[2017] 2 R.C.F. 256
T-1391-14
2016 CF 1255
1395804 Ontario Ltd., faisant affaire sous le nom de Blacklock’s Reporter (demanderesse)
c.
Canada (Procureur général) (défendeur)
Répertorié : 1395804 Ontario Ltd. (Blacklock’s Reporter) c. Canada (Procureur général)
Cour fédérale, juge Barnes—Ottawa, 19 au 23 septembre et 10 novembre 2016.
Droit d’auteur — Violation — Action par laquelle la demanderesse a soutenu que des fonctionnaires du ministère des Finances (le Ministère) ont violé son droit d’auteur en obtenant, lisant et distribuant deux de ses articles de nouvelles sans avoir obtenu son autorisation — L’affaire concernait les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur relatives à l’utilisation équitable dans le contexte de l’utilisation, par une tierce partie, de contenu protégé par un mur à péage — La demanderesse est une petite agence de nouvelles en ligne établie à Ottawa qui est détenue et exploitée par deux personnes, dont le rédacteur en chef — La demanderesse a recours à un mur à péage pour protéger ses articles de nouvelles — La demanderesse s’est plainte qu’en octobre 2013, certains fonctionnaires du Ministère se sont procuré deux de ses articles de nouvelles et les ont distribués, sans autorisation ni contrepartie financière — La demanderesse a réclamé des dommages-intérêts — Le rédacteur en chef a consulté le Ministère et la présidente de l’Institut canadien du sucre (ICS) pour obtenir des renseignements, puis il a écrit un article portant sur des modifications aux tarifs douaniers canadiens sur le sucre — L’article contenait des propos mensongers — Pour lire la totalité de l’article, la présidente de l’ICS s’est abonnée à la demanderesse, à titre individuel et pour un an — Elle était préoccupée quant à l’exactitude de l’article et par le fait que sa relation de travail avec les fonctionnaires du Ministère pouvait être endommagée — Par conséquent, elle a envoyé des copies de l’article par courriel à une personne-ressource au Ministère — La présidente de l’ICS ne connaissait pas les Conditions de la demanderesse — L’article a été envoyé par courriel à d’autres collègues de travail par la personne-ressource de la présidente — Il s’agissait de savoir si la conduite que la demanderesse reprochait était protégée par les dispositions de la Loi relatives à l’utilisation équitable, et plus particulièrement, par l’art. 29 — L’art. 29 accorde une protection juridique de base lorsque l’utilisation est notamment aux fins d’étude privée, de recherche ou d’éducation — Deux arrêts de principe de la Cour suprême du Canada en ce qui concerne l’art. 29 (CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, et Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada) ont été analysés — Dans l’arrêt CCH, la Cour suprême a énoncé un critère à deux volets pour établir si l’utilisation de contenu visé par droit d’auteur constitue une utilisation équitable — Ce critère consistait à déterminer si l’utilisation avait pour but la « recherche » ou « l’étude privée » et si l’utilisation était « équitable » — La Cour suprême dans l’arrêt CCH a tiré la conclusion selon laquelle il faut interpréter le mot « recherche » de manière large — En l’espèce, l’utilisation reconnue par le Ministère des deux articles en litige constituait une utilisation équitable — La circulation de cet article de nouvelles au sein du Ministère a eu lieu à de véritables fins de recherche — La preuve a établi que la personne-ressource de la présidente et le fonctionnaire du Ministère ont tous les deux directement répondu au rédacteur en chef de la demanderesse et qu’ils avaient chacun des préoccupations légitimes à propos du caractère équitable et de l’exactitude de la nouvelle du rédacteur en chef — La demanderesse a omis de s’assurer que ses abonnés avaient connaissance des Conditions qu’elle souhaitait imposer — La méthode adoptée présentait des lacunes et elle pouvait possiblement tromper des abonnés comme la présidente de l’ICS — La présidente ou le Ministère ne devraient pas être réputés avoir eu connaissance des conditions d’utilisation de la demanderesse qui se trouvent sur le Web — Les Conditions de la demanderesse contenaient une ambiguïté importante en ce qui concerne la distribution en aval — La demanderesse était liée par l’interprétation la plus favorable aux utilisateurs de ses copies — Action rejetée.
Il s’agissait d’une action par laquelle la demanderesse a soutenu que des fonctionnaires du ministère des Finances (le Ministère) ont violé son droit d’auteur en obtenant, lisant et distribuant deux de ses articles de nouvelles sans avoir obtenu son autorisation. L’affaire concernait les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur relatives à l’utilisation équitable dans le contexte de l’utilisation, par une tierce partie, de contenu protégé par un mur à péage.
La demanderesse est une petite agence de nouvelles en ligne établie à Ottawa qui est détenue et exploitée par deux personnes. Elle a recours à un mur à péage pour protéger ses articles de nouvelles. Pour qu’une personne obtienne accès au contenu complet des articles de nouvelles, elle doit souscrire à un abonnement ainsi qu’obtenir un mot de passe. Lorsqu’il remplit la demande, l’abonné n’est pas tenu de reconnaître ou d’accepter quelque condition que ce soit avant que la transaction soit conclue. La demanderesse s’est plainte qu’en octobre 2013, certains fonctionnaires du Ministère se sont procuré deux de ses articles de nouvelles et les ont distribués, sans autorisation ni contrepartie financière. Elle a réclamé des dommages-intérêts.
