[2017] 1 R.C.F. 392
A-54-15
2016 CAF 182
Tarek Zaghbib (appelant)
c.
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (intimé)
Répertorié : Zaghbib c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)
Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Near et Boivin, J.C.A.—Calgary, 24 mai; Ottawa, 15 juin 2016.
Citoyenneté et Immigration — Contrôle judiciaire — Compétence de la Cour fédérale — Appel de la décision de la Cour fédérale ayant rejeté la demande de l’appelant en vue d’obtenir un bref de mandamus obligeant l’intimé à ouvrir une enquête relativement à des allégations de fraude en matière de mariage — L’appelant a marié une Marocaine — La demande de résidence permanente parrainée par l’appelant a été approuvée — L’épouse n’avait aucune intention de vivre avec lui — L’appelant s’est plaint auprès de Citoyenneté et Immigration Canada et de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) qu’il avait été victime d’un mariage frauduleux — L’appelant n’a pas reçu de confirmation que la plainte ferait l’objet d’une enquête — L’appelant a obtenu l’autorisation de déposer la présente demande — L’agent de l’ASFC a informé les parties qu’il avait mis fin à l’enquête — L’agent a indiqué qu’il y avait peu d’éléments de preuve pour justifier l’interdiction de territoire de l’épouse — La Cour fédérale a entre autres conclu que la demande de l’appelant n’était pas une question justifiable, car l’intimé n’était pas tenu par sa charge publique d’agir relativement à la plainte — La Cour fédérale a conclu en affirmant que la prépondérance des inconvénients ne penchait pas en l’espèce en faveur d’une ordonnance de mandamus — Il s’agissait de déterminer si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la plainte de l’appelant n’était pas justiciable, si la demande était devenue théorique et si l’appelant pouvait obtenir quelque réparation que ce soit — La Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la demande en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus n’était pas justifiable — Cette conclusion trahit une incompréhension de l’objectif de l’art. 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi) — Le droit au contrôle judiciaire d’une mesure prise découle plutôt des art. 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales et non de l’art. 72 de la Loi — L’art. 72 n’a pas pour objet de limiter l’accès au contrôle judiciaire prévu par l’art. 18.1 — Le droit de demander une enquête ne se rapporte pas à une mesure purement administrative — Il n’est pas évident que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire quant au moment et à la manière de lancer une enquête échappe au contrôle judiciaire — Quant à la question de savoir si la demande en vue d’obtenir un mandamus était théorique, le dossier montrait qu’une décision avait été prise — Cette décision n’était pas dénuée de fondement au point d’équivaloir à un refus d’agir — La demande était donc théorique — L’appelant ne pouvait obtenir une réparation dans le cadre de la demande présentée à la Cour fédérale — Renvoyer l’affaire à la Cour fédérale convertirait ainsi la demande de contrôle judiciaire pour obtenir un bref de mandamus en une demande de contrôle judiciaire pour obtenir l’annulation d’une décision — Les décisions rendues concernant cette question militent contre cette proposition — La question certifiée en l’espèce ne se posait pas dans les faits — La Cour fédérale n’a pas abordé la question du droit à une enquête sur une plainte de mariage frauduleux — La Cour n’a pas compétence pour entendre l’appel — Appel rejeté.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale ayant rejeté la demande de l’appelant en vue d’obtenir un bref de mandamus obligeant l’intimé à ouvrir une enquête relativement à des allégations de fraude en matière de mariage.
L’appelant s’est rendu au Maroc pour épouser une femme avec qui il avait développé une relation à l’étranger. Il a présenté une demande de parrainage à l’égard de la demande de résidence permanente présentée par son épouse, laquelle a été finalement approuvée. Quand elle est arrivée au Canada, l’épouse de l’appelant l’a informé qu’elle ne l’avait jamais aimé et qu’elle n’avait aucune intention de vivre avec lui. L’appelant a déposé une plainte auprès de Citoyenneté et Immigration Canada et de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), affirmant avoir été victime d’un mariage frauduleux. L’épouse de l’appelant est retournée au Maroc et n’est jamais revenue au Canada. L’appelant n’a pas reçu de confirmation que sa plainte ferait l’objet d’une enquête. Après que l’appelant eut obtenu l’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus, l’agent de l’ASFC a informé les parties qu’il avait mis fin à l’enquête. Dans un affidavit, l’agent a indiqué qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure à l’interdiction de territoire de l’épouse de l’appelant. La Cour fédérale a conclu, entre autres, que la demande de l’appelant ne concernait pas une question justiciable, parce que le fait d’enquêter ou non sur la plainte en question et la manière de le faire ne constituent pas une décision, une ordonnance, une mesure ou une question visée par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi), et que, même si l’affaire avait été justiciable, la demande aurait échoué, puisque l’intimé n’était pas tenu par sa charge publique d’agir relativement à la plainte dans le laps de temps écoulé. La Cour fédérale a conclu son analyse en affirmant que la prépondérance des inconvénients ne penchait pas en l’espèce en faveur d’une ordonnance de mandamus.
