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A-79-03

2004 CAF 152

Les Plastiques Algar (Canada) Ltée et al. (appelante)

c.

Ministre du Revenu national (intimé)

et

Modern Wood Fabricators (M.W.F.) Inc. (appelante)

c.

Ministre du Revenu national (intimé)

et

Snapshot Theatrical Productions Inc. (appelante)

c.

Ministre du Revenu national (intimé)

Répertorié: Kligman c. M.R.N. (C.A.)

Cour d'appel fédérale, juges Desjardins, Létourneau et Nadon, J.C.A.--Montréal, 13 janvier; Ottawa, 6 avril 2004.

Impôt sur le revenu -- Saisies -- Appel interjeté par trois sociétés contre la décision par laquelle la C.F. 1re inst. avait statué que la signification de demandes péremptoires visant la production de documents conformément à l'art. 231.2(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu n'avait pas porté atteinte à leurs droits reconnus par la Charte -- Il s'agissait de savoir à quel moment un examen devient une enquête mettant en jeu des droits garantis par la Charte -- La section des enquêtes spéciales de l'ADRC avait enquêté sur certains organismes de charité, dont le Collège rabbinique de Montréal, par suite de la remise de faux reçus à des fins fiscales -- Les appelantes avaient consenti des dons importants au Collège -- Il s'agit de savoir à quel moment la relation contradictoire se cristallise -- Les pouvoirs conférés par les art. 231.1(1) et 231.2(1) ne peuvent pas servir dans une enquête criminelle -- Un mandat de perquisition est nécessaire -- Examen de l'arrêt R. c. Jarvis -- La preuve révélait une décision claire de procéder à une enquête criminelle -- Extension de l'enquête infructueuse visant le Collège -- Le M.R.N. avait tenté d'atténuer l'effet de l'aveu de l'enquêteur selon lequel l'objectif était d'enquêter sur une fraude fiscale en se fondant sur une décision de la Cour suprême américaine selon laquelle l'opinion personnelle de l'enquêteur n'était pas déterminante -- Cette affaire a fait l'objet d'une distinction étant donné qu'elle s'inscrivait dans le contexte du système d'examen américain à multiples paliers de décisions en matière d'application -- L'enquêteur avait eu recours à l'art. 231.2(1) parce qu'il ne disposait pas d'une preuve suffisante lui permettant de demander un mandat de perquisition -- Il est à noter que contrairement à la situation existant dans l'arrêt Jarvis, l'affaire relevait de l'enquêteur plutôt que des vérificateurs -- Appel accueilli par une décision majoritaire.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Fouilles, perquisitions ou saisies abusives -- Appel interjeté par trois sociétés contre une décision de la C.F. 1re inst. ayant statué qu'une demande péremptoire délivrée en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu aux fins de la production de reçus pour dons de charité et d'autres documents ne portait pas atteinte aux droits reconnus par les art. 7 et 8 de la Charte -- L'Agence des douanes et du revenu du Canada avait enquêté sur certains organismes de charité, les appelantes ayant déduit des dons importants à l'égard de l'un d'eux, par suite de la remise de faux reçus à des fins fiscales -- Il s'agissait de savoir si l'examen était devenu une enquête criminelle mettant en jeu des droits reconnus par la Charte, et à quel moment la relation contradictoire se cristallise -- Les pouvoirs conférés par les art. 231.1(1) et 231.2(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu ne peuvent pas servir dans une enquête criminelle -- Le juge avait statué que l'art. 7 de la Charte ne s'appliquait pas aux sociétés et que celles-ci n'avaient qu'un droit fort restreint, en vertu de l'art. 8, pour ce qui est de la protection des renseignements personnels -- Appel accueilli -- Examen de l'arrêt R. c. Jarvis -- La prétention selon laquelle les appelantes devaient se conformer et s'opposer par la suite à l'admissibilité en preuve des renseignements a été rejetée -- La protection fournie par la Charte serait moindre si la réparation discrétionnaire prévue à l'art. 24(2) était la seule réparation possible -- Une fois que le M.R.N. a recours aux techniques d'enquête criminelle, le contribuable peut invoquer toutes les protections fournies par la Charte qui sont pertinentes dans le contexte criminel -- Il n'y a pas de distinction sur ce point entre les sociétés et le contribuable individuel.

Pratique -- Appels et nouveaux procès -- Appel interjeté par trois sociétés contre une décision par laquelle un juge des requêtes de la C.F. 1re inst. avait statué que des demandes péremptoires visant la production de documents émises en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu ne portaient pas atteinte aux droits reconnus par la Charte -- À titre préliminaire, il s'agissait de savoir si le M.R.N. était tenu d'interjeter un appel incident pour contester la conclusion selon laquelle l'examen avait pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale découlant d'une fraude fiscale -- Il a été conclu que l'irrecevabilité découlant d'une question déjà tranchée (issue estoppel) ne s'appliquait pas parce que les parties n'étaient pas les mêmes et n'agissaient pas au même titre -- Il n'était pas nécessaire d'interjeter un appel incident en vertu de la règle 341 des Règles de la Cour fédérale (1998) -- La question a été examinée à fond par la juge Desjardins en dissidence -- Qu'est qu'une «contestation indirecte»? -- La décision du juge des requêtes était chose jugée entre les contribuables individuels (qui avaient eu gain de cause et n'avaient pas interjeté appel) mais non entre les sociétés et le M.R.N.

Il s'agissait d'un appel interjeté par trois sociétés contre la décision par laquelle un juge des requêtes de la Section de première instance de la Cour fédérale avait statué que la signification de demandes péremptoires visant la production de documents conformément à l'alinéa 231.2(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu n'avait pas porté atteinte aux droits qui leur étaient reconnus par les articles 7 et 8 de la Charte. Le litige portait sur l'étendue des pouvoirs du ministre de procéder à un examen des affaires de ces contribuables et sur la détermination du moment où l'objet prédominant de l'examen devenait une enquête mettant en jeu des droits garantis par la Charte.

Le 12 janvier 2001, la section des enquêtes spéciales de l'ADRC avait envoyé des lettres intitulées «Demande de communication de renseignements et de documents» conformément à l'alinéa 231.2(1)b) de la Loi. Des renseignements étaient demandés au sujet de dons qui avaient été faits à quatre organismes de charité. Les renseignements demandés se rapportaient notamment à des chèques oblitérés, à des relevés bancaires et à des reçus pour des dons ainsi qu'au journal des décaissements, au grand livre, à des écritures d'ajustement et à la balance de vérification pour certaines périodes précises. Les lettres renfermaient un avertissement au sujet des dispositions législatives applicables en cas de défaut d'observation des demandes. L'un des organismes de charité en cause--le Collège rabbinique de Montréal--avait fait l'objet d'une enquête par suite de la remise de faux reçus à des fins fiscales, mais aucune accusation n'avait été portée. Les contribuables avaient demandé le contrôle judiciaire des demandes péremptoires en alléguant qu'il avait été porté atteinte aux droits qui leur étaient reconnus aux articles 7 et 8 de la Charte et ils avaient donné l'avis requis par l'article 57 de la Loi sur les Cours fédérales.

Le juge des requêtes a dit que les contribuables étaient tenus de coopérer avec les vérificateurs de l'ADRC aux fins de l'établissement des cotisations d'impôt, mais qu'une relation contradictoire était créée lorsque l'examen avait pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale du contribuable. C'est alors que la protection contre l'auto-incrimination fournie par la Charte entre en jeu. Les pouvoirs conférés par les paragraphes 231.1(1) et 231.2(1) ne peuvent pas servir dans une enquête criminelle. Un mandat de perquisition doit être obtenu à cette fin conformément à l'article 231.3 de la Loi. Le juge avait conclu que la preuve révélait qu'il y avait dès le départ une enquête dans laquelle on cherchait à imposer des sanctions pénales pour fraude fiscale. Toutefois, l'article 7 de la Charte ne s'applique pas aux sociétés et celles-ci n'ont qu'un droit fort restreint, en vertu de l'article 8, pour ce qui est de la protection des renseignements personnels. Par conséquent, les demandes péremptoires reçues par certains particuliers en l'espèce ont été annulées, mais celles que les sociétés avaient reçues ont été confirmées.

Une question préliminaire était de savoir si le ministre était tenu d'interjeter un appel incident s'il voulait contester la conclusion du juge des requêtes selon laquelle l'examen avait pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale des sociétés appelantes à l'égard d'une fraude fiscale. Certaines préoccupations ont été exprimées au sujet de la possibilité que des décisions contradictoires soient rendues, par lesquelles l'enquête serait qualifiée de nature criminelle pour les contribuables individuels, mais de nature civile ou administrative pour les sociétés. Toutefois, il a été conclu que l'irrecevabilité découlant d'une question déjà tranchée (issue estoppel) ne s'appliquait pas parce que les parties en cause n'étaient pas les mêmes et n'agissaient pas au même titre. Les sociétés appelantes étaient des personnes morales et des parties différentes des contribuables individuels. Le ministre n'avait pas non plus à interjeter un appel incident en vertu de la règle 341 parce qu'il ne demandait pas la réformation de l'ordonnance portée en appel.

Sur cette question préliminaire, la juge Desjardins, J.C.A., dans les motifs de jugement qu'elle a prononcés en dissidence, a dit que les sociétés avaient soutenu que la conclusion selon laquelle l'objet prédominant de l'examen était de nature pénale liait les particuliers, les sociétés appelantes et le ministre. Ce dernier, qui n'avait pas interjeté d'appel incident, ne pouvait pas revenir sur la conclusion tirée à l'égard des sociétés appelantes étant donné que, ce faisant, il contesterait d'une façon indirecte un point crucial des motifs énoncés par le juge des requêtes dans une procédure à laquelle il était partie. Les sociétés pouvaient avec raison s'attendre à ce que la seule question en appel soit liée à l'application des articles 7 et 8 de la Charte. En l'absence d'un appel incident, les sociétés appelantes avaient été prises par surprise. Cette position ne pouvait pas être acceptée. Le ministre pouvait à bon droit mettre en question la conclusion relative à l'objet prédominant sans interjeter un appel incident. Il ne convient d'interjeter un appel incident que lorsque l'intimé entend demander la réformation du jugement porté en appel. Le M.R.N. n'aurait pas pu interjeter un appel incident contre les sociétés appelantes étant donné que la partie de la décision qui concernait celles-ci lui était favorable. Le ministre n'était pas tenu, afin d'atteindre les sociétés appelantes, d'interjeter un appel incident contre la partie de la décision qui concernait les particuliers. En interjetant appel de la décision, les sociétés appelantes donnaient au M.R.N. la possibilité de soulever toutes les questions dont le juge de première instance avait été saisi. Les sociétés appelantes n'ont pas été prises par surprise et le ministre ne contestait pas indirectement la décision rendue par l'instance inférieure. Une contestation indirecte présuppose une contestation devant le mauvais tribunal d'une décision qui aurait pu être contestée directement. La décision du juge des requêtes était devenue chose jugée entre le M.R.N. et les particuliers, mais non entre le M.R.N. et les sociétés.

Arrêt (la juge Desjardins, J.C.A. étant dissidente): l'appel est accueilli.

Le juge Létourneau, J.C.A. (le juge Nadon, J.C.A. souscrivant à son avis): La prétention du ministre selon laquelle les appelantes devaient se conformer aux demandes péremptoires et, comme on l'avait fait dans l'affaire R. c. Jarvis, (C.S.C.), s'opposer par la suite à l'admissibilité en preuve des renseignements ne pouvait pas être acceptée. Dans l'affaire Jarvis, les documents avaient déjà été obtenus et la seule possibilité qui s'offrait à l'accusé dans son procès pour fraude fiscale était de s'opposer à l'admissibilité des documents. La protection fournie au contribuable par la Charte serait beaucoup moindre si celui-ci pouvait uniquement demander une réparation discrétionnaire en vertu du paragraphe 24(2). Dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., la Cour suprême du Canada a insisté sur le fait qu'il est important d'obtenir au préalable l'autorisation nécessaire pour procéder à une fouille ou à une perquisition et le raisonnement du juge Dickson dans ce jugement-là a été appliqué aux saisies dans les motifs prononcés par la juge Wilson dans l'arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce). En outre, la Cour a clairement dit, dans l'arrêt Jarvis, que le paragraphe 231.2(1) de la Loi ne peut pas être invoqué pour les besoins d'une enquête criminelle,-- c'est-à-dire une enquête dont l'objet prédominant est d'établir la responsabilité pénale du contribuable. Lorsque le ministre a recours aux techniques d'enquête criminelle, le contribuable peut à bon droit invoquer toutes les protections fournies par la Charte qui sont pertinentes dans le contexte criminel. La Cour n'a pas fait de distinction entre une société et un contribuable individuel sur ce point.

Le juge des requêtes n'a pas commis d'erreur en concluant que les appelantes faisaient l'objet d'une enquête criminelle. L'enquêteur Faribault a admis lors de l'interrogatoire préalable que tel était l'objet de l'enquête. La preuve révélait qu'une décision claire avait été prise de procéder à une enquête criminelle. L'ADRC avait entrepris une enquête criminelle sur plusieurs organismes de charité, notamment le Collège rabbinique de Montréal auquel les appelantes avaient consenti des dons importants. C'était dans le contexte de cette enquête criminelle que l'ADRC avait entrepris son enquête sur les appelantes. De fait, l'un des organismes de charité visés par l'enquête avait été accusé et avait plaidé coupable d'avoir remis de faux reçus de dons de charité. Pour des raisons que la Cour ne connaissait pas, aucune accusation n'avait été portée contre le Collège. L'enquête que M. Faribault avait menée à l'égard des appelantes était purement une extension de l'enquête criminelle infructueuse visant le Collège rabbinique de Montréal. M. Faribault essayait d'obtenir une preuve de fraude en examinant la même affaire sous une perspective différente, c'est-à-dire en s'attachant aux donateurs. L'avocat du ministre a tenté d'atténuer l'effet défavorable de l'aveu que M. Faribault avait fait sous serment, à savoir que l'objectif était d'enquêter sur une fraude fiscale et non simplement d'établir des cotisations d'impôt, en soutenant qu'il s'agissait simplement d'une opinion personnelle de la part de l'enquêteur et en se fondant sur une décision américaine--United States v. La Salle Nat'l Bank--où il avait été statué qu'un agent spécial est un acteur important dans le processus, mais que ses motifs sont loin d'être déterminants. Eu égard aux faits de l'espèce, la Cour ne pouvait pas souscrire à l'avis selon lequel l'aveu de M. Faribault était une simple expression d'une opinion personnelle. Sa responsabilité, à titre de membre des enquêtes spéciales, était d'enquêter sur des cas importants de présumée fraude fiscale et de recueillir des preuves aux fins de poursuites devant les tribunaux. Il était aussi chargé de faire connaître les condamnations judiciaires au public dans le but de dissuader d'autres personnes. La décision américaine citée par le ministre a fait l'objet d'une distinction eu égard à ses faits; elle s'inscrivait dans le contexte du système américain d'examen à multiples paliers de décisions en matière d'application. De plus, cette décision de la Cour suprême américaine, rendue 26 ans plus tôt, contenait de vigoureuses opinions dissidentes et elle ne représente peut-être plus l'état du droit même aux États-Unis.

M. Faribault soupçonnait qu'un crime avait été commis mais, en l'absence d'une preuve suffisante lui permettant de demander un mandat de perquisition, il avait eu recours aux pouvoirs de contrainte prévus au paragraphe 231.2(1), éliminant ainsi l'entrave représentée par un examen judiciaire. Il tentait de faire indirectement ce qu'il ne pouvait pas faire directement: obtenir des preuves incriminantes sans mandat. Les événements remontaient à une époque où la ligne de démarcation entre le recours aux pouvoirs de contrainte et le recours aux pouvoirs de perquisition conformément à un mandat était floue et où la décision n'avait pas encore été rendue dans l'affaire Jarvis.

Un examen de la liste non exhaustive des facteurs dont il faut tenir compte pour décider si la relation entre l'État et un contribuable est devenue contradictoire, liste dressée par la Cour suprême dans l'arrêt Jarvis, était inutile; cet examen a quand même été effectué et il a confirmé la conclusion selon laquelle l'enquête était devenue une enquête criminelle.

Le juge Nadon, J.C.A. (souscrivant quant au résultat): Il s'agissait ici de savoir si une décision claire de procéder à une enquête criminelle avait été prise plutôt que de décider s'il fallait entreprendre une telle enquête. Il était important de noter que dans l'arrêt Jarvis--sur lequel le juge Létourneau, dans les motifs qu'il a prononcés au nom de la majorité, et la juge Desjardins en dissidence se sont fondés--l'examen avait toujours relevé des vérificateurs plutôt que des enquêteurs. Tel était le contexte de l'analyse figurant dans la partie des motifs de la Cour suprême intitulée: «La délimitation de la frontière entre une vérification et une enquête: la nature de l'examen». La Cour voulait empêcher la section de la vérification de mener une enquête criminelle déguisée. Elle voulait rappeler aux juges qu'il y a une ligne de démarcation que les vérificateurs ne doivent pas franchir et dire clairement qu'une fois une enquête criminelle engagée, le contribuable ne peut pas être contraint à se soumettre aux pouvoirs prévus aux paragraphes 231.1(1) et 231.2(1). Les faits de la présente espèce étaient fort différents en ce sens que, lorsque les demandes péremptoires ont été envoyées, l'affaire était clairement entre les mains d'un enquêteur. Il importait peu de savoir si l'ADRC avait à ce moment-là suffisamment de renseignements pour entreprendre une enquête criminelle. Lorsque l'affaire est entre les mains des enquêteurs, comme c'était ici le cas, il n'est pas nécessaire d'examiner les facteurs énoncés au paragraphe 94 de l'arrêt Jarvis.

