point de vue. Il l’avise toutefois qu’il considère élevé le pourcentage de 5,32, puisque les prises historiques des pêcheurs des zones 25 et 26 étaient plus élevées que celles de la zone 18 et ne peuvent servir de point de comparaison.
[71] Le 20 janvier 2003, les crabiers soumettent leur projet d’entente, lequel prévoit une période de cogestion de trois ans (pièces 405.2 et 678). On y suggère également le partage de la ressource de la façon suivante : les 20 000 premières tonnes métriques aux crabiers traditionnels (ce nombre inclut la part des Premières Nations), les 2 000 prochaines tonnes métriques aux pêcheurs de nouvel accès et l’excédent, le cas échéant, réparti à 70 p. 100 pour les crabiers traditionnels et 30 p. 100 pour le nouvel accès. Cette proposition rejette carrément l’intégration de la zone 18.
[72] Une deuxième rencontre de négociation a lieu le 24 janvier 2003. En avant-midi, le ministre Thibault est présent à la Conférence du semi-hauturier et il s’entretient avec les pêcheurs, principalement de son désir d’instaurer le partage permanent de la ressource dans la pêche au crabe. Les propos du ministre donnent le ton à la rencontre de négociation qui se tient en après-midi. L’ensemble des enjeux sont discutés et Jim Jones réagit à la proposition du 20 janvier. Il exprime clairement que la question de l’accès à la ressource pose un problème. La rencontre ne se déroule pas particulièrement bien, mais les parties ont toujours espoir d’en arriver à une entente avant l’annonce du plan de pêche.
[73] Une troisième rencontre a lieu le 14 février 2003. Jim Jones réitère que le ministre s’est engagé à instaurer un régime de partage permanent de la ressource; Dominic Leblanc, député de Beauséjour, en a même fait l’annonce quelques jours avant la rencontre. Jim Jones fait état, pour la première fois, d’un objectif de l’ordre de 10 à 20 p. 100 du TPA en faveur du nouvel accès. L’Initiative Marshall est également un enjeu important de cette rencontre et on s’inquiète du peu de succès du programme de rachat de permis.
[74] Le 17 février 2003, Jim Jones écrit à Rémi Bujold et réitère qu’il est préoccupé du fait que la position des crabiers sur le partage permanent demeure inchangée (pièce 412). Il le réitère le 10 mars 2003 lorsqu’il informe les crabiers qu’il ne peut discuter de leur proposition du 20 janvier avant qu’ils n’avancent sur la question cruciale du partage de la ressource (pièce 421).
[75] Après cette troisième rencontre, les crabiers tiennent une conférence de presse qui, selon Jim Jones, contribue à détériorer davantage le climat des négociations.
[76] Une ultime rencontre a lieu le 25 mars 2003. D’entrée de jeu, Jim Jones avise les participants qu’il entend donner la position du MPO par rapport à la proposition du 20 janvier 2003 et transmettre une contre-proposition verbale aux crabiers. Il confirme que le MPO est favorable à tous les aspects de la proposition qui concernent le financement, par les crabiers, de ses activités. Toutefois, cette proposition n’atteint pas les objectifs du ministre quant au partage permanent et quant à l’intégration de la zone 18. Il les informe que le seul élément qu’il a mandat de négocier avec eux est le pourcentage du TPA qui sera alloué aux demandeurs de nouvel accès et aux crabiers de la zone 18. À l’issue de la rencontre, Robert Haché demande à Jim Jones ce qu’il y a pour eux dans la contre-proposition du MPO, ce à quoi Jim Jones répond : la possibilité d’instaurer un régime de quota individuel transférable (QIT). Si les entreprises des crabiers ne sont plus rentables avec les nouvelles mesures, ils auraient, avec un tel régime, la possibilité d’acheter une part du QI d’un autre crabier afin d’augmenter leurs revenus.
[77] Aucun progrès n’est fait lors de cette dernière réunion. Jim Jones suggère à Rémi Bujold que s’il est en mesure d’obtenir l’accord des crabiers pour un partage permanent à 10 p.100 du TPA, il tenterait de convaincre le ministre. Il suggère également que les crabiers rencontrent le ministre afin de tenter de dénouer l’impasse.
[78] Une rencontre est fixée pour le 8 avril, mais Monique Baker, agente responsable de la gestion des crustacés (région Golfe) du MPO, n’attend pas cette rencontre et elle commence à rédiger la note décisionnelle au ministre en prévision du plan de pêche 2003 (pièce 440).
[79] Le 2 avril 2003, Rémi Bujold écrit aux représentants des associations et constate l’échec des négociations (par exemple, pièces 425 et 426.1). Il leur réitère également sa préoccupation quant à leur absence de volonté réelle de négocier.
[80] Lors de la réunion du 8 avril 2003, le ministre Thibault réitère qu’il y aura partage permanent et que les crabiers doivent accepter ce principe pour qu’il y ait des discussions fructueuses. Il les informe que dans un premier temps, les quotas seront émis en faveur des associations de pêcheurs qui les distribueront parmi leurs membres, mais qu’éventuellement, il entend instaurer un système de QIT. Avec la transférabilité, croit-il, les pêcheurs pourront récupérer une partie du quota perdu. Les pêcheurs eux n’y voient pas une telle relation de cause à effet.
H. Le plan de pêche 2003
[81] Le vendredi 2 mai 2003, le ministre annonce son « Plan triennal de gestion pour la pêche au crabe des neiges dans le sud du Golfe » (pièces 441 et 443). Ce plan prévoit que la zone 18, exclusion faite d’une zone tampon située le long de la limite de la zone 19, est intégrée à la zone 12 et que 4,7081 p. 100 du TPA de la nouvelle zone combinée est accordé aux pêcheurs de la zone 18. Il prévoit également que pour les trois années couvertes par le plan de pêche, 15 p. 100 du TPA sera alloué aux associations et pêcheurs de nouvel accès et que ce partage devra favoriser la rationalisation. Toutefois, le TPA et les mesures de gestion seront déterminés chaque année. Pour 2003, le ministre fixe le TPA à 17 148 t.m.; 11 702 t.m. sont octroyées aux pêcheurs traditionnels de la zone 12 (qui comprend les anciennes zones 25 et 26), 578 t.m. sont octroyées aux pêcheurs de la zone 18, 2 701 t.m. sont octroyées aux Premières Nations, et 2 167 t.m. reviennent aux associations et pêcheurs de nouvel accès.
[82] Puisque les négociations avec les pêcheurs traditionnels n’ont pas porté fruit, il n’y a pas d’entente de projet conjoint, on revient au protocole de crabes blancs régulier (la zone 12 est divisée en quatre grands secteurs) et il n’y aura pas de relevé au chalut après la saison de pêche.
[83] Contrairement à une pratique bien établie, les crabiers ne sont pas avisés à l’avance du contenu du plan de pêche. Ils en sont informés par les médias et ne reçoivent le plan de pêche qu’en fin de journée du vendredi. Jim Jones avoue qu’il s’agissait d’une situation gênante pour les représentants locaux du MPO.
[84] Les associations de crabiers tentent, sans succès, de calmer leurs membres et elles les avisent qu’elles se tourneront vers les tribunaux pour faire invalider le plan de pêche. La réaction des pêcheurs est toutefois immédiate et violente. Au cours de la fin de semaine, les manifestations éclatent, les crabiers en colère incendient bâtiments et navires de patrouille et ils vandalisent les bureaux locaux du MPO. Ils menacent également de boycotter la saison de pêche.
[85] Le lundi 5 mai 2003, les pêcheurs traditionnels de la zone 12 se réunissent d’urgence pour discuter de la situation. Le compte rendu de cette réunion (pièce 444) démontre qu’ils demeurent sur leur position : pas d’intégration de la zone 18, pas de partage en 2003, et 20 000 t.m. aux pêcheurs traditionnels et aux Premières Nations. Une demande dans ce sens est transmise au ministre par l’intermédiaire de Rémi Bujold; on informe le ministre que s’il accepte, les crabiers seront prêts à financer les activités scientifiques et le programme de gestion. Le ministre refuse et Rémi Bujold est remercié de ses services. En après-midi, le ministre s’adresse aux médias et affirme qu’il est prêt à augmenter le TPA de 3 000 à 4 000 t.m. si les crabiers acceptent de signer une entente de projet conjoint avec le MPO.
[86] Les crabiers transmettent une nouvelle proposition au ministre (pièce 466, à la page 9) : si le ministre augmente le TPA à 21 600 t.m., ils acceptent l’intégration de la zone 18 sans le retrait de la zone tampon. Cette nouvelle proposition est discutée lors d’une réunion entre le ministre et les crabiers. Le ministre réitère alors qu’il est prêt à augmenter le TPA de 3 000 à 4 000 t.m. si les crabiers acceptent de signer une entente de projet conjoint par laquelle ils financeraient les activités du MPO à hauteur de 1,7 million de dollars. Il précise que cet ajout serait également partagé avec le nouvel accès et les pêcheurs de la zone 18, mais que le 1,7 million de dollars serait payé uniquement par les pêcheurs traditionnels de la zone 12. Une offre écrite est remise le même jour aux pêcheurs (pièce 469). Cette offre est également refusée mais les crabiers se résignent à sortir en mer et la saison, bien que tardive, se déroule normalement.
I. L’utilisation d’une part du TPA pour le financement des activités du MPO
[87] En 2003, puisqu’il n’y a pas d’entente de projet conjoint entre le MPO et les crabiers, le MPO élabore un plan pour financer le relevé au chalut pratiqué après la saison. Il décide d’utiliser 50 t.m. de crabe des neiges (d’une valeur approximative de 300 000 $), non pêchées par les Premières Nations, pour financer le relevé au chalut. Le MPO procède par appel de propositions et octroie le contrat à Joey Desveaux.
[88] En 2004, le MPO décide également de prendre une partie du TPA pour financer ses activités. Dans son plan de pêche (pièce 498), le ministre Geoff Regan annonce que 400 t.m. seront utilisées pour financer diverses activités du MPO. Plusieurs départements du MPO sont consultés et ils estiment les coûts afférents à ses diverses activités. Le MPO procède à nouveau par appel de propositions (pièce 635) et le Regroupement des pêcheurs professionnels des Îles-de-la-Madeleine (RPPIM) remporte le concours. Une entente de projet conjoint est signée entre le MPO et le RPPIM (pièce 531.1), laquelle prévoit notamment que le RPPIM contribuera aux activités du MPO, soit le relevé au chalut, le protocole du crabe blanc amélioré, l’analyse scientifique et la surveillance accrue des prises et ce, à hauteur de 1,5 million de dollars. Elle prévoit également que le RPPIM gère son allocation de 400 t.m. de crabe en octroyant des contingents aux pêcheurs qu’elle désigne contre rémunération.
[89] Le MPO suit le même processus pour l’année 2005. Son appel de propositions (pièce 553) prévoit qu’il recherche une contribution à hauteur de 1,9 million de dollars pour financer ses activités de recherche et qu’une allocation de 480 t.m. de crabe des neiges sera mise à la disposition de l’association adjudicataire, pour distribution parmi ses membres. L’Association des pêcheurs de poisson de fond acadiens (APPFA) remporte le concours et elle signe une entente de projet conjoint avec le MPO (pièce 560).
[90] L’APPFA remporte également le concours en 2006 suivant le même processus (pièce 630), et signe une entente de projet conjoint qui prévoit que l’APPFA contribuera 1,5 million de dollars pour financer les activités du MPO, contre une allocation de 1 000 t.m. de crabe des neiges (pièce 590).
J. Les procédures judiciaires
[91] Les demandeurs ont d’abord déposé devant cette Cour une demande de contrôle judiciaire visant à faire déclarer illégal et à annuler le plan de pêche de 2003. Cette demande a par la suite fait l’objet d’un désistement et la présente action a été instituée le 11 juillet 2007. Par leur action, les demandeurs recherchent contre la défenderesse une condamnation à leur verser :
a) Une compensation pour la perte de profits subie au cours des saisons de pêche 2003, 2004, 2005, 2006, 2007 et 2008 en raison des actes du MPO;
b) Une compensation pour la diminution de la valeur des entreprises de pêche des demandeurs;
c) Des dommages généraux et des dommages punitifs;
d) Des dommages pour pertes de revenus futurs;
e) La restitution de la valeur des bénéfices que le MPO s’est appropriés au détriment des demandeurs;
e.1) Une indemnisation pour les droits ou intérêts des demandeurs qui ont été expropriés par le MPO ou dont les demandeurs ont été privés;
f) Les intérêts calculés sur le montant des dommages avant et après jugement;
g) Les dépens et débours; et
h) Tout autre redressement que la Cour considérera juste et équitable.
III. Les questions en litige et remèdes recherchés à cette étape du dossier
[92] Dans un document intitulé « Liste concise et conjointe des questions devant être tranchées à l’instruction », signé par les parties le 29 mai 2013 (dossier d’instruction, onglet 13), celles-ci ont formulé comme suit les questions en litige à être tranchées dans le cadre de ce premier volet de l’audition :
À l’égard de l’expropriation
DANS LA MESURE OÙ, à la deuxième étape, la preuve individuelle visant la conduite, le comportement, la connaissance, la croyance, et la perception personnelle des demandeurs à tout moment pertinent est susceptible de nier le droit de chacun d’eux à une indemnisation fondée sur l’expropriation alléguée; et
DANS LA MESURE OÙ les demandeurs démontrent et établissent, à la deuxième étape, l’étendue et la valeur des droits et des actifs commerciaux dont les demandeurs allèguent avoir été expropriés;
A) La conduite du ministre des Pêches et Océans du Canada et de ses fonctionnaires (collectivement le « MPO ») est-elle susceptible de constituer une expropriation d’une portion des droits ou du faisceau de droits ou d’actifs commerciaux allégués par les demandeurs? Plus précisément :
i) Les droits, le faisceau de droits allégués (ou une portion de ceux-ci) et les actifs commerciaux allégués sont-ils des « biens » ou une forme de « bien » ou d’intérêt qui puissent faire l’objet d’une expropriation? Si oui,
ii) Le MPO a-t-il retranché une portion des droits, du faisceau de droits ou encore des actifs commerciaux allégués par les demandeurs?
iii) Les gestes du MPO ont-ils résulté en une appropriation des droits, du faisceau de droits ou des actifs commerciaux allégués par les demandeurs? Si oui,
iv) Pour qu’il y ait expropriation, y a-t-il une exigence juridique que la Couronne ait conservé le bénéfice pour elle-même ou qu’elle ait complètement détruit l’objet ou l’intérêt en question?
v) Dans l’affirmative, la Couronne a-t-elle, en l’espèce, conservé le bénéfice pour elle-même ou complètement détruit le bien ou l’intérêt exproprié?
vi) Une privation partielle des droits, du faisceau de droits ou des actifs commerciaux allégués est-elle susceptible de conduire à une conclusion juridique d’expropriation?
vii) Dans l’affirmative, le MPO a-t-il, en l’espèce, privé les demandeurs des droits, du faisceau de droits ou des actifs commerciaux allégués?
B) Le cas échéant, une telle expropriation entraîne-t-elle l’obligation d’indemniser les demandeurs?
À l’égard de l’enrichissement sans cause
CONSIDÉRANT que les demandeurs allèguent, relativement au critère d’appauvrissement, qu’ils ont été privés d’une portion du TAC et des revenus qui en découlent;
CONSIDÉRANT que les demandeurs allèguent, relativement au critère d’appauvrissement, que l’attribution du TAC alléguée a réduit la valeur de leur entreprise;
DANS LA MESURE OÙ la question de savoir si les demandeurs individuellement ont subi un appauvrissement ou un préjudice ne sera tranchée qu’au deuxième procès;
DANS LA MESURE OÙ l’ampleur de cet appauvrissement ou préjudice ne sera tranchée qu’au deuxième procès;
C) Les actes et omissions allégués sont-ils susceptibles d’avoir permis au MPO de s’enrichir sans cause aux dépens des demandeurs? Plus précisément :
i) Le MPO s’est-il enrichi par l’utilisation alléguée du crabe des neiges pour financer ses activités, ses programmes de rationalisation et son programme d’intégration des autochtones à la pêche commerciale?
ii) La privation alléguée d’une portion du TAC à laquelle les demandeurs allèguent avoir droit et des revenus qui en découlent, ainsi que la diminution alléguée de la valeur des entreprises des demandeurs, sont-elles susceptibles de constituer un appauvrissement corrélatif des demandeurs à l’enrichissement allégué du MPO?
iii) Existe-t-il un motif juridique justifiant l’enrichissement allégué du MPO?
iv) La doctrine du changement de situation est-elle applicable en l’espèce?