Il s’agissait principalement de déterminer si la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la plainte de l’appelant n’était pas justiciable, si la demande en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus était devenue théorique et si l’appelant pouvait obtenir quelque réparation que ce soit.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
La Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la demande en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus n’était pas justiciable. L’importance accordée à la question de savoir si la demande de l’appelant constituait une décision, une détermination, une ordonnance, une mesure ou une question visée par la Loi trahit une incompréhension de l’objectif de l’article 72 de la Loi. Cette disposition ne crée pas un droit au contrôle judiciaire d’une mesure prise dans le cadre de la Loi. Ce droit découle plutôt des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. L’article 72 prévoit simplement des exigences procédurales additionnelles, dans le contexte de l’immigration, pour l’exercice du droit de demander un contrôle judiciaire. Les termes « toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi » n’a pas pour objet de limiter l’accès au contrôle judiciaire prévu par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales; ils traduisent plutôt une portée très large qui inclut toute mesure, y compris toute « question ». La question de savoir si l’intimé a l’obligation d’enquêter sur la plainte de l’appelant se pose dans le cadre de la Loi et est susceptible de contrôle judiciaire. La Cour fédérale estimait peut-être que certaines questions revêtent un caractère si administratif qu’elles échappent au contrôle judiciaire, comme le laisse entendre la décision Jarada Alaa c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (Jarada). Le renvoi à la décision Jarada est trompeur, en ce sens que la question en litige ne porte pas sur la teneur administrative d’une mesure en particulier, ou l’efficacité administrative, mais sur la portée de l’atteinte aux droits du demandeur. En l’espèce, l’appelant était touché, car il risquait d’être tenu responsable. On ne peut affirmer que son droit de demander cette enquête se rapporte à une mesure purement administrative. Il n’est pas évident non plus que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire quant au moment et à la manière de lancer une enquête échappe au contrôle judiciaire.
Même si la question du caractère théorique n’a apparemment pas été soulevée expressément, il était de la responsabilité de la Cour fédérale d’aborder la question. La question dont était saisie la Cour concernait l’absence prétendue de décision de la part de l’intimé, et le dossier montrait qu’une décision avait été prise. La Cour ne pouvait faire fi de cette situation. Même si, en l’espèce, la décision et le processus ayant mené à la décision étaient loin d’être parfaits, ils n’étaient pas dénués de fondement au point d’équivaloir à un refus d’agir. La présente demande visant à obtenir une ordonnance de mandamus était par conséquent théorique.
L’appelant ne pouvait obtenir une réparation dans le cadre de la demande présentée à la Cour fédérale. Renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle juge si la décision de l’intimé était raisonnable aurait pour effet de convertir ce qui a débuté par une demande de contrôle judiciaire pour obtenir un bref de mandamus en une demande de contrôle judiciaire pour obtenir l’annulation d’une décision. Une modification de l’objet d’un contrôle judiciaire constitue essentiellement un nouveau contrôle judiciaire. Le peu de décisions rendues concernant cette question milite contre la proposition selon laquelle une demande de mandamus peut être convertie en une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue.
La question certifiée en l’espèce, soit celle de savoir si un bref de mandamus peut être délivré pour obliger le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ou l’Agence des services frontaliers du Canada à enquêter sur une plainte de mariage frauduleux déposée par un particulier, ne se posait pas dans les faits, car au moment où l’affaire a été entendue, une décision avait été rendue, même si l’intimé a agi comme si ce n’était pas le cas. En outre, la Cour fédérale a traité la demande de l’appelant comme si celle-ci portait sur les délais d’exécution. Elle n’a pas abordé la question du droit à une enquête sur une plainte de mariage frauduleux déposée par un particulier en qualité de citoyen. Il s’ensuit que la Cour n’a pas compétence pour entendre l’appel.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18, 18.1.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 44, 72.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 302.
Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, règle 9.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Figueroa c. Canada (Affaires étrangères), 2015 CF 1341; Farhadi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 926.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Chiasson c. Canada, 2003 CAF 155; Jarada Alaa c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 14; 1099065 Ontario Inc. (Outer Space Sports) c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 47.
DÉCISIONS CITÉES :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI, [2003] 4 C.F. 189 Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.), conf. par [1994] 3 R.C.S. 1100; Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561; Directrice des poursuites militaires c. Juge militaire, 2007 CAF 390; Turmel c. Canada, 2016 CAF 9; Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129; O’Brien c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 159.
appel d’une décision de la Cour fédérale (2015 CF 97) ayant rejeté la demande de l’appelant en vue d’obtenir un bref de mandamus obligeant l’intimé à ouvrir une enquête relativement à des allégations selon lesquelles l’épouse dont l’appelant est séparé a commis un acte de fraude en matière de mariage. Appel rejeté.
ONT COMPARU
Raj Sharma et Ram Sankaran pour l’appelant.
