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IMM-4120-02

2003 CF 948

Dilfazir Kazi (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (défendeur)

Répertorié: Kazi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge Martineau--Toronto, 9 juillet; Ottawa, 1er août 2003.

Citoyenneté et Immigration -- Statut au Canada -- Résidents permanents -- Un programmeur et analyste fonctionnel avait demandé la résidence permanente à titre de membre de la catégorie des immigrants indépendants en vertu de l'ancienne Loi, selon laquelle il fallait obtenir 70 points -- La nouvelle Loi annulait la catégorie des immigrants indépendants, 75 points devant être obtenus par les membres de la catégorie des travailleurs qualifiés -- La demande a été reçue le 3 janvier 2002 -- Le demandeur ne pouvait pas se prévaloir des dispositions transitoires -- Il a obtenu 73 points et la demande a été rejetée -- La demande de contrôle judiciaire a été accueillie en partie -- Il n'existait aucun droit acquis à ce qu'une loi qui a été abrogée continue à s'appliquer -- Il n'existait aucune attente raisonnable que la demande soit examinée selon l'ancien régime -- Il n'a pas été soutenu que l'agente avait agi de mauvaise foi ou qu'il y avait eu retard déraisonnable dans le traitement de la demande -- La présomption établie dans la Loi d'interprétation relative à l'application continue de la législation abrogée est réfutée si l'intention contraire est exprimée -- Le nouveau Règlement s'applique d'une façon rétrospective en ce sens qu'il modifie l'effet juridique futur d'une situation passée -- Le nouveau Règlement a été publié le 14 juin 2002 et est entré en vigueur le 28 juin -- Le demandeur a été apprécié le 18 juillet -- Il pouvait légitimement s'attendre à être invité à mettre sa demande en état dans un délai raisonnable -- Le demandeur ne pouvait pas observer la loi s'il ne la connaissait pas avant de faire une demande -- L'absence d'avis approprié constitue un manquement aux règles de justice naturelle ou d'équité -- L'affaire a été renvoyée à un agent des visas différent pour qu'une nouvelle décision soit rendue, le demandeur disposant d'un délai de trois mois pour remplir le formulaire de demande et soumettre des renseignements additionnels -- Question certifiée aux fins d'un appel.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Vie, liberté et sécurité -- Contrôle judiciaire du rejet d'une demande de résidence permanente -- En demandant à la Cour d'exercer son pouvoir en matière de réparations et de radier certaines dispositions du nouveau Règlement, le demandeur se fondait sur l'art. 7 de la Charte -- L'argument fondé sur la Charte n'avait pas été examiné étant donné qu'il était inutile de le faire et que l'omission de signifier l'avis de question constitutionnelle exigé par l'art. 57 de la Loi sur la Cour fédérale y faisait obstacle.

Interprétation des lois -- Contrôle judiciaire du refus d'accorder la résidence permanente -- La Loi sur l'immigration et le Règlement sur l'immigration de 1978 ont été abrogés et remplacés au détriment du demandeur -- Les dispositions transitoires ne s'appliquaient pas -- Les dispositions de la Loi d'interprétation relatives au maintien ne constituent qu'une simple présomption réfutable si l'intention contraire est énoncée -- Le nouveau Règlement s'applique d'une façon rétrospective étant donné qu'il modifie l'effet juridique futur d'une situation passée -- Il est impossible d'observer un règlement qui n'était pas en vigueur lorsque la demande a été faite -- Principe de la règle de droit le plus fondamental: les personnes qui sont régies par la loi doivent avoir connaissance de ses règles avant d'agir -- Le demandeur aurait dû être informé que la demande serait examinée selon les nouveaux critères et aurait dû se voir accorder le temps nécessaire pour fournir des renseignements additionnels et remplir le formulaire de demande.

Il s'agissait d'une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle une agente des visas avait refusé la demande de résidence permanente que le demandeur avait présentée au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) parce qu'il ne remplissait pas les conditions nécessaires en vue d'immigrer au Canada.