À l’égard de la faute dans l’exercice d’une charge publique
DANS LA MESURE OÙ les questions suivantes seront tranchées, si la Cour l’estime nécessaire, à la deuxième étape, à savoir : si les demandeurs ont subi un quelconque préjudice; si les préjudices subis ont pour cause juridique la conduite délictuelle alléguée; si les préjudices allégués peuvent faire l’objet d’une indemnisation suivant les règles de droits en matière délictuelles;
D) La Couronne bénéficie-t-elle en l’espèce d’une immunité à l’égard du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique?
E) Afin qu’il y ait faute dans l’exercice d’une charge publique, est-il nécessaire d’établir une obligation quelconque du MPO en droit privé envers les demandeurs? Si tel est le cas, y en avait-il une en l’espèce?
F) Le MPO s’est-il comporté de façon telle que les critères relatifs aux questions communes du délit de la faute dans l’exercice d’une charge publique sont remplis à l’égard des allégations suivantes :
i) La réduction du TAC d’environ 4000 tonnes en 2003 en vue d’imposer l’exigence d’une contribution financière des demandeurs en retour d’une augmentation du TAC;
ii) Le financement des activités du MPO par l’utilisation de la ressource halieutique;
iii) L’utilisation du crabe des neiges aux fins de forcer la mise en place de programmes de rationalisation de la pêche au homard et au poisson de fond;
iv) L’utilisation du crabe des neiges aux fins de programmes d’intégration des communautés autochtones à la pêche commerciale;
v) La détermination de la part du TAC revenant aux pêcheurs de la zone 18 lors de l’intégration de cette zone avec les zones 12, 25 et 26.
À l’égard des attentes légitimes
DANS LA MESURE OÙ la détermination de l’existence ou non d’attentes légitimes de la part des demandeurs est susceptible de dépendre de la preuve qui sera administrée lors de la seconde étape;
G) La doctrine des attentes légitimes peut-elle constituer une cause d’action donnant ouverture à l’octroi de dommages et intérêts?
H) Les actes allégués du MPO et les circonstances particulières de l’espèce sont-ils susceptibles d’avoir suscité les attentes légitimes alléguées des demandeurs?
À l’égard de l’indemnisation versée par la Couronne
I) L’indemnisation versée ou versable par la Couronne à certains titulaires de permis de pêche au crabe des neiges dans les zones 12, 18, 25, et 26 après la saison de pêche 2006 constitue-t-elle un obstacle total ou partiel à la réclamation des demandeurs à l’égard de l’intégration des autochtones à la pêche commerciale au crabe des neiges?
[93] Lors de l’audition, les procureurs des demandeurs ont déposé un document additionnel intitulé « Conclusions recherchées par les demandeurs à la première étape », dans lequel ils précisent, dans les termes suivants, les conclusions déclaratoires qu’ils recherchent :
A. À L’ÉGARD DE L’EXPROPRIATION
Attribution à des bandes autochtones
DÉCLARER que la réduction du QI de chaque demandeur résultant de l’attribution à des bandes autochtones des portions suivantes du TAC constituait une expropriation des droits des demandeurs pour lesquels ceux-ci sont en droit d’être indemnisés :
2 701 tonnes métriques (t) (15,7511%) du TAC de 2003;
4 128 t (15,5188%) du TAC en 2004;
5 038 t (15,5802%) du TAC en 2005;
3 933 t (15,2035%) du TAC en 2006.
Financement des opérations MPO
DÉCLARER que la réduction du QI de chaque demandeur résultant de l’utilisation des portions suivantes du TAC pour financer les opérations du Ministère des Pêches et des Océans constituait une expropriation des droits des demandeurs pour lesquels ceux-ci sont en droit d’être indemnisés : 400 t en 2004, 480 t en 2005 et 1 000 t en 2006.
Intégration de la Zone 18
DÉCLARER que la réduction du QI de chaque demandeur résultant de l’attribution d’une part de 4,7081% du TAC aux pêcheurs de la zone 18 à compter de 2003 constituait une expropriation des droits des demandeurs pour lesquels ceux-ci sont en droit d’être indemnisés.
Nouvel accès et rationalisation
DÉCLARER que la réduction du QI de chaque demandeur résultant de l’attribution d’une part de 15 % du TAC à des associations et des pêcheurs de nouvel accès, à compter de 2003, constituait une expropriation des droits des demandeurs pour lesquels ceux-ci sont en droit d’être indemnisés.
SUBSIDIAIREMENT, DÉCLARER que la réduction du QI de chaque demandeur résultant de l’attribution à des associations et à des pêcheurs de nouvel accès, de 2003 à 2006, d’une part de 15 % du TAC constituait une expropriation des droits des demandeurs pour lesquels ceux-ci sont en droit d’être indemnisés.
B. À L’ÉGARD DE L’ENRICHISSEMENT SANS CAUSE
Financement des opérations du MPO
DÉCLARER que l’utilisation des portions suivantes du TAC pour financer les opérations du Ministère des Pêches et des Océans, et la réduction corrélative du QI de chaque demandeur, a résulté en un enrichissement sans cause de la défenderesse pour lequel les demandeurs sont en droit d’être indemnisés : 400 t en 2004, 480 t en 2005 et 1 000 t en 2006.
Rationalisation
DÉCLARER que l’attribution à des associations et à des pêcheurs de nouvel accès d’une portion de 15% du TAC de 2003 à 2006, et la réduction corrélative du QI de chaque demandeur, a résulté en un enrichissement sans cause de la défenderesse pour lequel les demandeurs sont en droit d’être indemnisés.
Attribution à des bandes d’autochtones
DÉCLARER que l’attribution à des bandes autochtones des portions suivantes du TAC, et la réduction corrélative du QI de chaque demandeur, a résulté en un enrichissement sans cause de la défenderesse pour lequel les demandeurs sont en droit d’être indemnisés :
2 701 t (15,7511%) du TAC de 2003;
4 128 t (15,5188%) du TAC en 2004;
5 038 t (15,5802%) du TAC en 2005;
3 933 t (15,2035%) du TAC en 2006.
C. À L’ÉGARD DE LA FAUTE DANS L’EXERCICE D’UNE CHARGE PUBLIQUE
Financement des opérations du MPO
DÉCLARER que le MPO a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique pour laquelle la défenderesse est responsable en utilisant 400 t de crabe des neiges en 2004, 480 t de crabe des neiges en 2005 et 1 000 t de crabe des neiges en 2006 pour financer ses opérations, causant ainsi aux demandeurs un préjudice pour lequel ils sont en droit d’être indemnisés.
Rationalisation
DÉCLARER que le MPO a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique pour laquelle la défenderesse est responsable en attribuant aux associations et à des pêcheurs de nouvel accès une portion de 15% du TAC de 2003 à 2006, causant ainsi aux demandeurs un préjudice pour lequel ils sont en droit d’être indemnisés.
Intégration de la Zone 18
DÉCLARER que le MPO a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique pour laquelle la défenderesse est responsable en attribuant aux pêcheurs de la zone 18 une portion de 4,7081% du TAC à compter de 2003, causant ainsi aux demandeurs un préjudice pour lequel ils sont en droit d’être indemnisés.
Réduction du TAC de 2003
DÉCLARER que le MPO a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique pour laquelle la défenderesse est responsable en réduisant de 21 621 t à 17 148 t le TAC en 2003, causant ainsi aux demandeurs un préjudice pour lequel ils sont en droit d’être indemnisés.
Dommages punitifs
DÉCLARER que les demandeurs sont en droit d’obtenir le versement de dommages punitifs.
[94] Les procureurs de la défenderesse s’opposent à ce que les demandeurs complètent la liste des questions en litige identifiées au stade préliminaire des procédures et demandent à la Cour de s’en tenir au document conjoint du 29 mai 2013.
[95] Dans un premier temps, je ne crois pas que ces deux documents soient nécessairement incompatibles. Des questions en litiges identifiées, il découle généralement un certain nombre de conclusions auxquelles la Cour en arrive. Par ailleurs, je ne suis pas liée par les suggestions des demandeurs à cet égard et je ne prononcerai que les conclusions qui, à mon avis, découlent de la preuve et des arguments présentés par les parties, dans les limites de cette première partie de l’instance scindée.
[96] Ceci dit, je me prononcerai d’abord sur une objection à la preuve soulevée par la défenderesse en cours d’instance, et que j’ai prise sous réserve. Je me prononcerai ensuite sur la nature des droits des demandeurs, sur leurs attentes légitimes et sur les trois causes d’action alléguées, soit l’expropriation, l’enrichissement sans cause et la faute du ministre et des fonctionnaires du MPO dans l’exercice de leurs fonctions.
IV. Analyse
[97] Ces deux actes de procédure appartiennent aux dossiers de la Cour canadienne de l’impôt (CCI 2006-3736(IT)G; pièce 601) [Haché c. La Reine, 2010 CCI 10] et de la Cour d’appel fédérale (A-44-10; pièce 615) [Canada c. Haché, 2011 CAF 104] dans l’affaire ayant opposé Gildard Haché, un crabier traditionnel de la zone 12, à l’Agence du revenu du Canada, suite à la contestation par le premier d’un avis de cotisation émis par la seconde (dossier Haché). Gildard Haché est l’un des crabiers traditionnels ayant accepté de vendre son permis de pêche au MPO — ou encore de renoncer aux privilèges découlant de son permis de pêche contre paiement — dans le cadre du programme de rachat de permis mis en place par l’Initiative Marshall. L’authenticité de ces documents est admise aux fins de production mais la défenderesse s’oppose à leur production au motif qu’ils n’ont aucune pertinence en l’instance.
[98] Essentiellement, la Couronne fédérale y plaide que le permis de pêche au crabe des neiges de Gildard Haché lui « accord[ait] […] le droit de renouvellement du permis d’année en année » et que « [ce] droit de renouvellement d’année en année est un droit exclusif, qui appartient au titulaire de permis », de sorte qu’il constitue un « bien […] en immobilisation admissible […] afférent […] à l’entreprise de pêche » du contribuable (pièce 601, à la page 639). Le gain en capital réalisé lors de la vente de ce bien est donc imposable comme tel en application de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (LIR).
[99] Cette preuve est pertinente en l’instance et bien que la défenderesse tente de prendre devant la Cour une position quelque peu différente — soit que le permis de pêche n’accorde au titulaire que des droits pour l’année au cours de laquelle il est émis, l’ensemble de la preuve présentée lors de l’audition confirme, quant au droit au renouvellement et à l’exclusivité attachés au permis, la position prise par la Couronne dans le dossier Haché.
[100] Toutefois, la question à savoir si l’argument à l’effet qu’il s’agit d’un bien au sens du paragraphe 248(1) de la LIR, lequel a été retenu par la Cour d’appel fédérale, devrait avoir un quelconque impact sur la qualification du permis et des droits qu’il confère au sens de la Loi sur les pêches, est tout autre. Il s’agit d’une question de droit qui ne peut faire l’objet d’une admission et qui doit être ici tranchée par la Cour. En d’autres termes, cette preuve est pertinente pour les admissions de faits qu’elle contient, sans plus. L’objection à la preuve de la défenderesse est donc rejetée.
B. La nature des droits et intérêts allégués par les demandeurs à la source de chacune des causes d’action
1) Position des parties
[101] D’entrée de jeu, les demandeurs soutiennent que les causes d’action qu’ils invoquent au soutien de leur demande ne sont pas nouvelles, mais que c’est la première fois qu’une Cour, disposant d’un dossier factuel complet, est appelée à trancher au mérite la véritable nature des droits dont bénéficient les titulaires de permis de pêche, dans le contexte d’une pêche exclusive à contingent individuel.
[102] Ils s’inspirent largement des décisions rendues par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Saulnier c. Banque Royale du Canada, 2008 CSC 58, [2008] 3 R.C.S. 166 et par la Cour d’appel fédérale dans le dossier Haché — Canada c. Haché, 2011 CAF 104 [précité], pour tenter de convaincre la Cour qu’un permis de pêche est un bien qui confère à son titulaire un droit de propriété ou de quasi-propriété dans le QI qui y est associé.
[103] Ils reconnaissent qu’il existe une jurisprudence abondante où, que ce soit dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire des activités de la couronne fédérale ou d’autres recours entrepris contre la Couronne, les tribunaux ont plutôt reconnu la vaste discrétion accordée au ministre par l’article 7 de la Loi sur les pêches. Selon les demandeurs, toutefois, cette jurisprudence ne fait pas obstacle à une conclusion favorable de la Cour à l’égard de chacune des causes d’action qu’ils soulèvent.
[104] Ils plaident que leurs droits se sont cristallisés en 1990, au moment où le MPO est passé d’une politique de pêche compétitive à une politique de pêche par contingent individuel et où un QI a été attribué à chacun des demandeurs ou à son ayant droit. Ils citent certains extraits du Rapport Kirby et commentaires du ministre de l’époque Pierre de Bané pour conclure qu’on a alors conféré aux crabiers traditionnels un droit de quasi-propriété dans le QI, c’est-à-dire le droit d’obtenir, d’année en année, une part prédéterminée du TPA annoncé par le MPO. Ils plaident que par cette nouvelle politique du MPO, la ressource halieutique est passée d’une propriété commune à une propriété individuelle et exclusive et que, partant, cette politique a transformé les permis des crabiers en de véritables actifs commerciaux pouvant faire l’objet d’une succession, ou pouvant être vendus ou autrement cédés.
[105] La défenderesse, pour sa part, soutient que le permis de pêche au crabe des neiges des demandeurs ne leur confère pas un droit prédéterminé à une part du TPA, au-delà de ce qui leur est octroyé par condition de permis, pour une année donnée. Se fondant sur la législation et la réglementation et sur une abondante jurisprudence, ils plaident que la ressource halieutique est une propriété commune, appartenant à tous les Canadiens et que le ministre ne peut abdiquer la discrétion qui lui est conférée de gérer les pêches au pays et, pour ce faire, d’octroyer des permis de pêche commerciale à l’égard de chacune des pêcheries.
2) Dispositions législatives pertinentes
[106] Voici quelques dispositions pertinentes de la Loi sur les pêches et du Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53 :
Loi sur les pêches
Baux, permis et licences de pêche
7 (1) En l’absence d’exclusivité du droit de pêche conférée par la loi, le ministre peut, à discrétion, octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation de pêcheries — ou en permettre l’octroi —, indépendamment du lieu de l’exploitation ou de l’activité de pêche.
Réserve
(2) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, l’octroi de baux, permis et licences pour un terme supérieur à neuf ans est subordonné à l’autorisation du gouverneur général en conseil.
Droits
8 Le gouverneur en conseil peut fixer les droits exigibles pour les licences d’exploitation ou les permis de pêche à l’égard desquels aucun droit n’est déjà prévu par la présente loi.
[…]
Allocation de poisson
10 (1) Le ministre peut, pour la gestion et la surveillance judicieuses des pêches et pour la conservation et la protection du poisson, déterminer une quantité de poisson ou d’engins et d’équipements de pêche pouvant être allouée en vue du financement des activités scientifiques et de gestion des pêches visées dans des accords de projets conjoints conclus avec toute personne ou tout organisme ou tout ministre, ministère ou organisme fédéral ou provincial.
Quantité visée par un permis
(2) Le ministre peut, sur le permis octroyé en vertu de la présente loi, indiquer la quantité de poisson ou d’engins et d’équipements de pêche allouée en vue de ce financement.