Maia McEachern et Shaun Mellen pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Stuart Sharma Harsanyi, Calgary, pour l’appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Pelletier, J.C.A. : M. Tarek Zaghbib interjette appel de la décision de la Cour fédérale (2015 CF 97) (la décision), ayant rejeté sa demande en vue d’obtenir un bref de mandamus [traduction] « obligeant l’intimé à ouvrir une enquête relativement aux affirmations selon lesquelles Mme Meriem Erramani […] a commis un acte de fraude en matière de mariage » (voir le dossier d’appel (D.A.), à la page 16). Mme Erramani est la femme de M. Zaghbib, dont il est séparé. Le problème que présente l’affaire, c’est qu’entre le dépôt de la demande de M. Zaghbib et l’audience devant la Cour fédérale, les autorités ont traité la plainte de M. Zaghbib et fermé le dossier. Réagissant à cette décision, M. Zaghbib a affirmé devant la Cour fédérale que le défendeur avait fermé le dossier à seule fin de mettre un terme à sa demande, ce qui, selon lui, équivaut à de la mauvaise foi. Il souhaite maintenant la tenue d’une nouvelle enquête. La Cour fédérale a rejeté sa demande.
[2] À mon avis, la Cour fédérale a tiré la bonne conclusion, mais pas pour les bons motifs. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel.
I. LES FAITS
[3] M. Zaghbib a immigré au Canada en 1999. En 2007, il a mentionné à une connaissance qu’il souhaitait se marier; elle l’a invité à envisager sa cousine, Mme Erramani, qui vivait au Maroc. M. Zaghbib a pris contact avec Mme Erramani par téléphone et ils ont tissé au fil de leurs conversations téléphoniques une relation à distance au cours des deux années suivantes. En novembre 2009, M. Zaghbib s’est rendu au Maroc, et le 2 décembre 2009, il a épousé Mme Erramani.
[4] M. Zaghbib est revenu au Canada plus tard au cours du mois, laissant sa nouvelle épouse au Maroc. Il a rapidement présenté la demande de parrainage à l’égard de la demande de résidence permanente présentée par son épouse. Il a pris un engagement de parrainage, dans le cadre duquel il acceptait de rembourser toute prestation d’aide sociale versée à sa femme durant les trois ans suivant l’obtention par celle-ci de la résidence permanente.
[5] La demande de résidence permanente de Mme Erramani a fini par être approuvée. Quand elle est arrivée à Calgary le 26 novembre 2011, elle a été accueillie par M. Zaghbib et quelques cousins à elle vivant à Calgary. À la demande des cousins, M. Zaghbib a accepté qu’elle passe sa première nuit chez eux. Le lendemain, Mme Erramani a téléphoné à M. Zaghbib et l’a informé qu’elle ne l’avait jamais aimé et qu’elle n’avait aucune intention de vivre avec lui. Le même jour, M. Zaghbib s’est rendu au bureau local d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour déposer une plainte. Peu de temps après, M. Zaghbib a alerté l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), affirmant être victime d’un mariage frauduleux.
[6] M. Zaghbib n’a pas eu de nouvelles de sa femme jusqu’en juin 2012, lorsqu’elle l’a avisé qu’elle était retournée au Maroc et souhaitait se réconcilier avec lui. Elle a dit qu’elle reviendrait au Canada en novembre 2012, mais elle ne l’a pas fait. Depuis, il n’y a plus eu d’échanges entre eux.
[7] En octobre 2013, l’avocat de M. Zaghbib a écrit à l’intimé pour demander confirmation qu’il y aurait une enquête relative à la plainte déposée, car M. Zaghbib était toujours responsable en vertu de son engagement de parrainage. L’avocat n’a pas reçu de réponse, et M. Zaghbib a déposé en décembre 2013 une demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus. La demande d’autorisation a été accueillie en octobre 2014, et l’affaire a été mise au rôle en vue d’une audience le 13 janvier 2015.
[8] Entre-temps, l’ASFC a écrit aux parties le 27 janvier 2014, prétendument en vertu de la règle 9 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, et de leurs modifications successives. Aux termes de cette disposition, si le demandeur indique dans sa demande d’autorisation qu’il n’a pas reçu les motifs écrits du tribunal, le tribunal doit envoyer au demandeur les motifs de la décision ou « un avis écrit ». La lettre de l’ASFC se voulait cet « avis écrit » en l’espèce. Elle résumait l’historique de la plainte de M. Zaghbib, indiquait que l’affaire avait été confiée à un agent d’exécution de la loi d’un bureau intérieur de l’ASFC le 16 décembre 2011 et expliquait que des priorités concurrentes avaient empêché l’agent d’effectuer une enquête sur ce dossier, jugé secondaire.
[9] Le 17 novembre 2014, l’ASFC a de nouveau écrit aux parties. Cette lettre indiquait également qu’il s’agissait de l’« avis écrit » en l’espèce. Dans la lettre, l’agent Martin, superviseur par intérim à la Division de l’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs, indiquait que l’agent responsable du dossier avait pris sa retraite en août 2014. Après avoir examiné la charge de travail des agents, l’agent Martin a mis fin à l’enquête, concluant que l’ASFC ne pourrait mener l’enquête dans un délai raisonnable. Je désignerai cette lettre par l’appellation « lettre Martin ».