Le demandeur, qui travaillait dans le domaine de la programmation et de l'analyse fonctionnelle, avait présenté une demande en vertu de l'ancien Règlement, qui exigeait qu'il obtienne au moins 70 points afin d'être admissible à titre d'immigrant. La demande avait peut-être été envoyée au mois de décembre 2001, mais elle avait été reçue par le Haut-commissariat du Canada à Londres le 3 janvier 2002 seulement.

La nouvelle Loi et le nouveau Règlement, édictés en 2001, sont entrés en vigueur le 28 juin 2002; le demandeur ne pouvait pas se prévaloir des dispositions transitoires applicables aux demandes faites avant le 1er janvier 2002. Le demandeur a obtenu 73 points, soit deux points de moins que le nouveau minimum exigé.

Le demandeur a affirmé avoir un «droit acquis» lui permettant d'être apprécié conformément à l'ancien Règlement ou, subsidiairement, il a soutenu que l'agente des visas était tenue de l'informer qu'il serait apprécié selon les nouveaux critères et de lui permettre de soumettre des renseignements additionnels. Il a été affirmé que l'omission de le faire constituait un manquement aux règles de justice naturelle ou d'équité. Toutefois, le ministre a affirmé qu'il incombait au demandeur de s'assurer que sa demande satisfaisait aux nouvelles exigences.

Tout en reconnaissant que le demandeur n'était pas visé par les dispositions transitoires, l'avocat a soutenu que la Cour devait exercer le pouvoir qu'elle possédait en matière de réparations en vertu du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur la Cour fédérale pour radier certaines dispositions du nouveau Règlement pour le motif qu'elles étaient invalides dans la mesure où elles empêchaient la demande faite entre le 1er janvier et le 28 juin 2002 d'être évaluée conformément à l'ancien Règlement. Le demandeur a invoqué l'article 7 de la Charte. Il a en outre soutenu que les paragraphes 75(1) et (2) ainsi que l'alinéa 76(1)a) et l'article 361 du nouveau Règlement devaient être déclarés inconstitutionnels, pour le motif que rien ne permettait expressément ou implicitement l'application rétroactive des articles 190 et 201 de la nouvelle Loi.

Jugement: la demande doit être accueillie en partie, l'affaire doit faire l'objet d'une nouvelle décision et le demandeur doit être autorisé à soumettre des renseignements additionnels.

Comme l'a statué la Cour suprême dans l'arrêt Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, personne ne possède un droit acquis à ce qu'une loi qui a été abrogée continue à s'appliquer. Le demandeur possédait uniquement le droit de faire examiner sa demande selon les règles qui existaient à la date où la demande avait été évaluée. Avant que le demandeur soumette sa demande de visa, le gouvernement avait indiqué son intention de mettre le nouveau régime en vigueur assez rapidement, de sorte que le demandeur ne pouvait pas avoir eu une attente raisonnable que sa demande soit réglée en vertu de l'ancienne Loi et de l'ancien Règlement. En outre, rien ne permettait de soupçonner que l'agente avait agi de mauvaise foi ou qu'il y avait eu retard déraisonnable dans le traitement de la demande.

La présomption établie à l'alinéa 43c) de la Loi d'interprétation relative à l'application continue de la législation abrogée aux cas passés peut être réfutée si l'intention contraire est clairement exprimée. En outre, en vertu de l'alinéa 44g) de cette loi, les règlements d'application du texte antérieur demeurent en vigueur «jusqu'à abrogation ou remplacement».

Les dispositions transitoires ne prévoient pas le cas dans lequel une demande est faite entre le 1er janvier et le 28 juin 2002. Par conséquent, il était possible de conclure que pareille demande devait être évaluée conformément à la nouvelle Loi et au nouveau Règlement.