[…]
Règlements
43 (1) Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements d’application de la présente loi, notamment :
[…]
f) concernant la délivrance, la suspension et la révocation des licences, permis et baux;
g) concernant les conditions attachées aux licences, permis et baux;
Règlement de pêche (disposition générales)
Définitions
2 Les définitions qui suivent s’appliquent au présent règlement.
[…]
document Permis, carte d’enregistrement de pêcheur ou carte d’enregistrement de bateau accordant le privilège légal de pratiquer la pêche ou des activités relatives à la pêche et aux pêches en général. (document)
[…]
Date d’expiration des documents
10 Sauf indication contraire dans le document, celui-ci expire à l’une des dates suivantes :
a) le 31 décembre de l’année pour laquelle il a été délivré, s’il est délivré pour une année civile;
b) le 31 mars de l’année pour laquelle il a été délivré, s’il est délivré pour un exercice.
[…]
Transfert des documents et droits et privilèges
16 (1) Tout document appartient à la Couronne et est incessible.
(2) La délivrance d’un document quelconque à une personne n’implique ou ne lui confère aucun droit ou privilège futur quant à l’obtention d’un document du même type ou non.
[…]
Conditions des permis
22 (1) Pour une gestion et une surveillance judicieuses des pêches et pour la conservation et la protection du poisson, le ministre peut indiquer sur un permis toute condition compatible avec le présent règlement et avec les règlements énumérés au paragraphe 3(4), notamment une ou plusieurs des conditions concernant ce qui suit :
a) les espèces et quantités de poissons qui peuvent être prises ou transportées;
[…]
g) le bateau qui peut être utilisé et les personnes qui peuvent l’exploiter;
3) Arrêts Saulnier et Haché
[107] Je partage l’avis de la défenderesse selon lequel ces décisions ne sont pas déterminantes en l’instance et elles n’apportent pas un éclairage pertinent sur la nature des droits des demandeurs.
[108] Dans l’arrêt Saulnier, l’appelant, qui avait consenti une garantie générale visant la totalité de ses biens personnels, présents et futurs, matériels et immatériels, en faveur de la banque intimée, niait que ses quatre permis de pêche étaient des biens dont le syndic avait la saisine suite à sa faillite. La Cour suprême du Canada, sous la plume du juge Binnie, a confirmé qu’un permis de pêche est un bien au sens de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), ch. B-3 (LFI) et de la Personal Property Security Act, S.N.S. 1995-96, ch. 13 (PPSA) de la Nouvelle-Écosse. Il s’agit, selon la Cour, d’un actif commercial important qui confère à son titulaire le droit de participer à une pêche exclusive, en conformité avec les conditions fixées par le permis, ainsi qu’un droit propriétal dans les poissons capturés et dans les revenus tirés de leur vente. Compte tenu des objectifs précis de la LFI et de la définition large de bien que l’on retrouve à son article 2, le faisceau de droits ainsi conféré au titulaire du permis doit être considéré comme un bien pour les fins de l’application de la LFI et de la PPSA. Les autres actifs d’un pêcheur n’ont d’ailleurs que peu de valeur sans une autorisation de s’adonner à la pêche commerciale. En conséquence, pour que les objectifs de la LFI soient atteints, le législateur devait y assujettir cet élément d’actif, qui n’est généralement pas considéré comme un bien en common law, mais qui est nécessaire à l’exploitation d’une entreprise commerciale de pêche.
[109] Le juge Binnie juge toutefois bon de rassurer la procureure générale du Canada et d’ajouter que cette conclusion ne devait pas être prise hors de son contexte (au paragraphe 48) :
L’avocat du procureur général du Canada s’est beaucoup inquiété de la possibilité qu’une éventuelle conclusion portant que le permis de pêche est un bien de son titulaire, même aux fins limitées prévues par la loi, soit invoquée dans d’autres litiges pour limiter le pouvoir discrétionnaire du ministre, mais j’estime que cette préoccupation n’est pas fondée. Le permis est une création du régime réglementaire. Le paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches autorise le ministre à octroyer un permis « à discrétion ». Le ministre octroie les permis et il a le pouvoir de les révoquer (dans l’exercice régulier de sa compétence en application de l’art. 9) selon ce qu’exige sa gestion des pêches. La loi définit la nature de l’intérêt du titulaire du permis, et notre conclusion qu’un permis de pêche constitue un « bien » à certaines fins législatives n’élargit pas la portée de cet intérêt.
[110] Cette mise en garde du juge Binnie a été bien comprise par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kimoto c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 291. Dans cette affaire, les demandeurs, des pêcheurs de saumon du Pacifique, plaidaient que le traité canado-américain prévoyant le versement par les États-Unis d’une somme de 30 millions de dollars en contrepartie d’un engagement du Canada de réduire l’effort de pêche au saumon du Pacifique équivalait à une expropriation de leurs droits sans compensation. Voici comment la Cour s’exprime au paragraphe 12 de ses motifs :
Les appelants soutiennent que, même si le Traité permet d’utiliser les Fonds américains dans le cadre d’un programme d’atténuation applicable à l’ensemble des pêches, ils sont titulaires d’un droit de propriété sur le poisson qui ne pourra ainsi plus être pêché. Ils affirment que le programme se traduit dans les faits par une expropriation et qu’une telle mesure doit être expressément autorisée par la Loi. À l’appui de leur argument, ils invoquent l’arrêt Saulnier c. Banque Royale du Canada, 2008 CSC 58, [2008] 3 R.C.S. 166 (Saulnier). À notre avis, cet argument est mal fondé. La thèse des appelants va directement à l’encontre du principe suivant lequel les pêches sont le bien commun de tous, un principe profondément enraciné dans le droit canadien. Par ailleurs, l’arrêt Saulnier n’appuie pas l’argument des appelants. L’affaire Saulnier portait sur la question de savoir si un permis de pêche pouvait répondre à la définition du mot « bien » prévue par la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, ch. B-3 et du mot « property » prévue par la Nova Scotia Personal Property Security Act, S.N.S. 1995-96, ch. 13. En répondant par l’affirmative à cette question, le juge Binnie a bien pris soin de préciser que la conclusion qu’un permis de pêche constituait un « bien » n’avait pas pour effet d’élargir la portée du droit du titulaire du permis au sens de la Loi sur les pêches, L.R.C. 1985, ch. F-14 au-delà des fins limitées prévues par la Loi dans le contexte de l’affaire dont la Cour était saisie. En conséquence, ce volet de l’argument des appelants échoue.
[111] Dans l’arrêt Haché, la question, toute aussi pointue, était de déterminer si la somme de 2,5 millions de dollars versée à l’intimé par le MPO, dans le cadre du programme de rachat de permis de l’Initiative Marshall, était imposable au titre d’un gain en capital. Pour répondre à cette question, la Cour d’appel fédérale devait déterminer si un permis de pêche est un bien au sens de la LIR, ce à quoi la Cour canadienne de l’impôt avait précédemment répondu par la négative. Pour contrer l’argument retenu par la juge de première instance selon lequel le permis de M. Haché étant expiré au moment de la transaction, il ne pouvait constituer un bien, la juge Trudel, à l’instar du juge Binnie dans l’arrêt Saulnier, évoque la réalité commerciale propre à ce secteur d’activité. Elle précise que les permis sont, dans les faits, renouvelés d’une année à l’autre, et que la politique du MPO protège les individus détenteurs de permis afin de favoriser la stabilité de l’industrie. À la lumière de la preuve présentée, la Cour d’appel fédérale conclut simplement que du montant total versé par le MPO, les parties ont déterminé que le « Prix demandé pour le paquet de licence au complet » ne tenait de toute façon pas compte de la validité ou non des permis de M. Haché. En conséquence, les parties transigeaient sur un bien et M. Haché réclamait cette somme en contrepartie de la disposition d’un « droit de quelque nature qu’il soit » au sens de la LIR.
[112] J’en conclus que ces décisions ont une portée limitée aux contextes législatifs dans lesquels elles ont été rendues. Ces décisions ne trouvent pas application dans le présent dossier et elles ne sont d’aucune aide pour déterminer la nature des intérêts conférés par un permis de pêche commercial à son titulaire, dans un QI ou dans une part prédéterminée du TPA. À mon avis, il faut plutôt se tourner vers la législation et la réglementation pertinente et vers l’interprétation que les tribunaux en ont donnée. Au même titre que dans les arrêts Saulnier et Haché, les tribunaux ont interprété la LFI et la LIR en fonction des objets spécifiques à ces lois, ma tâche est d’interpréter la Loi sur les pêches en fonction des objectifs qu’elle vise et en fonction des objectifs visés par la réglementation adoptée sous son empire.
[113] J’ajouterais toutefois, avant de passer à cette analyse, que je ne partage pas non plus l’opinion des demandeurs à l’effet qu’au moment de passer d’une pêche compétitive à une pêche par QI, le ministre leur a accordé un véritable droit de quasi-propriété dans le QI qui leur a été attribué.
[114] D’abord, le faisceau de droits décrit par le juge Binnie dans l’arrêt Saulnier couvre un droit propriétal dans le poisson capturé et dans les revenus qu’il génère et non dans un quelconque contingent de poissons non capturés. Même pour les fins de l’application de la LFI, la Cour suprême du Canada a reconnu que la ressource halieutique demeurait un bien commun.
[115] Par ailleurs, et tel qu’indiqué plus bas, il faut éviter de confondre entre une politique de pêche à accès limité, qu’elle soit compétitive ou par QI, qui découle d’un vaste devoir imposé au ministre de gérer, de conserver et de développer la ressource halieutique, et l’octroi d’un droit de quasi-propriété dans cette ressource. Bien qu’une politique du MPO puisse favoriser les demandeurs en ce qu’elle prévoit qu’ils ont un accès exclusif à la pêche au crabe des neiges, cette politique est une simple mesure de gestion qui n’octroie aux demandeurs aucun droit de propriété dans la ressource ou droit acquis à une part quelconque du TPA.
4) Nature des droits conférés par un permis de pêche
[116] Les tribunaux ont eu maintes occasions de formuler et de suivre la règle d’or applicable en matière de pêcherie, laquelle justifie l’interprétation large qu’il faut donner au pouvoir discrétionnaire accordé au ministre par l’article 7 de la Loi sur les pêches : « Les ressources halieutiques du Canada sont un bien commun » que le « Ministre a l’obligation de gérer, conserver et développer […] au nom des Canadiens et dans l’intérêt public (art. 43). Les permis sont un outil dans l’arsenal de pouvoirs que la Loi sur les pêches confère au Ministre pour gérer les pêches. Ils permettent de restreindre l’accès à la pêche commerciale, de limiter le nombre de pêcheurs et de navires et d’imposer des restrictions quant aux engins de pêche utilisés et à d’autres aspects de la pêche commerciale » (Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, au paragraphe 37).
[117] Pour plusieurs régions du Canada, la pêche constitue une activité économique importante; elle génère plusieurs emplois locaux et retombées économiques, et son fruit est une partie intégrante de l’alimentation des Canadiens. La politique globale de la Loi sur les pêches vise donc à optimiser l’exploitation de cette ressource, ou encore à trouver ce difficile équilibre entre une exploitation qui favorise à la fois ces objectifs économiques, la rentabilité des différentes flottilles et la conservation et protection de la ressource à long terme.
[118] Dans la recherche de cet équilibre, le ministre jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire et les tribunaux n’interviendront dans l’exercice de cette discrétion que si le ministre agit de mauvaise foi, en violation des principes de justice naturelle lorsqu’applicable, ou en se fondant sur des considérations non pertinentes ou contraires aux objectifs de la loi (Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; Comeau’s Sea Foods, précitée, au paragraphe 36; Molaison c. Canada, [1993] A.C.F. no 1409 (1re inst.) (QL), au paragraphe 57; Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1998] 2 C.F. 548 (C.A.), au paragraphe 28; Association des crevettiers acadiens du Golfe Inc. c. Canada (Procureur général), 2011 CF 305, au paragraphe 60).
[119] Il est vrai que la preuve démontre de façon non équivoque qu’à partir de l’adoption par le ministre de la politique de QI, les permis des demandeurs ont été renouvelés d’année en année, moyennant de simples formalités administratives, et que ces permis étaient assortis des mêmes QI que ceux octroyés aux demandeurs à compter de 1990. Toutefois, même si ces QI sont demeurés inchangés, le nombre absolu de tonnes métriques de crabe des neiges auxquelles les demandeurs ont eu droit a fluctué sensiblement au cours de la même période. Il a fluctué d’abord en fonction du TPA fixé annuellement par le ministre — qui lui est fonction de la biomasse estimée, mais également en fonction de décisions de gestion prises par le ministre à compter de 1995, soit celle d’émettre des permis temporaires aux pêcheurs de poisson de fond et aux Premières Nations, ou encore par l’intégration des zones 25 et 26 dans la zone 12, ou par des allocations expérimentales ou de cogestion.
[120] Ainsi, bien que dans les faits les permis des demandeurs ont été renouvelés d’année en année, cela ne leur confère pas un droit acquis au renouvellement à des conditions prédéterminées, ou dans une quantité prédéterminée de poissons.
[121] Dans les motifs concurrents rendus par le juge Pelletier dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Arsenault, 2009 CAF 300, le principe est énoncé un peu plus clairement au paragraphe 57 : « Les pêcheurs de crabe n’avaient aucun droit reconnu à un quelconque quota. Ceci découle de la nature des permis de pêche, relativement à la délivrance desquels le ministre détient un pouvoir discrétionnaire considérable ».
[122] Cet énoncé s’applique aux demandeurs sans distinction possibles puisque les intimés, dans l’affaire Arsenault, sont nuls autres que les pêcheurs traditionnels de crabe des neiges des zones 25 et 26, qui contestaient le plan de pêche de 2006 pour les zones 12, 18, 25 et 26 et désiraient recevoir leur quote-part du 37,4 millions de dollars restant de l’Initiative Marshall, sans avoir à signer la quittance que le ministre tentait de leur imposer. Ils se trouvaient donc dans la même situation que les demandeurs quant au fait que leurs permis étaient renouvelés d’année en année et qu’ils bénéficiaient du même QI depuis l’implantation de cette politique dans leurs zones. La demande de pourvoi contre cette décision a été rejetée par la Cour suprême du Canada.
5) Les attentes légitimes des demandeurs
[123] Les demandeurs soutiennent que la mise en place d’une politique d’émission, en faveur d’un groupe restreint de pêcheurs, de permis de pêche renouvelables assortis d’un QI, a créé chez eux une attente légitime à ce que le ministre n’ajoute jamais, unilatéralement, de nouveaux titulaires de permis. Ils ajoutent que si cela n’avait pas été leur compréhension des droits dont ils bénéficiaient dans un tel système, jamais ils n’auraient accepté de contribuer, par les diverses ententes de projet conjoint conclues à travers les années, au financement des activités de gestion et de recherche du MPO. Ils ajoutent également que le ministre a renforcé leurs attentes légitimes en n’émettant, de 1995 à 2003, que des permis de pêche temporaires et en prenant grand soin d’informer leurs titulaires qu’ils n’avaient aucun droit au renouvellement pour l’année suivante.
[124] D’abord, je vois difficilement comment la loi et les règlements d’application peuvent justifier la distinction que le ministre, et les demandeurs dans le présent recours, tentent de faire entre un permis de pêche temporaire et un permis de pêche permanent ou renouvelable d’année en année. Cette distinction ne peut découler que de la politique d’accès limité du ministre, en vigueur au moment des faits. À nouveau, une politique n’est pas immuable; pour que le ministre puisse conserver son vaste pouvoir discrétionnaire de gérer les pêches, elle doit pouvoir être modifiée au besoin, et elle ne peut être source de droit pour les demandeurs (Maple Lodge Farms, précitée).
[125] Par ailleurs, les attentes, aussi légitimes soient-elles, ne génèrent ni ne créent de droits substantifs et elles ne peuvent servir de fondement à un recours en dommages et intérêts (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 97; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, au paragraphe 68; Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, aux paragraphes 78 et 79). À nouveau, si le choix d’une politique de gestion des pêches par le ministre avait pour effet de créer des attentes légitimes génératrices de droits substantifs, cela aurait pour effet d’annihiler la discrétion que la loi accorde au ministre.