Le conflit a pris naissance lorsqu’un des propriétaires de la demanderesse, le rédacteur en chef, a écrit un article de nouvelles portant sur des modifications aux tarifs douaniers canadiens sur le sucre. Pour écrire l’article de nouvelles, plusieurs personnes clés à l’Institut canadien du sucre et au ministère des Finances ont été interviewées ou on a communiqué avec elles. En dépit du fait que le Ministère avait fourni une explication sur les modifications des tarifs, l’article prétendait à tort que le défendeur n’avait formulé aucun commentaire à ce sujet. La présidente de l’Institut canadien du sucre (ICS) a été informée de l’article qui avait été écrit et, pour le lire en entier, elle s’est abonnée à la demanderesse, à titre individuel et pour un an. Elle a ensuite copié l’article, puis l’a envoyé par courriel à une personne-ressource au Ministère. La présidente de l’ICS était préoccupée quant à l’exactitude de l’article parce qu’on y affirmait plus particulièrement que le Ministère avait commis une erreur, et était préoccupée que cette déclaration puisse lui être attribuée et que, par conséquent, sa relation de travail avec les fonctionnaires du Ministère pouvait être endommagée. Un deuxième article a été écrit sur le même sujet dépeignant le Ministère de manière défavorable et laissant entendre que le Ministère n’arrivait pas à expliquer certaines choses malgré l’explication fournie antérieurement par un fonctionnaire. La présidente de l’ICS a obtenu une copie de ce deuxième article et elle a une fois de plus envoyé l’article par courriel à sa personne-ressource au Ministère. Elle a affirmé qu’elle ne connaissait pas les Conditions de la demanderesse et qu’il ne lui avait jamais traversé l’esprit qu’elle pouvait violer les droits d’auteur de la demanderesse en envoyant les articles par courriel. La personne-ressource du Ministère a transféré le courriel à d’autres collègues en raison de leur participation possible dans le suivi concernant l’article. Malgré les préoccupations exprimées par le Ministère à propos du contenu des articles du rédacteur en chef, aucun suivi n’a été jugé nécessaire et l’affaire a été abandonnée.
Il s’agissait principalement de savoir si la conduite que la demanderesse reprochait était protégée par les dispositions de la Loi relatives à l’utilisation équitable, et plus particulièrement, par l’article 29.
Jugement : l’action doit être rejetée.
Il incombait au défendeur d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que cette utilisation reconnue du matériel protégé par droit d’auteur par le Ministère, sans contrepartie pécuniaire ni consentement de sa part, était protégée par l’article 29 de la Loi. L’utilisation équitable de tout objet du droit d’auteur est un droit bien reconnu par la Loi. L’article 29 accorde une protection juridique de base lorsque l’utilisation est notamment aux fins d’étude privée, de recherche ou d’éducation. Deux arrêts de principe de la Cour suprême du Canada en ce qui concerne l’article 29 (CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, et Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada) ont été analysés. La Cour suprême a énoncé un critère à deux volets pour établir si l’utilisation de contenu visé par droit d’auteur constitue une utilisation équitable. Ce critère consistait à déterminer si l’utilisation avait pour but la « recherche » ou « l’étude privée » et si l’utilisation était « équitable ». Dans l’arrêt CCH, la Cour suprême a tiré la conclusion selon laquelle il faut interpréter le mot « recherche » de manière large. Le deuxième volet du critère, soit la question de savoir si une utilisation est « équitable », constitue une question de fait qui doit être tranchée à partir des circonstances de l’espèce, tout en prenant en considération plusieurs facteurs.
Selon une analyse des décisions de la Cour suprême du Canada, la Cour a déterminé que l’utilisation reconnue par le Ministère des deux articles en litige constituait une utilisation équitable. Il n’y avait pas de doute que la circulation de cet article de nouvelles au sein du Ministère a eu lieu à de véritables fins de recherche et que la portée de l’utilisation, telle que reconnue, était équitable dans les circonstances. La preuve a établi que la personne-ressource de la présidente et le fonctionnaire du Ministère ont tous les deux directement répondu au rédacteur en chef et qu’ils avaient chacun des préoccupations légitimes à propos du caractère équitable et de l’exactitude de la nouvelle du rédacteur en chef. En outre, la distribution limitée des articles par la personne-ressource à quelques-uns de ses collègues du Ministère pour que ceux-ci les examinent relevait donc clairement de la portée de la recherche permise.
La violation délibérée des Conditions convenues et l’utilisation de contenu protégé par droit d’auteur est une considération pertinente pour ce qui est de l’application des dispositions de la Loi relatives à l’utilisation équitable. Cependant, le titulaire du droit d’auteur doit établir que les conditions d’utilisation interdisent bel et bien l’accès ou la distribution en question, et que la personne mêlée à cet acte avait connaissance des restrictions. En l’espèce, la demanderesse a omis de s’assurer que ses abonnés avaient connaissance des Conditions qu’elle souhaitait imposer. La méthode adoptée présentait des lacunes et elle pouvait possiblement tromper des abonnés comme la présidente de l’ICS. Puisque les Conditions n’ont pas été portées clairement à son attention pour qu’elle les accepte, elle n’avait pas de raison de croire qu’en faisant circuler les deux articles en question, elle violait le droit d’auteur de la demanderesse ou en facilitait une telle violation par des tiers. La présidente de l’ICS ou le Ministère ne devraient pas être réputés avoir eu connaissance des conditions d’utilisation de la demanderesse qui se trouvent sur le Web; toutefois, ces deux parties n’auraient pas été plus avancées, et ce, même si elles avaient eu une telle connaissance. Les Conditions de la demanderesse contiennent une ambiguïté importante en ce qui concerne la distribution en aval. La demanderesse, à titre de rédactrice des Conditions, était liée par l’interprétation la plus favorable aux utilisateurs de ses copies. En l’espèce, cette interprétation permettait à la présidente de distribuer les copies au Ministère à des fins non commerciales, et, par la force des choses, permettait une utilisation similaire pour la personne-ressource de celle-ci. En l’absence de consentement, les abonnés et les utilisateurs en aval sont assujettis aux obligations que la Loi leur impose. Toutefois, par le fait même, ces parties jouissent de la protection considérable que leur accordent les dispositions législatives relatives à l’utilisation équitable.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur le droit d`auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 29, 29.2.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2012 CSC 36, [2012] 2 R.C.S. 326.
DÉCISION EXAMINÉE :
Warman c. Fournier, 2012 CF 803.
DÉCISION CITÉE :
Kobelt Manufacturing Co. Ltd. v. Pacific Rim Engineered Products (1987) Ltd., 2011 BCSC 224, 84 B.L.R. (4th) 189.
DOCTRINE CITÉE
Korski, Tom. « $30,000,000 Sugar Tax is Averted », Blacklock’s Reporter, 13 octobre 2013.
Korski, Tom. « It didn’t make any sense », Blacklock’s Reporter, 11 octobre 2013.
Vaver, David. Intellectual Property Law : Copyright, Patents, Trade-marks, 2e éd. Toronto : Irwin Law, 2011.