Si la décision contestée avait été prise avant le 28 juin 2002, l'agente aurait été tenue de délivrer un visa au demandeur à titre de membre de la catégorie des immigrants indépendants si elle était convaincue que celui-ci satisfaisait aux critères établis par l'ancienne Loi et par l'ancien Règlement. Toutefois, après cette date, les nouveaux critères s'appliquaient. L'agente ne pouvait pas délivrer de visa à moins d'être convaincue que le demandeur satisfaisait aux nouvelles exigences à la date de la demande (3 janvier 2002) et à la date de l'appréciation (18 juillet 2002), lorsque la catégorie des immigrants indépendants n'existait plus. Le nouveau Règlement s'applique d'une façon rétrospective en ce sens qu'il modifie l'effet juridique futur d'une situation passée. Il s'agissait de savoir si l'agente était tenue d'aviser le demandeur que sa demande serait évaluée selon les nouveaux critères et de l'inviter à remplir le formulaire de demande et à mettre sa demande en état avant de procéder à l'appréciation.

Quant à la question de l'obligation d'agir d'une façon équitable, la position du ministre était que l'ignorance de la loi n'est pas une excuse. Le nouveau Règlement a été publié le 14 juin 2002 et est entré en vigueur le 28 juin. Par conséquent, le demandeur disposait de moins de 30 jours pour mettre sa demande en état avant que l'appréciation soit effectuée. Il fallait conclure que le demandeur pouvait légitimement s'attendre à être invité à mettre sa demande en état dans un délai raisonnable avant que l'appréciation soit effectuée selon les nouveaux critères. Un avis de l'intention de l'agente de l'apprécier selon les nouveaux critères aurait dû être donné au demandeur. Comment un demandeur pourrait-il observer la loi s'il ne connaît pas la loi avant de faire une demande? Comme le professeur Sullivan le souligne dans l'ouvrage intitulé Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, [traduction] «le principe de la règle de droit qui est peut-être le plus fondamental veut que ceux qui sont régis par la loi doivent avoir connaissance de ses règles avant d'agir]». Il était impossible de voir comment la loi pourrait imposer au demandeur, avant le 28 juin 2002, l'obligation de convaincre l'agente qu'il satisfaisait aux critères autres que ceux de l'ancienne Loi et de l'ancien Règlement.

En vertu du paragraphe 76(2) du nouveau Règlement, il incombait au ministre «[d]'établi[r] le nombre minimum de points que doit obtenir le travailleur qualifié et [d']en informe[r] le public». Le ministre a annoncé son intention d'établir la note de passage à 75 points dans le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation publié avec le nouveau Règlement le 14 juin 2002. Un délai de 33 jours ne constituait pas un délai raisonnable pour remplir le formulaire de demande et mettre la demande en état. L'absence d'avis approprié en l'espèce constituait un manquement aux règles de justice naturelle ou d'équité.

L'argument fondé sur la Charte n'avait pas à être examiné et de fait ne pouvait pas l'être en l'absence de signification de l'avis de question constitutionnelle exigé par l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale. Cette omission empêchait la Cour d'une façon absolue de faire une déclaration d'invalidité de la Loi ou du Règlement.

Cette affaire devrait être renvoyée à un agent des visas différent pour qu'une nouvelle décision soit rendue et il devrait être ordonné à l'agent d'accorder au demandeur un délai de trois mois pour remplir le formulaire de demande et soumettre des renseignements additionnels.

Une question de portée générale devrait être certifiée aux fins d'un appel, à savoir si le 28 juin 2002 ou par la suite, l'agent des visas est tenu, avant d'évaluer une demande présentée le 1er janvier 2002 ou par la suite conformément à l'ancienne Loi et à l'ancien Règlement, d'aviser le demandeur que la demande sera évaluée selon le nouveau régime et de l'inviter à remplir le formulaire de demande et à mettre la demande en état dans un délai raisonnable, fixé par l'agent.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11(R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 43c), 44g)

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(3) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5), 57 (mod. idem, art. 19).

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 9 (mod. par L.C. 1992, ch. 9, art. 4).

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 2(2), 11(1), 12(2), 14(2)a), 190, 201, 274.

Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172, art. 8 (mod. par DORS/85-1038, art. 3; 88-517, art. 2; 91-433, art. 3; 97-184, art. 3), 9 (mod. par DORS/83-675, art. 3; 88-127, art. 3; 88-286, art. 5; 91-433, art. 4; 92-101, art. 5; 99-146, art. 4), 11 (mod. par DORS/91-157, art. 6; 91-433, art. 4; 93-44, art. 8).

Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 75(1),(2),(3), 76(1),(2),(3),(4), 77, 361, 364, 365.

Règles de la Cour fédérale en matière d'immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 (mod. par DORS/2002-232, art. 1), règle 22 (mod. idem, art. 11).

jurisprudence

décision appliquée:

Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du Revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271; (1975), 66 D.L.R. (3d) 449; [1976] CTC 1; 75 DTC 5451; 7 N.R. 401.

décisions citées:

Say c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 139 F.T.R. 165 (C.F. 1re inst.); McAllister c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] 2 C.F. 190; (1996), 108 F.T.R. 1 (1re inst.); Borisova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 859; [2003] A.C.F. no 1114 (1re inst.) (QL); Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 224 D.L.R. (4th) 739; 227 F.T.R. 272; 27 Imm. L.R. (3d) 157 (C.F. 1re inst.); Pirotte c. Commission d'assurance- chômage, [1977] 1 C.F. 314; (1976), 72 D.L.R. (3d) 342; 76 CLLC 14,053; 12 N.R. 451 (C.A.); Mihm c. Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration, [1970] R.C.S. 348; (1970), 9 D.L.R. (3d) 682; Rani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 1102; [2002] A.C.F. no 1477 (1re inst.) (QL); Yu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1990), 36 F.T.R. 296; 11 Imm. L.R. (2d) 176 (C.F. 1re inst.); Choi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 C.F. 763; (1991), 6 Admin. L.R. (2d) 94; 15 Imm. L.R. (2d) 265; 139 N.R. 182 (C.A.); Redding c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 C.F. 496; (2001), 209 F.T.R. 281; 19 Imm. L.R. (3d) 69 (1re inst.).

doctrine

Projet de réglementation, Gaz. C. 2001.I.4577.

Projet de réglementation, Gaz. C. 2002.I.4577.

Résumé de l'étude d'impact de la réglementation, Gaz. C. 2002.II.226.

Sullivan, Ruth. Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4th ed. Markham, Ont.: Butterworths, 2002.

DEMANDE de contrôle judiciaire du refus de l'agente des visas de faire droit à une demande de résidence permanente ainsi qu'en vue de l'obtention d'un jugement déclaratoire portant que certaines dispositions légales et réglementaires sont inconstitutionnelles ou inopérantes. Demande accueillie en partie.

ont comparu:

M. Max Chaudhary pour le demandeur.

Amina Riaz et Marie-Louise Wcislo pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier:

M. Max Chaudhary, North York, Ontario, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

[1]Le juge Martineau: Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l'agente des visas Margaret Kingsley (l'agente des visas) a refusé, le 18 juillet 2002, la demande de résidence permanente que le demandeur avait présentée au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) parce qu'il ne remplissait pas les conditions nécessaires en vue d'immigrer au Canada.

LES FAITS

[2]Le demandeur, un étranger, travaille dans le domaine de la programmation et de l'analyse fonctionnelle. Au mois de décembre 2001, il a rempli le formulaire pertinent et a remis à son ancien conseiller la documentation nécessaire pour présenter une demande en vue de résider en permanence au Canada à titre de membre de la catégorie des immigrants indépendants.

[3]La demande a été faite conformément à la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (l'ancienne Loi) et au Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172 (l'ancien Règlement), qui exigent que le demandeur obtienne au moins 70 points d'appréciation afin d'être admissible à titre d'immigrant: voir le paragraphe 9(1) [mod. par DORS/88-127, art. 3; 91-433, art. 4] de l'ancien Règlement.

[4]La lettre d'envoi signée par le conseiller du demandeur est datée du 15 décembre 2001, ce qui donne à entendre que la demande a été envoyée peu de temps après, mais le Haut-commissariat du Canada à Londres a reçu la lettre le 3 janvier 2002 seulement.