[126] En d’autres termes, les demandeurs ne pouvaient ignorer la loi et la preuve démontre assez clairement qu’ils ne l’ignoraient pas.
a) Utilisation de l’expression « droit de quasi-propriété »
[127] Gastien Godin, ancien directeur général de l’APPA, a été appelé à témoigner pour la défenderesse dans cette affaire. Il a fait état de plusieurs mises en garde qu’il aurait données aux pêcheurs de son association, au cours des années, à l’effet que le ministre pouvait, en tout temps et à son entière discrétion, émettre de nouveaux permis de pêche au crabe. Les demandeurs m’invitent à juger ce témoignage comme non crédible et ils me réfèrent à un certain nombre de lettres ou textes de présentations émanant de M. Godin (pièces 188, 676 et 677), dans lesquels il qualifie lui-même les intérêts des demandeurs dans leur QI de droit de quasi-propriété.
[128] Avec respect, je ne crois pas que ces écrits soient suffisants pour écarter le témoignage de M. Godin. Le terme « droit de quasi-propriété », utilisé pour qualifier les intérêts des pêcheurs traditionnels dans leur QI, n’a pas été inventé par M. Godin. La preuve démontre que cette expression a été utilisée pour la première fois dans le Rapport Kirby en 1982 (pièce 27, pages 87 et 89) et qu’elle a été reprise par le ministre Pierre de Bané lors d’un communiqué de presse du 17 février 1983, dans lequel il annonçait qu’il entreprendrait des consultations auprès de l’industrie (pièce 28, pages 6 et 7).
[129] Premièrement, l’utilisation de cette expression n’est pas génératrice de droit; il appartient au législateur de modifier la nature et l’étendue des droits qu’accorde un permis de pêche émis en vertu de l’article 7 de la Loi sur les pêches.
[130] Deuxièmement, une lecture attentive de ces documents laisse entendre que cette expression est utilisée pour expliquer davantage un changement de culture qu’un changement dans la nature ou l’étendue des droits des pêcheurs traditionnels. L’idée était plutôt de responsabiliser les pêcheurs. Voici comment le ministre s’exprime :
[traduction] En Assurant à chaque pécheur le droit à un montant déterminé de poisson, nous pourrions mettre fin aux effets destructifs qu’engendre la course annuelle pour le poisson – la conséquence la plus négative du problème du bien commun.
[131] On comprend bien ici l’objectif de la mise en place d’une telle politique. On comprend également que la notion de bien commun est utilisée par le ministre dans un sens différent de celui utilisé par les tribunaux pour décrire la ressource halieutique. Il parle du bien (le TPA établi annuellement) commun aux pêcheurs détenteurs d’un permis de pêche, dans une pêche à accès limité (et non commun à tous les Canadiens).
[132] Comme l’explique Pat Chamut, sous-ministre adjoint — Gestion des pêches de 1994 à 2003, la raison d’être de l’instauration d’un système de QI n’est pas d’accorder davantage de droits aux pêcheurs qui ont déjà un accès à une pêche donnée (témoignage du 1er février 2016, aux pages 39 et 40) :
[traduction] Parce que si vous avez – si vous détenez seulement un quota global, et vous avez – supposons que vous avez 20 bateaux qui peuvent pêcher ce quota, ce qui se produira, c’est que chaque bateau tentera d’en pêcher plus que son voisin. Donc ce qu’il faut faire – il faut s’en remettre aux quotas individuels parce qu’autrement, vous aurez les pêcheurs qui se font la course pour pêcher le poisson, ce qui leur coûtera plus cher, engendrera plus de menaces à la conservation, et mènera à une pêcherie très mal gérée.
[133] Ceci dit, plusieurs éléments de preuve démontrent que les demandeurs n’avaient pas d’attente légitime à ce que le ministre n’émette jamais de nouveaux permis de pêche au crabe des neiges dans la zone 12. La preuve démontre plutôt qu’ils savaient qu’il s’agissait là d’une réelle possibilité et que leur crainte que cette possibilité se matérialise a influencé certaines décisions qu’ils ont prises.
b) La Politique d’émission des permis pour la pêche commerciale dans l’est du Canada
[134] La Politique d’émission des permis pour la pêche commerciale dans l’est du Canada (pièce 58) est entrée en vigueur en janvier 1989. Cette politique, qui a fait l’objet de nombreuses discussions au sein des associations de pêcheurs, prévoyait que tant qu’elle serait en vigueur, le nombre de permis serait limité en fonction de considérations biologiques et économiques. Elle précisait qu’aucun nouveau permis ne serait émis tant qu’il n’y aurait pas une augmentation de 10 p. 100 de la biomasse. Gastien Godin affirme qu’il a expliqué aux pêcheurs de son association, lorsqu’il leur a présenté cette nouvelle politique, comme à bien d’autres moments, que le poisson ne leur appartenait pas et qu’un permis de pêche commerciale était un privilège accordé à un groupe restreint d’individus et ce, bien qu’il leur accordait également certains droits.
c) Pression des morutiers pour un partage de la ressource
[135] À compter de 1993, il y avait de plus en plus de disparité entre les revenus générés par la pêche au crabe et ceux générés par d’autres pêcheries, particulièrement par la pêche au poisson de fond. Les crabiers traditionnels subissaient la pression de leurs collègues morutiers et homardiers pour que la ressource de crabe des neiges — qui tout comme son prix était croissante — soit partagée avec eux. Ils demandaient l’émission de permis en leur faveur. Les crabiers traditionnels étaient inquiets de cette pression grandissante et avaient toujours en tête la possibilité d’émission de nouveaux permis advenant une augmentation de 10 p. 100 de la biomasse. Dans le but justement d’éviter l’émission de nouveaux permis de pêche, ils ont mis sur pied un système de partage de la richesse. Les demandeurs ont même admis que lors de la réunion du Comité consultatif du secteur est du Nouveau-Brunswick du 15 janvier 1993, les crabiers ont soulevé le fait qu’une rumeur circulait à l’effet qu’il pourrait y avoir émission de nouveau permis de pêche au crabe dans la zone 12 pour l’année 1993. Robert Haché l’a bien dit lors de la réunion du 14 février 1994 des membres de l’APPA : « On a un objectif, c’est de contrer les nouveaux permis, mentionne Robert » (pièce 131, page 3). Si les demandeurs avaient cru qu’il était impossible pour le ministre d’augmenter l’effort de pêche, ils n’auraient pas eu à craindre l’émission de nouveaux permis.
d) Plan de pêche quinquennal de 1993
[136] Le Plan de pêche de 1993 prévoit que pour les cinq années au cours desquelles il sera en vigueur, il ne pourra être modifié que si le TPA connaît une augmentation de plus de 10 p. 100. Les membres de l’APPA étaient satisfaits de ce Plan de pêche puisqu’il assurait une certaine stabilité pour une période de cinq ans. Gastien Godin dit avoir avisé ses membres, lorsqu’il a su que le TPA allait augmenter de façon significative en 1994, que cela pouvait vouloir dire l’émission de nouveaux permis (témoignage du 1er mars 2016, pages 123 à 125 et témoignage du 2 mars 2016, pages 132 à 133 et 138 à 139).
[137] Lors de la réunion des capitaines-propriétaires crabiers de l’APPA, tenue le 17 février 1995, on a discuté de stratégie offensive face à la demande des pêcheurs de l’Île-du-Prince-Édouard d’obtenir des permis de pêche au crabe dits permanents (pièce 133, page 5). Le 22 avril 1994, ils se sont entendus pour soumettre une proposition d’entente au MPO, laquelle était conditionnelle à ce qu’aucun nouveau permis ne soit émis (pièce 142, page 3).
[138] Lors de la réunion du 27 avril 1994 des capitaines-propriétaires crabiers, Robert Haché a reconnu « qu’il n’y a aucun ministre actuellement qui peut garantir […] qu’il n’y aura pas de nouveaux permis dans l’avenir » (pièce 145, page 3). Il est vrai que lors de l’audition, Robert Haché a tenté de minimiser l’impact des propos que les comptes rendus de réunions lui imputent, en indiquant qu’il faisait alors référence à des permis temporaires et non à des permis permanents. À nouveau, cette distinction découle d’une politique de gestion du ministre et non de la Loi sur les pêches ou de ses règlements d’application, et rien dans les diverses politiques adoptées par le MPO n’est de nature à limiter la discrétion du ministre. Quoi qu’il en soit, M. Haché a admis, à tout le moins lorsque confronté à sa lettre de réponse au représentant de la Cape Breton Gulf Region Fishermen’s Association (pièce 173), qu’il savait dès 1995 que les membres de cette association revendiquaient effectivement un accès permanent (témoignage du 10 février 2016, page 95).
e) Les diverses ententes de projet conjoint
[139] Les demandeurs soumettent que s’ils n’avaient pas eu d’attente légitime à ce que le ministre n’émette pas de nouveaux permis de pêche au crabe dans la zone 12, ils n’auraient jamais accepté de participer au financement des activités de gestion et de recherche du MPO. Je suis plutôt d’avis que la preuve démontre qu’ils ont justement accepté de participer de la sorte dans les activités du MPO, en contrepartie d’engagements temporaires du ministre de ne pas émettre de nouveaux permis dits permanents.
[140] L’Entente de projet conjoint — 1995 (pièce 171) a été conclue au moment de l’expiration du programme PAPA. Les demandeurs y voyaient un avantage en ce que les informations provenant du relevé au chalut leur permettaient d’optimiser l’exploitation de la biomasse, d’obtenir un TPA plus avantageux et de connaître les endroits où se trouvait la biomasse. Ils bénéficiaient également d’un programme de crabes blancs amélioré puisqu’en cas de dépassement du 20 p. 100 de crabes blancs, une plus petite zone de pêche était fermée. Malgré que les crabiers traditionnels n’aient pas réussi à lier cette entente à la gestion de la pêche, ils souhaitaient qu’elle favorise un plan de pêche qui leur serait avantageux (témoignage de Gastien Godin du 1er mars 2016, page 155).
[141] La réalité en a été toute autre puisque le ministre a unilatéralement introduit le partage temporaire en 1995. En conséquence de cette décision, l’Entente de projet conjoint — 1995, qui devait durer jusqu’au 31 mars 2000, n’a duré qu’une saison; les crabiers traditionnels frustrés y ont mis fin (témoignage de Robert Haché du 10 février 2016, pages 117 et 118 et de Rhéal Vienneau du 19 janvier 2016, page 174). Robert Haché confirme que les crabiers traditionnels ont mis fin à l’Entente de projet conjoint — 1995 à cause de la décision du ministre d’émettre des permis temporaires et qu’ils n’ont jamais reconnu que l’entente était dissociée de la gestion (témoignage du 10 avril 2016, pages 118 et 119).
[142] Cela confirme que les demandeurs se sont engagés en contrepartie de ce qu’ils croyaient être un engagement implicite du ministre de ne pas émettre de nouveaux permis pendant la durée de l’entente, et non qu’ils ont accepté de financer les activités du MPO parce qu’ils avaient des attentes légitimes à ce que le ministre n’émette jamais de nouveaux permis.
[143] Cette conclusion s’impose encore plus clairement lorsque l’on examine le projet d’entente négocié en 1996, que le ministre a refusé de signer, et l’Entente de projet conjoint — 1997.
[144] Le projet d’entente de 1996 (pièces 214, 216.1, et 217) prévoit que l’engagement des crabiers traditionnels est directement ou indirectement conditionnel à ce que le ministre limite son pouvoir discrétionnaire d’émettre de nouveaux permis en deçà d’un seuil de rentabilité pour les crabiers traditionnels, fixé pour les années 1996 et 1997.
[145] Bien que le MPO ait déployé de timides efforts pour scinder en deux parties l’Entente de projet conjoint — 1997 (pièces 241 et 250) (nous reviendrons sur cette question plus loin), la gestion de la ressource, incluant les allocations et les formules de partage, y est également liée aux engagements des crabiers traditionnels de financer les activités du MPO.
[146] J’en conclus donc que dans les faits, les demandeurs n’ont jamais cru que le ministre n’émettrait pas de nouveaux permis de pêche au crabe des neiges dans la zone 12, bien qu’ils l’aient certainement souhaité. Dès les années 1993 et 1994, ils anticipaient que le ministre partage la ressource avec d’autres pêcheurs, principalement avec les pêcheurs de poisson de fond, et ils ont entrepris plusieurs démarches pour éviter qu’il le fasse. En d’autres termes, ils n’avaient pas de réelles attentes, légitimes ou non, à cet égard.
C. Première cause d’action : L’expropriation
[147] Se fondant sur un principe établi il y a près d’un siècle par la Chambre des lords dans l’arrêt De Keyser’s Royal Hotel Ltd. (Re), [1920] UKHL 1 (BAILII), [1920] A.C. 508, selon lequel la loi ne doit pas être interprétée de manière à déposséder une personne de ses biens sans indemnisation, les demandeurs plaident que le ministre a, à compter de 2003, exproprié 35 p. 100 de leurs QI et qu’il se devait de les indemniser. Selon eux, cette expropriation résulte :
i) de l’utilisation de 15 p. 100 du TPA pour financer les programmes de rationalisation des autres pêcheries;
ii) de l’appropriation d’une part du TPA pour remplir les engagements du ministre envers les Premières Nations, au cours des saisons 2003 à 2006;
iii) de l’appropriation par le ministre d’une part du TPA pour financer les opérations du MPO en 2004, 2005, et 2006.
[148] D’abord, puisque les demandeurs mettent une emphase aussi importante sur les parts de TPA allouées à tous et chacun pour conclure qu’on les a dépossédés ou qu’on leur a retiré un avantage financier, il n’est pas sans intérêt de comparer le tonnage métrique de crabe des neiges réservé aux demandeurs au cours des quatre années couvertes par la présente poursuite, par rapport aux quatre années précédentes (ces chiffres excluent la part allouée aux pêcheurs de la zone 18, mais incluent la part allouée aux Premières Nations lorsque la preuve documentaire ne permettait pas de l’exclure) :
- 1999 12 011 t.m. (pièce 273)
- 2000 12 315 t.m. (pièce 301)
- 2001 12 415 t.m. (incluant la part des Premières Nations) (pièce 323)
- 2002 19 819 t.m. (incluant la part des Premières Nations) (pièces 360 et 365)
- 2003 13 997 t.m. (incluant la part des Premières Nations) (pièce 443)
- 2004 17 360 t.m. (pièce 498)
- 2005 21 600 t.m. (4.1% a été retranché de 22 558 pour exclure la zone 18) (pièce 561)
- 2006 16 814 t.m. (soit 65 % du TPA) (pièce 581)
[149] On retient de cet exercice, que pour la période 2003–2006 couverte par cette poursuite, les pêcheurs traditionnels des zones 12, 25 et 26 ont reçu 69 771 t.m. de crabe des neiges, alors qu’ils en avaient reçu 55 560 t.m. au cours de la période précédente (1999–2002).
[150] Ceci dit, le recours en expropriation requiert que les demandeurs démontrent que la Couronne s’est appropriée unilatéralement de leur propriété privée — normalement mais pas uniquement d’un intérêt dans un immeuble, à des fins publiques (R. Brown, « “Takings” : Government Liability to Compensate for Forcibly Acquired Property » dans K. Horsman et G. Morley, Government Liability : Law and Practice, feuilles mobiles. Toronto : Canada Law Book, 2013, page 4-1).
[151] Les demandeurs plaident que leurs droits dans les QI qui leur ont été attribués en 1990 représentent la propriété privée dont ils ont été privés. Pour en convaincre la Cour, ils se fondent principalement sur les arrêts de la Cour suprême du Canada dans Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101 et R. du chef de la province de la Colombie-Britannique c. Tener et autre, [1985] 1 R.C.S. 533, un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans Rock Resources Inc. v. British Columbia, 2003 BCCA 324, 229 D.L.R. (4th) 115 et un arrêt de la Cour d’appel du Québec dans Beaurivage c. Québec (Ville), 2004 CanLII 26320.
[152] Selon les demandeurs, le point de départ de l’analyse se doit d’être l’arrêt Manitoba Fisheries, dans lequel la Cour suprême confirme que les règles de l’expropriation s’appliquent même à un bien intangible. Dans cette affaire, l’appelante opérait depuis de nombreuses années une entreprise d’empaquetage et de vente de poisson d’eau douce à l’extérieur du Manitoba et du Canada. Suite à l’adoption par le Gouvernement canadien d’une loi prévoyant que désormais, seule une nouvelle société d’État pouvait vendre le poisson pêché dans les eaux douces canadiennes, d’une province à l’autre et à l’extérieur du Canada, l’appelante a poursuivi la Couronne fédérale pour expropriation de l’achalandage dont la nouvelle société d’État s’était appropriée. La Cour confirme que l’achalandage d’une entreprise constitue l’un de ses actifs les plus précieux, soit un ensemble d’avantages tirés de la réputation et des relations que l’entreprise s’est forgées par des années de labeur et au prix de dépenses considérables. Elle confirme que bien qu’il s’agit d’un bien incorporel, il appartient à l’entreprise au même titre que ses biens corporels, mobiliers ou immobiliers. La Cour se fonde donc sur l’arrêt De Keyser pour conclure que la nouvelle loi ne pouvait être interprétée de manière à déposséder l’appelante de son bien, même intangible, sans indemnisation.