La juge Desjardins, J.C.A. (dissidente): Le juge de première instance n'a pas commis d'erreur en appliquant l'arrêt Jarvis en l'espèce. Comme l'ont reconnu les juges Iacobucci et Major dans ce jugement, ce «serait une fiction de dire que la relation de nature contradictoire ne prend naissance qu'au moment du dépôt des accusations». Ils ont ajouté qu'il faut éviter des situations dans lesquelles il est porté atteinte aux droits garantis par la Charte plutôt que d'y remédier.

Les tribunaux judiciaires ont dit que la Loi de l'impôt sur le revenu est essentiellement de nature réglementaire et administrative et qu'un système de vérification au hasard assure l'honnêteté des contribuables. L'efficacité du régime exige également la tenue d'enquêtes appropriées et l'existence de sanctions efficaces. La Loi exige que les contribuables révèlent une multitude de renseignements et le non-respect des exigences de production constitue une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. L'article 239 crée des infractions additionnelles, mais cette disposition ne change en rien la nature administrative de la Loi. Toutefois, l'inobservation des dispositions obligatoires de la législation peut donner lieu à des accusations criminelles en vertu de cette disposition. À ce stade, la Charte doit être appliquée suivant une approche contextuelle. Les pouvoirs du ministre d'administrer la Loi, en vertu des paragraphes 231.1(1) et 231.2(1) n'incluent pas les poursuites fondées sur l'article 239. Comme la Cour l'a fait remarquer dans l'arrêt Jarvis, lorsqu'un examen a pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale, les fonctionnaires de l'ADRC doivent renoncer aux pouvoirs d'inspection et de contrainte conférés par les paragraphes 231.1(1) et 231.2(1) et demander un mandat de perquisition conformément à l'article 231.3.

Une conclusion relative à l'objet prédominant d'un examen est une question mixte de fait et de droit. En l'absence d'une décision claire de procéder à une enquête criminelle, la Cour doit soupeser les circonstances dans leur ensemble afin de décider si la relation entre l'État et le particulier est devenue une relation de nature contradictoire. Un certain nombre de critères énoncés dans l'arrêt Jarvis ne s'appliquaient pas en l'espèce étant donné que, comme le ministre l'a reconnu, la section de vérification de l'ADRC n'a jamais été en cause dans cette affaire. Toutefois, le juge des requêtes n'a pas procédé à une analyse des trois facteurs énoncés dans l'arrêt Jarvis qui, selon lui, exigeaient une analyse. Il ne faut pas considérer la question de savoir si une décision claire de procéder à une enquête criminelle a été prise en ayant simplement à l'esprit le droit criminel. Au contraire, cela ressort de la nature et de l'objet de la Loi, qui est essentiellement de nature administrative. La preuve ne satisfait pas au critère préconisé dans l'arrêt Jarvis à l'égard d'une décision claire. L'ADRC avait demandé à l'enquêteur Faribault de chercher principalement une preuve de nature pénale, mais on ne saurait conclure à partir de cette directive que l'Agence avait décidé de procéder à une enquête criminelle. Elle ne disposait d'aucun élément de preuve justifiant pareille décision. Aucune relation contradictoire ne s'était cristallisée et la procédure administrative pouvait légalement se poursuivre. La demande de production était en règle. Il faut faire une distinction entre une décision claire et une décision apparente.

Il fallait donc procéder à une analyse détaillée de trois facteurs énoncés dans l'arrêt Jarvis. 1) Le témoignage présenté par M. Faribault révélait que lorsque les demandes péremptoires avaient été délivrées, l'ADRC n'avait pas de motifs raisonnables de porter des accusations. On n'aurait pas alors pu prendre une décision de procéder à une enquête criminelle. 2) L'ensemble de la conduite des autorités en l'espèce ne permettait pas de conclure qu'une enquête criminelle était en cours selon le sens attribué à ces mots dans un contexte fiscal. Même lorsqu'il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu'une infraction a été commise, il n'est pas toujours vrai que l'examen est devenu une enquête. 3) Le dernier facteur pertinent énoncé dans l'arrêt Jarvis se rapportait à la question de savoir si la preuve recherchée était pertinente quant à la responsabilité générale du contribuable ou uniquement quant à sa responsabilité pénale. Le dossier ne permettait pas de décider si le délai pour établir une nouvelle cotisation était expiré, mais l'intérêt supérieur du système fiscal devait l'emporter. Le juge a appliqué d'une façon erronée les critères élaborés dans l'arrêt Jarvis.

Toutefois, le juge de première instance a commis une autre erreur. Bien qu'il ait statué (erronément) que l'objet prédominant de l'enquête était désormais de nature criminelle, il a néanmoins conclu que les demandes péremptoires adressées aux sociétés étaient valides selon la Charte. Cette conclusion était erronée puisque, si une enquête criminelle avait été engagée, des mandats de perquisition auraient été nécessaires.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 8, 24(1),(2).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 487.

Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 163 (mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. II, art. 135; ann. VII, art. 17; ch. 8, art. 26; 1995, ch. 3, art. 48; 1996, ch. 21, art. 43; 1997, ch. 25, art. 52; 1998, ch. 19, art. 45, 189; 2000, ch. 12, art. 142; ch. 19, art. 49), 230 (mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 105; 1998, ch. 19, art. 227), 231.1(1),(2),(3) (mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 107), 231.2(1) (mod. par L.C. 2000, ch. 30, art. 176), 231.3 (mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 108), 238, 239 (mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 235).

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 2(1) «jugement définitif» (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1), 27 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 34), 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 341.

jurisprudence

décisions suivies:

Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; (1984), 55 A.R. 291; 11 D.L.R. (4th) 641; [1984] 6 W.W.R. 577; 33 Alta. L.R. (2d) 193; 27 B.L.R. 297; 14 C.C.C. (3d) 97; 2 C.P.R. (3d) 1; 41 C.R. (3d) 97; 9 C.R.R. 355; 84 DTC 6467; 55 N.R. 241; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; (1990), 67 D.L.R. (4th) 161; 54 C.C.C. (3d) 417; 29 C.P.R. (3d) 97; 76 C.R. (3d) 129; 47 C.R.R. 1; 106 N.R. 161; 39 O.A.C. 161; Toronto (Ville) c. S.C.E.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77; (2003), 232 D.L.R. (4th) 385; 17 C.R. (6th) 276; 311 N.R. 201; 179 O.A.C. 291; Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366; (1990), 68 D.L.R. (4th) 641; 55 C.C.C. (3d) 472; 110 N.R. 81; 41 O.A.C. 161.

décision appliquée:

Bande indienne de Blueberry River c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2001] 4 C.F. 451; (2001), 201 D.L.R. (4th) 35; [2001] 3 C.N.L.R. 72; 6 C.P.C. (5th) 1; 274 N.R. 304 (C.A.).

distinction faite d'avec:

United States v. La Salle Nat'l Bank, 98 S.Ct. 2357 (1978).

décisions examinées:

R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757; (2002), 317 A.R. 1; 219 D.L.R. (4th) 233; [2003] 3 W.W.R. 197; 8 Alta. L.R. (4th) 1; 169 C.C.C. (3d) 1; 6 C.R. (6th) 23; 101 C.R.R. (2d) 35; [2003] 1 C.T.C. 135; 2002 DTC 7547; 295 N.R. 201; Knox Contracting Ltd. c. Canada, [1990] 2 R.C.S. 338; (1990), 106 N.B.R. (2d) 408; 73 D.L.R. (4th) 110; 58 C.C.C. (3d) 65; [1990] 2 C.T.C. 262; 90 DTC 6447; 110 N.R. 171; R. c. Ling, [2002] 3 R.C.S. 814; (2002), 219 D.L.R. (4th) 279; [2003] 2 W.W.R. 403; 8 B.C.L.R. (4th) 1; 173 B.C.A.C. 161; 169 C.C.C. (3d) 46; 6 C.R. (6th) 64; 99 C.R.R. (2d) 313; 295 N.R. 273; Devinat c. Canada (Commission de l'immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 C.F. 212; (1999), 181 D.L.R. (4th) 441; 18 Admin. L.R. (3d) 243; 31 Admin. L.R. (3d) 174; 3 Imm. L.R. (3d) 1; 250 N.R. 326 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2000] 2 R.C.S. vii; Wilson c. R., [1983] 2 R.C.S. 594; (1983), 4 D.L.R. (4th) 577; [1984] 1 W.W.R. 481; 26 Man. R. (2d) 194; 9 C.C.C. (3d) 97; 37 C.R. (3d) 97; 51 N.R. 321; R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627; (1990), 68 D.L.R. (4th) 568; 55 C.C.C. (3d) 530; 76 C.R. (3d) 283; 47 C.R.R. 151; [1990] 2 C.T.C. 103; 90 DTC 6243; 106 N.R. 385; 106 N.R. 385; 39 O.A.C. 385; Del Zotto c. Canada, [1997] 3 C.F. 40; (1997), 147 D.L.R. (4th) 457; 116 C.C.C. (3d) 123; 46 C.R.R. (2d) 324; [1997] 3 C.T.C. 199; 97 DTC 5328; 215 N.R. 184 (C.A.); infirmée [1999] 1 R.C.S. 3; (1999), 169 D.L.R. (4th) 130; 131 C.C.C. (3d) 353; 61 C.R.R. (2d) 1; [1998] 1 C.T.C. 113; 99 DTC 5029; 252 N.R. 201; Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; (2002), 211 D.L.R. (4th) 577; [2002] 7 W.W.R. 1; 10 C.C.L.T. (3d) 157; 30 M.P.L.R. (3d) 1; 286 N.R. 1; 219 Sask. R. 1.

décisions citées:

Roberts c. Canada, [2000] 3 C.N.L.R. 303; (1999), 247 N.R. 350; 27 R.P.R. (3d) 157 (C.A.F.); Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence), [2002] 4 C.F. 598; (2002), 18 C.P.R. (4th) 31; 288 N.R. 113 (C.A.); Redpath Industries Ltd. c. Fednav Ltd. (1994), 113 D.L.R. (4th) 764; 166 N.R. 72 (C.A.F.).

doctrine

Canada. Ministère du Revenu national. Impôt. Circulaire d'information no 73-10R3. «Évasion fiscale» (13 février 1987).

Sopinka, John and Mark A. Gelowitz. The Conduct of an Appeal, 2nd ed. Toronto: Butterworths, 2000.

APPEL interjeté par trois sociétés contre la décision d'un juge des requêtes ([2003] 3 C.F. 569; (2003), 103 C.R.R. (2d) 261; 2003 DTC 5100; 227 F.T.R. 126 (1re inst.)), selon laquelle la signification de demandes péremptoires de production de documents délivrées en vertu de l'alinéa 231.2(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu ne portait pas atteinte aux droits qui leur étaient reconnus par les articles 7 et 8 de la Charte. Appel accueilli.

ont comparu:

Sébastien Rheault pour les appelantes.

Gilles D. Villeneuve pour l'intimé.

avocats inscrits au dossier:

Barsalou Lawson, Montréal, pour les appelantes.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]Le juge Létourneau, J.C.A.: J'ai eu l'avantage de lire les motifs du jugement de ma collègue, la juge Desjardins.

Possibilité d'un contrôle judiciaire

[2]Je suis d'accord avec ma collègue pour dire que le juge des requêtes [[2003] 3 C.F. 569 (1re inst.)] n'a pas commis d'erreur en décidant que les appelantes pouvaient contester, par voie de contrôle judiciaire, les demandes péremptoires, émises pour le compte du ministre du Revenu national (le ministre), de fournir des renseignements conformément au paragraphe 231.2(1) [mod. par L.C. 2000, ch. 30, art. 176] de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi).

[3]Je n'accepte pas la prétention de l'intimé selon laquelle les appelantes devraient se conformer aux demandes péremptoires et, comme on l'a fait dans l'affaire R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757, s'opposer par la suite à l'admissibilité en preuve des renseignements ainsi fournis. Dans l'affaire Jarvis, les documents avaient déjà été obtenus et la seule possibilité qui s'offrait à l'accusé dans son procès criminel pour fraude fiscale était de s'opposer à l'admissibilité de ces documents. Selon la prétention de l'intimé, il serait interdit au contribuable de faire valoir à titre préventif le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives qui lui est reconnu par la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et d'empêcher la violation imminente de ce droit. Le contribuable pourrait uniquement demander une réparation discrétionnaire en vertu du paragraphe 24(2) de la Charte, ce qui minerait sérieusement l'effet bénéfique protecteur de la Charte.

[4]Dans l'arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, à la page 160, le juge Dickson [alors juge puîné] a insisté sur le fait qu'il est important d'obtenir au préalable l'autorisation nécessaire pour procéder à une fouille ou à une perquisition:

Si la question à résoudre en appréciant la constitutionnalité des fouilles et des perquisitions effectuées en vertu de l'art. 10 était de savoir si en fait le droit du gouvernement d'effectuer une fouille ou une perquisition donnée l'emporte sur celui d'un particulier de résister à l'intrusion du gouvernement dans sa vie privée, il y aurait alors lieu de déterminer la prépondérance des droits en concurrence après que la perquisition a été effectuée. Cependant, une telle analyse après le fait entrerait sérieusement en conflit avec le but de l'art. 8. Comme je l'ai déjà dit, cet article a pour but de protéger les particuliers contre les intrusions injustifiées de l'État dans leur vie privée. Ce but requiert un moyen de prévenir les fouilles et les perquisitions injustifiées avant qu'elles ne se produisent et non simplement un moyen de déterminer, après le fait, si au départ elles devaient être effectuées. Cela ne peut se faire, à mon avis, que par un système d'autorisation préalable et non de validation subséquente. [Souligné dans l'original.]

La juge Wilson a appliqué ce raisonnement aux saisies dans l'arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425. À la page 495, la juge a dit ce qui suit:

À mon avis, ce que dit le juge Dickson concernant les fouilles et les perquisitions s'applique également aux saisies. Il est illogique de prétendre que l'art. 8 ne joue que dès que les renseignements confidentiels deviennent publics. S'il en était ainsi, l'art. 8 n'accorderait qu'une protection tout à fait illusoire. Le fait qu'un individu puisse contester la validité de l'ordonnance avant de produire les documents est, à mon avis, pertinent non pas relativement à la question de savoir s'il y a eu une saisie, mais relativement à celle de savoir si la saisie effectuée est raisonnable. [Non souligné dans l'original.]

[5]En outre, je crois que la Cour suprême a clairement dit, dans l'arrêt Jarvis, que le paragraphe 231.2(1) de la Loi ne peut pas être invoqué pour les besoins d'une enquête criminelle, c'est-à-dire une enquête dont l'objet prédominant est d'établir la responsabilité pénale du contribuable. Aux paragraphes 88, 97 et 98, les juges Iacobucci et Major ont écrit ce qui suit sur ce point:

À notre avis, lorsqu'un examen dans un cas particulier a pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale du contribuable, les fonctionnaires de l'ADRC doivent renoncer à leur faculté d'utiliser les pouvoirs d'inspection et de demande péremptoire que leur confèrent les par. 231.1(1) et 231.2(1).

[. . .]

En d'autres termes, les pouvoirs de contrainte conférés par les par. 231.1(1) et 231.2(1) ne peuvent être exercés pour obtenir des déclarations verbales ou la production de documents écrits dans le but de faire progresser une enquête criminelle.

En bref, dès qu'un examen ou une question a pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale du contribuable, il faut utiliser les techniques d'enquête criminelle. À titre corollaire, toutes les garanties prévues par la Charte, pertinentes dans le contexte criminel, s'appliquent obligatoirement. [Non souligné dans l'original.]

Ces conclusions de la Cour suprême signifient que, dans le contexte d'une enquête criminelle, en l'absence de circonstances urgentes, les fouilles, les perquisitions et les saisies doivent, pour être valides, faire l'objet d'une autorisation judiciaire préalable. Leur légalité ne peut pas être assurée par une validation subséquente comme c'est ici le cas.

[6]J'aimerais ajouter que, dans les conclusions qu'elle a tirées au sujet de la possibilité d'utiliser les pouvoirs de contrainte conférés au paragraphe 231.2(1) de la Loi, la Cour suprême ne fait pas de distinction entre un particulier et une société: ces pouvoirs ne peuvent pas être utilisés pour faire progresser une enquête criminelle. Je suis d'accord avec ma collègue lorsqu'elle dit que le juge des requêtes, après avoir conclu que l'enquête était une enquête criminelle, ne pouvait pas se fonder sur des considérations liées à la Charte pour autoriser le recours aux pouvoirs de contrainte. Les protections accordées par la Charte sont le corollaire d'une conclusion selon laquelle l'enquête est une enquête criminelle. On ne saurait y avoir recours afin de miner ou de contourner les effets juridiques de cette conclusion.

La détermination d'une question préliminaire

[7]La question de savoir si l'objet prédominant de l'enquête était d'établir la responsabilité pénale des contribuables était une question cruciale commune aux cinq demandeurs devant le juge des requêtes. Deux demandeurs étaient des particuliers; ils étaient administrateurs des trois sociétés demanderesses. La conclusion du juge était défavorable au ministre, qui n'a pas interjeté appel à l'égard des deux particuliers. Toutefois, le ministre a contesté cette conclusion dans le contexte du présent appel interjeté par les sociétés.