[10] Une semaine plus tard, le 25 novembre 2014, l’agent Martin a signé un affidavit à l’appui de la thèse du défendeur relative à la demande de mandamus (l’affidavit Martin), dans lequel il a fait les remarques suivantes (D.A., à la page 150) :
[traduction] 4. D’après mon examen du dossier, j’ai conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour produire le rapport prévu à l’article 44 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Cette conclusion repose sur le fait que les éléments de preuve selon lesquels le mariage n’était pas authentique se limitaient aux affirmations non corroborées du demandeur.
5. D’après mon examen du dossier, j’ai également décidé de mettre fin à l’enquête pour plusieurs motifs. Premièrement, l’enquête était jugée secondaire puisqu’elle n’était pas de nature criminelle. Deuxièmement, l’enquête datait de trois ans, et j’estimais qu’il était peu probable qu’elle puisse être terminée dans un proche avenir. Si elle devait être confiée à un nouvel enquêteur, il faudrait l’ajouter à sa charge de travail. La charge de travail typique d’un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs peut compter jusqu’à 100 enquêtes, dont la plupart seraient plus prioritaires que l’enquête dont il est ici question.
6. L’enquête pourrait être rouverte à n’importe quel moment, si de nouveaux éléments de preuve se faisaient jour.
[11] Si on examine ces lettres et l’affidavit à la lumière du contexte, il semble que la lettre datée du 27 janvier 2014 se voulait une espèce de rapport d’étape, puisqu’elle exposait simplement l’état de l’enquête et l’absence de progrès permettant de la conclure. La lettre Martin, complétée par l’affidavit Martin, semble avoir pour objet de communiquer la décision de l’ASFC et le règlement de la plainte. Suivant la décision, vu le peu d’éléments de preuve, l’interdiction de territoire de Mme Erramani n’était pas justifiée.
II. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE
[12] Après avoir établi les faits, la Cour fédérale a ensuite formulé ainsi la question en litige dont elle était saisie (D.A., à la page 7) :
[traduction] L’ASFC avait-elle le pouvoir discrétionnaire de ne pas ouvrir une enquête sur la plainte du demandeur, et une ordonnance de mandamus devrait-elle être rendue pour forcer le défendeur à ouvrir une enquête visant l’interdiction de territoire de la femme du demandeur, dont il est séparé, conformément aux articles 40 et 41 de la LIPR?
[13] La Cour fédérale a indiqué que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable, suivant l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.
[14] Avant d’aborder la question du mandamus, la Cour fédérale a pris note de la proposition de l’avocat en vue de demander un autre recours (décision, au paragraphe 19) :
Dans sa plaidoirie, l’avocat du demandeur a invité la Cour à considérer un autre recours qu’une ordonnance de mandamus, soit une ordonnance renvoyant l’affaire au supérieur de l’enquêteur pour qu’il l’étudie et prenne la décision de mener une enquête et d’écrire un rapport conformément à l’article 44 ou non. Ce recours n’a pas été demandé dans le cadre de la présente demande et il n’est pas pertinent. L’espèce ne constitue pas une demande sous le régime de la LIPR. [Non souligné dans l’original.]
[15] La Cour fédérale s’est ensuite penchée sur les sept critères qui doivent présider à l’ordonnance de mandamus, énoncés dans la décision rendue par la Cour fédérale dans l’affaire Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 211, [2003] 4 C.F. 189, elle-même fondée sur la décision de notre Cour dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742 (C.A.), conf. par [1994] 3 R.C.S. 1100.
[16] La Cour fédérale a ensuite conclu que la demande de M. Zaghbib ne concernait pas une question justiciable, parce que le fait d’enquêter ou non sur la plainte en question et la manière de le faire ne constituent pas une décision, une ordonnance, une mesure ou une question visée par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la Loi), et que par conséquent, le contrôle judiciaire n’était pas permis sous le régime du paragraphe 72(1) de la Loi, reproduit ci-dessous :
Demande d’autorisation
72 (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est, sous réserve de l’article 86.1, subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.
[17] La Cour fédérale a ensuite indiqué, sans plus, qu’elle n’ajoutait pas foi à l’affirmation de M. Zaghbib quant à la mauvaise foi de la part du défendeur.
[18] Ayant conclu que l’affaire ne relevait pas des tribunaux, la Cour fédérale a jugé qu’il n’était pas nécessaire de trancher la question de la lenteur, mais l’avait néanmoins examinée, car elle appartenait aux considérations préalables à une demande de mandamus. La Cour a retenu les observations du défendeur selon lesquelles l’ASFC doit hiérarchiser ses dossiers pour gérer la lourde charge de travail permanente de ses agents. Vu les circonstances de l’affaire, la Cour fédérale a conclu que le ministre avait raisonnablement usé de son pouvoir discrétionnaire pour remplir au mieux les exigences de son poste et favoriser l’application efficace de la Loi.
[19] La Cour fédérale a ensuite conclu à l’absence d’effet de toute ordonnance rendue par les autorités d’immigration, une autre des conditions préalables à une ordonnance de mandamus, puisqu’il semblait d’après l’affidavit de M. Zaghbib que sa femme ne se trouvait plus au Canada. En outre, comme il s’était écoulé beaucoup de temps avant que sa demande ne soit entendue, la période durant laquelle M. Zaghbib était responsable des prestations d’aide sociale qu’aurait reçues sa femme avait pris fin. Les éléments de preuve présentés laissent croire qu’elle n’a, en fait, pas eu recours à l’aide sociale, du moins pas en Alberta.