[153] Avec respect, je ne vois pas le parallèle que les demandeurs tentent de faire entre les droits qu’ils prétendent avoir dans les QI et l’achalandage d’une entreprise. Il me semble que les demandeurs confondent entre la nature d’un bien (la question qui se posait dans l’arrêt Manitoba Fisheries) et la nature d’un droit dans un bien (la question qui se pose à l’égard des QI). Dans l’arrêt Manitoba Fisheries, il ne faisait aucun doute que l’achalandage faisait partie des actifs de l’appelante. Les demandeurs, au contraire ne sont pas propriétaires des QI qui leur ont été attribués par une politique du MPO. Même si, dans les faits, les demandeurs considèrent leur QI comme des actifs de grande valeur, qui peuvent faire l’objet d’une transaction, il n’en demeure pas moins que leurs droits dans ces QI sont précaires et que la valeur de leurs permis est fonction de la biomasse annuelle, du prix du marché et de la discrétion du ministre d’émettre ou non de nouveaux permis ou de partager la ressource avec d’autres pêcheurs. Ce n’est d’ailleurs pas la politique instaurant des QI qui a fait en sorte que les permis des demandeurs pouvaient être vendus ou autrement cédés. Ils pouvaient l’être à l’époque de la pêche compétitive, bien qu’il était probablement plus difficile d’en fixer la valeur.
[154] Le même raisonnement me permet de distinguer la cause dont je suis saisie des affaires Tener et Rock Resources.
[155] Dans l’arrêt Tener, les intimés étaient titulaires de claims miniers consentis par la Colombie-Britannique, sur des terres de la Couronne provinciale, pour lesquels ils avaient payé la somme de 100 000 $. Le droit de passage accessoire à ces claims miniers était conditionnel à l’obtention d’une autorisation du ministre des Terres. La province a subséquemment créé un parc sur le bien-fonds et a refusé, pour l’avenir, d’y donner accès aux intimés. Les intimés ont intenté une action contre la province invoquant que cette dernière ne pouvait les exproprier sans indemnisation. La province niait toute obligation d’indemniser, principalement parce que le droit de passage des demandeurs avait toujours été conditionnel à l’obtention d’une autorisation du ministre des Terres. La Cour suprême énonce que la première partie de son analyse nécessite qu’elle détermine la nature même des droits des intimés. Elle conclut qu’un claim minier est un droit réel immobilier unique, de la nature d’un droit d’extraction, qui comprend à la fois le claim minier et le droit de superficie nécessaire à sa jouissance. Il s’agit en quelque sorte d’un démembrement du droit de propriété qui s’éteint par la confusion.
[156] Une situation similaire s’est présentée dans l’arrêt Rock Resources, lorsqu’à nouveau la création de parcs en Colombie-Britannique a eu pour effet d’empêcher définitivement les demandeurs d’explorer et de développer leurs claims miniers. Le ministre plaidait qu’il ne pouvait y avoir expropriation puisque le droit de passage des demandeurs avait toujours été conditionnel à l’autorisation du ministre. Au paragraphe 48, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique affirme que peu importe la nature et l’étendue des droits des demandeurs, ceux-ci sont reconnus comme ayant une valeur commerciale et peuvent faire l’objet d’une expropriation. Les demandeurs en l’instance plaident que l’on doit retenir de ce passage que le même commentaire s’appliquerait à leurs permis de pêche assortis de QI. Avec respect, je crois que lorsque la Cour parle de la nature des droits des demandeurs, elle parle du fait qu’ils soient conditionnels et elle n’aurait pas fait pareil commentaire si les demandeurs n’avaient pas eu de droits de propriété ou de réels intérêts dans les claims miniers en question. S’ensuit d’ailleurs une longue analyse sur la nature des droits des titulaires des claims miniers et sur l’impact d’un amendement apporté en 1977 à la Mineral Act, S.B.C. 1977, ch. 54. À l’issue de cette analyse, la Cour conclut que le droit des titulaires de claims miniers est un droit personnel (personal property).
[157] Plusieurs distinctions s’imposent avec la présente affaire. D’abord, le titulaire d’un claim minier détient un droit exclusif, qu’il soit personnel ou réel, lequel fait généralement l’objet d’une inscription dans un registre destiné à cette fin. Par ailleurs, la Couronne ou un particulier, et non l’ensemble des Canadiens, est propriétaire du bien fonds. Il existe un certain nombre de lois fédérales et provinciales qui confèrent aux titulaires de claims miniers des droits réels ou personnels sur un fonds de terre qui appartient à un tiers. Ici, la Loi sur les pêches n’accorde aucun droit de propriété aux demandeurs dans les QI, lesquels sont le résultat d’une simple politique.
[158] Je suis également d’avis que l’arrêt de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Beaurivage n’est d’aucune aide aux demandeurs. Dans cette affaire, la ville de Québec avait émis une ordonnance prévoyant que désormais, le nombre de permis de calèche qu’elle émettrait passerait de 30 à 16. Puisque le demandeur possédait 27 des 30 permis existants, il a poursuivi la ville en dommages demandant d’être indemnisé pour la valeur des permis qu’il se voyait retirer. La Cour analyse les pouvoirs que la Charte de la Ville de Québec [L.R.Q., ch. C-11.5] accorde à la ville en cette matière et conclut que bien que la ville ait le pouvoir de limiter le nombre de permis en circulation, ce pouvoir n’inclut pas le pouvoir de révoquer ou de refuser le renouvellement de ces permis sans compensation. La réglementation en vigueur prévoit d’ailleurs que le renouvellement est automatique sur paiement des frais au 1er janvier de chaque année, et que la ville ne peut émettre un nouveau permis que si un détenteur se retire volontairement. La Cour conclut donc que l’ordonnance de la ville de Québec est ultra vires de sa loi habilitante.
[159] Il y a une différence majeure entre les pouvoirs que la Charte de la Ville de Québec accorde à la ville en matière de permis de calèche et le vaste pouvoir discrétionnaire accordé au ministre par la Loi sur les pêches, de sorte que l’arrêt Beaurivage est tout simplement inapplicable en l’espèce.
[160] À mon sens, le raisonnement suivi par la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse dans l’affaire Taylor v. Dairy Farmers of Nova Scotia, 2010 NSSC 436, 298 N.S.R. (2d) 116 (confirmée par la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse dans 2012 NSCA 1, 311 N.S.R. (2d) 300) est davantage applicable en l’espèce. Les producteurs laitiers de la Nouvelle-Écosse se plaignaient que la nouvelle réglementation affectant leurs quotas de lait et fixant un prix maximum pour la revente de leurs quotas leur causait un préjudice. Au paragraphe 45, la Cour explique que pour avoir un recours en expropriation, les demandeurs doivent démontrer qu’ils sont propriétaires de leurs quotas. Au paragraphe 63, la Cour se dit d’opinion qu’ils ne le sont pas. Elle ajoute que bien qu’un quota offre à son titulaire une opportunité quasi exclusive de profit dans un marché qui serait autrement ouvert, et bien qu’il puisse faire l’objet d’une transaction et servir de garantie dans le cadre d’un emprunt, il ne s’agit pas d’une propriété susceptible d’expropriation. Il s’agit d’un droit révocable qui confère un droit conditionnel de participer à la production laitière. Et au paragraphe 68, la Cour réitère que bien qu’un quota puisse être revendu sur le marché, qu’il ait une grande valeur, et bien qu’il puisse être considéré comme un bien à certaines fins législatives, il ne s’agit pas d’un bien susceptible d’expropriation.
[161] Ceci dit, il existe un certain nombre d’obstacles additionnels qui empêchent les demandeurs de faire valoir un recours en expropriation dans le présent contexte. Pour qu’il y ait expropriation donnant droit à indemnisation, le demandeur doit avoir été privé entièrement de tout usage de son bien, et non pas seulement partiellement ou temporairement (Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5, [2006] 1 R.C.S. 227; A and L Investments Ltd. v. Ontario, 1997 CanLII 3115, 36 O.R. (3d) 127 (C.A.); Granite Power Corp. v. Ontario, 2004 CanLII 44786, 72 O.R. (3d) 194 (C.A.); Dennis c. Canada, 2013 CF 1197 (confirmé par la Cour d’appel fédérale 2014 CAF 232 et permission de se pourvoir devant la Cour suprême du Canada refusée [2015] 1 R.C.S. vi)). En l’espèce, non seulement les demandeurs n’ont-ils été privés que partiellement — à compter de 1995 et non à compter de 2003 — de la part du TPA qui leur était réservée depuis 1990, mais lorsque l’on fait l’exercice de comparer le nombre de tonnes métriques obtenues, ou le revenu généré par la pêche au crabe des neiges, pendant la période couverte par la présente action, avec le nombre de tonnes métriques obtenues dans la période précédente, ils n’ont été privés d’aucun revenu.
[162] Finalement, en ce qui a trait à la question spécifique du pouvoir du ministre de transférer une part du TPA dans une pêche à QI, il faut également considérer les décisions de cette Cour et de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Malcolm c. Canada (Pêches et Océans), 2013 CF 363 et 2014 CAF 130. Dans cette affaire, le ministre avait décidé de transférer trois p. 100 du TPA en faveur de la pêche récréative, au détriment de la pêche commerciale. Les titulaires d’un permis de pêche commercial ont demandé, sans succès, de faire annuler cette décision. Cette Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire en précisant que le ministre avait la pleine discrétion pour procéder à un tel transfert et que dans l’exercice de cette discrétion, il pouvait prendre en considération des motifs socio-économiques. Le ministre peut en tout temps favoriser un groupe de pêcheurs au détriment d’un autre et il peut également en tout temps changer ses propres politiques. La Cour d’appel fédérale rejette le pourvoi et réitère que le ministre possède la discrétion absolue de gérer les pêches au nom de tous les Canadiens, dans la mesure où il tient compte de l’intérêt public. Elle réitère également que le ministre n’est pas lié par ses politiques antérieures et qu’il peut adopter une autre approche s’il estime qu’un tel changement est justifié par des considérations d’ordre public.
[163] Je conclus donc que les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils avaient contre la défenderesse un recours en expropriation et en conséquence, je rejetterai leur première cause d’action.
D. Deuxième cause d’action : L’enrichissement sans cause
1) Le droit applicable
[164] Les demandeurs plaident également que les faits mis en preuve démontrent que la défenderesse s’est enrichie sans cause à leur détriment, et qu’ils sont en droit de demander d’être indemnisés à la hauteur de leur appauvrissement corrélatif. Ils soumettent que la défenderesse s’est injustement enrichie :
1. en utilisant la ressource du crabe des neiges pour financer les activités du MPO;
2. en utilisant le crabe des neiges pour financer les programmes de rationalisation de la pêche au homard et au poisson de fond; et
3. en utilisant le crabe des neiges pour rencontrer les obligations contractées par le MPO visant l’intégration des Premières Nations à la pêche commerciale au crabe des neiges.
[165] Dans l’affaire Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575, au paragraphe 13, le juge Binnie offre une description de cette cause d’action et il établit, en quelque sorte, les paramètres de son analyse :
L’enrichissement sans cause est une cause d’action en equity qui offre une grande souplesse dans les réparations susceptibles d’être accordées dans différentes circonstances selon des principes fondés sur l’équité et la bonne conscience. Il ne s’agit pas pour autant d’une forme de « justice au cas par cas » (Peel (Municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3 R.C.S. 762, p. 802) dépendante de l’humeur des juges appelés à se prononcer. Au contraire, comme notre Cour l’a rappelé récemment dans Garland c. Consumers’ Gas Co., [2004] 1 R.C.S. 629, 2004 CSC 25, en matière d’enrichissement sans cause, le tribunal doit suivre une méthode établie s’appuyant sur des principes clairs. Cependant, l’application de ces principes ne doit pas être machinale. Le juge Iacobucci a signalé qu’ « il s’agit d’un recours en equity qui fait nécessairement intervenir un pouvoir discrétionnaire et des questions d’équité » (par. 44).
[166] Dans l’arrêt Garland, cité par le juge Binnie, la Cour suprême du Canada a eu l’occasion de réitérer et de peaufiner les critères qui doivent être satisfaits pour établir cette cause d’action. Ainsi, le demandeur doit démontrer :
1. L’enrichissement du défendeur;
2. L’appauvrissement correspondant du demandeur; et
3. L’absence de motif juridique justifiant l’enrichissement.
(Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629, au paragraphe 30.)
[167] L’analyse de ce troisième critère se scinde en deux étapes distinctes :
a) Il appartient au demandeur de démontrer qu’aucun motif juridique appartenant à une catégorie établie ne justifie de refuser le recouvrement. Dans les catégories établies, l’on retrouve le contrat, la disposition légale ou toute autre obligation valide en common law, en equity ou en application de la loi;
b) Si le demandeur démontre qu’il n’existe aucun motif établi de refuser le recouvrement, il a offert une preuve prima facie de l’enrichissement sans cause et il appartiendra au défendeur de démontrer un autre motif pour refuser le recouvrement. À cette étape, les tribunaux tiendront compte des attentes raisonnables des parties et des considérations d’ordre public.
(Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575 [précité], aux paragraphes 23 à 25.)
[168] À l’égard du premier critère, il semble que si la perte du demandeur est reportée sur autrui, il ne peut y avoir d’enrichissement sans cause (voir l’analyse du juge La Forest à l’égard d’une taxe payée en vertu d’une loi ultra vires dans l’arrêt Air Canada c. Colombie-Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161). Toutefois, à l’égard du second critère, si c’est l’enrichissement du défendeur qui a bénéficié à des tiers, il pourrait néanmoins y avoir enrichissement sans cause et c’est dans le cadre de l’analyse du troisième critère que le tribunal tranchera, en examinant l’ensemble de la conduite des parties (voir l’analyse d’une pénalité payée et subséquemment déclarée contraire aux dispositions du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] dans l’arrêt Garland).
[169] Ceci dit, les deux premiers critères impliquent une simple analyse économique et c’est l’analyse du troisième critère qui, parfois, s’avère le plus important; « [c]’est à cette étape que le tribunal doit vérifier si l’enrichissement et le désavantage, moralement neutres en soi, sont “injustes” » (Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980, à la page 990).
a) Financement de ses activités de recherche et de gestion
[170] Les demandeurs plaident que le MPO s’est enrichi en utilisant le crabe des neiges pour financer ses activités. Il a utilisé 1 880 t.m. de crabe des neiges pour générer près de 4,9 millions de dollars de revenu (moins la somme impayée par l’APPFA en 2005) au cours des années 2004 à 2006.
[171] Par une simple analyse économique, j’arrive à la même conclusion que les demandeurs. Comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Larocque c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2006 CAF 237, au paragraphe 13, à l’égard d’une entente similaire conclue en 2003 (qui n’est pas en cause devant moi) :
[…] [La ressource halieutique n’appartient] pas au Ministre, pas plus que leur prix de vente. Aussi, quand le Ministre a décidé de payer un contractant avec le produit de la vente de crabes des neiges, il payait avec des biens qui ne lui appartenaient pas. Payer à même le bien d’autrui est un acte à tout le moins extraordinaire que l’Administration ne saurait poser à moins d’y être autorisée par une loi ou par un règlement dûment adopté. Un tel geste, à sa face même, se rapproche d’une expropriation des ressources halieutiques ou d’une taxe sur celles-ci aux fins de financer les engagements de l’État.