[8]À l'audience, la question s'est posée de savoir si le ministre pouvait débattre de nouveau cette conclusion défavorable sans interjeter appel sur ce point ou sans interjeter un appel incident. Selon l'argument soumis, le ministre, qui n'en avait pas appelé de la décision qui avait été rendue en faveur des deux particuliers sur ce point, ne pouvait pas demander l'annulation de cette conclusion. Certaines préoccupations ont été exprimées au sujet de la possibilité que des décisions contradictoires soient rendues, par lesquelles une même enquête serait qualifiée de deux façons non seulement différentes, mais incompatibles: elle serait de nature criminelle pour deux demandeurs et de nature civile ou administrative pour les trois autres.

[9]J'ai minutieusement examiné la question et je suis arrivé à la conclusion selon laquelle la doctrine de l'irrecevabilité découlant d'une question déjà tranchée (issue estoppel), qui peut être invoquée lorsqu'une partie veut débattre de nouveau une question qui a fait l'objet d'une décision antérieure, ne s'applique pas en l'espèce parce que les parties en cause ne sont pas les mêmes et n'agissent pas au même titre: Toronto (Ville) c. S.C.E.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, au paragraphe 23; Bande indienne de Blueberry River c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2001] 4 C.F. 451 (C.A.), au paragraphe 45. Pour que la doctrine s'applique, il est nécessaire que les parties à la décision judiciaire antérieure qui a été rendue sur la question soient les mêmes que les parties à l'instance dans laquelle l'irrecevabilité est invoquée. Les sociétés demanderesses sont des personnes morales et des parties différentes des particuliers.

[10]Je suis également convaincu que le ministre n'avait pas à déposer un appel incident en vertu de la règle 341 des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106] parce qu'il ne demande pas la réformation de l'ordonnance portée en appel. De fait, il invoque simplement un motif additionnel à l'appui du maintien de l'ordonnance et donc du rejet de l'appel.

Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en concluant que l'enquête était une enquête criminelle?

[11]Contrairement à ma collègue, je crois que le juge des requêtes n'a pas commis d'erreur en concluant que les appelantes faisaient l'objet d'une enquête criminelle. Le juge des requêtes a conclu qu'il y avait dans le dossier une preuve abondante en ce sens. Malheureusement, il n'a mentionné qu'un seul motif à l'appui de sa conclusion, à savoir que l'enquêteur Faribault, dont la fonction au sein de la Direction générale des enquêtes spéciales (ES) de l'Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC) était d'enquêter et de recueillir la preuve d'une fraude fiscale (voir son témoignage aux pages 113, 119, 120 et 124 du dossier d'appel), avait admis que tel était l'objet de l'enquête. Au paragraphe 90 des motifs de l'ordonnance, le juge des requêtes a écrit ce qui suit:

L'ensemble de la preuve versée dans le dossier permet de conclure que l'objet prédominant de l'enquête de l'ADRC était, dès le départ, la poursuite des demandeurs pour fraude fiscale, et l'imposition éventuelle de sanctions pénales à leur encontre. Les affirmations faites durant l'interrogatoire préalable de Faribault ne sont pas les seuls indices de cet objet prédominant; elles comptent simplement parmi les éléments de preuve les plus succincts au soutien de cette conclusion. Par conséquent, je suis d'avis que l'objet prédominant de l'enquête était la poursuite des demandeurs pour fraude fiscale. [Non souligné dans l'original.]

Je reviendrai plus loin sur l'effet de cette déclaration du témoin.

[12]Dans l'arrêt Jarvis, au paragraphe 94, la Cour suprême a dressé une liste non exhaustive des facteurs dont il faut tenir compte pour décider si la elation entre l'État et un contribuable est de nature contradictoire:

À cet égard, le juge de première instance examinera tous les facteurs, y compris les suivants:

a)     Les autorités avaient-elles des motifs raisonnables de porter des accusations? Semble-t-il, au vu du dossier, que l'on aurait pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle?

b)     L'ensemble de la conduite des autorités donnait-elle à croire que celles-ci procédaient à une enquête criminelle?

c)     Le vérificateur avait-il transféré son dossier et ses documents aux enquêteurs?

d)     La conduite du vérificateur donnait-elle à croire qu'il agissait en fait comme un mandataire des enquêteurs?

e)     Semble-t-il que les enquêteurs aient eu l'intention d'utiliser le vérificateur comme leur mandataire pour recueillir des éléments de preuve?

f)     La preuve recherchée est-elle pertinente quant à la responsabilité générale du contribuable ou, au contraire, uniquement quant à sa responsabilité pénale, comme dans le cas de la preuve de la mens rea?

g)     Existe-t-il d'autres circonstances ou facteurs susceptibles d'amener le juge de première instance à conclure que la vérification de la conformité à la loi était en réalité devenue une enquête criminelle? [Soulignement dans l'original.]

[13]Ces facteurs visent à permettre de déterminer plus facilement l'objet prédominant d'une enquête. Ils s'appliquent, à moins qu'il n'existe une décision claire de procéder à une enquête criminelle. Avant d'énumérer les facteurs, la Cour suprême a écrit ce qui suit au paragraphe 93:

Rappelons que, pour déterminer à quel moment la relation entre l'État et le particulier est effectivement devenue une relation de nature contradictoire, il faut tenir compte du contexte, en examinant tous les facteurs pertinents. À notre avis, la liste suivante de facteurs sera utile pour déterminer si un examen a pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale du contribuable. À l'exception de la décision claire de procéder à une enquête criminelle, aucun facteur n'est nécessairement déterminant en soi. Les tribunaux doivent plutôt apprécier l'ensemble des circonstances et déterminer si l'examen ou la question en cause crée une relation de nature contradictoire entre l'État et le particulier. [Non souligné dans l'original.]

La preuve révèle qu'une telle décision a été prise.

[14]En l'espèce, la Direction générale des ES de l'ADRC a entrepris, le 12 novembre 1998, une enquête criminelle sur un certain nombre d'organismes de charité à l'égard de dons de charité. Les organismes visés étaient le «Collège rabbinique de Montréal», «Construit toujours avec Bonté», «Yeshiva Oir Hochaim», «L'Association Gimilis Chasodim Keren Chava B'Nei Levi» et d'autres organismes. L'enquête portait sur des infractions à l'article 239 [mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 235] de la Loi, à savoir des fraudes fiscales, qui sont de nature criminelle: Knox Contracting Ltd. c. Canada, [1990] 2 R.C.S. 338, aux pages 350 et 356. Les appelantes avaient consenti des dons d'un montant fort élevé au Collège rabbinique de Montréal et, dans un cas, à l'organisme Yeshiva Oir Hochaim. Je reproduis les trois listes de dons, telles qu'elles figurent dans le dossier d'appel:

MODERN WOOD FABRICATORS (M.W.F.) INC.

LISTE DES DONS

Exercice ayant pris fin le 28 février 1993

Collège rabbinique de Montréal     54 000 $

Exercice ayant pris fin le 28 février 1994

Collège rabbinique de Montréal     212 000

Exercice ayant pris fin le 28 février 1995

Collège rabbinique de Montréal     128 000

Exercice ayant pris fin le 28 février 1996

Collège rabbinique de Montréal     200 000

Yeshiva Oir Hochaim     100 000

Exercice ayant pris fin le 28 février 1998

Collège rabbinique     50 000

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

LES PLASTIQUES ALGAR (Canada) Ltée

LISTE DES DONS

Exercice ayant pris fin le 31 mai 1994

Collège rabbinique de Montréal     86 000 $

Exercice ayant pris fin le 31 mai 1995

Collège rabbinique de Montréal     72 000

Collège rabbinique de Montréal     18 000

Exercice ayant pris fin le 31 mai 1996

Collège rabbinique de Montréal     36 000

Exercice ayant pris fin le 31 mai 1997

Collège rabbinique de Montréal     100 000

Exercice ayant pris fin le 31 mai 1998

Collège rabbinique de Montréal     50 000

* * * * * * * * * * * * * * * * * *

SNAPSHOT THEATRICAL PRODUCTIONS

LISTE DES DONS

Exercice ayant pris fin le 31 décembre 1994

Collège rabbinique de Montréal     36 000 $

[15]Par conséquent, au mois d'octobre 1999, dans le contexte de cette enquête criminelle, l'ADRC a entrepris une enquête sur les appelantes. Elle a envoyé une demande péremptoire informelle à l'une d'elle, Les Plastiques Algar (Algar), pour demander divers documents et renseignements au sujet des dons consentis au Collège rabbinique de Montréal, et notamment des reçus de dons de charité, pour les années d'imposition 1994 à 1998. Le mois suivant, l'ADRC a informé Algar que l'enquête dont elle faisait l'objet était suspendue. Toutefois, dans l'intervalle, les enquêtes criminelles se sont poursuivies à l'encontre des bénéficiaires visés par l'opération des dons de charité.

[16]Une accusation de fraude fiscale a été portée en vertu de l'article 239 de la Loi contre l'organisme de charité connu sous le nom de «Construit toujours avec Bonté», qui a présenté, le 20 septembre 2000, un plaidoyer de culpabilité à l'égard de cette accusation, qui portait sur la remise de faux reçus de dons de charité. Le 21 septembre 2000, la Direction générale des ES de l'ADRC a achevé l'enquête concernant le Collège rabbinique de Montréal et, pour des raisons qui ne nous ont pas été données, aucune accusation criminelle n'a été portée contre cet établissement.

[17]Le 18 octobre 2000, la Direction générale des ES de l'ADRC a informé Algar que son dossier avait été transmis, à l'interne, à un autre enquêteur, un certain M. Faribault. Le 12 janvier 2002, l'enquêteur Faribault a envoyé, pour le compte du ministre, des lettres aux trois appelantes pour leur demander divers documents et renseignements, comme des chèques oblitérés, des relevés bancaires, des reçus de dons et des registres et livres de comptes se rapportant tous aux dons consentis au Collège rabbinique de Montréal.

[18]J'ai relaté ces faits en ordre chronologique parce qu'ils jettent la lumière nécessaire sur le contexte dans lequel les appelantes ont été sommées de fournir des renseignements conformément au paragraphe 231.2(1) de la Loi. Une enquête a de fait été engagée au sujet des faux dons de charité et des faux reçus. L'enquête a d'abord porté sur les bénéficiaires des dons. De toute évidence, un stratagème frauduleux de cette nature exige, pour réussir, la participation de complices, à savoir les donateurs. Je crois que la Direction générale des ES de l'ADRC a ensuite porté son attention sur la recherche et l'identification des complices ainsi que sur la recherche d'éléments de preuve susceptibles de les incriminer et, du même coup, les organismes de charité qui recevaient les dons frauduleux. De fait, l'enquête menée par M. Faribault était purement une extension de l'enquête criminelle jusque là infructueuse qui visait initialement le Collège rabbinique de Montréal. M. Faribault essayait maintenant d'obtenir une preuve de fraude en examinant la même affaire, mais sous une perspective différente, c'est-à-dire en s'attachant aux donateurs.

[19]De fait, à la page 132 du dossier d'appel, M. Faribault a admis cela lorsqu'il a été contre-interrogé sous serment:

Q - [Me Rhéault]     Alors, votre objectif, donc [. . .] si je com-prends bien, votre objectif principal à l'égard des requérants était d'établir qu'ils avaient commis une évasion fiscale, c'est ça?

R - [M. Faribault]     Enquêter l'évasion fiscale, oui [. . .]

Q - [Me Rhéault]     Oui.

R - [M. Faribault]     [. . .] c'est [. . .]

Q - [Me Rhéault]     Mais si évidemment, ça arrivait pas en bout de ligne, vous avez toujours l'opportunité de cotiser au civil?

R - [M. Faribault]     Voilà.

Q - [Me Rhéault]     O.K. O.K. Mais vous êtes pas en train de me dire que votre objectif principal dans le dossier ici, c'était simplement d'établir des cotisations d'impôt?

R - [M. Faribault]     Non [. . .] [Non souligné dans l'original.]

[20]L'avocat de l'intimé, en tentant d'atténuer l'effet défavorable de cet aveu, soutient que la déclaration de M. Faribault représente simplement ses opinions ou motifs personnels. Il se fonde sur la décision que la Cour suprême américaine a rendue dans l'affaire United States v. La Salle Nat'l Bank, 98 S.Ct. 2357 (1978), à la page 2367, où il a été statué qu'un agent spécial est un acteur important dans le processus, mais que les motifs qui l'animent sont loin d'être déterminants. Je crois que, dans le présent contexte factuel, il est injuste et inexact de considérer le témoignage de M. Faribault comme une simple expression de ses motifs personnels étant donné l'objectif clair que celui-ci a énoncé.

[21]Comme il en a déjà été fait mention, M. Faribault a repris l'enquête suspendue dont les appelantes avaient fait l'objet dans le cadre d'une enquête criminelle plus générale portant sur un stratagème frauduleux dans lequel des organismes de charité et leurs donateurs étaient impliqués. M. Faribault était responsable du dossier; il était autonome et il prenait les décisions appropriées pour atteindre son objectif admis final, à savoir la collecte d'éléments de preuve concernant l'infraction de fraude fiscale prévue à l'article 239 de la Loi. À la page 120 du dossier d'appel, M. Faribault a admis que telle était sa principale responsabilité et sa principale tâche:

Q - [Me Rheault]     Dans le présent dossier [. . .] ici, on mention-ne "Où l'on soupçonne qu'il y ait eu évasion fiscale", dans le présent dossier, vous aviez des soupçons qu'il y [. . .] qu'il y avait eu évasion fiscale au moment où vous avez émis les demandes péremptoires. C'est exact?

R - [M. Faribault]     Des soupçons? Oui.

Q - [Me Rheault]     Donc [. . .] et votre principale responsabilité comme enquêteur des enquêtes spéciales était de [. . .] d'enquêter dans ce cas qui occupe les requérants ici [. . .]

R - [M. Faribault]     Oui.

Q - [Me Rheault]     [. . .] dans le but de recueillir des preuves de toute infraction criminelle, conformément au paragraphe 7, qui ont pu être commises, et si de telles preuves sont recueillies, de prendre les [. . .] des dispositions en vue de porter l'affaire devant les tribunaux en vertu de l'article 239 de la loi?

R - [M. Faribault]     Oui. [Non souligné dans l'original.]

Cela est compatible avec le paragraphe 7 de la Circulaire d'information no 73-10R3, en date du 13 février 1987, intitulée «Évasion fiscale», laquelle est ainsi libellée:

7. La principale responsabilité des Enquêtes spéciales est d'enquêter sur les cas importants, où l'on soupçonne qu'il y a eu évasion fiscale, dans le but de recueillir des preuves de toute infraction criminelle qui a pu être commise et, si de telles preuves sont recueillies, de prendre des dispositions en vue de porter l'affaire devant les tribunaux en vertu de l'article 239 de la loi. Les Enquêtes spéciales ont aussi la responsabilité de faire connaître au public les condamnations judiciaires dans le but de décourager l'évasion fiscale chez les autres contribuables et de favoriser les divulgations volontaires.

Si cette tentative s'avère infructueuse, une nouvelle cotisation d'impôt pourrait néanmoins être établie: voir l'extrait précité du témoignage de M. Faribault, à la page 132 du dossier d'appel.

[22]En outre, les faits de la présente espèce sont fort distincts des faits de l'affaire La Salle Nat'l Bank, précitée. En disant que les motifs d'un agent spécial sont loin d'être déterminants, la Cour suprême américaine se référait à un système d'examen à multiples paliers de décisions déjà rendues et elle a conclu que les motifs d'un seul agent qui tentait d'établir une preuve criminelle, sans tenir compte de la politique de mise en oeuvre du Service en tant qu'institution, n'écartent pas nécessairement la responsabilité institutionnelle du Service de fixer et de percevoir les pénalités applicables à une fraude civile. De toute évidence, le système américain est différent du nôtre. De plus, dans ce cas-ci, le dossier relevait de la Direction générale des ES, qui l'avait attribué à un enquêteur précis pour qu'il mène une enquête criminelle sur une fraude fiscale. J'aimerais également signaler que la décision La Salle Nat'l Bank a été rendue il y a près de 26 ans et qu'elle contenait de vigoureuses opinions dissidentes. L'avocat de l'intimé n'a pas tenté de démontrer que la décision de la majorité représente encore l'état du droit sur ce point.

[23]L'avocat de l'intimé a également soutenu que M. Faribault n'avait pas de motifs raisonnables de croire qu'une infraction avait été commise. En fait, M. Faribault savait qu'entre le 11 novembre 1998 et le 22 septembre 2000, un collègue de la Direction générale des ES avait enquêté sur la légitimité et la légalité des dons qui avaient été faits au Collège rabbinique de Montréal et à l'organisme Construit toujours avec Bonté. Il savait que des accusations de fraude fiscale avaient été portées avec succès contre l'organisme Construit toujours avec Bonté. Il savait que l'enquête concernant le Collège rabbinique de Montréal avait jusqu'alors été non concluante. Compte tenu de ce contexte, je crois que le témoignage que M. Faribault a présenté lorsqu'il a été contre-interrogé pendant l'interrogatoire préalable dissipe tous les doutes que j'avais au sujet de ses croyances et objectifs réels lorsqu'il a repris l'enquête dont les appelantes faisaient l'objet.