[5]Au moment où l'agente des visas a apprécié le demandeur et a rendu sa décision défavorable, l'ancienne Loi et l'ancien Règlement n'étaient plus en vigueur. Ils avaient été abrogés moins d'un mois plus tôt. Au 28 juin 2002, des parties importantes de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la nouvelle Loi ou la LIPR) et du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le nouveau Règlement ou le RIPR) sont entrés en vigueur: Décret fixant au 28 juin 2002 la date d'entrée en vigueur de certaines dispositions de la Loi, TR/2002-97, article 365 du RIPR.

[6]L'agente des visas, qui avait conclu que le demandeur n'était pas visé par les dispositions transitoires figurant dans le nouveau Règlement (lesquelles s'appliquent aux demandes faites avant le 1er janvier 2002), a évalué le demandeur au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral), exerçant la profession de programmeur, en utilisant le code 2174 de la CNP (au lieu du code 2163 de la CNP, soit le code mentionné par le demandeur). L'agente des visas n'a pas invité le demandeur à remplir le formulaire de demande et à mettre la demande en état avant de l'apprécier selon les nouveaux critères.

[7]L'agente des visas a attribué au demandeur le nombre de points suivants:

Âge     10

Études     22

Compétence dans les langues officielles     16

Expérience     21

Exercice d'un emploi réservé     00

Capacité d'adaptation     04

Total     73

[8]L'agente des visas a conclu que le demandeur [traduction] «a[vait] obtenu un nombre insuffisant de points pour pouvoir immigrer au Canada, le nombre minimum nécessaire étant de 75 points». Cette conclusion est fondée sur l'hypothèse selon laquelle [traduction] «[c]onformément au [nouveau] Règlement, les demandeurs appartenant à la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) sont appréciés selon les exigences minimales énoncées au paragraphe 75(2) et les critères énoncés au paragraphe 76(1)» (lettre de refus en date du 18 juillet 2002, page 2, paragraphes 1 et 3).

POINTS LITIGIEUX

[9]Le demandeur affirme avoir, en vertu de l'ancienne Loi, un «droit acquis» lui permettant d'être apprécié conformément à l'ancien Règlement, droit qui lui est dénié par le défendeur. Subsidiairement, le demandeur soutient que l'agente des visas était tenue de l'informer qu'il serait apprécié selon les nouveaux critères et de lui permettre de soumettre des renseignements additionnels. L'absence d'avis approprié constitue un manquement aux règles de justice naturelle ou aux règles d'équité. En réponse, le défendeur affirme qu'il incombe au demandeur de s'assurer que sa demande est complète et qu'elle satisfait aux nouvelles exigences de la LIPR et du RIPR. Étant donné que le demandeur n'a pas demandé de prorogation de délai en vue de mettre sa demande en état, l'agente des visas était autorisée à rejeter sa demande parce qu'il ne remplissait pas les conditions nécessaires en vue d'immigrer au Canada en vertu de la législation.

[10]Les avocats des deux parties conviennent que le demandeur n'est pas visé par les dispositions transitoires (article 361 du RIPR) étant donné que sa demande a été «faite» après le 1er janvier 2002. Toutefois, dans l'argumentation orale, l'avocat du demandeur a demandé à la Cour, dans l'exercice du pouvoir qu'elle possède en matière de réparations en vertu du paragraphe 18.1(3) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, de radier les parties soulignées ci-dessous citées du paragraphe 361(3) du nouveau Règlement, qui est ainsi libellé:

361. [. . .]

(3) Pendant la période commençant à la date d'entrée en vigueur du présent article et se terminant le 31 mars 2003, les points d'appréciation sont attribués conformément à l'ancien règlement à l'étranger qui est un immigrant qui:

a) d'une part, est visé au paragraphe 8(1) de ce règlement, autre qu'un candidat d'une province;

b) d'autre part, a fait, conformément à ce même règlement, une demande de visa d'immigrant avant le 1er janvier 2002, pendante à l'entrée en vigueur du présent article, et n'a pas obtenu de points d'appréciation en vertu de ce règlement. [Soulignements ajoutés.]

[11]Le demandeur soutient que les passages ci-dessus soulignés sont invalides dans la mesure où ils empêchent la demande qui a été faite entre le 1er janvier et le 28 juin 2002 d'être évaluée conformément à l'ancien Règlement. Il soutient qu'il est contraire à l'application régulière de la loi d'imposer pareille limite aux demandes faites avant le 1er janvier 2002 et évaluées le 31 mars 2003 ou auparavant. Le demandeur fonde entre autres sa contestation sur l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) (1985), appendice II, no 44].