[20] La Cour fédérale a ensuite affirmé que même si l’affaire avait été justiciable, la demande de M. Zaghbib en vue d’obtenir un bref de mandamus aurait échoué, puisque le défendeur n’était pas tenu par sa charge publique d’agir relativement à la plainte « dans le laps de temps écoulé » (décision, au paragraphe 29). En outre, même si M. Zaghbib a été touché directement en qualité de répondant canadien de sa femme, l’ASFC n’avait envers lui aucune obligation de mener une enquête dans le laps de temps écoulé en l’espèce. Selon la Cour fédérale, même si M. Zaghbib pouvait raisonnablement s’attendre à ce que l’Administration applique ses lois, la lenteur dans le traitement de sa demande n’était pas déraisonnable, compte tenu de la charge de travail et des priorités de l’ASFC.
[21] La Cour fédérale a conclu son analyse en affirmant que la prépondérance des inconvénients ne penchait pas en l’espèce en faveur de ce type d’ordonnance.
[22] Enfin, la Cour fédérale a certifié la question suivante, à la demande du défendeur :
[…] Un bref de mandamus peut-il être délivré pour obliger le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ou l’Agence des services frontaliers du Canada à enquêter sur une plainte de mariage frauduleux déposée par un particulier?
III. ANALYSE
[23] La décision d’accorder ou non une ordonnance de mandamus est discrétionnaire (voir Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, à la page 574; Directrice des poursuites militaires c. Juge militaire, 2007 CAF 390, au paragraphe 35). Elle doit par conséquent être examinée selon une norme caractérisée par la déférence, sauf si elle est fondée sur une erreur de droit (voir Turmel c. Canada, 2016 CAF 9, aux paragraphes 9 à 12).
[24] Les parties ont abordé les questions en litige du présent appel sous différents angles. L’intimé a fondé sa thèse presque exclusivement sur les conditions préalables à une ordonnance de mandamus, dans l’espoir que la Cour réponde par la négative à la question certifiée. L’avocat de M. Zaghbib s’y est pris autrement. Il a tenté de présenter la lettre et l’affidavit Martin sous le pire jour possible, de manière à convaincre la Cour d’accorder à son client la réparation. Reconnaissant qu’il ne pouvait demander un autre recours que celui indiqué dans l’avis de demande, mais de toute évidence conscient du caractère théorique de l’affaire — problématique —, il a soutenu qu’une certaine souplesse judiciaire était nécessaire pour éviter à son client d’avoir à intenter de multiples instances pour obtenir réparation.
[25] À mon avis, les questions en litige dans le présent appel sont les suivantes :
1- La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que la plainte de M. Zaghbib n’était pas justiciable?
2- Est-ce que la demande présentée par M. Zaghbib en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus est devenue théorique par suite de la lettre et de l’affidavit Martin?
3- Est-ce que la lettre et l’affidavit Martin ont été faits de mauvaise foi?
4- Est-ce que M. Zaghbib peut obtenir quelque réparation que ce soit à l’égard de sa demande actuelle?
5- La question certifiée.
1. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que la plainte de M. Zaghbib n’était pas justiciable?
[26] Dans l’arrêt Chiasson c. Canada, 2003 CAF 155, le juge Strayer a résumé la doctrine de la justiciabilité avec une concision admirable (Chiasson, précité, au paragraphe 8) :
Il n’est pas nécessaire d’examiner ici, dans un appel se rapportant à une requête en radiation, la pleine portée de la doctrine de la justiciabilité, mais à mon avis une question est normalement considérée comme non justiciable en l’absence de critères juridiques objectifs à appliquer et de faits à apprécier aux fins du règlement de la question, soit des fonctions qui relèvent normalement du pouvoir judiciaire. La question peut également être non justiciable si une autre branche du gouvernement est manifestement plus apte, dans notre système constitutionnel, à trancher l’affaire.
[27] Il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire dépourvue de critères objectifs à appliquer ou de faits à apprécier. Dans la même veine, il ne s’agit pas d’une question qu’une autre branche du gouvernement est manifestement plus apte à trancher. Il ne s’agit pas d’une affaire non justiciable.
[28] Même si le raisonnement du juge n’est pas transparent, il semble que sa conclusion selon laquelle la plainte de M. Zaghbib n’est pas justiciable découle d’une autre conclusion, à savoir que le fait d’enquêter ou non et la manière de le faire ne constituent pas une décision, une ordonnance, une mesure ou une question prise dans le cadre de la Loi et qu’il n’existe par conséquent aucun fondement pour un contrôle judiciaire sous le régime du paragraphe 72(1) de la Loi.
[29] L’importance accordée à la question de savoir si la demande de M. Zaghbib constituait « une décision, une détermination, une ordonnance, une mesure ou une question visée par la LIPR » trahit une incompréhension de l’objectif de l’article 72 de la Loi. Cette disposition ne crée pas un droit au contrôle judiciaire d’une mesure prise dans le cadre de la Loi. Ce droit découle plutôt des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7.