[24]Enfin, l'avocat de l'intimé a soutenu que l'enquêteur Faribault n'avait pas de motifs raisonnables de demander un mandat de perquisition puisqu'il n'y avait pas lieu de croire qu'un crime avait été commis. Je crois qu'il est plus exact de dire qu'il soupçonnait qu'un crime avait été commis, mais qu'il ne disposait pas à ce stade de suffisamment d'éléments de preuve pour demander un mandat. C'est pourquoi M. Faribault qui, de son propre aveu, menait une enquête criminelle, a eu recours aux pouvoirs de contrainte prévus au paragraphe 231.2(1), lesquels éliminent l'entrave représentée par un examen judiciaire préalable. Un bref examen du témoignage de M. Faribault est instructif sur ce point.

[25]Aux pages 137 et 140 du dossier d'appel, M. Faribault a témoigné au sujet de la politique qui s'appliquait à la collecte de la preuve relative à une fraude fiscale:

Q - [Me Rheault]     Donc [. . .] mais il y a une [. . .] il y a une politique, là, qui est reflétée au paragraphe 13, applicable aux enquêtes spéciales, qui est celle à l'effet que [. . .] je [. . .] et je lis:

«L'enquêteur doit donc obtenir tous les documents et registres en la possession ou sous le contrôle du contribuable qui peuvent servir d'éléments de preuve, et les conserver sous sa garde et son contrôle jusqu'à ce qu'ils soient présentés au Tribunal

   C'est exact?

R - [M. Faribault]     Oui, oui. Oui.

Q - [Me Rheault]     Puis pour les fins de preuve, comme enquêteur, votre rôle c'est d'obtenir les originaux?

R - [M. Faribault]     À un moment donné, oui. À un stade de l'enquête, oui.

[. . .]

Q - [Me Rheault]     Puis la politique du ministère au moment des demandes péremptoires était exposée dans cette circulaire-là, ici, entre autres, et dans le cadre de cette politique-là, on demandait à l'enquêteur d'obtenir les documents et les registres en la possession ou sous le contrôle du contribuable qui peuvent [. . .] qui pourraient servir de [. . .] d'éléments de preuve, et de les conserver jusqu'à ce qu'ils soient présentés au Tribunal, c'est exact?

R - [M. Faribault]     Dans la circulaire, oui, c'est indiqué, oui.

Q - [Me Rheault]     Puis est-ce que c'était ça la politique du ministère à l'époque?

R - [M. Faribault]     Bien, oui. [Non souligné dans l'original.]

[26]À la page 145, M. Faribault explique qu'il essayait de s'acquitter, en sa qualité d'enquêteur, de l'obligation qui lui incombait de recueillir la preuve relative à la fraude fiscale sur laquelle il enquêtait:

Q - [Me Rheault]     Vous, comme enquêteur, vous deviez vous satisfaire que vous aviez des motifs raisonnables et probables de croire qu'une infraction avait été commise, avant d'aller demander l'émission d'un mandat de perquisition?

R - [M. Faribault]     Oui.

Q - [Me Rheault]     Puis dans le présent dossier comme vous l'avez mentionné tantôt, vous entreteniez des soupçons qui ont [. . .] qui ont résulté, là, à l'enquête que vous avez amorcée, mais vous nous dites que vous ne [. . .] n'aviez pas des motifs encore, là, raisonnables et probables de croire qu'une infraction d'évasion fiscale avait été commise?

R - [M. Faribault]     Oui.

Q - [Me Rheault]     Donc vous avez pas procédé, là, à [. . .] à demander un mandat de perquisition?

R - [M. Faribault]     Non.

Q - [Me Rheault]     Vous avez plutôt procédé par le biais de demandes péremptoires?

R - [M. Faribault]     Oui.

Q - [Me Rheault]     Selon l'article 231.2 de la loi?

R - [M. Faribault]     Oui. [Non souligné dans l'original.]

[27]À mon avis, M. Faribault, qui était engagé dans une enquête criminelle mettant en cause les appelantes, tentait indirectement de faire ce qu'il ne pouvait pas faire directement, à savoir obtenir des preuves incriminantes sans mandat. Les événements remontent à une époque où la ligne de démarcation entre le recours aux pouvoirs de contrainte et aux pouvoirs de perquisition conformément à un mandat était floue et où la décision n'avait pas encore été rendue dans l'affaire Jarvis: voir les faits, dans les affaires Jarvis et R. c. Ling, [2002] 3 R.C.S. 814, qui montrent que la ligne était floue. Quoi qu'il en soit, l'aveu et la conduite de M. Faribault révèlent qu'il était clairement engagé dans une enquête criminelle mettant en cause les appelantes et qu'une décision claire en ce sens avait été prise.

[28]Je n'aurais pas à tenir compte des facteurs identifiés par la Cour suprême, mais je le ferai néanmoins et j'examinerai la preuve versée au dossier pour décider si les facteurs établissent également que l'enquête de l'intimé avait franchi le Rubicon pour devenir une enquête criminelle. Le dossier mis à notre disposition est plutôt succinct, probablement plus que celui dont disposait le juge des requêtes. Quoi qu'il en soit, la transcription du contre-interrogatoire de l'enquêteur Faribault de la Direction générale des ES a été incluse dans le dossier d'appel. J'analyserai les deux premiers facteurs ensemble étant donné que les faits pertinents qui ont déjà été exposés sont liés les uns aux autres.

Facteur

a) Les autorités avaient-elles des motifs raisonnables de porter des accusations? Semble-t-il, au vu du dossier, que l'on aurait pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle?

b) L'ensemble de la conduite des autorités donnait-elle à croire que celles-ci procédaient à une enquête criminelle?

[29]Le facteur a) se rapporte à deux questions différentes qui peuvent se poser à différents moments du processus. La décision de procéder à une enquête criminelle peut être prise au début du processus et cette enquête peut éventuellement, à un stade ultérieur, fournir aux autorités les motifs exigés pour pouvoir porter des accusations. Toutefois, une enquête criminelle ne change pas de nature pour la seule raison que, en fin de compte, les autorités n'ont pas de motifs raisonnables de porter des accusations ou parce qu'aucune accusation n'est portée. Il se peut que l'enquête criminelle ne soit pas concluante en ce qui concerne la perpétration d'une infraction ou que, même si elle est concluante sur ce point, les contrevenants n'aient pas encore été identifiés. Or, l'enquête criminelle vise justement à permettre de décider si un crime a été commis et par qui il l'a été, de façon que des accusations puissent être portées. Dans l'arrêt Starr c. Houlden, [1990] 1 R.C.S. 1366, à la page 1425, la juge L'Heureux-Dubé a dit que, du point de vue du droit criminel, «[d]es personnes précises sont visées dans le but exprès et exclusif d'une mise en accusation».

[30]Le fait que les autorités en sont venues à un stade de leur enquête où elles ont des motifs raisonnables leur permettant de porter des accusations n'est pas en soi suffisant pour conclure que le seuil a été franchi et que l'enquête est devenue une enquête criminelle: voir Jarvis, au paragraphe 93. Toutefois, il s'agit d'un facteur important dont il faut tenir compte pour qualifier la relation subséquente entre les parties. La Cour suprême a écrit ce qui suit: «Dans la plupart des cas, si l'on croit raisonnablement à la présence de tous les éléments d'une infraction, il est probable que le processus d'enquête sera enclenché», au paragraphe 89. C'est sans doute ce qui arrive lorsque la situation est parvenue à un stade où des accusations peuvent être portées. Habituellement, l'enquête criminelle est terminée puisque le dépôt d'accusations est le résultat de l'enquête.

[31]Par ailleurs, le fait qu'il n'y a pas encore de motifs raisonnables de porter des accusations ne veut pas pour autant dire que l'enquête en cours n'est pas une enquête criminelle parce que, comme je l'ai déjà signalé, l'enquête criminelle a pour objet de mener à un point où les autorités ont des motifs raisonnables leur permettant de porter des accusations. Comme le montre la deuxième question du facteur a), il importe de consulter le dossier pour voir s'il semble «que l'on aurait pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle». Je note que le critère est libellé en des termes indiquant une simple possibilité par opposition à une probabilité et que la Cour suprême elle-même a souligné ce fait.

[32]En l'espèce, non seulement la décision de procéder à une enquête criminelle aurait pu être prise comme le facteur a) l'indique, mais une telle enquête a de fait été engagée comme en font foi les faits ainsi que l'aveu et la conduite de l'enquêteur Faribault, de la Direction générale des ES.

c) Le vérificateur avait-il transféré son dossier et ses documents aux enquêteurs?

[33]Ce facteur tel qu'il est défini ne s'applique pas parce que les dossiers des appelantes relevaient au moment pertinent de la Direction générale des ES de l'ADRC, qui menait une enquête criminelle sur un stratagème frauduleux relatif à des dons et à des reçus de charité. Les appelantes avaient consenti des dons généreux à l'un des organismes de charité visés par l'enquête criminelle et faisaient partie de cette enquête:

d) La conduite du vérificateur donnait-elle à croire qu'il agissait en fait comme un mandataire des enquêteurs?

[34]Ce facteur ne s'applique pas en l'espèce.

e) Semble-t-il que les enquêteurs aient eu l'intention d'utiliser le vérificateur comme leur mandataire pour recueillir des éléments de preuve?

[35]Ce facteur ne s'applique pas directement en soi. Toutefois, si l'on voulait en fait procéder à une simple vérification de conformité et si l'enquête criminelle était réellement terminée, pourquoi le dossier n'a-t-il pas été transmis à la section de la vérification pour que ce résultat puisse être obtenu? Cela aurait eu l'avantage de dissiper toute ambiguïté au sujet de l'objet réel de l'enquête même si, à mon avis, le témoignage de l'enquêteur Faribault ne laissait planer aucun doute sur la question puisqu'il avait clairement énoncé l'objet de son enquête.

f) La preuve recherchée est-elle pertinente quant à la responsabilité générale du contribuable ou, au contraire, uniquement quant à sa responsabilité pénale, comme dans le cas de la preuve de la mens rea?

[36]Le facteur f), tel qu'il a été libellé, dont l'objet est énoncé en fonction d'une simple pertinence de la preuve et d'une pertinence exclusive à la responsabilité pénale, est difficile à appliquer en l'espèce. Par définition, une enquête ayant un objet prédominant est une enquête qui a des objets secondaires ou accessoires. Par conséquent, la preuve recherchée et obtenue pour la fin prédominante ou primaire peut également être pertinente et utile quant aux fins secondaires. Même si la preuve recherchée vise à établir la responsabilité pénale du contribuable, cette preuve continuera en général à être pertinente lorsqu'il s'agira d'établir l'obligation fiscale du contribuable et les pénalités civiles y afférentes. Ainsi, il se peut que la preuve obtenue dans le contexte d'une enquête criminelle concernant un contribuable n'établisse pas la perpétration d'un crime hors de tout doute raisonnable, mais qu'elle révèle néanmoins des irrégularités en ce qui concerne la façon dont le contribuable observe la Loi, ce qui influe sur la responsabilité fiscale de celui-ci. Comme la Cour suprême américaine l'a dit dans la décision La Salle Nat'l Bank, précitée, à la page 2365, [traduction] «[l]e gouvernement ne sacrifie pas son intérêt à l'égard d'impôts impayés simplement parce qu'une poursuite criminelle est engagée». Il est donc difficile sinon impossible de dire que la preuve sera pertinente, ou qu'elle est pertinente, uniquement quant à la responsabilité pénale du contribuable, même si c'était la principale raison pour laquelle cette preuve était recherchée et obtenue et même si la responsabilité pénale du contribuable était l'objet prédominant de l'enquête.

[37]Tous les éléments de preuve demandés aux appelantes, à savoir les chèques oblitérés, les relevés bancaires, les registres et livres de compte, se rapportaient aux dons qu'elles avaient consentis au Collège rabbinique de Montréal, l'enquête y afférente ayant mené à l'envoi, le 3 mars 2000, d'un avis de révocation de l'enregistrement du Collège à titre d'organisme de charité en raison des nombreuses irrégularités graves qui étaient alléguées en rapport avec des virements de fonds et la tenue de livres et de registres. Ces éléments de preuve étaient pertinents lorsqu'il s'agissait d'établir leur responsabilité pénale. Ils pouvaient également être utilisés pour compléter l'enquête criminelle infructueuse concernant le Collège rabbinique de Montréal et établir la participation de cet organisme au stratagème frauduleux allégué. La responsabilité pénale des appelantes ne pouvait être établie uniquement à l'aide des éléments de preuve obtenus de cet établissement dans le cadre de l'enquête criminelle dont celui-ci faisait l'objet.

g) Existe-t-il d'autres circonstances ou facteurs susceptibles d'amener le juge de première instance à conclure que la vérification de la conformité à la loi était en réalité devenue une enquête criminelle?

[38]Ce facteur ne s'applique pas en l'espèce.

Conclusion

[39]Comme le juge des requêtes, je suis arrivé à la conclusion que l'enquête dont les appelantes faisaient l'objet était une enquête criminelle. L'enquête a en tout temps été menée par la Direction générale des ES de l'ADRC, dont la principale tâche consiste à lutter contre les fraudes fiscales et à établir la responsabilité pénale des contribuables à cet égard. L'enquêteur chargé du dossier a clairement déclaré que l'enquête était une enquête criminelle et qu'elle visait à permettre de recueillir des éléments de preuve tendant à montrer qu'une fraude fiscale avait été commise par les appelantes. La preuve présentée par l'enquêteur n'a pas été contredite. Il importe de noter qu'aucun des supérieurs de l'enquêteur n'est venu témoigner que ce n'était pas le cas. L'enquêteur a déclaré avoir eu recours aux pouvoirs de contrainte prévus au paragraphe 231.2(1) de la Loi parce qu'il n'avait pas encore de motifs raisonnables lui permettant de demander un mandat en vue d'obtenir les éléments de preuve qu'il cherchait. Les événements se sont produits à un moment où la ligne de démarcation entre les pouvoirs de contrainte prévus au paragraphe 231.2(1) et les pouvoirs de perquisition conférés au paragraphe 231.3(1) était floue.

[40]En outre, l'enquête concernant les appelantes reprenait l'enquête criminelle antérieure qui avait été suspendue. De plus, elle était liée à d'autres enquêtes criminelles concernant des organismes de charité. Toutes ces enquêtes liées les unes aux autres ont été menées par la Direction générale des ES de l'ADRC. La preuve recherchée était pertinente quant à la responsabilité pénale des appelantes en leur qualité de donateurs ainsi qu'à celle des bénéficiaires de dons. Les facteurs pertinents, lorsqu'ils sont analysés dans le contexte approprié, indiquent également que l'objet prédominant de l'enquête était de nature criminelle. Si l'enquête à laquelle les appelantes sont ici assujetties n'est pas une enquête criminelle, on peut se demander ce qu'est une enquête criminelle et ce qui pourrait bien constituer une enquête criminelle.

[41]Pour ces motifs, j'accueille l'appel avec dépens et j'annule la décision du juge des requêtes. Je rends le jugement que le juge aurait dû rendre, et j'accueille la demande de contrôle judiciaire avec dépens et j'annule les demandes péremptoires de production de documents émises pour le compte du ministre, le 12 janvier 2001, contre les appelantes, Les Plastiques Algar (Canada) Ltée, Modern Wood Fabricators (M.W.F.) Inc. et Snapshot Theatrical Productions Inc.

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Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[42]Le juge Nadon, J.C.A.: Pour les motifs énoncés par mon collègue le juge Létourneau, j'accueille également l'appel avec dépens. Toutefois, puisque j'ai énormément hésité avant d'arriver à cette conclusion, il convient de faire quelques remarques.

[43]Je n'ai pas à exposer les faits puisqu'ils sont clairement relatés dans les motifs de mes collègues, les juges Desjardins et Létourneau, et que j'ai eu l'avantage de lire le projet de motifs.

[44]Pour tirer les conclusions respectives auxquelles ils sont arrivés, mes collègues se fondent sur les décisions rendues par la Cour suprême du Canada dans les affaires R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757, et R. c. Ling, [2002] 3 R.C.S. 814. Dans l'arrêt Jarvis, la Cour suprême a élaboré un critère permettant de déterminer la ligne de démarcation entre les fonctions de vérification et d'enquête de Revenu Canada. Aux paragraphes 93 et 94 des motifs prononcés dans l'arrêt Jarvis, la Cour suprême a demandé aux juges de première instance de tenir compte d'un certain nombre de facteurs afin de rendre la décision qui convient, en l'absence d'une décision claire de la part de Revenu Canada de procéder à une enquête criminelle.

[45]Dans les présents motifs, j'aimerais traiter de l'une des questions examinées par mes deux collègues, à savoir si, au moment où les demandes péremptoires visant la fourniture de renseignements et la production de documents ont été envoyées aux appelantes, conformément à l'alinéa 231.2(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi), Revenu Canada avait pris une décision claire de procéder à une enquête criminelle.

[46]Au paragraphe 27 de ses motifs, le juge Létourneau conclut qu'au moment pertinent, l'enquêteur, M. Faribault, était clairement «engagé dans une enquête criminelle mettant en cause les appelantes». Cette conclusion est suffisante pour trancher la question, mais le juge Létourneau examine ensuite, à la lumière de la preuve, les facteurs énoncés au paragraphe 94 de l'arrêt Jarvis. Cet examen l'amène à conclure qu'il existait une relation contradictoire entre l'État et les appelants lorsque les demandes péremptoires ont été envoyées.