ACTION par laquelle la demanderesse a soutenu que des fonctionnaires du ministère des Finances ont violé son droit d’auteur contrairement à la Loi sur le droit d’auteur, en obtenant, lisant et distribuant deux de ses articles de nouvelles sans avoir obtenu son autorisation. Action rejetée.
ONT COMPARU
Yavar Hameed pour la demanderesse.
Alexandre Kaufman et Orlagh O’Kelly pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Hameed Law, Ottawa, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Barnes : La Cour est saisie d’une affaire de droit d’auteur. Plus précisément, elle est saisie d’une affaire concernant les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 (la Loi) relatives à l’utilisation équitable dans le contexte de l’utilisation, par une tierce partie, de contenu protégé par un mur à péage.
[2] La demanderesse, qui exploite ses activités sous le nom de Blacklock’s Reporter (Blacklock’s), soutient que des fonctionnaires du ministère des Finances (le Ministère) ont violé son droit d’auteur, car ces fonctionnaires ont obtenu, lu et distribué deux de ses articles de nouvelles sans avoir obtenu son autorisation.
[3] Le procureur général prétend que la conduite de Blacklock’s est une utilisation abusive du droit d’auteur et que la conduite dont se plaint Blacklock’s constitue une utilisation équitable au titre de l’article 29 de la Loi.
I. Le contexte
[4] Blacklock’s est une petite agence de nouvelles en ligne établie à Ottawa, et ses propriétaires exploitants sont Tom Korski et Holly Doan. M. Korski est le rédacteur en chef et Mme Doan est l’éditrice. M. Korski, ainsi que des journalistes pigistes, rédigent les articles de nouvelles de Blacklock’s. Mme Doan s’occupe entre autres de la négociation des ententes de licence pour les abonnements institutionnels.
[5] Blacklock’s a recours à un mur à péage pour protéger ses articles de nouvelles. Pour qu’une personne obtienne accès au contenu complet des articles de nouvelles, elle doit souscrire à un abonnement ainsi qu’obtenir un mot de passe. Les abonnements individuels peuvent être obtenus par une demande en ligne. Lorsqu’il remplit la demande, l’abonné n’est pas tenu de reconnaître ou d’accepter quelque condition que ce soit avant que la transaction soit conclue. Cependant, la demande fait mention des tarifs en vrac sur mesure applicables aux abonnés institutionnels, dans le cas où les usagers liés à cet abonnement souhaiteraient distribuer ou partager le matériel figurant sur le site de Blacklock’s à l’intérieur de l’organisme. Dans le pied de page de la demande d’abonnement, on renvoie aux « Terms and Conditions » (les Conditions), mais il n’y a aucun détail au sujet de celles-ci, et seul un abonné qui effectue une recherche sur le site Web de Blacklock’s peut lire ces Conditions.
[6] Blacklock’s se plaint qu’en octobre 2013, certains fonctionnaires du Ministère se sont procurés deux de ses articles de nouvelles et les ont distribués, sans autorisation ni contrepartie financière. Elle réclame, pour cette violation alléguée, le montant de 17 209,10 $ à titre de dommages-intérêts.
[7] Les faits pertinents sous-jacents sont en grande partie non contestés. En fait, les parties ont déposé un exposé conjoint des faits, lequel décrit de manière générale la conduite qui est visée par la présente instance.
[8] M. Korski a interviewé Mme Sandra Marsden, la présidente de l’Institut canadien du sucre, dans le cadre de la rédaction d’un article de nouvelles portant sur des modifications aux tarifs douaniers canadiens sur le sucre. M. Korski a aussi présenté des demandes de renseignements au Ministère concernant la modification des tarifs douaniers. La responsable des relations avec les médias du Ministère, Stéphanie Rubec, a répondu à M. Korski et lui a donné des explications. M. Korski et Mme Rubec se sont échangés d’autres courriels au cours de l’après-midi du 9 octobre 2013; cet échange a abouti à une réponse détaillée que Mme Rubec a envoyée à M. Korski à 19 h 25. M. Korski a affirmé qu’il avait déjà fini de rédiger son article à ce moment-là et que ce n’est que le lendemain, à un certain moment, qu’il a vu la dernière réponse de Mme Rubec. L’article de M. Korski a été publié en ligne le 10 octobre 2013, et ne faisait aucune mention de la dernière réponse de Mme Rubec.
[9] L’article de M. Korski avait pour titre « $30,000,000 Sugar Tax is Averted » ([traduction] « Une taxe sur le sucre de 30 millions de dollars est évitée »). Dans cet article, M. Korski attribuait à tort la réponse [traduction] « pas de commentaires » au défendeur, et ce, malgré que Mme Rubec eut formulé plusieurs réponses officielles[1]. L’article reprenait les propos de Mme Marsden en détail et incluait les mots [traduction] « erreur du ministère des Finances » employés par M. Korski en ce qui concerne l’imposition à l’industrie canadienne du sucre d’une taxe sur le sucre de 30 millions de dollars.
[10] C’est un courriel de Blacklock’s envoyé à 9 h 12, le 10 octobre 2013, qui a attiré l’attention de Mme Marsden sur l’article de M. Korski. Le courriel contenait un récapitulatif de l’article de M. Korski (voir pièce D-53) :
[traduction]
Une taxe sur le sucre de 30 millions de dollars est évitée
Une erreur du ministère des Finances, qui avait eu pour effet l’imposition d’une taxe de 30 millions de dollars sur le sucre, est en train d’être corrigée par suite de demandes de la part de l’industrie. Un organisme commercial a mentionné qu’une hausse des tarifs douaniers adoptée par erreur sur les importations brésiliennes aurait forcé la fermeture d’au moins une raffinerie de sucre au Canada : « Nous aurions fermé nos portes. »
Pour en savoir davantage.
[11] À peu près au même moment, Blacklock’s envoyait le message Twitter suivant à Mme Marsden : [traduction] « Lucy et Ethel de Finances Canada imposent par erreur une taxe de 30 M$ sur le sucre; voir blacklocks.ca ».
[12] Mme Marsden ne pouvait pas avoir accès à la totalité de l’article sans s’abonner; elle s’est rendue sur le site Web de Blacklock’s et elle s’est abonnée, à titre individuel, pour un an, au prix de 148 $. Elle a ensuite copié l’article de M. Korski.