[30] L’article 18 accorde à la Cour fédérale une compétence exclusive quant au contrôle judiciaire de mesures administratives fédérales. L’article 18.1 énonce qu’une demande de contrôle judiciaire peut être présentée « par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande ». Une demande peut porter sur une ordonnance ou une décision, mais ne se limite pas aux décisions (voir Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, [2013] 3 R.C.F. 605, aux paragraphes 24 et 25). Une affirmation selon laquelle un fonctionnaire a omis de s’acquitter d’une obligation que lui imposait la loi constitue une question susceptible de contrôle judiciaire.
[31] L’article 72 prévoit simplement des exigences procédurales additionnelles, dans le contexte de l’immigration, pour l’exercice du droit de demander un contrôle judiciaire. Le paragraphe 72(1) dispose qu’il faut obtenir l’autorisation pour demander le contrôle judiciaire. Il ne précise pas dans quelles circonstances le contrôle judiciaire est possible. Les termes « toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi » n’ont pas pour objet de limiter l’accès au contrôle judiciaire prévu par l’article 18.1; ils traduisent plutôt une portée très large qui inclue toute mesure, y compris toute « question ».
[32] Je conclus que la question de savoir si l’intimé a l’obligation d’enquêter sur la plainte de M. Zaghbib se pose dans le cadre de la Loi et est susceptible de contrôle judiciaire.
[33] La Cour fédérale estimait peut-être que certaines questions revêtent un caractère si administratif qu’elles échappent au contrôle judiciaire. Ce raisonnement repose sur la décision Jarada Alaa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 14 (Jarada), une affaire dans laquelle une demande de contrôle judiciaire portait sur une lettre fixant la date du renvoi du demandeur, et non pas sur la mesure de renvoi même, et ce sans que le report du renvoi ait été demandé. La Cour a laissé entendre que si chaque directive à caractère purement administratif devait faire l’objet d’un contrôle judiciaire, l’administration publique au Canada serait paralysée (voir Jarada, au paragraphe 15). Le renvoi à la décision Jarada est trompeur, en ce sens que la question en litige ne porte pas sur la teneur administrative d’une mesure en particulier, ou l’efficacité administrative, mais sur la portée de l’atteinte aux droits du demandeur. Dans l’arrêt 1099065 Ontario Inc. (Outer Space Sports) c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 47, sur lequel repose également le raisonnement de la Cour fédérale, la Cour d’appel [fédérale] a rejeté la demande de contrôle d’une mesure purement administrative, à savoir une lettre proposant des dates pour une rencontre entre les parties. Au paragraphe 9 de cette décision, la Cour a conclu que si une mesure administrative ne touche pas « directement » quelqu’un, elle n’est pas susceptible de contrôle judiciaire.
[34] En l’espèce, l’enquête demandée par M. Zaghbib visait à décider s’il avait été victime d’un mariage frauduleux, auquel cas la situation aurait des conséquences sur les droits que lui confère la loi et sur son engagement de parrainage. Il était touché, car il risquait d’être tenu responsable. On ne peut affirmer que son droit de demander cette enquête se rapporte à une mesure purement administrative. Il n’est pas évident non plus, à mon avis, que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire quant au moment et à la manière de lancer une enquête échappe au contrôle judiciaire.
[35] À mon avis, la Cour fédérale a commis une erreur de droit en concluant que la demande de M. Zaghbib en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus n’était pas justiciable.
2. Est-ce que la demande présentée par M. Zaghbib en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus est devenue théorique par suite de la lettre et de l’affidavit Martin?
[36] Il ne semble pas, à en juger par les motifs de décision, que le caractère théorique de la demande ait été soulevé expressément par le défendeur, la partie qui avait intérêt à le faire. D’autre part, il ressort clairement de la proposition faite par l’avocat de M. Zaghbib, en vue d’obtenir une autre réparation, que ce dernier comprenait le problème issu du fait que la plainte de son client avait finalement été traitée et qu’une décision — insatisfaisante et de mauvaise foi selon lui — avait été rendue. À la lumière de cet argument et du dossier de première instance, il est clair que la Cour avait été informée du fait que le défendeur avait pris une décision.
[37] Ce fait appartient également au dossier de l’instance devant notre Cour. En effet, dans son avis d’appel, M. Zaghbib demande une directive visant à ce [traduction] « que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ou l’Agence des services frontaliers du Canada mène une nouvelle enquête sur la question, et qu’elle soit confiée à un nouvel agent » (D.A., à la page 1). Avant qu’il puisse y avoir une nouvelle enquête, il doit y en avoir eu une « première ».
[38] Même si la question du caractère théorique n’a apparemment pas été soulevée expressément, il était de la responsabilité de la Cour fédérale d’aborder la question. Lorsque la question dont est saisie la Cour concerne l’absence prétendue de décision de la part du défendeur, et que le dossier montre qu’une décision a été prise, la Cour ne peut faire fi de la réalité parce que l’une ou l’autre des parties choisit de le faire.