[47]La juge Desjardins arrive à une conclusion différente. Aux paragraphes 112 à 122 de ses motifs, elle traite de la question de savoir si une décision claire de procéder à une enquête criminelle avait été prise au moment où les demandes péremptoires ont été envoyées et, aux paragraphes 118 et 122, elle fait les remarques suivantes:

Si les déclarations de M. Faribault sont analysées dans leur contexte, on ne peut pas dire, selon le critère préconisé dans l'arrêt Jarvis, précité, qu'une décision claire de procéder à une enquête criminelle avait été prise. Il aurait été impossible de prendre une telle décision à ce stade. Selon la directive que l'ADRC lui avait donnée, M. Faribault devait principalement chercher une preuve de nature pénale. On ne saurait conclure à partir de cette directive que l'ADRC avait décidé de procéder à une enquête criminelle. Une telle décision ne pouvait pas être prise. L'ADRC ne disposait d'aucun élément de preuve justifiant pareille décision et aucun mandat de perquisition n'aurait pu être décerné pour y donner suite.

[. . .]

À mon avis, «une décision claire de procéder à une enquête criminelle» n'avait pas été prise et n'aurait pas pu être prise à ce stade préliminaire. Les paragraphes 88 et 93 de l'arrêt Jarvis, précité, étayent la thèse selon laquelle il incombe au juge d'apprécier objectivement la nature de l'examen et de déterminer s'il est clairement décidé de poursuivre le contribuable au criminel. Si une décision claire est prise, il n'est pas nécessaire d'analyser les facteurs énumérés. Une analyse contextuelle des circonstances et des attitudes est superflue parce que la preuve est claire. Toutefois, je ne crois pas que l'arrêt Jarvis dise qu'à partir d'une simple directive de mener principalement une enquête pénale dans des circonstances où il n'y a pas la moindre preuve et où aucun mandat de perquisition ne peut être décerné, il est possible de conclure qu'une décision de procéder à une enquête criminelle a été prise. [Soulignement dans l'original.]

[48]Selon mon interprétation des motifs de la juge Desjardins, le fait que l'enquêteur croyait qu'il menait une enquête criminelle, ou que ses supérieurs lui avaient donné une directive en ce sens, n'est pas déterminant. Comme la juge le dit au paragraphe 122, il incombe au juge de première instance de décider si, dans un cas donné, une enquête criminelle a été engagée. À cette fin, le juge doit examiner tous les éléments de preuve et décider s'il existait un fondement approprié justifiant la tenue d'une enquête criminelle. Cette approche semble être l'approche que la Cour suprême demande aux juges d'adopter lorsqu'ils apprécient les facteurs énumérés au paragraphe 94 de l'arrêt Jarvis, précité, et, en particulier, lorsqu'ils apprécient le facteur a):

a) Les autorités avaient-elles des motifs raisonnables de porter des accusations? Semble-t-il, au vu du dossier, que l'on aurait pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle?

[49]Je répète que la Cour suprême, aux paragraphes 93 et 94 de ses motifs, a demandé aux juges de première instance d'avoir recours aux facteurs énumérés uniquement lorsqu'une décision claire de procéder à une enquête criminelle n'a pas été prise. Toutefois, cette approche ne s'applique pas ici, parce qu'il s'agit de décider si une décision claire de procéder à une enquête criminelle a été prise plutôt que de décider s'il fallait entreprendre une telle enquête.

[50]Afin de bien comprendre les paragraphes 93 et 94 de l'arrêt Jarvis, il faut se rappeler que l'examen, dans les affaires Jarvis et Ling, relevait toujours des vérificateurs plutôt que des enquêteurs. Tel est le contexte dans lequel s'inscrivent les deux décisions et, en particulier, l'analyse qui commence au paragraphe 85 de l'arrêt Jarvis, dont le sous-titre est «La délimitation de la frontière entre une vérification et une enquête: la nature de l'examen».

[51]Dans les arrêts Jarvis et Ling, la Cour suprême a cherché à élaborer un critère qui permettrait aux juges de décider si un examen effectué par les vérificateurs était de fait devenu une enquête criminelle, et ce, même si l'affaire était toujours demeurée entre leurs mains. L'analyse qui commence au paragraphe 85 et qui se termine au paragraphe 99 peut uniquement être comprise dans ce contexte. C'est pourquoi, aux paragraphes 88 et 89 des motifs de l'arrêt Jarvis, la Cour suprême parle de franchir le Rubicon et de déterminer l'objet prédominant d'un examen.

[52]Parmi les sept facteurs énumérés au paragraphe 94 de l'arrêt Jarvis, trois facteurs, les facteurs c), d) et e), se rapportent au volet de l'enquête. Il s'agit des facteurs ci-après énoncés:

c) Le vérificateur avait-il transféré son dossier et ses documents aux enquêteurs?

d) La conduite du vérificateur donnait-elle à croire qu'il agissait en fait comme un mandataire des enquêteurs?

e) Semble-t-il que les enquêteurs aient eu l'intention d'utiliser le vérificateur comme leur mandataire pour recueillir des éléments de preuve?

[53]Ces facteurs doivent être interprétés à la lumière des remarques que la Cour suprême fait au paragraphe 92:

Le fait que le dossier a été ou non transmis à la section des enquêtes constitue un autre facteur à prendre en compte pour déterminer s'il existe une relation de nature contradictoire. Encore une fois, ce facteur n'est pas déterminant en soi. Même lorsqu'un vérificateur recommande que les enquêteurs examinent un dossier, il se peut qu'aucune enquête criminelle ne soit engagée, car il est toujours possible que le dossier soit retourné à la vérification. Cependant, si un vérificateur est d'avis qu'un dossier devrait être envoyé aux enquêteurs, le tribunal doit examiner très attentivement ce qui se passe ensuite. Si le dossier est retourné à la vérification, les enquêteurs ont-ils réellement décidé de ne pas examiner le dossier et l'ont-ils retourné aux vérificateurs pour que ceux-ci terminent la vérification? L'ont-ils plutôt retourné pour des raisons de commodité afin que le vérificateur puisse utiliser les par. 231.1(1) et 231.2(1) pour obtenir des éléments de preuve pour les besoins d'une poursuite (comme le tribunal l'a constaté dans l'affaire Norway Insulation, précitée)?

[54]Il ressort clairement de la lecture des facteurs c), d) et e) ainsi que du paragraphe 92 dans le contexte approprié, que la Cour suprême, en élaborant le critère en question, voulait empêcher la section de la vérification de mener une enquête criminelle déguisée. C'est pourquoi, au paragraphe 92 de l'arrêt Jarvis, la Cour suprême dit que dès que la section de la vérification transmet un dossier à la section d'enquête, le juge doit faire énormément attention. Comme je l'ai déjà dit, il s'agit de décider si une enquête criminelle a commencé.

[55]Dans les divers scénarios décrits au paragraphe 92 de l'arrêt Jarvis, à savoir si la section de la vérification a renvoyé l'affaire à la section d'enquête, il est clair que l'hypothèse émise par la Cour suprême est qu'il n'a pas encore été décidé d'entreprendre une enquête criminelle. En demandant aux juges de faire énormément attention, la Cour suprême leur rappelle qu'il y a une ligne de démarcation que les vérificateurs ne peuvent pas franchir.

[56]Au paragraphe 97 de l'arrêt Jarvis, la Cour suprême décrit un autre scénario, à savoir un cas dans lequel des enquêtes parallèles sont menées par la section de la vérification et par la section des enquêtes criminelles. La Cour dit qu'en pareil cas, l'examen relatif à la vérification peut continuer à être fondé sur les paragraphes 231.1(1) et 231.2(1), mais elle dit clairement qu'une fois une enquête criminelle engagée, les enquêteurs ne peuvent pas contraindre le contribuable à se soumettre aux pouvoirs de contrainte prévus aux paragraphes 231.1(1) et 231.2(1). Plus précisément, la Cour dit ce qui suit au paragraphe 97:

Il pourrait bien survenir des circonstances dans lesquelles les fonctionnaires de l'ADRC qui évaluent l'obligation fiscale du contribuable voudront l'informer qu'une enquête criminelle est également en cours et qu'il n'est pas tenu de se soumettre aux pouvoirs de contrainte prévus par les par. 231.1(1) et 231.2(1) pour les besoins de l'enquête criminelle.

[57]Nous sommes ici saisis d'une situation fort différente de celle qui existait dans les affaires Jarvis et Ling. Lorsque les demandes péremptoires ont été envoyées, l'affaire était clairement entre les mains d'un enquêteur. En ce qui concerne cette partie de la preuve, dont le juge Létourneau fait état aux paragraphes 14 à 17 de ses motifs, il est passablement certain que l'on avait transmis le dossier à M. Faribault dans le but précis de procéder à une enquête criminelle. À mon avis, il importe peu de savoir si, lorsque les demandes péremptoires ont été envoyées, Revenu Canada et M. Faribault avaient en leur possession suffisamment de renseignements pour entreprendre une enquête criminelle. En fait, on avait demandé à M. Faribault de mener une enquête criminelle et c'est ce qu'il faisait.

[58]Par conséquent, lorsqu'aucune décision claire d'entreprendre une enquête criminelle n'a été prise, il est tout à fait légitime de se fonder sur le facteur a) pour décider s'il existait des motifs raisonnables permettant de porter des accusations et si le dossier était tel qu'il justifiait la conduite d'une enquête criminelle. Cette approche vise à permettre de décider si une affaire qui est entre les mains des vérificateurs est devenue une enquête criminelle, même si elle n'a pas été renvoyée à la section des enquêtes pour que celle-ci entame une enquête criminelle. Toutefois, lorsque l'affaire est entre les mains des enquêteurs, comme c'est ici le cas, et que les enquêteurs mènent clairement une enquête criminelle, il n'est pas nécessaire d'examiner les facteurs énoncés au paragraphe 94 de l'arrêt Jarvis.

[59]Pour ces motifs, je ne puis que répondre par l'affirmative à la question de savoir si une décision claire de mener une enquête criminelle avait été prise lorsque les demandes péremptoires ont été envoyées aux appelantes. Je statue donc sur l'appel de la façon proposée par le juge Létourneau.

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Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[60]La juge Desjardins, J.C.A. (motifs dissidents): Trois sociétés appelantes, Les Plastiques Algar (Canada) Ltée, Modern Wood Fabricators (M.W.F.) Inc. et Snapshot Theatrical Productions Inc. interjettent appel contre une décision (publiée à [2003] 3 C.F. 569) rendue par un juge de la Section de première instance de la Cour fédérale qui avait statué qu'il n'avait pas été porté atteinte aux droits qui leur étaient reconnus aux articles 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) lorsqu'elles avaient reçu signification de demandes péremptoires visant la production de documents conformément à l'alinéa 231.2(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi).

[61]Devant la Section de première instance de la Cour fédérale, deux particuliers, MM. Sam Kligman et Allan Sandler, administrateurs des sociétés appelantes, étaient également parties à l'instance. Le juge des requêtes a statué en leur faveur en se fondant sur l'article 7 de la Charte. Ils ne sont donc pas parties à l'appel.

[62]Le litige porte sur l'étendue des pouvoirs du ministre de procéder à un examen des affaires des trois sociétés appelantes et sur la détermination du moment où l'objet prédominant de l'examen est devenu une enquête par suite de laquelle il aurait été porté atteinte aux droits reconnus aux appelantes par la Charte.

I. Les faits

[63]Devant le juge des requêtes, les deux particuliers et les trois sociétés ont contesté, par voie de contrôle judiciaire, les lettres envoyées le 12 janvier 2001 par la section des enquêtes spéciales (ES) de l'Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC), lesquelles étaient intitulées «Demande de communication de renseignements et de documents» (les demandes péremptoires). Les lettres adressées aux trois sociétés ont été envoyées conformément à l'alinéa 231.2(1)b) de la Loi, alors que celles qui étaient adressées aux deux particuliers ont été envoyées conformément aux alinéas 231.2(1)a) et b) de la Loi.

[64]Dans ces lettres, l'ADRC disait qu'elle avait besoin d'obtenir des cinq contribuables des renseignements au sujet de dons qui avaient été faits à quatre organismes de charité, soit le Collège rabbinique de Montréal, le Yeshiva Oir Hochaim, l'Association Gimilis Chasodim Keren Chava B'Nei Levi et Les Amis Canadiens des Institutions de la Terre Sainte.

[65]L'ADRC avait besoin de renseignements pour diverses périodes allant des années 1994 à 1998 inclusivement. Les périodes pertinentes étaient différentes pour chaque partie. La société Les Plastiques Algar (Canada) Ltée devait produire des documents concernant six dons de charité qui avaient été faits au Collège rabbinique de Montréal entre les années 1994 et 1998, d'un montant total de 362 000 $. Modern Wood Fabricators (M.W.F.) Inc. devait produire des documents se rapportant à six dons de charité, d'un montant de 744 000 $, qui avaient été faits entre 1995 et 1998 au Collège rabbinique de Montréal et au Yeshiva Oir Hochaim. On a demandé à Snapshot Theatrical Productions Inc. de produire des documents à l'égard d'un don de charité de 36 000 $ qui avait été fait au Collège rabbinique de Montréal en 1994.

[66]Les renseignements demandés aux deux particuliers, MM. Kligman et Sandler, se rapportaient aux numéros de comptes (avec indication des banques et des succursales dans lesquelles se trouvaient ces comptes) sur lesquels des chèques avaient été tirés aux fins du paiement des dons ainsi qu'aux chèques oblitérés se rapportant à ces dons. Les renseignements demandés aux trois sociétés se rapportaient notamment à des chèques oblitérés, à des relevés bancaires et à des reçus pour des dons de charité effectués aux organismes mentionnés dans les lettres. On demandait également le journal des décaissements, le grand livre, les écritures d'ajustement et la balance de vérification pour les périodes mentionnées dans les lettres.

[67]Chacune des cinq lettres se terminait comme suit:

[traduction]

Nous appelons votre attention sur les paragraphes 238(1) et (2) de la Loi de l'impôt sur le revenu en cas de défaut d'observation de la présente demande.

[68]Au moment où les demandes péremptoires ont été délivrées, deux organismes de charité enregistrés avaient fait l'objet d'une enquête de la part de Gaétan Ouelette, enquêteur des ES, par suite de la remise de faux reçus à des fins fiscales. Le premier organisme, Construit Toujours avec Bonté, avait plaidé coupable à une accusation portée en vertu de l'alinéa 239(1)d) de la Loi. L'autre, le Collège rabbinique de Montréal, n'avait pas été accusé et aucune accusation n'allait être portée contre cet organisme (voir l'affidavit de l'enquêteur des ES André Faribault, dossier d'appel, pages 75 et 77, paragraphe 17).

[69]Les appelantes ont déduit certains montants à l'égard des dons effectués au Collège rabbinique de Montréal mais non à l'égard des dons effectués à Construit Toujours avec Bonté.

[70]Les cinq contribuables ont contesté par voie de contrôle judiciaire les demandes péremptoires faites par le ministre en alléguant qu'on avait porté atteinte aux droits qui leur étaient reconnus par les articles 7 et 8 de la Charte. L'avis prévu à l'article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)] a été donné.

II. La décision du juge des requêtes

[71]En se fondant sur les décisions rendues par la Cour suprême du Canada dans les affaires R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757 (Jarvis), et R. c. Ling, [2002] 3 R.C.S. 814 (Ling), le juge des requêtes a dit que les contribuables étaient tenus de coopérer avec les vérificateurs de l'ADRC aux fins de l'établissement des cotisations d'impôt, mais qu'une relation contradictoire est créée entre l'ADRC et le contribuable lorsque l'examen a pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale du contribuable.

[72]À ce stade, le juge a dit, aux paragraphes 74 et 75 de ses motifs, que la protection fondamentale contre l'auto-incrimination fournie par la Charte entre en jeu. Sur le plan de l'interprétation législative, les pouvoirs d'inspection et de contrainte, conférés par les paragraphes 231.1(1) et 231.2(1), ne peuvent pas servir dans des enquêtes criminelles. Les mandats de perquisition doivent plutôt être obtenus conformément à l'article 231.3 [mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 108] de la Loi. Le juge a de nouveau énoncé la liste non exhaustive de facteurs que la Cour suprême du Canada avait dressée afin d'aider à établir si la responsabilité pénale du contribuable était devenue un objet prédominant de l'examen. Il a conclu, en se fondant sur son interprétation de la preuve, qu'il y avait «dès le départ» une enquête dans laquelle l'ADRC cherchait à imposer des sanctions pénales. Voici ce qu'il a dit, au paragraphe 90 de ses motifs:

L'ensemble de la preuve versée dans le dossier permet de conclure que l'objet prédominant de l'enquête de l'ADRC était, dès le départ, la poursuite des demandeurs pour fraude fiscale et l'imposition éventuelle de sanctions pénales à leur encontre. Les affirmations faites durant l'interrogatoire préalable de Faribault ne sont pas les seuls indices de cet objet prédominant; elles comptent simplement parmi les éléments de preuve les plus succincts au soutien de cette conclusion. Par conséquent, je suis d'avis que l'objet prédominant de l'enquête était la poursuite des demandeurs pour fraude fiscale. [Non souligné dans l'original.]

[73]Le juge des requêtes a conclu, aux paragraphes 91 et 92 de ses motifs, que les droits garantis aux deux particuliers par l'article 7 de la Charte seraient en péril si les demandes péremptoires étaient maintenues. Sur ce point, il a fait les remarques suivantes:

Dans l'arrêt Jarvis, la Cour suprême faisait observer que, lorsque les principes de justice fondamentale dont parle l'article 7 entrent en jeu en raison d'une conclusion selon laquelle l'objet prédominant d'une enquête est de nature pénale, l'auto-incrimination est le principe premier de justice fondamentale sur lequel sera fondée la décision. Cependant, la Cour a ajouté que ce principe ne signifie pas interdiction absolue des directives ordonnant la production de renseignements. Le droit d'une personne de ne pas communiquer de renseignements susceptibles de mettre en péril son droit à la liberté doit contrebalancer le principe opposé de justice fondamentale selon lequel les preuves pertinentes doivent, dans la quête de la vérité, être portées à la connaissance du juge des faits.