[13] Mme Marsden a relaté dans son témoignage qu’elle avait été immédiatement préoccupée quant à l’exactitude de l’article de M. Korski et, plus particulièrement, quant au fait qu’il avait affirmé que le Ministère avait commis une « erreur ». Elle était préoccupée par le fait que cette déclaration pouvait lui être attribuée et que, par conséquent, sa relation de travail avec les fonctionnaires du Ministère pouvait être endommagée. C’est pour gérer cette situation qu’elle a fait un copier-coller de l’article de M. Korski dans un courriel qu’elle a envoyé à Patrick Halley, de la Division des politiques du commerce international. Dans son courriel, Mme Marsden a déclaré : [traduction] « La plupart des faits sont exacts, mais je ne suis pas du tout contente de l’interprétation de mes déclarations : je n’aurais évidemment pas décrit cette situation comme une “taxe sur le sucre”, ni comme une “erreur” du ministère des Finances ».
[14] M. Korski a écrit un deuxième article sur le même sujet le 11 octobre 2013. Le titre de cet article était « It didn’t make any sense » (« Cela n’avait aucun sens »). Une fois de plus, M. Korski y dépeint le Ministère de manière défavorable. L’article, qui ne faisait aucune mention des réponses détaillées de Mme Rubec, réponses dont M. Korski avait connaissance, commençait par la phrase suivante :
[traduction] Le ministère des Finances n’arrive pas à expliquer comment il a imposé par erreur une taxe sur le sucre de 30 millions de dollars, taxe qu’il a ensuite dû retirer au moyen d’une modification spéciale à la suite des protestations de l’industrie.
[15] Mme Marsden a obtenu une copie de cet article en utilisant le mot de passe qui lui a été attribué lors de son abonnement et elle a une fois de plus envoyé l’article par courriel à M. Halley. Mme Marsden a relaté dans son témoignage qu’elle ne connaissait pas les Conditions de Blacklock’s et qu’il ne lui avait jamais traversé l’esprit qu’elle pouvait violer les droits d’auteur de Blacklock’s en envoyant les articles à M. Halley.
[16] Le Ministère n’était pas abonné à Blacklock’s au moment où les articles visés lui ont été envoyés. Cependant, la preuve révèle que Mme Rubec s’était déjà renseignée auprès de Mme Doan au sujet d’un abonnement en vrac, qui aurait permis à l’ensemble du Ministère d’avoir accès au site. Mme Doan lui a fait part de multiples tarifs, qui variaient entre 11 470 $ et 15 670 $ (voir pièce P-61), mais l’affaire en est restée là.
[17] Lorsque M. Halley a reçu le premier article de Blacklock’s, il l’a transféré par courriel à Mme Rubec. M. Halley a exprimé certaines préoccupations à propos de l’article et il a mentionné ce qui suit : [traduction] « Je crois qu’il est possible de corriger l’interprétation médiatique en repassant sur les dates et sur les faits, surtout que l’industrie du sucre comprend clairement ce que nous avons fait et ne souscrit pas aux mots employés par le journaliste » (voir pièce D-83). Mme Rubec a entre autres répondu ce qui suit : [traduction] « Le journaliste a écrit vers 16 h 30 qu’il allait rapporter que nous n’avons pas fait de commentaires, et que, peu importe la situation, il avait déjà fait son interprétation […] Je vais lui demander de mettre son article à jour en y ajoutant le long commentaire/renseignement que je lui ai transmis. Je vous donne des nouvelles à propos de sa réponse ».
[18] M. Halley a aussi transféré le premier article à Dean Beyea et à Scott Winter, des collègues au sein du Ministère, et les a avisés qu’il discutait avec Mme Rubec [traduction] « des relations avec les médias, de la question de savoir si un suivi est nécessaire ». Scott Winter, quant à lui, a envoyé l’article à sa collègue Karen LaHay[2].
[19] Lorsque M. Halley a reçu le courriel contenant le deuxième article de Blacklock’s « It didn’t make any sense », il l’a transmis à une collègue, Michèle Govier. Il l’a aussi transmis à M. Beyea, à M. Winter et à Mme LaHay, en y apposant le commentaire : [traduction] « Pas tout à fait exact, mais tout de même mieux que le premier article » (voir pièce D-84).
[20] M. Winter était analyste principal des politiques au sein du groupe de travail de M. Halley, et M. Beyea était le superviseur immédiat de M. Halley. Mme LaHay était aussi analyste principale des politiques; elle travaillait avec M. Winter au sein du groupe de M. Halley. M. Halley a déclaré dans son témoignage que les articles de Blacklock’s avaient été transmis à ces personnes parce qu’elles pouvaient participer aux mesures de suivi sur ceux-ci. Les articles ont aussi été envoyés à Mme Govier, parce qu’elle travaillait sur un dossier connexe traitant de questions liées aux mesures antidumping concernant l’industrie du sucre. Le nom de Mme Rubec figurait aussi dans la liste d’envoi, car elle était l’agente des relations avec les médias qui avait communiqué directement avec M. Korski au sujet de la nouvelle, et parce qu’elle était censée communiquer avec M. Korski par la suite.
[21] La preuve documentaire révèle que seuls six fonctionnaires du Ministère ont reçu des copies de l’un des articles de Blacklock’s ou des deux articles, à commencer par M. Halley[3]. Malgré les préoccupations exprimées par le Ministère à propos du contenu des articles de M. Korski, aucun suivi n’a été jugé nécessaire et l’affaire a été abandonnée.
II. Analyse
[22] Pour trancher la présente affaire, je dois uniquement décider si la conduite que Blacklock’s reproche est protégée par les dispositions de la Loi relatives à l’utilisation équitable, et plus particulièrement, par l’article 29. Bien que les pratiques d’affaires de Blacklock’s présentent certes des aspects troublants, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur l’allégation du procureur général selon laquelle le présent litige constitue une forme d’abus du droit d’auteur auquel se livre un troll de droit d’auteur.
[23] Je souscris à l’argument de Blacklock’s selon lequel elle a établi que le Ministère a utilisé, sans contrepartie pécuniaire ni consentement de sa part, le contenu de son site Web protégé par droit d’auteur. Le demandeur reconnaît ces faits. Par conséquent, il incombe au procureur général d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que cette utilisation reconnue est protégée par l’article 29 de la Loi.