[39] M. Zaghbib, dans son avis de demande, souhaite obtenir la réparation suivante :
[traduction] une ordonnance de mandamus obligeant l’intimé à ouvrir une enquête relativement aux affirmations selon lesquelles Mme Meriem Erramani […] a commis un acte de fraude en matière de mariage.
[40] Il semble d’après les passages de l’affidavit Martin que je cite précédemment que l’agent Martin s’est penché sur la question du mariage frauduleux quand il a conclu à l’insuffisance d’éléments de preuve justifiant le rapport prévu à l’article 44 de la Loi. Il a fait précisément référence aux éléments de preuve non corroborés présentés par M. Zaghbib. Il a également tenu compte de la faible priorité de ce dossier par rapport à d’autres dossiers d’enquête et de la probabilité de le clore rapidement. Il a également tenu compte du temps écoulé depuis le dépôt de la plainte originale.
[41] Certes, M. Zaghbib trouve à redire sur la qualité de cette décision. Son avocat a fait valoir avec vigueur que si une enquête avait été ouverte en temps opportun, les déficiences qu’invoque maintenant l’intimé n’auraient pas constitué un enjeu. Cela dit, lorsque la question est de savoir si l’intimé a fait ce qui était sollicité dans la demande en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus, le rôle de la Cour n’est pas d’examiner le fond de la décision, à moins qu’elle ne soit dénuée de fondement au point d’équivaloir à un refus déguisé d’agir.
[42] Même si, en l’espèce, la décision et le processus ayant mené à la décision étaient loin d’être parfaits, ils n’étaient pas dénués de fondement au point d’équivaloir à un refus d’agir. Le retard de l’enquête s’explique par les ressources limitées de l’intimé et par la priorité accordée à certains dossiers aux dépens d’autres. L’agent Martin a envisagé la plainte et la possibilité d’établir le rapport prévu à l’article 44 de la Loi. Il s’est demandé s’il était possible de la traiter rapidement. Sans me prononcer sur la question de savoir si la décision est raisonnable ou non, j’estime qu’elle constitue une réponse suffisante à la demande d’enquête pour permettre de conclure au caractère théorique de la demande de mandamus.
[43] Ainsi, je conclus que la demande de M. Zaghbib visant à obtenir une ordonnance de mandamus est théorique à la lumière de la décision consignée dans la lettre et l’affidavit Martin.
3. Est-ce que la lettre et l’affidavit Martin ont été faits de mauvaise foi?
[44] L’avocat de M. Zaghbib a affirmé que la décision consignée dans la lettre et l’affidavit Martin a été prise de mauvaise foi à seule fin de mettre un terme à sa demande de mandamus. Il souligne le fait que la lettre Martin, même si elle est datée du 17 novembre 2014, indique que la décision de fermer le dossier de M. Zaghbib a été prise le 17 octobre 2014, deux jours après que la Cour fédérale lui a accordé l’autorisation de déposer sa demande de mandamus.
[45] Même si je comprends les soupçons de l’avocat, la réaction normale à l’affirmation selon laquelle une décision n’a pas été prise est de prendre une décision. Le fait qu’une décision soit prise en réponse à une demande de mandamus n’est pas, en soi, une preuve de mauvaise foi.
[46] En l’espèce, le fait que l’intimé n’a apparemment pas plaidé la question du caractère théorique à l’audience devant la Cour fédérale tend à confirmer que la décision n’a pas été prise uniquement pour pouvoir régler la demande de mandamus. Si cela avait été le cas, l’avocat de l’intimé aurait affirmé que la demande de M. Zaghbib était théorique. Quoi qu’il en soit, il semble que ce ne soit pas arrivé. Or, même dans ce cas hypothétique, l’argument qui précède tiendrait toujours : un demandeur qui sollicite un bref de mandamus afin d’obliger un décideur à prendre une décision ne peut se plaindre si le décideur prend la décision avant d’y être forcé par jugement.
[47] Je conclus que la décision de l’intimé concernant la plainte de M. Zaghbib n’a pas été prise de mauvaise foi.
4. Est-ce que M. Zaghbib a des recours dans le contexte de sa demande?
[48] Je suis conscient que le rejet du présent appel obligera M. Zaghbib à repartir de zéro s’il souhaite toujours contester la décision de l’intimé concernant sa plainte. Il devra obtenir une prorogation du délai pour déposer sa demande d’autorisation comme le permet l’alinéa 72(2)c) de la Loi. Il devra ensuite obtenir l’autorisation de la Cour fédérale quant à sa demande de contrôle judiciaire, laquelle pourrait être accueillie ou non. Pour demander l’autorisation, il devra engager des dépenses pour préparer une nouvelle série de documents au soutien de l’éventuelle demande en vue d’annuler la décision de l’intimé. Une telle filière semble déraisonnable si l’on songe que la Cour est déjà saisie de l’affaire de M. Zaghbib.
[49] Certes, une fois la question est certifiée, l’appel dont est saisie notre Cour (et la Cour suprême) ne se limite pas à cette question (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 12). Est-ce que cela autorise M. Zaghbib à plaider devant nous que la décision de l’intimé est déraisonnable et doit être annulée? Il s’agit là d’une nouvelle question qui n’a pas été soulevée dans les plaidoiries en appel. L’intimé n’a pas défendu le caractère raisonnable de la décision, se concentrant plutôt sur la question de savoir si le ministre pouvait être obligé de lancer une enquête. Il ne nous est pas loisible d’annuler une décision dont le caractère raisonnable n’a pas fait l’objet des débats devant nous.