Ces principes antagonistes à l'esprit, je suis enclin à suivre les conclusions tirées dans les arrêts Jarvis et Ling, selon lesquelles l'ADRC ne peut espérer que les contribuables lui communiquent des renseignements dont l'effet sera d'aider l'État à les priver de leur liberté. Par conséquent, je suis d'avis que les droits de Kligman et Sandler seraient mis en péril par des directives leur enjoignant de communiquer des renseignements afin de faire progresser une enquête dont l'objet principal est d'établir leur responsabilité pénale. [Non souligné dans l'original.]

[74]En ce qui concerne les trois sociétés en cause, le juge des requêtes a conclu, aux paragraphes 95, 103 et 104 de ses motifs, que l'article 7 ne s'appliquait pas aux sociétés et que leurs droits à la protection des renseignements personnels en ce qui concerne les documents demandés étaient minimes sous le régime de l'article 8 de la Charte. Le juge a dit ce qui suit:

Une personne morale ne peut prétendre à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. Par conséquent, l'article 7 de la Charte ne s'applique pas aux personnes morales. La Cour suprême a jugé qu'une personne morale ne peut invoquer ce droit pour se protéger d'une enquête criminelle ou de poursuites criminelles. Cette règle a été énoncée à l'origine dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927. La règle a été réitérée dans les arrêts Thomson et British Columbia Securities Commission, précités. Il reste donc uniquement à se demander si l'article 8 peut s'appliquer ici aux sociétés demanderesses.

[. . .]

Dans la présente affaire, les sociétés demanderesses ne sont pas des sociétés cotées en bourse, contrairement à celle dont il était question dans l'arrêt British Columbia Securities Commission, précité, mais elles tiennent néanmoins des registres qu'elles doivent conserver à des fins administratives, notamment aux fins de la LIR. Le droit à la vie privée en ce qui a trait à ces registres sera minime.

Le droit des personnes morales à la vie privée est notablement restreint par comparaison au droit correspondant des particuliers. Les valeurs sur lesquelles repose le droit des particuliers à la vie privée sont la reconnaissance et le respect de l'intégrité physique et psychologique des êtres humains. Ces valeurs sont tout simplement absentes dans le cas des personnes morales. Par conséquent, je suis d'avis que ni l'article 7 ni l'article 8 de la Charte ne seront transgressés si les sociétés demanderesses sont contraintes de se conformer aux directives émises par l'ADRC.

[75]Le juge des requêtes a ensuite appliqué le paragraphe 24(1) de la Charte et, ce faisant, il a annulé les demandes péremptoires que les particuliers avaient reçues, mais il a confirmé celles reçues par les sociétés. Aux paragraphes 110 et 111 de ses motifs, il a dit ce qui suit:

Le paragraphe 24(1) me permet d'accorder «la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances», pour le cas où il y aurait contravention à la Charte. Sur le plan technique, il n'y a pas eu violation de la Charte puisque les éléments de preuve n'ont pas encore été communiqués. Cependant, je suis arrivé à la conclusion que les droits de Kligman et Sandler au regard de la Charte seront niés s'ils sont contraints de produire les pièces demandées par l'ADRC. Il est possible de leur ordonner de produire ce que les directives les ont priés de produire et de laisser au président du tribunal le soin de décider s'il convient d'écarter ou d'admettre cette preuve pour le cas où Kligman et Sandler seraient accusés de fraude fiscale. Cependant, les juges Iacobucci et Major se sont penchés sur cette hypothèse dans l'arrêt Jarvis, précité, au paragraphe 91:

Bien que l'intimée ait soutenu que les tribunaux pourraient remédier à de telles situations, nous estimons préférable de les éviter plutôt que d'y remédier.

Je partage cet avis. Par conséquent, j'exerce le pouvoir discrétionnaire que me confère le paragraphe 24(1) de la Charte, et j'annule les directives signifiées personnellement à Sandler et Kligman. Comme je n'ai constaté aucune contravention à la Charte en ce qui concerne les directives émises aux sociétés demanderesses, lesdites directives sont confirmées.

III. La position des parties

[76]Les trois sociétés appelantes allèguent qu'étant donné qu'il a été conclu que l'examen effectué par la section des ES avait pour objet prédominant d'établir leur responsabilité pénale, la panoplie complète des droits qui leur sont garantis aux articles 7 et 8 de la Charte s'appliquait et les demandes péremptoires auraient donc dû être annulées.

[77]L'intimé affirme que le juge de révision a excédé sa compétence en concluant que les analyses préconisées dans les arrêts Jarvis et Ling, lesquelles ont été élaborées dans le contexte d'un procès criminel, s'appliquaient aux procédures préalables aux accusations telles qu'une demande de contrôle judiciaire visant l'annulation des demandes péremptoires de production de documents fiscaux. L'intimé affirme en outre que le juge des requêtes a commis une erreur en concluant que les demandes péremptoires de l'ADRC avaient pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale des sociétés. Il soutient que, malgré ces erreurs, le juge de révision a correctement statué que l'article 7 de la Charte ne s'applique pas aux personnes morales et que le recours aux demandes péremptoires en vue de contraindre les sociétés appelantes à produire des documents bancaires et des documents commerciaux préexistants ne portait pas atteinte aux droits qui leur étaient reconnus à l'article 8 de la Charte.

IV. Les dispositions législatives pertinentes

[78]La Loi prévoit ce qui suit [article 231.1(3) (mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 107)]:

Partie XV APPLICATION ET EXÉCUTION

[. . .]

231.1 (1) Une personne autorisée peut, à tout moment raisonnable, pour l'application et l'exécution de la présente loi, à la fois:

a) inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d'un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d'une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit à tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

b) examiner les biens à porter à l'inventaire d'un contribuable, ainsi que tout bien ou tout procédé du contribuable ou d'une autre personne ou toute matière concernant l'un ou l'autre, dont l'examen peut aider la personne autorisée à établir l'exactitude de l'inventaire du contribuable ou à contrôler soit les renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

à ces fins, la personne autorisée peut:

c) sous réserve du paragraphe (2), pénétrer dans un lieu où est exploitée une entreprise, est gardé un bien, est faite une chose en rapport avec une entreprise ou sont tenus ou devraient l'être des livres ou registres;

d) requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, du bien ou de l'entreprise ainsi que toute autre personne présente sur les lieux de lui fournir toute l'aide raisonnable et de répondre à toutes les questions pertinentes à l'application et l'exécution de la présente loi et, à cette fin, requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, de l'accompagner sur les lieux.

(2) Lorsque le lieu mentionné à l'alinéa (1)c) est une maison d'habitation, une personne autorisée ne peut y pénétrer sans la permission de l'occupant, à moins d'y être autorisée par un mandat décerné en vertu du paragraphe (3).

(3) Sur requête ex parte du ministre, le juge saisi peut décerner un mandat qui autorise une personne autorisée à pénétrer dans une maison d'habitation aux conditions précisées dans le mandat, s'il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit:

a) il existe des motifs raisonnables de croire que la maison d'habitation est un lieu mentionné à l'alinéa (1)c);

b) il est nécessaire d'y pénétrer pour l'application ou l'exécution de la présente loi;

c) un refus d'y pénétrer a été opposé, ou il existe des motifs raisonnables de croire qu'un tel refus sera opposé.

Dans la mesure où un refus de pénétrer dans la maison d'habitation a été opposé ou pourrait l'être et où des documents ou biens sont gardés dans la maison d'habitation ou pourraient l'être, le juge qui n'est pas convaincu qu'il est nécessaire de pénétrer dans la maison d'habitation pour l'application ou l'exécution de la présente loi peut ordonner à l'occupant de la maison d'habitation de permettre à une personne autorisée d'avoir raisonnablement accès à tous documents ou biens qui sont gardés dans la maison d'habitation ou devraient y être gardés et rendre tout autre ordonnance indiquée en l'espèce pour l'application de la présente loi.

231.2 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l'application et l'exécution de la présente loi, y compris la perception d'un montant payable par une personne en vertu de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d'une personne, dans le délai raisonnable que précise l'avis:

a) qu'elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;

b) qu'elle produise des documents.

[. . .]

231.3 (1) Sur requête ex parte du ministre, un juge peut décerner un mandat écrit qui autorise toute personne qui y est nommée à pénétrer dans tout bâtiment, contenant ou endroit et y perquisitionner pour y chercher des documents ou choses qui peuvent constituer des éléments de preuve de la perpétration d'une infraction à la présente loi, à saisir ces documents ou choses et, dès que matériellement possible, soit à les apporter au juge ou, en cas d'incapacité de celui-ci, à un autre juge du même tribunal, soit à lui en faire rapport, pour que le juge en dispose conformément au présent article.

(2) La requête visée au paragraphe (1) doit être appuyée par une dénonciation sous serment qui expose les faits au soutien de la requête.

(3) Le juge saisi de la requête peut décerner le mandat mentionné au paragraphe (1) s'il est convaincu qu'il existe des motifs raisonnables de croire ce qui suit:

a) une infraction prévue par la présente loi a été commise;

b) des documents ou choses qui peuvent constituer des éléments de preuve de la perpétration de l'infraction seront vraisemblablement trouvés;

c) le bâtiment, contenant ou endroit précisé dans la requête contient vraisemblablement de tels documents ou choses.

[. . .]

238. (1) La personne qui ne produit ou ne présente pas ou ne remplit pas une déclaration de la manière et dans le délai prévus à la présente loi ou à son règlement ou qui contrevient au paragraphe 116(3), 127(3.1) ou (3.2), 147.1(7) ou 153(1) ou à l'un des articles 230 à 232 ou à une disposition réglementaire prise en vertu du paragraphe 147.1(18) ou encore qui contrevient à une ordonnance rendue en application du paragraphe (2) commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et outre toute pénalité prévue par ailleurs:

a) soit une amende de 1 000 $ à 25 000 $;

b) soit une telle amende et un emprisonnement maximal de 12 mois.

(2) Le tribunal qui déclare une personne coupable d'une infraction prévue au paragraphe (1) peut rendre toute ordonnance qu'il estime indiquée pour qu'il soit remédié au défaut visé par l'infraction.

(3) La personne déclarée coupable, par application du présent article, d'avoir contrevenu à une disposition de la présente loi ou de son règlement n'est passible d'une pénalité prévue à l'article 162 ou 227 pour la même contravention que si une cotisation pour cette pénalité a été établie à son égard ou que si le paiement en a été exigé d'elle avant que la dénonciation ou la plainte qui a donné lieu à la déclaration de culpabilité ait été déposée ou faite.

239. (1) Toute personne qui, selon le cas:

a) a fait des déclarations fausses ou trompeuses, ou a participé, consenti ou acquiescé à leur énonciation dans une déclaration, un certificat, un état ou une réponse produits, présentés ou faits en vertu de la présente loi ou de son règlement;

b) a, pour éluder le paiement d'un impôt établi par la présente loi, détruit, altéré, mutilé, caché les registres ou livres de comptes d'un contribuable ou en a disposé autrement;

c) a fait des inscriptions fausses ou trompeuses, ou a consenti ou acquiescé à leur accomplissement, ou a omis, ou a consenti ou acquiescé à l'omission d'inscrire un détail important dans les registres ou livres de comptes d'un contribuable;

d) a, volontairement, de quelque manière, éludé ou tenté d'éluder l'observation de la présente loi ou le paiement d'un impôt établi en vertu de cette loi;

e) a conspiré avec une personne pour commettre une infraction visée aux alinéas a) à d),

commet une infraction et, en plus de toute autre pénalité prévue par ailleurs, encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire:

f) soit une amende de 50 % à 200 % de l'impôt que cette personne a tenté d'éluder;

g) soit à la fois l'amende prévue à l'alinéa f) et un emprisonnement d'au plus 2 ans. [Non souligné dans l'original.]

[79]Les articles 7 et 8 ainsi que le paragraphe 24(1) de la Charte sont ainsi libellés:

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

[. . .]

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

V. Était-il nécessaire d'interjeter un appel incident?

[80]Une question préliminaire a été soulevée, à savoir si l'intimé était tenu d'interjeter un appel incident s'il voulait contester la conclusion du juge des requêtes selon laquelle l'examen effectué par l'ADRC avait pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale des sociétés appelantes à l'égard d'une fraude fiscale.

[81]Cette question peut être résumée comme suit:

[82]La conclusion du juge des requêtes selon laquelle l'objet prédominant de l'examen était de nature pénale liait les sociétés appelantes, les particuliers et l'intimé. L'intimé, qui n'a pas interjeté d'appel incident, ne peut pas revenir sur la conclusion tirée par le juge à l'égard des sociétés appelantes étant donné que, ce faisant, il conteste d'une façon indirecte un point crucial des motifs énoncés par le juge des requêtes dans une procédure à laquelle il était partie. Les sociétés appelantes pouvaient avec raison s'attendre à ce que la seule question en appel soit liée à l'application des articles 7 et 8 de la Charte. En omettant d'interjeter un appel incident, l'intimé prend les sociétés appelantes par surprise.

[83]Je conclus que l'intimé peut à bon droit mettre en question, comme il le fait, la conclusion du juge des requêtes selon laquelle l'objet prédominant de l'examen était de nature pénale, et ce, même s'il n'a pas déposé d'appel incident.

[84]La source législative d'un appel interjeté devant la Cour se trouve à l'article 27 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 34] de la Loi sur les Cours fédérales, qui se lit comme suit:

27. (1) Il peut être interjeté appel, devant la Cour d'appel fédérale, des décisions suivantes de la Cour fédérale:

a) jugement définitif;

[. . .]

(4) Pour l'application du présent article, est assimilé au jugement définitif le jugement qui statue au fond sur un droit, à l'exception des questions renvoyées à l'arbitrage par le jugement. [Non souligné dans l'original.]

[85]Le paragraphe 2(1) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1] de la Loi sur les Cours fédérales définit le «jugement définitif» comme suit:

2. (1) [. . .]

«jugement définitif» Jugement ou autre décision qui statue au fond, en tout ou en partie, sur un droit d'une ou plusieurs des parties à une instance.

[86]Le paragraphe 341(1) des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, montre clairement que l'intimé qui entend participer à l'appel dépose et signifie, dans les 10 jours suivant la signification de l'avis d'appel, un avis de comparution ou, s'il entend demander la réformation de l'ordonnance portée en appel, un avis d'appel incident.

[87]Les alinéas 341(1)a) et b) des Règles se lisent comme suit:

341. (1) L'intimé qui entend participer à l'appel dépose et signifie, dans les 10 jours suivant la signification de l'avis d'appel:

a) soit un avis de comparution établi selon la formule 341A;

b) soit, s'il entend demander la réformation de l'ordonnance portée en appel, un avis d'appel incident établi selon la formule 341B. [Non souligné dans l'original.]

[88]Il ne convient d'interjeter un appel incident que lorsque l'intimé entend demander la réformation du jugement porté en appel. (Voir Roberts c. Canada, [2000] 3 C.N.L.R. 303 (C.A.F.); Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence), [2002] 4 C.F. 598 (C.A.), aux paragraphes 32 et 33.)

[89]En l'espèce, l'intimé n'aurait pas pu interjeter un appel incident contre les sociétés appelantes étant donné que la partie de la décision qui concernait les sociétés appelantes lui était favorable. L'appel incident vise la décision portée en appel plutôt que les motifs du jugement (Redpath Industries Ltd. c. Fednav Ltd. (1994), 113 D.L.R. (4th) 764 (C.A.F.)). L'intimé n'était pas tenu, afin d'atteindre les sociétés appelantes, d'interjeter un appel incident contre la partie de la décision qui concernait les particuliers.

[90]Les sociétés appelantes en ont appelé de la décision. Cela a permis à l'intimé de soulever toutes les questions dont le juge des requêtes était saisi. Dans l'arrêt Devinat c. Canada (Commission de l'immigration et du statut de réfugié), [2000] 2 C.F. 212 (C.A.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2000] 2 R.C.S. vii), cette Cour a statué, au paragraphe 12, que «[l]'appel du jugement par la partie appelante permet, cependant, à l'intimée de faire valoir tous les arguments qu'elle juge utiles et qui ont trait aux questions de droit ou de fait qui étaient devant le juge des requêtes et qui ont conduit au jugement». Il est donc loisible à l'intimé d'essayer de convaincre cette Cour que le juge des requêtes a commis une erreur sur certains points bien qu'en fin de compte, il soit peut-être arrivé à la bonne conclusion.

[91]John Sopinka et Mark A. Gelowitz disent, à la page 7 de leur ouvrage intitulé The Conduct of an Appeal, 2e éd. (Toronto: Butterworths, 2000):

[traduction] Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer l'importance des motifs de jugement du tribunal d'instance inférieure. Comme il en a ci-dessus été fait mention, ces motifs renferment souvent le fondement à partir duquel le tribunal d'appel tirera ses conclusions quant à la question de savoir si le jugement ou l'ordonnance d'instance inférieure était entaché d'une erreur susceptible de révision, et l'appel met en général l'accent sur ces motifs.