[24] L’utilisation équitable de tout objet du droit d’auteur est un droit bien reconnu par la Loi. L’article 29 accorde une protection juridique de base lorsque l’utilisation est « aux fins d’étude privée, de recherche, d’éducation, de parodie ou de satire ». La portée de la protection accordée par l’article 29 est aussi bien établie. La justification de la politique visant à protéger les droits des utilisateurs a été décrite de la manière suivante par le professeur David Vaver dans l’ouvrage intitulé Intellectual Property Law : Copyright, Patents, Trade-marks, 2e éd. (Toronto : Irwin Law, 2011), à la page 215 :
[traduction] La Loi sur le droit d’auteur accorde aux utilisateurs la possibilité de se livrer à plusieurs activités sans avoir besoin de s’inquiéter à propos du droit d’auteur. Ce que la Loi permet expressément ne constitue pas une violation du droit d’auteur. Quiconque utilise une œuvre de la manière autorisée ne tire pas profit d’une restriction, d’une exception, d’une exemption, d’un moyen de défense, d’une « brèche », et il ne bénéficie non plus de l’indulgence gracieuse du titulaire du droit d’auteur. Il exerce un droit inhérent à l’équilibre que la Loi sur le droit d’auteur établit entre les titulaires et les utilisateurs. Les droits du titulaire et ceux de l’utilisateur doivent recevoir l’interprétation juste et équilibrée que commande une mesure législative visant à remédier à un état de fait. Les droits des utilisateurs doivent être interprétés de manière aussi souple que le sont les droits des titulaires, sans quoi les droits d’auteur deviennent des « instruments d’oppression et d’extorsion » et ils constituent un obstacle indu aux droits d’une personne de disposer comme elle le souhaite de son propre bien tangible. [Renvois omis.]
[25] Les deux arrêts de principe en ce qui concerne l’article 29 sont CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2014] 1 R.C.S. 339 (CCH) et Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2012 CSC 36, [2012] 2 R.C.S. 326 (SOCAN). Dans l’arrêt CCH, la juge en chef McLachlin, s’exprimant pour la Cour, a fait remarquer qu’« il ne faut pas [interpréter] restrictivement » (aux paragraphes 48 et 54) la disposition relative à l’utilisation équitable, afin de maintenir l’équilibre approprié qu’établit la Loi entre la protection du contenu visé par droit d’auteur et l’accès à ce contenu. La Cour a énoncé un critère à deux volets pour établir si l’utilisation de contenu visé par droit d’auteur constitue une utilisation équitable, utilisation qu’elle a décrite non pas comme un moyen de défense, mais bien comme un « droit des utilisateurs » (au paragraphe 48) :
1. L’utilisation a-t-elle pour but la « recherche » ou « l’étude privée », qui sont aussi désignées comme étant des fins énumérées;
2. L’utilisation était-elle « équitable »? (au paragraphe 50).
[26] Bien que la Cour suprême n’ait pas défini le terme « recherche » dans l’arrêt CCH, elle a notamment tiré la conclusion selon laquelle « [i]l faut interpréter le mot “recherche” de manière large afin que les droits des utilisateurs ne soient pas indûment restreints » (au paragraphe 51). En ce qui a trait au deuxième volet, la question de savoir si une utilisation est « équitable » constitue une question de fait qui doit être tranchée à partir des circonstances de l’espèce (CCH, au paragraphe 52). Les facteurs pertinents qui doivent être pris en considération sont les suivants :
1. Le but de l’utilisation, qui consiste à évaluer objectivement « le but ou le motif réel » de l’utilisation de l’œuvre protégée, par exemple, des fins commerciales par opposition à des fins caritatives (au paragraphe 54);
2. La nature de l’utilisation, qui consiste à examiner la manière avec laquelle l’œuvre a été utilisée, notamment les questions à savoir si de multiples copies ont été diffusées largement ou si une seule copie de l’œuvre est utilisée pour un but légitime (au paragraphe 55);
3. L’ampleur de l’utilisation, notamment l’importance de l’œuvre qui aurait été violée (au paragraphe 56);
4. L’existence de solutions de rechange à l’utilisation, comme la question de savoir si un équivalent non protégé de l’œuvre aurait pu être utilisé plutôt que l’œuvre (au paragraphe 57);
5. La nature de l’œuvre, notamment la question de savoir si elle a été publiée ou si elle est confidentielle (au paragraphe 58);
6. L’effet de l’utilisation sur l’œuvre, comme la question de savoir si une œuvre reproduite est susceptible de constituer de la concurrence sur le marché de l’œuvre originale (au paragraphe 59).
[27] Dans l’arrêt CCH, la question en litige était de savoir si le service de photocopie sur mesure offert par le Barreau du Haut-Canada (le Barreau) à ses membres constituait une violation des droits d’auteur des maisons d’édition juridique, ou si elle constituait une « utilisation équitable ». La Cour a conclu, en ces termes, que le service visait une fin énumérée (au paragraphe 64) :
Le service de photocopie et du Barreau est offert aux fins de recherche, de compte rendu et d’étude privée. La Politique d’accès du Barreau dispose que « [l]es usagers de la Grande bibliothèque peuvent obtenir une seule copie des documents faisant partie de sa collection à des fins de compte rendu, d’étude privée, de recherche ou de critique […] » C’est aux fins de recherche que les membres du personnel de la Grande bibliothèque photocopient sur demande décisions, lois, extraits de textes juridiques ou articles de doctrine. Même si la recherche documentaire et la photocopie d’ouvrages juridiques ne constituent pas de la recherche comme telle, elles sont nécessaires au processus de recherche et en font donc partie. La reproduction d’ouvrages juridiques est effectuée aux fins de recherche en ce qu’il s’agit d’un élément essentiel du processus de recherche juridique. La photocopie n’a aucune autre fin; le Barreau ne tire aucun bénéfice de ce service. Le service de photocopie du Barreau contribue simplement à faire en sorte que les juristes de l’Ontario aient accès aux ouvrages nécessaires à la recherche que demande l’exercice du droit. En somme, ce service fait partie intégrante du processus de recherche juridique, et la fin qui le sous-tend est conforme à l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur.