[172] Le juge Martineau de cette Cour est arrivé à la même conclusion à l’égard de l’entente intervenue entre le MPO et l’APPFA en 2005 (Association des crabiers acadiens c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1241), tout comme le juge Harrington à l’égard de l’entente intervenue en 2006 entre l’APPFA et le MPO (Chiasson c. Canada (Procureur général), 2008 CF 616). Dans la décision Chiasson, cette Cour a également conclu que le MPO détenait illégalement le solde du montant versé par l’APPFA au MPO, au moment où la Cour d’appel fédérale a rendu sa décision dans l’affaire Larocque. Seule cette deuxième conclusion était en cause dans l’appel logé par le procureur général du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Chiasson, 2009 CAF 299 (Chiasson C.A.F.). Les motifs du juge Nadon seront d’intérêt dans l’analyse de l’appauvrissement allégué des demandeurs.
[173] Se fondant sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Peel (Municipalité régionale) c. Canada; Peel (Municipalité régionale) c. Ontario, [1992] 3 R.C.S. 762, la défenderesse plaide que le MPO n’était pas tenu d’entreprendre les activités de gestion et de recherche couvertes par les ententes conclues avec L’UPM et l’APPFA au cours des années 2004 à 2006. Pour preuve, le MPO n’a pas fait de relevé au chalut en 1996 et il n’y a pas eu de protocole de crabes blancs amélioré en 2003.
[174] Cet argument ne me convainc pas. Dans l’arrêt Peel, la municipalité tentait de recouvrer des gouvernements fédéral et provincial un montant payé par elle pour le placement des jeunes contrevenants. Or, ni le fédéral ni la province n’avait d’obligation constitutionnelle d’assumer ces frais. Ici, le MPO a volontairement utilisé la ressource pour financer ses activités de gestion et il l’a fait à chaque occasion qui s’est présentée à lui. Ces activités ont dans les faits été assumées année après année par le MPO par le biais du PAPA et, à part les rares exceptions mentionnées plus haut, à même d’autres budgets disponibles.
b) Utilisation du crabe des neiges pour financer les programmes de rationalisation d’autres pêcheries
[175] Les demandeurs font ici référence à l’utilisation que le MPO a faite de la ressource lors de l’adoption, en 2003, de sa politique de partage permanent du crabe des neiges, dans les zones 12, 18, 25, et 26. Les demandeurs font grand état du fait que le MPO a, d’une façon plus ou moins stricte, assorti les allocations qu’il attribuait aux différentes associations de pêcheurs de la condition qu’elles fournissent un plan de rationalisation des autres pêcheries.
[176] Je ne vois ici aucun enrichissement du MPO. J’y vois plutôt une réallocation de la ressource à des fins socio-économiques, laquelle n’est pas contraire à l’ordre public et laquelle s’inscrit dans le cadre de la vaste discrétion que la Loi sur les pêches accorde au ministre.
[177] Je crois que cette conclusion s’impose même si le MPO ne pouvait assortir les permis de pêche de conditions qui n’étaient pas prévues par règlement — soit la rationalisation (Cheticamp Fisheries Co-Operative Ltd. v. Canada (1994), 118 D.L.R. (4th) 428, [1994] N.S.J. no 356 (S.C.) (QL), au paragraphe 26 et Aucoin c. La Reine, 2001 CFPI 800), et même si à certains égards l’utilisation faite des sommes perçues par les associations est bien peu liée à la pêche — par exemple le développement d’écotourisme.
c) Utilisation du crabe des neiges pour rencontrer les obligations du MPO face aux Premières Nations
[178] À mon sens, le même raisonnement que celui qui s’applique au partage permanent s’applique à la réallocation d’une partie de la ressource aux Premières Nations, afin de se conformer à l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Marshall. Plusieurs options se présentaient au MPO : il aurait pu simplement émettre de nouveaux permis ou transférer une part du TPA suffisante pour rencontrer les engagements contractés avec les bandes concernées. Il n’avait pas à mettre en place un programme de rachat de permis, tout comme il n’avait pas à indemniser les pêcheurs traditionnels pour la portion des QI qui leur a été retirée en 2006 (Arsenault, précitée, au paragraphe 57). Il l’a fait dans le but de favoriser une intégration harmonieuse des Premières Nations dans un certain nombre de pêches commerciales.
[179] Ce faisant, le MPO ne s’est aucunement enrichi, il n’a fait que gérer la ressource.
3) L’appauvrissement des demandeurs
[180] Je suis d’avis que ce critère n’est rencontré à l’égard d’aucune des situations décrites plus haut.
[181] Pour qu’il y ait appauvrissement donnant ouverture à cette cause d’action, il doit y avoir plus qu’une simple perte économique; il doit y avoir un réel transfert de richesse des demandeurs vers la défenderesse (Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Canada (Procureur général), 2012 CSC 71, [2012] 3 R.C.S. 660, aux paragraphes 148 à 158). Puisque les demandeurs n’ont pas droit à une part prédéterminée du TPA (Comeau’s Sea Foods et Chiasson C.A.F., précitées, aux paragraphes 26 et 28), il ne peut y avoir de transfert injustifié. Le MPO n’a donc rien pris qui appartenait aux demandeurs.
[182] J’ajouterais à cela, en ce qui concerne l’utilisation de la ressource pour le financement des activités de gestion et de recherche du MPO, que les demandeurs n’ont pas été appauvris de ce fait, mais plutôt qu’ils ont été enrichis.
[183] D’abord, tous les représentants des demandeurs qui se sont exprimés sur cette question ont admis que le relevé au chalut et le protocole de crabes blancs amélioré leur étaient très favorables. Cela permet de maximiser le TPA, de connaître les endroits où se trouve la biomasse, d’anticiper les saisons de pêche à venir et, advenant une recrudescence de crabes blancs, de fermer de plus petites zones de pêche.
[184] Par ailleurs, le MPO a utilisé, à cette fin, 400 t.m. en 2004, 480 t.m. en 2005 et 1 000 t.m. en 2006. Revenons, à l’égard de l’année 2006, aux propos du juge Nadon dans l’arrêt Chiasson C.A.F. (au paragraphe 27) :
À la lumière de la preuve, il ne peut faire de doute que le juge a fait erreur à cet égard. Il suffit de se rappeler que le TAC devait être établi à 20 862 tonnes métriques à moins qu’il n’y ait des activités de gestion et, dans cette éventualité, le TAC serait fixé à 25 869 tonnes. Par conséquent, n’eut été de l’entente conclue avec l’APPFA, la part du TAC des intimés de 65,182 % aurait résulté en un ou plusieurs permis de pêche 13 598,3 tonnes métriques. Par ailleurs, vu l’entente conclue avec l’APPFA, la part du TAC des intimés de 65,182 % a été calculée sur un TAC de 25 869 tonnes moins les 1000 tonnes allouées à l’APPFA. Comme le Procureur général le signale au paragraphe 11 de son mémoire, « Ironiquement, les intimés ont ainsi été avantagés par l’émission du permis de 1000 tonnes à l’APPFA, puisqu’ils ont pu capturer plus de crabes, ils en ont eu, par conséquence, des revenus plus élevés ».
[185] C’est exactement ce que la preuve devant moi a révélé.
4) L’absence de motif juridique justifiant l’enrichissement
[186] Puisque je suis d’avis que le critère de l’appauvrissement des demandeurs n’a pas été démontré à l’égard d’aucune des situations mises en preuve par les demandeurs, l’analyse du troisième critère n’est pas nécessaire.
[187] Je me contenterai, à cet égard, de dire que je partage l’opinion de la défenderesse à l’effet que l’article 7 de la Loi sur les pêches et l’arrêt Marshall sont une justification suffisante quant à l’utilisation de la ressource pour instaurer un programme de partage permanent et pour favoriser l’intégration des Premières Nations dans la pêche au crabe des neiges. En d’autres termes, s’il y avait ici un enrichissement ainsi qu’un appauvrissement correspondant, ceux-ci ne seraient pas, à mon sens, injustes.
[188] Toutefois, ces sources de droit ne parviennent pas à justifier l’utilisation de la ressource afin de financer les activités du Ministère puisque cette démarche a été jugée, à plusieurs reprises, comme ne s’inscrivant pas dans l’exercice de la discrétion que la Loi sur les pêches accorde au ministre.
E. Troisième cause d’action : La faute dans l’exercice d’une charge publique
[189] Les demandeurs plaident finalement que le MPO a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique :
i) En utilisant du crabe des neiges pour financer les activités de gestion et de recherche du MPO pour les années 2003 à 2006;
ii) En utilisant du crabe des neiges pour financer les programmes de rationalisation d’autres pêcheries;
iii) En octroyant, à compter de 2003, une portion démesurée du TPA aux pêcheurs de la zone 18;
iv) En réduisant le TPA de 2003 de 4 000 t.m., de manière artificielle et arbitraire et afin de forcer les demandeurs à lui verser une somme de 1,7 million de dollars pour financer ses activités de recherche.
[190] Contrairement aux deux causes d’action analysées précédemment, la faute dans l’exercice d’une charge publique est un délit de common law à l’égard duquel les demandeurs n’ont pas à démontrer qu’ils sont propriétaires des QI associés à leurs conditions de permis, ni qu’ils ont un quelconque droit ou intérêt dans une part prédéterminée du TPA. Comme nous le verrons, les demandeurs doivent plutôt démontrer que les actes fautifs ou délictuels du MPO, sont la cause des dommages qu’ils ont subis.
[191] Par ailleurs, il est utile de rappeler qu’il faut éviter de « confondre le contrôle de la légalité des décisions d’un organisme public et le régime de sa responsabilité civile » (Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17, au paragraphe 31). Dans ses motifs majoritaires dans l’affaire Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304, la juge Deschamps l’exprime on ne peut plus clairement (au paragraphe 15) :
Il importe de ne pas confondre les règles du droit administratif avec celles du droit de la responsabilité extracontractuelle [ou du délit civil en common law] d’un corps public. Les premières permettent de présenter à la Cour supérieure [ou à la Cour fédérale] une demande de révision judiciaire d’une décision d’un corps public. L’annulation d’une telle décision n’entraîne pas nécessairement la responsabilité civile de la municipalité.
[192] Un raisonnement similaire est retenu par le juge Stratas, s’exprimant pour la majorité de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446, au paragraphe 142 :
En droit public, l’indemnisation pécuniaire n’a jamais été automatique s’il est conclu à l’invalidité de l’action gouvernementale ou, pour employer un langage juridique de droit administratif contemporain postérieur à la jurisprudence Dunsmuir, en dehors des issues possibles acceptables ou justifiables (Welbridge Holdings Ltd. c. Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957; R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; Holland c. Saskatchewan, 2008 CSC 42, [2008] 2 R.C.S. 551, au paragraphe 9). [traduction] « L’invalidité ne constitue pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité. » (Kenneth C. Davis, Administrative Law Treatise (1958), vol. 3 (St. Paul, Minn. : West Publishing Co., 1958), à la page 487). Il faut des circonstances additionnelles pour que soit exercé le pouvoir discrétionnaire et que soit accordée une sanction pécuniaire.
[193] En conséquence, les décisions rendues par cette Cour et d’autres tribunaux concernant diverses actions ou décisions du MPO attaquées par les demandeurs ou d’autres groupes de pêcheurs sont d’intérêt pour déterminer de la légalité de ces actions ou décisions, mais elles sont de moindre intérêt pour déterminer si ces actions ou décisions entraînent la responsabilité délictuelle du MPO.
[194] Ce sont les règles propres au délit civil de faute dans l’exercice d’une charge publique, telles que développées par les tribunaux canadiens, qu’il nous faut examiner et appliquer aux faits mis en preuve par les parties.
[195] La faute dans l’exercice d’une charge publique comprend quatre éléments distincts; les deux premiers sont propres à ce délit civil et ont un caractère intentionnel, alors que le troisième et le quatrième sont communs à tous les délits civils (Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263, au paragraphe 32). Pour que la responsabilité d’un corps public soit retenue, le demandeur doit démontrer :
1. Une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice d’une charge publique;
2. La connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur;
3. Que le préjudice subi a pour cause juridique la conduite délictuelle; et
4. Que le préjudice ou dommage est indemnisable suivant les règles de droit en matière délictuelle.
[196] Dans l’arrêt Succession Odhavji, précité, au paragraphe 22, le juge Iacobucci, se fondant sur l’arrêt de la Chambre des lords dans Three Rivers District Council and Others v. Governor and Company of the Bank of England, [2000] UKHL 33 (BAILII), [2000] 3 All E.R. 1, explique qu’il y a deux façons de commettre le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique ou de démontrer que les deux premiers éléments du délit existent. Le délit de catégorie A implique que l’officier public ait eu une conduite qui vise précisément à causer un préjudice à une personne ou à un groupe de personnes. Si une telle preuve est faite, les deux premiers critères énumérés plus haut sont nécessairement satisfaits. Le délit de catégorie B vise plutôt l’officier public qui agit en sachant qu’il n’est pas habilité à exécuter l’acte qu’on lui reproche et en sachant que cet acte causera vraisemblablement préjudice au demandeur.
[197] Comme l’explique la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Foschia v. Conseil des Écoles Catholique de Langue Française du Centre-Est, 2009 ONCA 499, 266 O.A.C. 17, au paragraphe 24, les éléments constitutifs du délit ne changent pas en fonction de la catégorie de délit dont il est question, mais la façon dont ces éléments sont mis en preuve, elle, change. Si le demandeur démontre que l’officier public a agi spécifiquement pour causer un préjudice au demandeur, cela sera suffisant pour rencontrer les premier et second éléments du délit. Si, toutefois, le demandeur allègue un délit de catégorie B, alors il sera nécessaire de présenter une preuve distincte de chacun de ces éléments.
[198] Les demandeurs citent également les décisions de la Cour suprême du Canada dans Finney et Sibeca, précitées, et plaident que la mauvaise foi doit non seulement s’entendre des actes accomplis dans l’intention de nuire, ce qui correspond à la notion classique de mauvaise foi, mais également ceux qui se démarquent tellement du contexte législatif dans lequel ils sont posés qu’un tribunal ne peut raisonnablement conclure qu’ils l’ont été de bonne foi. J’en conviens, mais non seulement ces décisions sont-elles moins pertinentes en ce qu’elles appliquent le droit civil québécois, qu’il n’est pas, à mon sens, nécessaire d’importer en common law (l’inverse est également vrai), mais comme le dit bien la juge Deschamps dans l’arrêt Sibeca, précité, au paragraphe 26, « [c]e qui paraît être une extension de la mauvaise foi n’est, en quelque sorte, que l’admission en preuve de faits qui correspondent à une preuve circonstancielle de la mauvaise foi à défaut par la victime de pouvoir en présenter une preuve directe. »
[199] Ceci dit, lorsque l’on applique les critères propres au délit civil de faute dans l’exercice d’une charge publique aux faits de l’espèce, je suis d’avis que seule la décision du ministre Thibault de réduire le TPA de quelques 4 000 t.m., prise en 2003 dans le but de forcer les crabiers traditionnels à négocier une entente de projet conjoint, est de nature à entraîner la responsabilité délictuelle de l’État.
2) Financement des activités du MPO de 2003 à 2006
[200] La question ne se pose plus; il est acquis que par ces diverses ententes intervenues en 2003, 2004, 2005 et 2006, afin d’obtenir une contribution financière à ses activités de gestion et de recherche, le MPO a outrepassé son pouvoir de gestion en s’appropriant illégalement ou en vendant illégalement la ressource halieutique propriété des Canadiens (Larocque, Association des crabiers acadiens, et Arsenault, précitées).