[50] Pouvons-nous renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle juge si la décision de l’intimé était raisonnable? On convertirait ainsi ce qui a débuté par une demande de contrôle judiciaire pour obtenir un bref de mandamus en une demande de contrôle judiciaire pour obtenir l’annulation d’une décision. Comme il s’agit dans les deux cas d’une demande de contrôle judiciaire, on pourrait avancer qu’il s’agit d’une seule et même demande de contrôle judiciaire, assortie d’une demande de réparation qui été modifiée en cours de route. La réalité est un peu plus complexe, en ce sens que non seulement une autre réparation est sollicitée, mais une décision ou une mesure différente est en jeu.
[51] Une modification de l’objet d’un contrôle judiciaire constitue essentiellement un nouveau contrôle judiciaire. Le paragraphe 72(1) subordonne le contrôle judiciaire de toute mesure prise (« décision, ordonnance, question ou affaire » — prendre note de l’emploi du singulier) au dépôt d’une demande d’autorisation. Dans la même veine, la règle 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, énonce que la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée. Ainsi, la proposition précédente relativement à « une seule et même demande de contrôle judiciaire » ne peut être retenue.
[52] Le peu de décisions rendues par la Cour fédérale concernant cette question milite contre la proposition selon laquelle une demande de mandamus peut être convertie en une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue (voir Figueroa c. Canada (Affaires étrangères), 2015 CF 1341 (Figueroa); Farhadi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 926 (Farhadi).
[53] Dans la décision Farhadi, la Cour fédérale a conclu que la conversion d’une demande de mandamus en une demande de contrôle judiciaire d’une décision était subordonnée à l’autorisation prévue au paragraphe 72(1) de la Loi (voir Farhadi, aux paragraphes 19 à 23). Dans la décision Figueroa, la manière dont s’était déroulée l’instruction conjuguée à l’absence d’un dossier satisfaisant ont amené la Cour à rejeter la demande de contrôle judiciaire de la décision ayant suivi la demande de mandamus.
[54] Ainsi, je ne vois pas comment nous pourrions offrir une réparation à M. Zaghbib dans le cadre de la demande présentée à la Cour fédérale.
5. La question certifiée
[55] La jurisprudence de notre Cour est claire : elle n’a compétence pour entendre un appel que si elle est saisie d’une légitime question certifiée. Une légitime question certifiée s’entend d’une question qui a été examinée dans les motifs de la Cour fédérale et qui permet de trancher l’appel (voir Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, au paragraphe 12; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, au paragraphe 43; O’Brien c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 159, au paragraphe 8.
[56] La question certifiée en l’espèce ne se posait pas dans les faits. En effet, au moment où l’affaire a été entendue, une décision avait été rendue, même si le ministre, pour des raisons que lui seul connaît, a agi comme si ce n’était pas le cas. En outre, la Cour fédérale a traité la demande de M. Zaghbib comme si celle-ci portait sur les délais d’exécution : « l’ASFC n’a envers lui aucune obligation de mener une enquête dans le laps de temps écoulé jusqu’à maintenant » (voir la décision, au paragraphe 29). Elle n’a pas abordé la question du droit à une enquête sur une plainte de mariage frauduleux déposée par un particulier en qualité de citoyen.
[57] Il s’ensuit que notre Cour n’a pas compétence pour entendre l’appel, ce qui en pratique signifie le rejet de l’appel. Toutefois, comme l’indiquent clairement les motifs donnés précédemment, l’appel aurait été rejeté, même si la Cour avait eu compétence pour l’entendre. Pourquoi dans ce cas rédiger des motifs incidents qui, à ce titre, n’ont aucune valeur de précédent?
[58] L’incompétence d’un tribunal à l’égard d’un appel ne signifie pas qu’il ne peut pas, par courtoisie envers l’appelant, expliquer pourquoi l’appel n’aurait pas été accueilli, peu importe les circonstances. Étant donné les pressions qui s’exercent sur les ressources judiciaires, on ne doit pas s’attendre à obtenir une telle courtoisie d’office, ni même sur demande. Or, dans certaines affaires, les circonstances sont telles que fournir à un demandeur la preuve qu’il a bien été entendu sert les intérêts de la justice. À mon avis, c’est le cas en l’espèce. L’intimé et M. Zaghbib ne visaient pas les mêmes objectifs devant la Cour fédérale et devant notre Cour. Malheureusement, la Cour fédérale ne s’est pas penchée sur la vraie question en litige entre les deux parties au moment où elles ont comparu devant elle. Dans les circonstances, je crois que M. Zaghbib a droit à une décision plus éclairante que celle qu’il a obtenue, situation à laquelle j’ai tenté de remédier.
[59] Pour tous ces motifs, je rejetterais l’appel.
Le juge Near, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Boivin, J.C.A. : Je suis d’accord.