[28] La Cour a ensuite conclu que l’utilisation était équitable, compte tenu du fait que le Barreau offre des copies individuelles des œuvres pour les fins précises énumérées à l’article 29, de l’existence d’une « Politique d’accès » qui s’applique à tous les utilisateurs, de l’absence de solutions de rechange au service de photocopie sur mesure, de l’intérêt du public à ce que la circulation des décisions judiciaires et des autres ressources juridiques ne soient pas limitée de manière indue ainsi que de la preuve insuffisante qui avait été produite pour démontrer que le marché pour les œuvres des éditeurs s’est contracté en raison des copies réalisées.
[29] L’affirmation suivante tirée de l’arrêt CCH, vaut aussi la peine d’être mentionnée (au paragraphe 70) :
La possibilité d’obtenir une licence n’est pas pertinente pour décider du caractère équitable d’une utilisation. […] Si, comme preuve du caractère inéquitable de l’utilisation, le titulaire du droit d’auteur ayant la faculté d’octroyer une licence pour l’utilisation de son œuvre pouvait invoquer la décision d’une personne de ne pas obtenir une telle licence, il en résulterait un accroissement de son monopole sur l’œuvre qui serait incompatible avec l’équilibre qu’établit la Loi sur le droit d’auteur entre les droits du titulaire et les intérêts de l’utilisateur.
[30] Dans l’arrêt SOCAN, la question en litige était celle de savoir si les appelantes avaient le droit de percevoir des redevances auprès de Bell relativement à l’offre « d’extraits » musicaux, de 30 à 90 secondes, extraits que les consommateurs pouvaient écouter en transmission en continu d’acheter la pièce musicale au complet. Les extraits aidaient les utilisateurs à décider s’ils achetaient ou non une version téléchargeable en permanence de l’œuvre. En concluant que l’utilisation d’extraits constituait de la « recherche » au titre de l’article 29, madame la juge Abella a mentionné ce qui suit (aux paragraphes 18, 21, 22, 27 et 30) :
La Cour d’appel fédérale adhère au point de vue de la Commission, à savoir que l’écoute préalable intervient dans la planification de l’achat du téléchargement d’une œuvre musicale et, par conséquent, « aux fins […] de recherche ». Elle arrive à la conclusion suivante :
… il n’est pas déraisonnable de donner au mot « recherche » son sens premier et usuel. Car le consommateur est à la recherche d’un objet du droit d’auteur qu’il désire et s’efforce de trouver et dont il veut s’assurer de [l]’authenticité et de [la] qualité avant de se le procurer. […] « [L]’écoute préalable contribue à cet effort pour trouver ». [par. 20]
[…]
Certes, l’un des objets importants de l’utilisation équitable des œuvres protégées est de permettre à d’autres personnes d’accomplir elles-mêmes des actes d’expression et de création : Abraham Drassinower, « Taking User Rights Seriously », in Michael Geist, dir., In the Public Interest : The Future of Canadian Copyright Law (2005), 462, p. 467-472. Pour autant, on ne saurait considérer que seule une fin créative constitue une fin de « recherche » pour l’application de l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur, car ce serait oublier que la diffusion des œuvres fait également partie des objets de la Loi; dès lors, la diffusion —– avec ou sans créativité — est aussi dans l’intérêt public. Opter pour une telle interprétation restrictive serait également oublier que l’« étude privée » — une notion sans lien intrinsèque avec la créativité — constitue aussi une fin expressément permise à l’art. 29. La « recherche » et l’« étude privée » constituant deux fins de l’utilisation équitable permise par cette disposition, il ne convient pas d’interpréter la première plus étroitement que la seconde.
Rendre la « recherche » tributaire de la poursuite d’une fin créative serait également contraire à son sens ordinaire, car on peut y associer nombre d’activités qui ne consistent pas nécessairement à établir des faits nouveaux ou à tirer des conclusions nouvelles. La recherche peut être fragmentaire, informelle, exploratoire ou confirmative. Elle peut même être entreprise pour aucun autre motif que l’intérêt personnel. La recherche peut assurément avoir pour but d’arriver à des conclusions nouvelles, mais ce n’est qu’un de ses composants définitionnels, non le principal.
[…]
Dans CCH, en prescrivant une interprétation généreuse des fins auxquelles il peut y avoir utilisation équitable, dont la « recherche », la Cour applique un critère relativement peu strict au premier volet, de sorte que le grand branle-bas analytique n’intervient qu’au second volet, celui de la détermination du caractère équitable. Prétendre comme le fait la SOCAN que la « recherche » ne s’entend que de la création d’œuvres nouvelles équivaut à confondre la notion de fin permise et l’analyse du caractère équitable et à resserrer indûment le passage menant à celle-ci. En outre, sa conception étroite de la « recherche » ne tient compte ni de la mise en garde de la Cour dans CCH, à savoir que « [p]our maintenir un juste équilibre entre les droits des titulaires du droit d’auteur et les intérêts des utilisateurs, il ne faut pas […] interpréter restrictivement [l’utilisation équitable] » (par. 48), ni de son exhortation a interpréter le mot « recherche […] de manière large » afin d’éviter que, dans l’établissement de cet équilibre, les droits des utilisateurs soient indûment restreints (par. 48 et 51).
[…]
De même, afin de déterminer si, pour les besoins du premier volet du critère de l’arrêt CCH, la fin qui sous-tend l’écoute préalable est la « recherche », la Commission tient compte avec raison du point de vue de l’utilisateur ou de la fin que poursuit le consommateur. Sous cet angle, l’écoute préalable permet au consommateur d’effectuer une recherche pour choisir les pièces dont il fera l’achat, ce qui entraîne la diffusion des œuvres musicales et la rétribution de leurs créateurs, deux résultats voulus par le législateur. [Je souligne.]