[201] Je suis également d’avis que la preuve démontre que le MPO et ses fonctionnaires connaissaient le caractère illégitime de ces ententes. Ils savaient depuis des années qu’ils ne pouvaient pas associer la gestion de la ressource aux ententes de projet conjoint qu’ils négociaient avec les divers groupes de pêcheurs. Ils l’ont clairement exprimé aux demandeurs dès 1994, lorsqu’ils négociaient l’Entente de projet conjoint — 1995. Ils ont été formels; tant qu’il n’y aurait pas d’amendement à la Loi sur les pêches, ils ne pourraient limiter l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre en fonction d’ententes de cogestion qu’ils concluent avec l’industrie (pièce 162.1). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le ministre refuse d’entériner le projet d’entente de 1996; rappelons que le projet de loi C-62 n’avait pas été adopté et qu’il est mort au feuilleton l’année suivante. C’est finalement pour cette raison que dans l’Entente de projet conjoint — 1997 (pièce 241), conclue avec les demandeurs, que les ententes de financement pour les années 2004 à 2006 (pièces 531.1, 560 et 590), que les demandeurs remettent ici en cause, contiennent deux parties que les fonctionnaires du MPO veulent fort distinctes : une partie qui contient le plan de gestion de la pêche ou l’octroi d’un contingent ou d’un permis de pêche, et une partie qui couvre les activités du MPO qui sont financées par les associations de pêcheurs. Avec respect, cette façon de rédiger les diverses ententes me semble plutôt être un leurre qui ne leurre personne. Que les diverses composantes des ententes soient dans des parties distinctes ne change rien au caractère synallagmatique de ces ententes. D’ailleurs, lorsque l’on analyse les appels d’offres préparés par le MPO en prévision des ententes de financement de 2004, 2005 et 2006 (pièces 507, 553 et 586.1), la notion de contrepartie est tout à fait présente. Le RPPIM et l’APPFA n’auraient eu aucun intérêt à financer les activités du MPO si un certain contingent de crabe des neiges ne leur était pas octroyé.
[202] Tel qu’indiqué plus haut, conclure au caractère illégitime d’un acte commis par un officier public dans l’exercice de ses fonctions, du point de vue administratif, n’équivaut pas à conclure au caractère illégitime et délibéré du même acte, pour les fins de l’analyse de la responsabilité délictuelle de l’État. Les gestes ici reprochés ne s’apparentent pas aux gestes reprochés aux officiers publics dans les arrêts Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, Odhavji et Foschia, précités, lesquels comportaient un élément de malice, d’intention ou de mauvaise foi. Dans le contexte à l’étude, on peut difficilement parler de malice ou de mauvaise foi de la part des fonctionnaires du MPO, pas plus qu’on peut dire que les gestes posés l’aient été à des fins impropres. Les activités de gestion et de recherche visées par les ententes de financement s’inscrivent parfaitement dans la mission du MPO et elles sont, en quelques sortes, vertueuses et encensées de tous.
[203] Quoi qu’il en soit, je ne crois pas non plus que le MPO et ses fonctionnaires connaissaient les probabilités que les ententes de financement de 2004 à 2006 avec le RPPIM et l’APPFA causent un préjudice aux demandeurs, tout comme je ne crois pas que, dans les faits, elles leur ont causé quelque préjudice que ce soit. Les activités de gestion et de recherche du MPO ont été entreprises au bénéfice de tous les pêcheurs de crabe des neiges dans les zones 12, 18, 25 et 26, incluant les demandeurs. Ces activités ont permis de maximiser le TPA des années au cours desquelles les ententes étaient en vigueur, et d’anticiper la biomasse future, tant en termes de quantité que de déplacement ou d’emplacement. D’ailleurs, lorsque l’on considère les TPA et le tonnage métrique alloué aux demandeurs au cours des années en question, il est difficile de se convaincre que les demandeurs auraient subi un préjudice du fait de l’utilisation, par le ministre, de 1 880 t.m. de crabe des neiges sur trois ans. Comme le démontre l’analyse du juge Nadon dans l’arrêt Chiasson C.A.F., précité, au paragraphe 27, l’utilisation de 1 000 t.m. en 2006 a permis au ministre d’augmenter le TPA d’un peu plus de 5 000 t.m. Comme nous le verrons lors de l’analyse de la réduction du TPA de 2003 de quelques 4 000 t.m., il n’y a pas d’équivalence entre le tonnage métrique de crabes offerts par le MPO et le montant du financement recherché. Il n’y a pas non plus de logique évidente qui justifie cet écart de 5 000 t.m. en 2006, mais chose certaine cette augmentation a bénéficié aux demandeurs en proportion de leur QI.
[204] Je conclus donc que le caractère illégitime des ententes de financement conclues entre le MPO, d’une part, et l’APPFA et l’UPM, d’autre part, n’a causé aux demandeurs aucun dommage et qu’ils n’ont pas démontré une faute dans l’exercice d’une charge publique à cet égard.
3) Financement du programme de rationalisation d’autres pêcheries
[205] Encore une fois, il est acquis que le ministre ne pouvait pas associer l’émission de permis de pêche de conditions préalables ou de conditions qui ne trouvent pas leurs sources dans la Loi sur les pêches et la réglementation adoptée sous son empire (Cheticamp Fisheries et Aucoin, précitées).
[206] En conséquence, si tant est que le partage permanent de la ressource pour les années 2003 à 2006 était conditionnel à ce que les bénéficiaires de ces contingents rationalisent d’autres pêcheries ou se servent des fonds générés pour racheter des permis émis à l’égard d’autres pêcheries, cette condition serait illégale.
[207] Je crois également que la façon de procéder du ministre, soit par l’octroi de contingent à des associations de pêcheurs plutôt qu’à des pêcheurs, est également problématique.
[208] Premièrement, il s’agit pour le ministre d’une sous-délégation de son pouvoir d’émettre des permis de pêche; les associations tiraient au sort les permis de pêche de crabe des neiges, ce que les témoins ont décrit comme la loto-crabe ou comme le « buffet » où les pêcheurs se servaient tour à tour.
[209] Deuxièmement, les associations utilisaient les revenus ainsi générés à différentes fins, plusieurs non reliées à la mission et aux objectifs du MPO, et souvent à l’avantage des associations plutôt que des pêcheurs.
[210] Toutefois, tout comme pour les ententes de financement conclues par le MPO, je ne crois pas que la façon de procéder du ministre revêt un caractère illégitime et délibéré susceptible d’engager la responsabilité délictuelle de l’État.
[211] Je ne crois pas non plus que cette façon de procéder ait causé quelques dommages que ce soit aux demandeurs puisque le ministre Robert Thibault avait pris la décision d’instaurer un partage permanent de la ressource auquel il allouerait annuellement quelque 15 p. 100 du TPA et que s’il n’avait pas émis les permis aux associations de pêcheurs, il les aurait émis directement aux pêcheurs (témoignage du 3 février 2016, pages 4 et 5). Le ministre Thibault a d’ailleurs informé les demandeurs, lors d’une rencontre tenue le 8 avril 2003, qu’une fois la rationalisation complétée, ce contingent de 15 p. 100 serait remis directement aux pêcheurs (pièce 434). Et il avait la discrétion de le faire. À défaut d’avoir précédé comme il l’a fait, cette quote-part de 15 p. 100 du TPA ne serait pas revenue aux demandeurs.
[212] Je conclus donc que le caractère douteux du mécanisme utilisé par le MPO pour mettre en place le partage permanent de la ressource n’a causé aux demandeurs aucun dommage et que les demandeurs n’ont pas démontré une faute dans l’exercice d’une charge publique à cet égard.
4) Part du TPA allouée aux pêcheurs de la zone 18
[213] Bien qu’ils y fussent fortement opposés, les demandeurs ne reprochent pas au ministre sa décision d’intégrer la zone 18 aux zones 12, 25 et 26. Ils la critiquent, mais elle n’est pas réellement la source invoquée de responsabilité du ministre.
[214] À l’évidence, cette décision en est une de gestion et de partage de la ressource que le ministre avait l’entière discrétion de prendre. D’autant plus qu’elle s’explique par le fait que les scientifiques du MPO étaient d’avis que la zone 18 faisait partie de la même biomasse que les zones 12, 25 et 26. Elle s’explique également par le fait que cette zone était trop petite pour le nombre de pêcheurs autorisés à y pêcher et qu’elle abritait un pourcentage important de crabes mous, qui migraient vers la zone 12 à l’âge adulte (témoignage du 24 février 2016, page 125).
[215] Ce que les demandeurs reprochent surtout au ministre c’est d’avoir octroyé aux pêcheurs de la zone 18 une portion trop importante du TPA, ne reposant sur aucun fondement rationnel.
[216] Les demandeurs reprochent au MPO d’avoir laissé les pêcheurs de la zone 18 surexploiter le stock pendant de nombreuses années et, une fois le stock épuisé, leur avoir donné une part trop importante du stock de la zone 12.
[217] D’abord, la preuve ne démontre pas qu’il y aurait eu surexploitation du stock de la zone 18, mais plutôt que la biomasse de crabe commercial y était pauvre. La preuve démontre effectivement qu’année après année, le taux d’exploitation dans la zone 18 était élevé, c’est-à-dire que le TPA était élevé par rapport à la biomasse. Cependant, la preuve est claire à l’effet que bien que le taux d’exploitation et, partant, le TPA étaient élevés, les captures elles ne l’étaient pas (interrogatoires du 21 janvier 2016, pages 164, 166 et 167, et du 24 février 2016, pages 119 et 120). Puisque les pêcheurs de la zone 18 ne parvenaient jamais à capturer leur contingent, le taux d’exploitation effectif était beaucoup plus faible que prévu. En conséquence, on ne peut pas se fonder sur le taux d’exploitation pour conclure à surexploitation.
[218] Par ailleurs, le pourcentage du TPA que le ministre a décidé d’accorder aux pêcheurs de la zone 18, au moment de l’intégration, relève de sa discrétion.
[219] Évidemment, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire implique la bonne foi et aucune loi ne peut permettre d’exercer une discrétion de façon arbitraire, en se fondant sur des considérations non pertinentes, capricieuses ou étrangères à l’objet de la loi (Roncarelli, précité, page 140).
[220] Pour déterminer la part du TPA qu’il allouerait aux 30 pêcheurs de la zone 18, le ministre s’est inspiré de la part du TPA accordée en 1997 aux 30 pêcheurs des zones 25 et 26, lors de l’intégration de ces zones à la zone 12 (témoignage de Pat Chamut, 28 janvier 2016, pages 194 à 197). 5,32 p. 100 du TPA ont été accordés aux pêcheurs des zones 25 et 26, alors que le ministre a fixé à 4,7081 p. 100 la part allouée aux pêcheurs de la zone 18.
[221] Il est possible que les zones 25 et 26 aient contribué davantage à la biomasse totale des zones combinées que la zone 18. Il est également possible que l’intégration de la zone 18 ait eu un impact négatif sur les demandeurs, impact que l’intégration des zones 25 et 26 n’a pas eu. On ne peut toutefois pas dire que le ministre a exercé sa discrétion de façon arbitraire, capricieuse ou étrangère à la loi. D’un point de vue objectif, il a pris une décision qui peut même être qualifiée d’équitable dans les circonstances. Il a favorisé les pêcheurs de la zone 18 au détriment des pêcheurs des zones 12, 25 et 26, en répartissant plus équitablement la ressource entre eux, ressource qui, rappelons-le, faisait partie d’une seule et même unité biologique. Comme l’explique Jim Jones, le fait de tracer une ligne imaginaire entre deux zones ne fait pas en sorte que les pêcheurs aient accès à des stocks de crabes différents (transcription 7 mars 2016, page 108). Cette répartition n’a pas complètement satisfait les pêcheurs de la zone 18 qui réclamaient 5,32 p. 100 du TPA, comme les pêcheurs des zones 25 et 26, sans zone tampon (témoignage de Fred Kennedy, 29 février 2016, pages 40 et 41).
[222] Par ailleurs, la preuve démontre que la création de la zone tampon à la limite des zones 18 et 19 vise à protéger le crabe blanc qui s’y trouve en grande quantité. Cette décision est donc basée sur des considérations scientifiques et des préoccupations de conservation, considérations qui sont loin d’être étrangères aux objectifs visés par la Loi sur les pêches.
[223] Finalement, la défenderesse a fait la démonstration que dans les faits, ce n’est pas 4,7081 p. 100 du TPA que les pêcheurs de la zone 18 ont reçu, mais bien 3,37 p. 100 en 2003 (pièce 443), 3,52 p. 100 en 2004 (pièce 498), 3,52 p. 100 en 2005 (pièce 561) et 4,002 p. 100 en 2006 (pièces 581 et 587). Ces pourcentages réduits s’expliquent par le fait que le ministre a choisi l’option 2 mise de l’avant dans la note au ministre du 30 avril 2003 (pièces 440 et 441), soit de retrancher la part attribuée au nouvel accès et aux Premières Nations, avant d’octroyer la part qui reviendrait aux pêcheurs de la nouvelle zone combinée 12, 18, 25 et 26 (« from the top »). La preuve a également démontré que dans les faits, les pêcheurs de la zone 18 ont continué à pêcher tout près des deux seuls quadrilatères où ils ont traditionnellement fait leurs captures (désormais inclus dans la zone tampon) et qu’ils ne se sont pas aventurés très loin dans la zone 12.
[224] Je conclus donc que le ministre n’a pas commis une faute dans l’exercice d’une charge publique dans la façon avec laquelle il a procédé à l’intégration de la zone 18 aux zones 12, 25 et 26. Le ministre avait le pouvoir de trancher comme il l’a fait et de choisir parmi un certain nombre de formules proposées dans la note décisionnelle de 2003. Sa décision était motivée par des considérations sociales ou économiques et il a agi à l’intérieur des limites de son mandat.
5) Réduction du TPA de 4 000 t.m. en 2003
[225] Il est bien établi que le ministre a la pleine discrétion pour fixer le TPA annuel. Cependant, il ne peut le faire arbitrairement ou réduire le TPA dans le seul but de forcer un groupe de pêcheurs à négocier une entente de projet conjoint ou à participer au financement des activités du MPO. À mon sens, la preuve démontre que c’est ce que le ministre Thibault a fait en 2003. Il a d’ailleurs été suffisamment candide pour ne pas nier cette évidence.
[226] La défenderesse plaide que contrairement aux décisions du ministre d’utiliser la ressource pour financer les activités du MPO, sa décision de réduire le TPA de 20 000 t.m. ou 21 000 t.m. à 17 148 t.m. en 2003 n’a jamais été déclarée illégale par les tribunaux. En conséquence, plaide-t-elle, je dois la déclarer illégale avant de conclure à une faute dans l’exercice d’une charge publique. Avec respect, je crois que la question est plutôt de savoir si, ce faisant, le ministre utilisait sa discrétion de façon arbitraire et capricieuse, sans égard à l’objet de la loi, ou s’il a fait preuve de mauvaise foi en utilisant une partie du TPA comme monnaie d’échange pour forcer les demandeurs à négocier. En d’autres termes, je n’ai pas à trancher de la légalité de sa décision sur le plan administratif, mais je dois déterminer si elle est source de responsabilité pour l’État.
[227] Bien que la défenderesse ait tenté de justifier, de diverses façons, la fixation du TPA à 17 148 t.m., il n’en demeure pas moins qu’il n’existe aucune preuve documentaire justifiant cette décision, qui serait antérieure à l’émission du plan de pêche de 2003.
[228] Comme à toutes les années, le processus de fixation du TPA de 2003 a débuté par une estimation de la biomasse commerciale basée sur les résultats du relevé au chalut fait à la fin de la saison de pêche 2002. Une fois cet exercice complété par la division des sciences du MPO, on fixe une rencontre appelée « examen par les pairs », à laquelle participent scientifiques et représentants du MPO et de l’industrie. Cette rencontre a pour but de questionner et, le cas échéant, de défier les résultats de la division des sciences dans le but de s’assurer de l’exactitude de ces résultats et dans le but qu’un consensus se dégage autour d’eux.
[229] Cette rencontre a eu lieu du 11 au 13 février 2003. Plusieurs constats se dégagent du procès-verbal des séances d’examen par les pairs (pièce 410). D’abord, les participants ont convenu qu’un taux d’exploitation de 62 p. 100 en 2002 était trop élevé. Ils ont également constaté une hausse des pré-recrues, ce qui laissait envisager une hausse de la biomasse jusqu’en 2005. On estime la biomasse de 2003 à 41 554 t.m. +/- 5 942 t.m., soit une augmentation par rapport à la biomasse de 2002 qui était de 36 100 t.m. Cependant, bien que certains facteurs fussent très encourageants, d’autres facteurs militaient en faveur d’une approche prudente pour l’année 2003 et une recommandation est faite à l’effet de fixer un TPA conservateur ne dépassant pas 20 000 t.m. pour la zone 12, soit un taux d’exploitation de 48,13 p. 100.
[230] En ce qui concerne la zone 18 (qui n’est pas encore amalgamée à la zone 12), on constate une augmentation de la biomasse de 323 p. 100 par rapport à 2002 et également une importante présence de pré-recrues qui laisse présager une biomasse élevée pour les deux ou trois prochaines années.