[92]Les sociétés appelantes n'ont pas été prises par surprise. Les appelants savent généralement ou devraient généralement savoir que l'appel ouvre la porte à un examen des motifs sur lequel le jugement porté en appel est fondé. En mettant en doute la conclusion du juge des requêtes selon laquelle l'objet prédominant de l'examen était de nature pénale, l'intimé ne conteste pas indirectement la décision rendue par l'instance inférieure. Une contestation indirecte présuppose qu'une partie attaque devant le mauvais tribunal une décision qui aurait pu être attaquée directement, mais qui ne l'a pas été. Dans l'arrêt Toronto (Ville) c. S.C.E.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, la juge Arbour, au nom de la Cour, a cité, au paragraphe 33, l'arrêt Wilson c. R., [1983] 2 R.C.S. 594, à la page 599, où il était dit que la règle interdisant les contestations indirectes est:

[. . .] un principe fondamental établi depuis longtemps [selon lequel] une ordonnance rendue par une cour compétente est valide, concluante et a force exécutoire, à moins d'être infirmée en appel ou légalement annulée. De plus, la jurisprudence établit très clairement qu'une telle ordonnance ne peut faire l'objet d'une attaque indirecte; l'attaque indirecte peut être décrite comme une attaque dans le cadre de procédures autres que celles visant précisément à obtenir l'infirmation, la modification ou l'annulation de l'ordonnance ou du jugement.

L'intimé s'est adressé au bon tribunal. Il a été amené devant ce tribunal par une procédure d'appel engagée par les sociétés appelantes qui, ce faisant, ont pris tous les risques que comporte un appel.

[93]Je conclus que l'intimé n'entend pas demander la réformation de la décision à laquelle est arrivé le juge des requêtes et, par conséquent, qu'il ne convenait pas d'interjeter un appel incident. Étant donné que les sociétés contribuables en appellent de la décision du juge des requêtes, il est loisible à l'intimé de s'opposer aux motifs qui, selon lui, sont erronés. La décision du juge des requêtes est devenue chose jugée entre l'intimé et les particuliers, mais non entre l'intimé et les sociétés appelantes.

VI. Les points litigieux

[94]Les questions dont nous sommes ici saisis sont ci-après énoncées:

1) Le juge des requêtes a-t-il excédé sa compétence en concluant que les analyses préconisées dans les arrêts Jarvis et Ling, s'appliquent non seulement aux procédures criminelles, mais aussi aux procédures préalables aux accusations, comme le contrôle judiciaire des demandes péremptoires?

2) Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en concluant que les lettres qui ont été envoyées en vertu de l'article 231.1 de la Loi étaient des demandes péremptoires dont l'objet prédominant était d'établir la responsabilité pénale des sociétés appelantes?

3) Le juge des requêtes a-t-il commis une erreur en décidant que les demandes péremptoires ne portaient pas atteinte aux droits reconnus aux sociétés appelantes par l'article 7 de la Charte en matière d'auto-incrimination et aux droits qui leur étaient garantis à l'article 8 de la Charte à l'encontre des fouilles, des perquisitions et saisies abusives?

VII. Analyse

1) La protection accordée par la Charte et les procédures préalables aux accusations

[95]Le juge des requêtes n'a pas commis d'erreur en appliquant les arrêts Jarvis et Ling en l'espèce.

[96]Il n'est pas contesté que les questions qui ont été examinées dans les arrêts Jarvis et Ling ont été soulevées au cours de procès criminels portant sur une fraude fiscale. Cependant, comme l'ont reconnu les juges Iacobucci et Major au paragraphe 91 de l'arrêt Jarvis, «[c]e serait une fiction de dire que la relation de nature contradictoire ne prend naissance qu'au moment du dépôt des accusations». La relation contradictoire peut se manifester à un stade antérieur. C'est à ce stade que le contribuable a besoin de la protection accordée par la Charte. C'est alors qu'il devrait l'obtenir. Les juges Iacobucci et Major ont expliqué qu'il faut éviter des situations dans lesquelles il est porté atteinte aux droits garantis par la Charte plutôt que d'y remédier (paragraphe 91 de leurs motifs). Le juge des requêtes pouvait donc à juste titre appliquer les analyses élaborées dans ces deux arrêts afin de déterminer la validité des demandes péremptoires dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire.

2) Les lettres envoyées en vertu de l'article 231.1 de la Loi

[97]Dans l'arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627 (McKinlay), la juge Wilson a dit que la Loi est «essentiellement une mesure de réglementation», puisqu'elle régit la façon dont l'impôt sur le revenu fédéral est calculé et perçu (à la page 641). Dans la même décision, à la page 650, le juge La Forest, dans des motifs concourants, a décrit la Loi comme étant «essentiellement de nature administrative».

[98]Compte tenu des caractéristiques d'autocotisation et d'autodéclaration, le succès de l'administration du régime fiscal dépend principalement de l'honnêteté du contribuable. Comme le juge Cory l'a fait remarquer dans l'arrêt Knox Contracting, «[l]e système d'imposition dépend entièrement de l'intégrité du contribuable qui déclare et évalue son revenu» (Knox Contracting Ltd. c. Canada, [1990] 2 R.C.S. 338, à la page 350). Pour éviter la possibilité que les contribuables omettent de déclarer des revenus, «un système de vérification au hasard peu[t] constituer le seul moyen de préserver l'intégrité du régime fiscal» (McKinlay, à la page 648).

[99]À cette fin, le ministre se voit accorder de larges pouvoirs de supervision pour vérifier et inspecter les documents pertinents quant à la production des déclarations. Toutefois, l'efficacité du régime réglementaire, dont l'existence même de la Loi suffit à le faire observer, exige la tenue d'enquêtes appropriées et l'existence de sanctions efficaces (Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425).

[100]Dans l'arrêt Del Zotto c. Canada, [1997] 3 C.F. 40 (C.A.); infirmé par [1999] 1 R.C.S. 3 (Del Zotto), le juge Strayer, qui était dissident, mais dont la décision a été confirmée par une formation unanime de la Cour suprême du Canada, a fait remarquer, au paragraphe 12 de ses motifs, qu'en essayant de qualifier la Loi de «mesure de réglementation» ou de «mesure pénale», «il faut examiner tout le contexte du processus particulier en question». Au paragraphe 13, le juge Strayer a dit que «la nature et l'objet du régime législatif dont l'application ou l'exécution est en cause» constituent des éléments contextuels dont il faut tenir compte en interprétant les dispositions relatives à la production obligatoire de documents.

[101]La Loi exige déjà que le contribuable révèle une multitude de renseignements. Comme le juge Strayer l'a conclu au paragraphe 24 de ses motifs:

La Loi exige la divulgation de toutes sortes de renseignements. Le contribuable doit notamment divulguer son lieu de résidence, son âge, son numéro d'assurance sociale, son état civil ou s'il vit en union de fait, ses sources de revenu et les montants gagnés, les noms des personnes à sa charge, leur âge et leurs déficiences physiques possibles si elles sont handicapées, les montants et les usages de ses dons de bienfaisance ou de ses contributions politiques, s'il entend réclamer des crédits d'impôt, les noms de ses employés ou des personnes qu'il reçoit s'il veut déduire les frais engagés à titre de dépenses d'entreprise, et des précisions sur son mécanisme de pension. S'il a un employeur, il doit divulguer bon nombre de ces renseignements non seulement à Revenu Canada, mais aussi à son employeur afin que les retenues d'impôt obligatoires puissent être faites.

[102]Le paragraphe 238(1) de la Loi prévoit que le non-respect des exigences de production ou d'autres dispositions de la Loi--dont les paragraphes 231.1(1) et 231.2(1) ainsi que les règles de conservation des documents imposées par le paragraphe 230(1)-- constitue une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire (voir Jarvis, au paragraphe 55).

[103]De son côté, l'article 239 crée un certain nombre d'autres infractions. Dans l'arrêt Del Zotto, le juge Strayer a décrit l'article 239, au paragraphe 23, comme étant une disposition «conçue pour garantir le respect des exigences d'auto-déclaration de la Loi de l'impôt sur le revenu». L'existence dans la Loi de l'article 239 ne change en rien sa nature réglementaire ou administrative, mais assure plutôt que les contribuables agissent conformément à ses exigences. Toutefois, l'inobservation des dispositions obligatoires de la Loi peut donner lieu à des accusations criminelles en vertu de l'article 239, qui porte la marque formelle d'une disposition législative de nature criminelle.

[104]À ce stade-ci, la Charte doit être appliquée suivant une approche contextuelle (Jarvis, au paragraphe 63). Les pouvoirs du ministre, en vertu des paragraphes 231.1(1) et 231.2(1), lesquels sont destinés à être utilisés «pour l'application et l'exécution» de la Loi n'incluent pas la poursuite des infractions prévues à l'article 239 (Jarvis, au paragraphe 78). Il faut avoir recours au paragraphe 231.3(1), qui prévoit un processus de requête ex parte en vue d'obtenir un mandat de perquisition permettant de chercher «des documents ou choses qui peuvent constituer des éléments de preuve de la perpétration d'une infraction à la présente loi» (Jarvis, au paragraphe 81 [soulignement dans l'original]).

[105]Dans l'arrêt Jarvis, la Cour a fait remarquer au paragraphe 88 que «lorsqu'un examen dans un cas particulier a pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale du contribuable, les fonctionnaires de l'ADRC doivent renoncer à leur faculté d'utiliser les pouvoirs d'inspection et de demande péremptoire que leur confèrent les paragraphes 231.1(1) et 231.2(1)» de la Loi. Le ministre doit ensuite demander à la cour de décerner un mandat de perquisition conformément à l'article 231.3 de la Loi. À ce stade-là, les autorités ont franchi le Rubicon. La relation contradictoire entre le contribuable et l'État est créée et l'examen devient une enquête.

[106]Il faut procéder à une analyse pour décider si le Rubicon a été franchi (Jarvis, au paragraphe 88). L'objet prédominant de l'examen en question peut se trouver dans une décision claire de procéder à une enquête criminelle. À part cette décision claire, il faut soupeser, afin de qualifier l'examen, l'ensemble des facteurs qui ont une incidence sur la nature de cet examen. Une conclusion relative à l'objet prédominant d'un examen est une question mixte de fait et de droit. Dans l'arrêt Jarvis, aux paragraphes 88, 93 et 94, la Cour énonce le critère comme suit:

Essentiellement, les fonctionnaires [traduction] «franchissent le Rubicon» lorsque l'examen crée la relation contradictoire entre le contribuable et l'État. Il n'existe pas de méthode claire pour décider si tel est le cas. Pour déterminer si l'objet prédominant d'un examen consiste à établir la responsabilité pénale du contribuable, il faut plutôt examiner l'ensemble des facteurs qui ont une incidence sur la nature de cet examen.

[. . .]

Rappelons que, pour déterminer à quel moment la relation entre l'État et le particulier est effectivement devenue une relation de nature contradictoire, il faut tenir compte du contexte, en examinant tous les facteurs pertinents. À notre avis, la liste suivante de facteurs sera utile pour déterminer si un examen a pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale du contribuable. À l'exception de la décision claire de procéder à une enquête criminelle, aucun facteur n'est nécessairement déterminant en soi. Les tribunaux doivent plutôt apprécier l'ensemble des circonstances et déterminer si l'examen ou la question en cause crée une relation de nature contradictoire entre l'État et le particulier.

À cet égard, le juge de première instance examinera tous les facteurs, y compris les suivants:

a)     Les autorités avaient-elles des motifs raisonnables de porter des accusations? Semble-t-il, au vu du dossier, que l'on aurait pu [soulignement dans l'original] prendre la décision de procéder à une enquête criminelle?

b)     L'ensemble de la conduite des autorités donnait-elle à croire que celles-ci procédaient à une enquête criminelle?

c)     Le vérificateur avait-il transféré son dossier et ses documents aux enquêteurs?

d)     La conduite du vérificateur donnait-elle à croire qu'il agissait en fait comme un mandataire des enquêteurs?

e)     Semble-t-il que les enquêteurs aient eu l'intention d'utiliser le vérificateur comme leur mandataire pour recueillir des éléments de preuve?

f)     La preuve recherchée est-elle pertinente quant à la responsabilité générale du contribuable ou, au contraire, uniquement quant à sa responsabilité pénale, comme dans le cas de la preuve de la mens rea?

g)     Existe-t-il d'autres circonstances ou facteurs susceptibles d'amener le juge de première instance à conclure que la vérification de la conformité à la loi était en réalité devenue une enquête criminelle? [Soulignements ajoutés.]

[107]Le ministre a reconnu que les critères c), d), e) et g) de l'analyse ne s'appliquaient pas étant donné que la section de la vérification de l'ADRC n'a jamais été en cause. Le juge des requêtes a fait remarquer, au paragraphe 84 de ses motifs, que la liste des facteurs n'était pas exhaustive, mais qu'il ferait porter l'analyse sur les facteurs a), b) et f).

[108]Toutefois, le juge des requêtes n'a pas procédé à une analyse des trois facteurs qu'il a mentionnés. Il a cité un extrait du témoignage que M. Faribault avait présenté à l'interrogatoire préalable et il a ensuite rapidement conclu que «dès le départ», l'enquête avait pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale. Au paragraphe 90, qui est ci-dessous reproduit, il a dit ce qui suit:

L'ensemble de la preuve versée dans le dossier permet de conclure que l'objet prédominant de l'enquête de l'ADRC était, dès le départ, la poursuite des demandeurs pour fraude fiscale et l'imposition éventuelle de sanctions pénales à leur encontre. Les affirmations faites durant l'interrogatoire préalable de Faribault ne sont pas les seuls indices de cet objet prédominant; elles comptent simplement parmi les éléments de preuve les plus succincts au soutien de cette conclusion. Par conséquent, je suis d'avis que l'objet prédominant de l'enquête était la poursuite des demandeurs pour fraude fiscale.

Pourtant, le juge des requêtes n'a indiqué aucun des indices qu'il avait trouvés dans «[l]'ensemble de la preuve versée dans le dossier» à l'appui de sa conclusion.

[109]Dans l'arrêt Jarvis, au paragraphe 100, la Cour suprême du Canada a fait la remarque suivante:

La question de savoir si un examen constitue une vérification ou une enquête est une question mixte de fait et de droit. Elle commande l'examen des faits au regard d'un critère juridique comportant de multiples facteurs (Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, par. 35); en conséquence, la décision du juge Fradsham n'est pas à l'abri d'un examen en appel.

[110]Dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, la Cour suprême a fait observer que les questions de droit peuvent parfois être prises pour des questions mixtes de fait et de droit. Au paragraphe 27, les juges Iacobucci et Major ont dit ce qui suit:

Une fois établi que la question examinée exige l'application d'une norme juridique à un ensemble de faits et qu'il s'agit donc d'une question mixte de fait et de droit, il faut alors déterminer quelle est la norme de contrôle appropriée et l'appliquer. Vu les diverses normes de contrôle qui s'appliquent aux questions de droit et aux questions de fait, il est souvent difficile de déterminer celle qui s'applique. Dans l'arrêt Southam, précité, par. 39, notre Cour a expliqué comment une erreur touchant une question mixte de fait et de droit peut constituer une pure erreur de droit, assujettie à la norme de la décision correcte:

. . . si un décideur dit que, en vertu du critère applicable, il lui faut tenir compte de A, B, C et D, mais que, dans les faits, il ne prend en considération que A, B et C, alors le résultat est le même que s'il avait appliqué une règle de droit lui dictant de ne tenir compte que de A, B, et C. Si le bon critère lui commandait de tenir compte aussi de D, il a en fait appliqué la mauvaise règle de droit et commis, de ce fait, une erreur de droit.

Par conséquent, ce qui peut paraître une question mixte de fait et de droit peut, après plus ample examen, se révéler en réalité une pure erreur de droit.

[111]En l'absence d'une application appropriée du critère juridique aux faits de l'affaire, cette Cour pourrait à juste titre intervenir si une erreur de droit ou une erreur mixte de fait et de droit est commise. La norme de contrôle en appel est celle de la décision correcte.

[112]Avant d'examiner en détail les facteurs a) b) et f) de la liste établie dans l'arrêt Jarvis dont le juge des requêtes a fait mention, je dois me demander s'il existait, comme l'a dit la Cour suprême du Canada au paragraphe 93 de l'arrêt Jarvis, une «décision claire de procéder à une enquête criminelle».

[113]Il est clairement établi que M. Faribault soupçonnait une fraude fiscale et que l'ADRC l'avait chargé d'enquêter sur l'affaire.

[114]Lors du contre-interrogatoire, M. Faribault a expliqué le but principal de son enquête (dossier d'appel, à la page 120, questions 72 à 74):

72. Q-     Dans le présent dossier [. . .] ici, on mentionne «Où l'on soupçonne qu'il y ait eu évasion fiscale», dans le présent dossier, vous aviez des soupçons qu'il y [. . .] qu'il y avait eu évasion fiscale au moment où vous avez émis les directives, c'est exact?

R-     Des soupçons? Oui.

73. Q-     Donc [. . .] et votre principale responsabilité comme enquêteur des enquêtes spéciales était de. . . d'enquêter dans ce cas qui occupe les requérants ici [. . .]

R-     Oui.

74. Q-     [. . .] dans le but de recueillir des preuves de toute infraction criminelle, conformément au paragraphe 7, qui ont pu être commises, et si de telles preuves sont recueillies, de prendre les [. . .] des dispositions en vue de porter l'affaire devant les tribunaux en vertu de l'article 239 de la loi?

R-     Oui. [Non souligné dans l'original.]