[31] Il est donc possible de dégager les quatre principes supplémentaires suivants d’après la discussion du terme « recherche » que l’on trouve dans l’arrêt SOCAN :
1. Il n’est pas nécessaire que la recherche soit tributaire de la poursuite d’une fin créative;
2. La recherche n’est pas limitée aux fins créatives, mais elle peut être « fragmentaire, informelle, exploratoire ou confirmative » [au paragraphe 22], et elle peut même être entreprise pour aucun autre motif que l’intérêt personnel;
3. Le critère appliqué pour le premier volet de l’analyse relative à l’utilisation équitable est relativement souple et il ne nécessite pas la création d’une œuvre nouvelle;
4. L’analyse devrait être entreprise du point de vue de l’utilisateur ou de la fin que poursuit le consommateur.
[32] Dans la décision Warman c. Fournier, 2012 CF 803, au paragraphe 5, la Cour a aussi conclu à l’existence d’une utilisation équitable lorsque des exploitants de site Web reproduisent un article protégé par droit d’auteur sur leur site Web, site qu’ils décrivaient comme un « forum de discussion en ligne sur l’actualité politique qui est accessible aux membres du public et qui est utilisé pour discuter de questions politiques d’un point de vue conservateur ». Le juge Rennie a statué que l’utilisation visait une fin énumérée (communication des nouvelles au titre de l’article 29.2 [de la Loi]), et qu’elle était équitable, malgré l’existence de ce que l’on pourrait prétendre être une solution de rechange à l’utilisation et que les extraits circulaient librement sur Internet.
[33] Je suis convaincu que l’utilisation reconnue par le Ministère des deux articles de Blacklock’s constituait une utilisation équitable. Il n’y a pas de doute que la circulation de cet article de nouvelles au sein du Ministère a eu lieu à de véritables fins de recherche. Il n’y a pas de doute non plus que la portée de l’utilisation, telle que reconnue par le Ministère, était équitable dans les circonstances.
[34] La preuve établit que M. Halley et Mme Rubec ont tous les deux directement répondu à M. Korski. Ils avaient chacun des préoccupations légitimes à propos du caractère équitable et de l’exactitude de la nouvelle de M. Korski. Plus particulièrement, le fait que M. Korski a attribué au Ministère la réponse [traduction] « pas de commentaires » constituait une présentation erronée, et son attribution d’une erreur au Ministère était, dans le meilleur des cas, mal avisée. Même M. Korski a admis que sa description péjorative était fondée sur des hypothèses à propos de ce qui s’était produit. La mention par Blacklock’s de « Lucy et Ethel » était aussi erronée et injuste, compte tenu de ce qui s’était réellement passé. M. Halley et Mme Rubec avaient donc un intérêt à corriger les affirmations de Blacklock’s.
[35] En outre, M. Halley a limité la distribution des articles, en les transmettant à cinq de ses collègues du Ministère pour que ceux-ci les examinent. Cela relève donc clairement de la portée de la recherche permise. Toutes les personnes mêlées à cette situation avaient légitimement besoin d’avoir connaissance de la situation, dans l’éventualité où des mesures supplémentaires étaient jugées nécessaires.
[36] Pour conclure que l’utilisation était équitable, j’ai tenu compte des facteurs suivants, lesquels appuient tous la thèse du défendeur :
a) Mme Marsden avait obtenu les articles en toute légalité et de manière appropriée, car elle avait pris un abonnement payant à Blacklock’s. Le site Web de Blacklock’s n’a pas été piraté ni accédé par des moyens illicites. Par conséquent, les articles n’étaient plus derrière le mur à péage de Blacklock’s lorsque le Ministère les a obtenus;
b) Mme Marsden a envoyé les articles à M. Halley pour des motifs commerciaux légitimes (c.-à-d. pour protéger sa réputation commerciale et pour gérer sa relation de travail avec le Ministère);
c) Le Ministère a reçu les articles sans faire de sollicitation et les a utilisés (en l’occurrence, les a lus) pour des motifs commerciaux légitimes (en l’occurrence, examiner si les articles nécessitaient une réponse ou des correctifs);
d) Les articles ont été transmis à seulement six fonctionnaires du Ministère; lesquels avaient tous une raison pour les consulter;
e) Le Ministère n’a demandé ni obtenu aucun avantage commercial par son utilisation des articles, et il ne les a pas publiés de nouveau sous quelque forme que ce soit;
f) Les deux articles constituaient uniquement une petite partie des articles de nouvelles protégées sur le site Web de Blacklock’s, et des articles ont peu après été rendus accessibles au public sur le site Web en question;
g) Les articles contenaient des renseignements obtenus du Ministère en réponse aux demandes de renseignements de M. Korski. Le Ministère avait, à titre de source, un intérêt direct et immédiat envers le contenu des articles. En fait, conclure à l’existence de violation du droit d’auteur contre une source de nouvelle pour le simple fait qu’elle a lu la copie en question aura vraisemblablement un effet paralysant sur la capacité de la presse de recueillir des informations. Ce résultat ne peut être dans l’intérêt public;
h) M. Halley et Mme Rubec avaient un fondement raisonnable à l’appui de leur préoccupation selon laquelle les articles avaient fait une présentation erronée de certains renseignements qu’ils avaient transmis à M. Korski et qu’une correction pourrait être justifiée. La participation de leurs collègues à un possible suivi était, dans les circonstances, raisonnable;
i) Ni Mme Marsden ni le Ministère avait eu connaissance des Conditions de Blacklock’s, et n’y avaient consenti. Quoi qu’il en soit, et comme il est mentionné ci-dessous, ces dispositions n’interdisaient pas de manière expresse la circulation des copies des articles de Blacklock’s à des fins personnelles ou non commerciales. Si Mme Marsden, à titre d’abonnée, avait le droit d’utiliser et de distribuer les articles à des fins non commerciales, les personnes ayant reçu les articles de manière licite pouvaient raisonnablement s’attendre à jouir du même privilège;
j) Ce qui s’est passé en l’espèce n’était rien de plus qu’une simple consultation du contenu par des personnes ayant un intérêt immédiat envers celui-ci. La consultation est en soi un exercice qui constituera presque toujours une utilisation équitable, même si celle-ci a lieu uniquement pour enrichissement ou divertissement personnel;
k) Bien que la vigilance des médias serve l’intérêt public, le droit d’auteur ne devrait pas être un dispositif qui soustrait la presse à sa responsabilité à l’égard de ses erreurs et omissions. Le Ministère avait un intérêt légitime à lire les articles, en vue de demander à Blacklock’s de lui rendre des comptes relativement à ses articles de nouvelles au contenu douteux.
[37] Je conviens avec M. Hameed que la violation délibérée des Conditions convenues et l’utilisation de contenu protégé par droit d’auteur, que ce contenu soit protégé par un mur à péage ou non, est une considération pertinente pour ce qui est de l’application des dispositions de la Loi relatives à l’utilisation équitable. Cependant, le titulaire du droit d’auteur doit établir que les conditions d’utilisation interdisent bel et bien l’accès ou la distribution en question, et que la personne mêlée à cet acte avait connaissance des restrictions.