[231] Une fois ses résultats testés auprès des scientifiques et autres intervenants, la division des sciences du MPO a préparé son rapport de l’état des stocks (« Stock Status Report ») qu’elle a émis en mars 2003 (pièce 418). On y reprend essentiellement les constats faits lors de l’examen par les pairs et on conclut qu’il serait « prudent de faire en sorte que le quota de 2003 ne dépasse pas 20 000 [t.m.] », pour la seule zone 12.
[232] Ni le procès-verbal de la réunion avec les pairs ni le rapport sur l’état des stocks ne fait état du fait que ce TPA ne serait conservateur ou prudent que s’il y avait un protocole de crabe blanc amélioré en place pour la saison de pêche 2003.
[233] Le même consensus se dégage lors de la réunion du comité consultatif tenue le 14 mars 2003. La majorité des membres est d’avis de suivre la recommandation des scientifiques qui, à leur avis, est fonction d’un protocole amélioré de suivi du crabe blanc. Le MPO demande aux membres si la même recommandation serait faite sans ce protocole; aucune réponse n’apparaît du sommaire de cette rencontre (pièce 493.1). On conclut simplement que « sans ces ressources, il faudrait gérer différemment ».
[234] Rappelons que parallèlement à cet exercice, des négociations intenses ont lieu entre le MPO et les crabiers traditionnels relativement à un plan de gestion à long terme. Bien que plusieurs points sont discutés, le ministre se montre intransigeant à l’égard de la majorité d’entre eux, particulièrement à l’égard de l’accès permanent et de l’intégration de la zone 18. Ce que le MPO tente d’obtenir de ces négociations, sans réelle concession de sa part, c’est une entente de projet conjoint pluriannuelle visant le financement des activités scientifiques du MPO, particulièrement le protocole amélioré de crabe blanc et le relevé au chalut.
[235] Avant même l’échec de ces négociations, le MPO envisageait déjà certaines options « créatives » à défaut d’une entente de projet conjoint avec les crabiers traditionnels. Selon Pat Chamut, ces options incluaient une augmentation des frais de permis, la mise de côté d’un certain quota (comme cela a été fait de 2004 à 2006) et l’obtention d’un financement additionnel à l’interne (témoignage du 28 janvier 2016, pages 185 à 191 et pièce 422). Pat Chamut doutait de la légalité de la seconde option alors que Réal Vienneau et Monique Baker doutaient du réalisme de la troisième option; les fonctionnaires de la région du golfe se seraient fait dire en 2001 : « Venez pas nous voir de nouveau » (témoignage du 9 février 2016, pages 110 et 111).
[236] Chose certaine à compter du 25 mars 2003, date de la dernière réunion de négociation, les fonctionnaires du MPO savent qu’il n’y aura pas d’entente de projet conjoint et de financement de l’industrie pour la saison 2003. Ils commencent donc la préparation de la note décisionnelle à transmettre au ministre en vue de l’émission du plan de pêche 2003. Des discussions ont lieu entre la division de gestion de la pêche et la division des sciences. Comme la décision d’intégrer la zone 18 à la zone 12 a été prise après la rencontre d’examen par les pairs et après la rédaction du rapport sur l’état des stocks, Monique Baker demande à Mikio Moriyasu d’estimer la biomasse et le TPA maximum pour les zones amalgamées. Dans un courriel du 14 avril 2003 (pièce 434), Mikio Moriyasu confirme une biomasse de 44 923 t.m. +/- 16 p. 100 et, en appliquant le même taux d’exploitation conservateur de 48,13 p. 100 recommandé par la division des sciences et validé par les pairs, un TPA maximum de 21 621 t.m.
[237] Pour une raison inexpliquée, la note décisionnelle du 30 avril au ministre (pièce 440) ne fait aucunement état de ce TPA conservateur maximum de 21 621 t.m. pour les zones 12 et 18 combinées (21 437 t.m. si l’on retranche la zone tampon), mais ne parle que du TPA de 20 000 t.m. recommandé par les scientifiques pour la seule zone 12. Sans qu’il n’y ait plus d’explication, la note décisionnelle recommande d’appliquer le taux d’exploitation moyen des années 1991 à 2001, soit 38,5 p. 100 à la biomasse combinée (44 540 t.m. si on retranche la zone tampon) et de fixer le TPA à 17 148 t.m.
[238] Ce faisant, le MPO fixe un TPA de 4 289 t.m. (21 437 moins 17 148) de moins que le TPA maximum recommandé et validé par les scientifiques et autour duquel un large consensus s’est développé dans le cadre du processus de fixation du TPA.
[239] Ce taux d’exploitation à 38,5 p. 100 n’est expliqué par aucun document antérieur à la note décisionnelle et lorsqu’interrogé au préalable à ce sujet, en présence de Monique Baker, Jim Jones dit ignorer d’où il vient. Le procureur de la défenderesse s’est d’abord objecté à une demande d’engagement sur la base de la pertinence, mais il a finalement accepté que sa cliente vérifie qui a suggéré ce taux d’exploitation et si cette suggestion était fondée sur un avis scientifique. Or, dans une lettre du procureur de la défenderesse en date du 28 juin 2011 (pièce 683), il répond que « suite à nos recherches et malgré nos efforts, nous n’avons pas réussi à trouver cette information ».
[240] Il faut comprendre que cette réduction de 4 289 t.m. du TPA en 2003 était un peu plus significative dans le contexte où le ministre avait décidé, pour sa première année à la tête du MPO, de régler d’un coup un certain nombre de problèmes récurrents qui persistaient dans la pêche au crabe et d’adopter des mesures qu’il savait très impopulaires au sein des crabiers traditionnels. Le ministre savait également que ces mesures qu’il s’apprêtait à adopter allaient toutes avoir un impact négatif sur les crabiers traditionnels. Le ministre savait que le retrait de 4 289 t.m. additionnelles, dans les circonstances, aurait un impact direct sur les crabiers traditionnels et il souhaitait que cet impact soit suffisant pour lui servir d’outil de négociation pour forcer les crabiers traditionnels à conclure une entente de projet conjoint et à accepter de contribuer à hauteur de 1.7 million de dollars au financement des activités du MPO.
[241] Les réactions ont d’ailleurs été immédiates. Le plan de pêche a été communiqué le vendredi 2 mai et des manifestations avec saccage ont éclaté durant la fin de semaine qui a suivi.
[242] À compter du lundi 5 mai, le ministre fait plusieurs sorties médiatiques au cours desquelles il répète que les crabiers traditionnels savent depuis un certain temps qu’il y a un 4 000 t.m. de plus pour eux s’ils acceptent de conclure une entente de projet conjoint avec le MPO (pièces 445, 446 et 449).
[243] Mais la tempête ne semble pas se calmer. Les journalistes sont insistants et veulent une explication sur la réduction du TPA. Ce n’est que le 8 mai 2003 que Mikio Moriyasu répond à la demande de Monique Baker de justifier le 38,5 p. 100 de taux d’exploitation comme une approche conservatrice et de justifier la réduction de 3 000 à 4 000 t.m. par le taux de mortalité envisagé du crabe à carapace molle. Voici la réponse offerte par M. Moriyasu (pièce 460) :
Le niveau de quota 17 143 t au lieu de 20 000 t suggéré dans le document de statusde stock est justifiable en assumant que la capacité de protéger le crabe mou est considérablement réduite (sans entente de cogestion). Un approche conservatrice que nous avons pris durant la dernière décennie soit 38.5% corresponde au niveau de 17,000 t. Marcel Hébert a écrit dans son document scientifique que la mortalité du crabe mou par manipulation avec taux de décès de 100% après avoir rejeté durant la pêche de 2002 aurait été d’environ 1,600 t. Ceci est avec un plein protocole. Il n’est dons pas trop irraisonnable de penser que la perte serait de deux fois plus soit environ 3,200 t. Les deux approches la première est plus scientifique que la dernière arrivent à la même conclusion. C’est la raison pour laquelle je suis confortable de soutenir les deux scénarios. Peut-être vous devez utiliser les deux façons d’explications à la fois?
[244] Avec respect, il semble assez évident que l’on tente de fournir une explication après coup à une décision prise sans justification. Non seulement le ton de cette note n’est-il pas très convaincant, mais les explications fournies ne sont pas très scientifiques. Personne n’explique pourquoi il était nécessaire de passer d’un taux d’exploitation de 62 p. 100 en 2002 (année volontairement exclue du calcul de la moyenne), à un taux d’exploitation de 38,5 p. 100 en 2003, alors que tous s’entendaient plutôt sur un taux d’exploitation de 48,13 p. 100.
[245] Par ailleurs, on comprend l’hésitation de M. Moriyasu à l’égard d’un taux de mortalité de 100 p. 100 pour expliquer un écart de 3 000 à 4 000 t.m. Il a reconnu en contre-interrogatoire que les scientifiques du MPO utilisent les résultats d’une étude prévoyant que le taux de mortalité du crabe blanc rejeté en mer est plutôt de 14,3 p. 100 (pièces 647 au point 3.2, 648 au point 3.2 et 649 au point 2.2, et témoignage 24 février 2016, page 145).
[246] Quelques jours plus tard, à la demande de Nathalie Girouard, conseillère associée, gestion des ressources de l’Atlantique, Mikio Moriyasu revient d’ailleurs à la position adoptée avant l’émission du plan de pêche et confirme qu’il estime qu’un TPA hypothétique de 21 437 t.m. pour les zones 12 et 18 combinées (avec une zone tampon) était raisonnable (pièce 471).
[247] La défenderesse plaide que cette réduction de 4 289 t.m. du TPA était justifiée par l’absence d’une entente de projet conjoint pour l’année 2003.
[248] Il n’est pas contesté que l’absence d’un relevé au chalut, qui serait fait après la saison de pêche 2003, n’a aucune incidence sur la fixation du TPA de 2003 mais que cela pourrait influencer le TPA des années subséquentes (voir notamment la pièce 682, page 2654). De toute façon, la preuve démontre qu’à la fin de la saison 2003, le MPO a utilisé 50 t.m. de crabe des neiges à même le TPA non pêché pour faire un appel de propositions pour l’émission d’un permis scientifique. L’absence d’un relevé au chalut ne peut donc pas justifier une quelconque réduction du TPA de 2003 par le ministre.
[249] En ce qui concerne le fait qu’il n’y aurait pas de protocole de crabe blanc amélioré, la preuve démontre que l’ensemble des activités du MPO ont été financées par l’industrie au cours des années suivantes, suite aux appels de propositions du MPO. Tel qu’indiqué préalablement, il ne semble pas y avoir de lien rationnel entre le tonnage alloué et le montant du financement recherché. En 2004, le RPPIM a obtenu un contingent de 400 t.m. en contrepartie d’un financement de 1.5 million de dollars; en 2005, l’APPFA a obtenu un contingent de 480 t.m. en contrepartie d’un financement de 1.9 million de dollars, alors qu’en 2006 elle a obtenu un contingent de 1 000 t.m. en contrepartie d’un financement de 1.5 million de dollars. À tout évènement, il est convenu par tous que la valeur du tonnage ainsi allouée est de beaucoup supérieure au montant du financement, d’où l’incitatif à participer à l’appel de propositions.
[250] Cet exercice n’est nécessaire que pour démontrer que même si le ministre avait eu raison de réduire le TPA afin de tenir compte de l’absence d’un protocole de crabe blanc amélioré, ce qui n’a pas été démontré par la preuve, cette réduction aurait dû être de bien moindre importance. Je n’ai pas la preuve des coûts exacts associés au protocole de crabe blanc amélioré, mais ils ne sont pas si importants et ne justifieraient certainement pas, à eux seuls, de réduire un TPA conservateur et validé par les scientifiques. Le ministre aurait pu faire ce qu’il a fait pour le relevé au chalut de 2003 et ce qu’il a fait pour l’ensemble des activités scientifiques au cours des années subséquentes. Il a choisi de ne pas le faire dans son plan de pêche.
[251] Finalement, la preuve est silencieuse quant aux démarches que le MPO aurait pu faire afin de trouver un mode alternatif de financement du protocole de crabe blanc amélioré pour l’année 2003.
[252] Cette réduction sans justification, ces tentatives de trouver une explication ex post facto et la réaction du ministre face aux questions que lui ont posées les journalistes après l’émission du plan de pêche 2003 me convainquent que la seule raison pour laquelle le ministre a réduit le TPA de 4 289 t.m. en 2003, était pour forcer les crabiers traditionnels à reprendre les négociations devant mener à une entente de projet conjoint. Je suis d’avis que ce faisant, le ministre agissait de mauvaise foi, particulièrement dans le contexte de l’ensemble des changements qu’il a choisi d’apporter aux politiques du MPO cette même année. Sa discrétion a été exercée en se fondant sur des considérations non pertinentes, capricieuses et étrangères à l’objet de la loi.
[253] J’en conclus que le ministre a commis un délit de catégorie A, lequel a causé aux demandeurs des dommages compensables en droit, soit la quote-part du 4 289 t.m. manquant que le plan de pêche de 2003 leur allouait, en fonction de leur QI respectif.
6) La quittance signée en 2006
[254] Puisque je conclus que l’intégration des Premières Nations à la pêche commerciale au crabe des neiges n’a pas résulté en une expropriation des QI des demandeurs et qu’elle ne constitue pas un enrichissement sans cause du MPO, il n’est pas nécessaire pour moi de me prononcer sur les quittances signées en 2006 par les demandeurs.
[255] Je me contenterai de dire que je partage l’avis des demandeurs à l’effet que ces quittances ne valent que pour l’avenir. Rappelons que le MPO a évalué qu’une somme de 37,4 millions de dollars était nécessaire pour acquérir des pêcheurs traditionnels la part du TPA qui lui manquait pour satisfaire les ententes visant à intégrer les Premières Nations à la pêche au crabe. Le MPO a utilisé la somme de 37,4 millions de dollars, répartie sur une base provinciale, au prorata du QI de chaque pêcheur. La quittance est intégrée dans l’entente d’aide financière signée par les demandeurs (voir par exemple la pièce 606). Il s’agit clairement du rachat d’une partie du QI de chaque pêcheur qui y renonce pour l’avenir.
[256] Si j’avais conclu que l’intégration des Premières Nations dans la pêche au crabe donnait ouverture à une réclamation en expropriation ou en enrichissement sans cause, ce qui n’est pas le cas, la quittance signée par les demandeurs ne ferait donc pas échec à ces réclamations.
F. Conclusion
[257] Pour les motifs exposés aux présentes, je suis d’avis d’accueillir partiellement l’action des demandeurs et de déclarer que le MPO a commis une faute dans l’exercice d’une charge publique, pour laquelle la défenderesse est responsable, en réduisant de 21 437 t.m. à 17 148 t.m. le TPA de 2003, causant ainsi aux demandeurs un préjudice pour lequel ils sont en droit d’être indemnisés. Les autres causes d’action, ainsi que l’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique à l’égard des autres fautes alléguées par les demandeurs, sont rejetées.
[258] À la suggestion des parties, celles-ci disposent d’un délai de 30 jours des présentes pour s’entendre sur les dépens à accorder à l’égard de ce premier volet de l’audition ou, à défaut, pour signifier et produire au greffe de la Cour leurs représentations écrites ne dépassant pas 10 pages et traitant des critères énoncés au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.
JUGEMENT
POUR CES MOTIFS, la Cour :
1. Accueille en partie l’action des demandeurs;
2. Déclare que le ministre des Pêches et Océans et les fonctionnaires du ministère des Pêches et Océans ont commis une faute dans l’exercice d’une charge publique, pour laquelle la défenderesse est responsable, en réduisant de 21 437 t.m. à 17 148 t.m. le TPA de 2003, causant ainsi aux demandeurs un préjudice pour lequel ils sont en droit d’être indemnisés;
3. Rejette les autres causes d’action, ainsi que l’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique à l’égard des autres fautes alléguées par les demandeurs;
4. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens, elles devront signifier et déposer, dans les 30 jours des présentes, leurs représentations écrites à cet égard, lesquelles ne doivent pas dépasser 10 pages et doivent traiter des critères énoncés au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.