[115]M. Faribault a admis que, même si l'objectif principal de son enquête était de chercher une preuve de fraude fiscale, les enquêtes spéciales ne mènent pas toujours à pareille conclusion et peuvent donner lieu à l'établissement d'une nouvelle cotisation. Voici ce qu'il a dit (dossier d'appel, à la page 132, questions 129 à 132):

129. Q-     Alors, votre objectif, donc [. . .] si je comprends bien, votre objectif principal à l'égard des requérants était d'établir qu'ils aient commis une évasion fiscale, c'est ça?

R-     Enquêter l'évasion fiscale, oui [. . .]

130. Q-     Oui.

R-     [. . .] c'est [. . .]

131. Q-     Mais si évidemment, ça arrivait pas en bout de ligne, vous avez toujours l'opportunité de cotiser au civil?

R-     Voilà.

132. Q-     O.K. O.K. Mais vous êtes pas en train de me dire que votre objectif principal dans le dossier ici, c'était simplement d'établir des cotisations d'impôt?

R-     Non [. . .] [Non souligné dans l'original.]

[116]Les questions précises suivantes ont par la suite été posées à M. Faribault, qui a donné les réponses suivantes (dossier d'appel, à la page 145, questions 164 à 167):

164. Q-     Puis dans le présent dossier, comme vous l'avez mentionné tantôt, vous entreteniez des soupçons qui ont [. . .] qui ont résulté, là, à l'enquête que vous avez amorcée, mais vous nous dites que vous ne [. . .] n'aviez pas des motifs encore, là, raisonnables et probables de croire qu'une infraction d'évasion fiscale avait été commise?

R-     Oui.

165. Q-     Donc vous avez pas procédé, là, à [. . .] à demander un mandat de perquisition?

R-     Non.

166. Q-     Vous avez plutôt procédé par le biais de demandes péremptoires?

R-     Oui.

167. Q-     Selon l'article 231.2 de la loi?

R-     Oui. [Non souligné dans l'original.]

[117]Il ne faut pas considérer la question de savoir si une «décision claire de procéder à une enquête criminelle» a été prise en ayant simplement à l'esprit le droit criminel. Au contraire, cela ressort de la nature et de l'objet de la Loi, qui est essentiellement de nature administrative et réglementaire.

[118]Si les déclarations de M. Faribault sont analysées dans leur contexte, on ne peut pas dire, selon le critère préconisé dans l'arrêt Jarvis, qu'une décision claire de procéder à une enquête criminelle avait été prise. Il aurait été impossible de prendre une telle décision à ce stade. Selon la directive que l'ADRC lui avait donnée, M. Faribault devait principalement chercher une preuve de nature pénale. On ne saurait conclure à partir de cette directive que l'ADRC avait décidé de procéder à une enquête criminelle. Une telle décision ne pouvait pas être prise. L'ADRC ne disposait d'aucun élément de preuve justifiant pareille décision et aucun mandat de perquisition n'aurait pu être décerné pour y donner suite.

[119]Selon le principe qui s'applique dans les affaires d'impôt sur le revenu, le ministre doit être capable d'exercer ses larges pouvoirs de supervision, qu'il ait ou non des motifs raisonnables de croire qu'un certain contribuable a violé la Loi (Jarvis, paragraphe 89). L'intention ferme de M. Faribault et la directive n'étaient pas des entraves. Aucune relation contradictoire ne s'était cristallisée entre les parties (Jarvis, au paragraphe 88; Ling, au paragraphe 30). L'ADRC n'avait pas encore franchi le Rubicon.

[120]La collecte de la preuve, au moyen de la procédure administrative, pouvait donc légalement se poursuivre. La demande de production de documents, que les contribuables sont obligés de tenir en vertu de l'article 230 [mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 105; 1998, ch. 19, art. 227] de la Loi, est en règle. La collecte de la preuve doit cesser lorsque la collaboration du contribuable pourrait l'amener à s'incriminer. L'ADRC est alors tenue d'avertir le contribuable des conséquences possibles. Le contribuable peut de son côté invoquer la protection de la Charte. À ce stade-là, que ce soit au moyen d'une décision claire ou en fait, l'ADRC choisit de procéder à une enquête criminelle. Avant d'en arriver à ce stade, et lorsque seule une directive de chercher principalement des éléments de preuve d'une nature pénale a été donnée, on ne peut pas dire qu'une enquête criminelle a été engagée. M. Faribault avait des soupçons. Son mandat était clair; il avait de fermes intentions, mais il ne disposait d'aucun élément de preuve. Au paragraphe 90 de l'arrêt Jarvis, il est dit ce qui suit:

Sur le fondement de quels éléments de preuve un enquêteur pourrait-il obtenir un mandat de perquisition si un vague soupçon était suffisant pour bloquer le processus de vérification qui permet d'établir les faits? L'intérêt qu'a l'État à poursuivre ceux qui éludent volontairement le paiement d'un impôt revêt une grande importance, et nous devons nous garder de neutraliser la capacité de l'État d'enquêter et de recueillir des éléments de preuve de la perpétration de ces infractions.

[121]L'absence de preuve n'est pas une considération non pertinente. Cette considération influe sur l'essence de la prise d'une «décision claire de procéder à une enquête criminelle». Or, il faut faire une distinction entre une décision claire et une décision apparente. En quoi une décision est-elle réelle si le décideur sait au départ qu'il ne peut pas y donner suite?

[122]À mon avis, «une décision claire de procéder à une enquête criminelle» n'avait pas été prise et n'aurait pas pu être prise à ce stade préliminaire. Les paragraphes 88 et 93 de l'arrêt Jarvis, étayent la thèse selon laquelle il incombe au juge d'apprécier objectivement la nature de l'examen et de déterminer s'il est clairement décidé de poursuivre le contribuable au criminel. Si une décision claire est prise, il n'est pas nécessaire d'analyser les facteurs énumérés. Une analyse contextuelle des circonstances et des attitudes est superflue parce que la preuve est claire. Toutefois, je ne crois pas que l'arrêt Jarvis dise qu'à partir d'une simple directive de mener principalement une enquête pénale dans des circonstances où il n'y a pas la moindre preuve et où aucun mandat de perquisition ne peut être décerné, il est possible de conclure qu'une décision de procéder à une enquête criminelle a été prise.

[123]J'analyserai maintenant en détail les facteurs a), b) et f) de l'arrêt Jarvis. Cela me permettra d'expliquer plus à fond ma position.

a) Les autorités avaient-elles des motifs raisonnables de porter des accusations? Semble-t-il, au vu du dossier, que l'on aurait pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle?

[124]Au paragraphe 22 de son affidavit, M. Faribault a clairement dit ce qui suit:

[. . .] au moment de l'émission de cette demande péremptoire, je n'avais aucun motif raisonnable et probable de croire à la commission d'une infraction d'évasion fiscale par la requérante.

[125]Il a repris cette proposition dans son témoignage (dossier d'appel, à la page 145).

[126]La preuve montre qu'au moment où les demandes péremptoires ont été délivrées, les autorités n'avaient pas de motifs raisonnables de porter des accusations. Il ressort clairement du dossier qu'une décision de procéder à une enquête criminelle n'aurait pas pu être prise à ce moment-là.

b) L'ensemble de la conduite des autorités donnait-elle à croire que celles-ci procédaient à une enquête criminelle?

[127]Le fait que M. Faribault avait une longue expérience au sein de l'ADRC, qu'il était la seule personne affectée à l'examen concernant les sociétés appelantes, qu'il soupçonnait une fraude fiscale, que sa principale tâche consistait à recueillir la preuve d'une infraction criminelle et que, s'il trouvait cette preuve, il devait saisir la cour de l'affaire en vertu de la disposition pénale figurant à l'article 239 de la Loi ne permet pas de conclure qu'une enquête criminelle était en cours au sens attribué à ces mots dans un contexte fiscal. Dans l'arrêt Jarvis, la Cour suprême du Canada a reconnu que les enquêtes criminelles et les vérifications administratives peuvent être menées parallèlement (paragraphe 97). Elle a dit que la simple existence de motifs raisonnables de croire qu'il peut y avoir eu perpétration d'une infraction est insuffisante en soi pour conclure que l'objet prédominant d'un examen consiste à établir la responsabilité pénale (Jarvis, au paragraphe 89). On peut encore moins retenir comme critère le simple soupçon qu'une infraction a été commise. Même lorsqu'il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu'une infraction a été commise, il n'est pas toujours vrai que l'examen est devenu une enquête. Le ministre doit être capable d'exercer ses larges pouvoirs de surveillance, qu'il ait ou non des motifs raisonnables de croire qu'un certain contribuable a violé la Loi. L'existence de motifs raisonnables ne suffit pas pour établir que l'ADRC mène une enquête de facto. Dans la plupart des cas, si l'on croit raisonnablement à la présence de tous les éléments d'une infraction, il est probable que le processus d'enquête sera enclenché. Aux paragraphes 88 à 90 de l'arrêt Jarvis, les critères sont énoncés comme suit:

Essentiellement, les fonctionnaires [traduction] «franchissent le Rubicon» lorsque l'examen crée la relation contradictoire entre le contribuable et l'État. Il n'existe pas de méthode claire pour décider si tel est le cas. Pour déterminer si l'objet prédominant d'un examen consiste à établir la responsabilité pénale du contribuable, il faut plutôt examiner l'ensemble des facteurs qui ont une incidence sur la nature de cet examen.

D'abord, la simple existence de motifs raisonnables de croire qu'il peut y avoir eu perpétration d'une infraction est insuffisante en soi pour conclure que l'objet prédominant d'un examen consiste à établir la responsabilité pénale du contribuable. Même lorsqu'il existe des motifs raisonnables de soupçonner la perpétration d'une infraction, il ne sera pas toujours exact de dire que l'objet prédominant de l'examen est d'établir la responsabilité pénale du contribuable. À cet égard, les tribunaux doivent se garder d'imposer des entraves de nature procédurale aux fonctionnaires; il ne serait pas souhaitable de [traduction] «forcer la main des autorités réglementaires» en les privant de la possibilité de recourir à des peines administratives moindres chaque fois qu'il existe des motifs raisonnables de croire à l'existence d'une conduite plus coupable. Ce point a été exprimé clairement dans l'arrêt McKinlay Transport, précité, p. 648, où le juge Wilson affirme: «Le Ministre doit être capable d'exercer ces [larges] pouvoirs [de surveillance], qu'il ait ou non des motifs raisonnables de croire qu'un certain contribuable a violé la Loi». Bien que l'existence de motifs raisonnables constitue en fait une condition nécessaire à la délivrance d'un mandat de perquisition pour mener une enquête criminelle (art. 231.3 de la LIR et 487 du Code criminel) et pourrait, dans certains cas, indiquer que les pouvoirs de vérification ont été utilisés à mauvais escient, cet élément ne suffit pas pour établir que l'ADRC mène une enquête de facto. Dans la plupart des cas, si l'on croit raisonnablement à la présence de tous les éléments d'une infraction, il est probable que le processus d'enquête sera enclenché.

On peut encore moins retenir comme critère le simple soupçon qu'une infraction a été commise. Au cours de sa vérification, le vérificateur peut soupçonner toutes sortes de conduites répréhensibles, mais on ne peut certainement pas affirmer qu'une enquête est enclenchée dès l'apparition d'un soupçon. Sur le fondement de quels éléments de preuve un enquêteur pourrait-il obtenir un mandat de perquisition si un vague soupçon était suffisant pour bloquer le processus de vérification qui permet d'établir les faits? L'intérêt qu'a l'État à poursuivre ceux qui éludent volontairement le paiement d'un impôt revêt une grande importance, et nous devons nous garder de neutraliser la capacité de l'État d'enquêter et de recueillir des éléments de preuve de la perpétration de ces infractions. [Non souligné dans l'original.]

[128]Le Rubicon est franchi lorsque l'examen en question crée la relation contradictoire entre le contribuable et l'État (Jarvis, au paragraphe 88).

[129]Au paragraphe 97 de l'arrêt Jarvis, la Cour explique en outre que si une enquête sur la responsabilité pénale est engagée postérieurement, les enquêteurs peuvent utiliser les renseignements obtenus conformément aux pouvoirs de vérification avant le début de l'enquête criminelle, mais non les renseignements obtenus conformément à ces pouvoirs après le début de l'enquête sur la responsabilité pénale. Cela vaut tout autant lorsque les enquêtes touchant la responsabilité pénale et l'obligation fiscale se rapportent à la même période visée par l'impôt.

[130]Le critère que la Cour suprême a énoncé pour déterminer les circonstances dans lesquelles une vérification administrative est devenue une enquête criminelle est rigoureux. La preuve en l'espèce montre que la conduite générale des autorités n'était pas compatible avec une enquête criminelle selon le critère préconisé dans l'arrêt Jarvis au moment où les demandes péremptoires ont été délivrées parce que le Rubicon n'avait pas été franchi et ne pouvait pas être franchi.

f) La preuve recherchée est-elle pertinente quant à la responsabilité générale du contribuable ou, au contraire, uniquement quant à sa responsabilité pénale, comme dans le cas de la preuve de la mens rea?

[131]L'affidavit de M. Faribault indique que celui-ci avait pour tâche principale de recueillir la preuve d'une infraction criminelle et, s'il en trouvait, de saisir la cour de l'affaire en vertu de la disposition pénale figurant à l'article 239 de la Loi. Toutefois, M. Faribault n'a pas indiqué s'il s'agissait de la seule preuve recherchée, sauf pour dire que s'il ne trouvait aucune preuve d'une nature pénale, il avait compétence pour établir une nouvelle cotisation et imposer une pénalité en vertu de l'article 163 [mod. par L.C. 1994, ch. 7, ann. II, art. 135; ann. VII, art. 17; ch. 8, art. 26; 1995, ch. 3, art. 48; 1996, ch. 21, art. 43; 1997, ch. 25, art. 52; 1998, ch. 19, art. 45, 189; 2000, ch. 12, art. 142; ch. 19, art. 49] de la Loi (voir le dossier d'appel, page 76, paragraphes 10 et 11, et page 119, question 68).

[132]Le dossier ne permet pas de déterminer si une nouvelle cotisation pouvait être établie en temps opportun puisque nous ne connaissons pas la date à laquelle les divers avis de cotisation ont été envoyés par la poste. Il se peut que le délai de nouvelle cotisation ne soit pas encore expiré pour l'année d'imposition 1998 à l'égard de Les Plastiques Algar (Canada) Ltée et de Modern Wood Fabricators (M.W.F.) Inc., mais sur ce point on peut uniquement faire des conjectures. Toutefois, le mandat de M. Faribault était clair. Il cherchait nettement une preuve pertinente quant à la responsabilité pénale des appelantes. C'était la principale preuve qu'il cherchait.

[133]La déclaration de M. Faribault, dont il est ci-dessus fait mention, interprétée à la lumière des deux autres facteurs pertinents, ne change toutefois rien au fait que l'ADRC n'a pas pris de décision claire et ne pouvait pas prendre une décision claire de franchir le Rubicon au moment où les lettres ont été envoyées. L'intérêt supérieur du système fiscal doit donc l'emporter.

[134]Le fait que l'ADRC a commencé l'examen après que le Collège rabbinique de Montréal eut été blanchi des accusations portées contre lui ne change rien à ma conclusion. Le juge des requêtes a commis une erreur en appliquant d'une façon erronée les critères juridiques élaborés dans l'arrêt Jarvis.

VIII. Conclusion

[135]Je conclus, en me fondant sur la preuve, que le ministre est encore en mesure d'exercer les larges pouvoirs de supervision qui lui sont conférés aux paragraphes 231.1(1) et 231.2(1) de la Loi.

[136]Les demandes péremptoires sont valides et je n'ai pas à examiner la troisième question soulevée dans cet appel, à savoir s'il a été porté atteinte aux droits reconnus aux appelantes par la Charte.

[137]Toutefois, je dois souligner que le juge des requêtes a commis une autre erreur dans ses motifs de jugement. Après avoir conclu que l'objet prédominant de l'examen était désormais de nature criminelle, conclusion que je ne partage pas, il a néanmoins en fin de compte conclu que les demandes péremptoires adressées aux sociétés appelantes étaient valides en vertu de la Charte. Or, il ne pouvait pas le faire.

[138]Dans l'arrêt Jarvis, les juges Iacobucci et Major ont dit, au paragraphe 78, que comme ils le prévoient expressément, les paragraphes 231.1(1) et 231.2(2) de la Loi sont destinés à être utilisés «pour l'application et l'exécution» ou, en anglais, «for any purpose related to the administration or enforcement» de la Loi et que, bien que ces expressions soient à première vue extrêmement générales, elles n'incluent pas la poursuite des infractions prévues à l'article 239. Au paragraphe 88, les juges ont fait remarquer que «lorsqu'un examen dans un cas particulier a pour objet prédominant d'établir la responsabilité pénale du contribuable, les fonctionnaires de l'ADRC doivent renoncer à leur faculté d'utiliser les pouvoirs d'inspection et de demande péremptoire que leur confèrent les paragraphes 231.1(1) et 231.2(1)» de la Loi. Les mandats de perquisition dont il est question à l'article 231.3 de la Loi et à l'article 487 du Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] sont ensuite nécessaires (paragraphe 83).

[139]Puisqu'il a conclu qu'une enquête criminelle avait été engagée, conclusion que je ne partage pas comme je l'ai déjà dit, le juge des requêtes n'aurait pas pu conclure à la validité des demandes péremptoires en vertu de la Charte. Sur le plan de l'interprétation législative, des mandats de perquisition auraient été nécessaires en pareil cas.

IX. Dispositif

[140]Pour les motifs susmentionnés, je rejette l'appel avec dépens.

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