[38] Il est simple de porter à l’attention d’un abonné à un service de nouvelles protégé par un mur à péage les conditions d’utilisation prévues. Tout ce qui est requis est la reconnaissance, au moment où la personne acquiert l’accès, que les conditions en question ont été lues et acceptées.
[39] En l’espèce, Blacklock’s a omis de s’assurer que ses abonnés avaient connaissance des Conditions qu’elle souhaitait imposer. Selon M. Korski et Mme Doan, un abonné au site de Blacklock’s qui est averti et bien avisé aurait connaissance des restrictions à l’utilisation du fait du renvoi, sur le formulaire de demande, à l’accès en vrac et du fait du renvoi général aux « Conditions » sur le pied de page de chaque page du site Web.
[40] Je suis d’avis que la méthode adoptée par Blacklock’s présente des lacunes et qu’elle peut possiblement tromper des abonnés comme Mme Marsden. Puisque les Conditions n’ont pas été portées clairement à l’attention de Mme Marsden pour qu’elle les accepte, elle n’avait pas de raison de croire qu’en faisant circuler les deux articles de Blacklock’s, elle violait le droit d’auteur de Blacklock’s ou en facilitait une telle violation par des tiers.
[41] L’exigence de porter à l’attention d’un abonné les modalités d’un contrat au moment de l’achat est bien établie en droit. Il ne s’agit pas d’une exigence imposée par simple inférence ou en s’en remettant à la prétendue sophistication des utilisateurs. À tout le moins, il faut établir que la partie qui sera liée a eu connaissance des Conditions au moment de l’achat : voir Kobelt Manufacturing Co. Ltd. v. Pacific Rim Engineered Products (1987) Ltd., 2011 BCSC 224, 84 B.L.R. (4th) 189, au paragraphe 124.
[42] Je ne souscris pas à l’affirmation selon laquelle Mme Marsden ou le Ministère devrait être réputés avoir eu connaissance des conditions d’utilisation de Blacklock’s qui se trouvent sur le Web[4]. Toutefois, ces deux parties n’auraient pas été plus avancées, et ce, même si elles avaient une telle connaissance. Les Conditions de Blacklock’s contiennent une ambiguïté importante en ce qui concerne la distribution en aval. D’un côté, Blacklock’s semble interdire la distribution par les abonnés, mais de l’autre, elle le permet à des fins personnelles ou non commerciales :
[traduction] Blacklock’s Reporter et son contenu sont la propriété de 1395804 Ontario Ltd., et sont protégés, sans restrictions, conformément aux lois canadiennes et étrangères en matière de droits d’auteur et de marques de commerce.
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[43] Blacklock’s, à titre de rédactrice des Conditions ci-dessus, est liée par l’interprétation la plus favorable aux utilisateurs de ses copies. En l’espèce, cette interprétation permettait à Mme Marsden de distribuer les copies au Ministère à des fins non commerciales, et, par la force des choses, permettait une utilisation similaire pour M. Halley.
[44] Ce qui précède ne revient pas à dire que des abonnés comme Mme Marsden ont des droits d’utilisation illimités à l’égard du matériel protégé par droit d’auteur. En l’absence de consentement, les abonnés et les utilisateurs en aval sont assujettis aux obligations que la Loi leur impose. Toutefois, par le fait même, ces parties jouissent de la protection considérable que leur accordent les dispositions législatives relatives à l’utilisation équitable.
[45] Blacklock’s soutient que la présente affaire compromet la viabilité de son modèle d’affaires, notamment son droit de protéger des articles de nouvelles par un mur à péage qui est désactivé par suite de l’abonnement. La suggestion selon laquelle l’entreprise de Blacklock’s ne peut survivre si elle doit composer avec des utilisations mineures et isolées qui ont eu lieu en l’espèce est essentiellement une admission selon laquelle le marché accorde peu de valeur au produit du travail de Blacklock’s. Tous les organismes de nouvelles qui fonctionnent au moyen de l’abonnement souffrent des fuites de leurs produits de travail. Toutefois, pour les clients qui accordent une importance à l’accès facile, rapide et sans entraves aux nouvelles qui peuvent ne pas être accessibles facilement d’autres sources, l’abonnement vaut la peine d’être payé. Il va sans dire, peu importe le modèle d’affaires retenu par Blacklock’s, que celui-ci sera toujours visé par les droits des tierces parties en matière d’utilisation équitable. Autrement dit, Blacklock’s n’a pas droit à un traitement spécial du fait que l’utilisation équitable de son contenu peut avoir une incidence défavorable sur ses intérêts pécuniaires. Les présents motifs ne devraient cependant pas être considérés comme une acceptation de la conduite par ailleurs répréhensible qui consiste à utiliser des moyens technologiques pour violer de manière illicite les murs à péage, de la mauvaise utilisation des mots de passe ou de l’exploitation répandue de matériel protégé par droit d’auteur pour obtenir un avantage commercial.
III. Conclusion
[46] Pour les motifs qui précèdent, la présente action est rejetée et le défendeur a droit aux dépens. Selon ce que je crois comprendre, les parties se sont échangées des offres de règlement. Je les invite donc à traiter de cette question par écrit dans les dix jours suivant la présente décision. Les observations n’excéderont pas dix pages.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente action est rejetée.
LA COUR STATUE AUSSI que la question des dépens est différée jusqu’à la réception des observations écrites des parties.
[1] Il s’agit d’une pratique qu’adopte M. Korski lorsqu’il n’accepte pas ou n’approuve pas les réponses données par une source : voir pièces D-33 et D-52, confirmation par M. Korski lors de son témoignage.
[2] Mme LaHay a aussi reçu une copie de l’article par courriel de M. Halley le 18 octobre 2013.
[3] Je ne souscris pas à la thèse selon laquelle la preuve établit que les articles ont cheminé jusqu’au bureau du ministre, mais même si c’était le cas, il ne s’agit pas d’une question déterminante.
[4] Mme Marsden a relaté dans son témoignage qu’elle voulait uniquement des copies des deux articles et elle n’avait pas de raison d’effectuer une recherche sur le site de Blacklock’s pour y trouver les conditions d’utilisation lorsqu’elle a rempli la demande d’abonnement.