[12]Le demandeur invite également la Cour à statuer sur la validité ou sur l'applicabilité des paragraphes 75(1) et (2), de l'alinéa 76(1)a) et de l'article 361 du nouveau Règlement, qui, soutient-il, devraient être déclarés nuls et inconstitutionnels, ou sans force et sans effet, pour le motif, entre autres, que rien ne permet expressément ou implicitement l'application rétroactive des articles 190 et 201 de la nouvelle Loi.

[13]Les arguments que le demandeur a invoqués au sujet de l'invalidité sont réfutés par le défendeur dans de longs arguments écrits (voir les paragraphes 28 à 33 de l'exposé des points d'argument du défendeur en date du 27 novembre 2002 ainsi que les paragraphes 42 à 68 de l'exposé complémentaire des points d'argument du défendeur en date du 19 juin 2003).

ANALYSE

[14]Comme il en a déjà été fait mention, la demande a été évaluée en vertu de la nouvelle Loi et du nouveau Règlement. Je commencerai donc par donner un bref aperçu des exigences qui s'appliquent selon le nouveau régime.

Exigences prévues par la LIPR et le RIPR

[15]Le paragraphe 11(1) de la nouvelle Loi prévoit que l'étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l'agent le visa et autres documents requis par règlement. Le visa ou les documents sont délivrés sur preuve, à la suite d'un contrôle, que l'étranger n'est pas interdit de territoire et se conforme à la «présente loi». Le paragraphe 2(2) de la nouvelle Loi précise que sauf disposition contraire de la présente Loi, toute mention de celle-ci vaut également mention des «règlements» pris sous son régime. Le paragraphe 12(2) de la nouvelle Loi prévoit que la situation des étrangers de la catégorie «immigration économique» se fait en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

[16]L'alinéa 14(2)a) de la nouvelle Loi prévoit que les règlements établissent et régissent les catégories de résidents permanents ou d'étrangers, dont celles visées à l'article 12, et portent notamment sur les critères applicables aux diverses catégories, et les méthodes ou, le cas échéant, les grilles d'appréciation et de pondération de tout ou partie de ces critères, ainsi que des cas où l'agent peut substituer aux critères son appréciation de la capacité de l'étranger à réussir son établissement économique au Canada.

[17]Le paragraphe 75(1) du nouveau Règlement crée la «catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral)», soit une catégorie «immigration économique» pour l'application du paragraphe 12(2) de la nouvelle Loi. Cette catégorie est définie comme une catégorie de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada, qui sont des travailleurs qualifiés et qui entendent résider dans une province autre que le Québec. Les exigences auxquelles un étranger doit satisfaire afin d'être considéré comme un travailleur qualifié sont énumérées au paragraphe 75(2) du nouveau Règlement. Si l'étranger ne satisfait pas à ces exigences, l'agent met fin à l'examen de la demande de visa de résident permanent et la refuse (paragraphe 75(3) du RIPR).

[18]L'aptitude du travailleur, au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral), à réussir son établissement économique au Canada doit être appréciée selon les nouveaux critères énumérés au paragraphe 76(1) du nouveau Règlement. Le nombre minimum de points doit être établi par le ministre de la façon prévue au paragraphe 76(2). Toutefois, l'agent des visas a le pouvoir discrétionnaire voulu pour substituer son appréciation si le nombre de points attribué ne reflète pas exactement l'aptitude du travailleur qualifié à réussir son établissement économique au Canada, mais toute décision doit être confirmée par un autre agent (paragraphes 76(3) et (4) du RIPR).

Absence de droit acquis

[19]Personne ne possède un droit acquis à ce que la loi telle qu'elle existait par le passé continue à s'appliquer. Comme l'a dit la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Ministre du revenu national, [1977] 1 R.C.S. 271, à la page 283: «[L]e simple droit de se prévaloir d'un texte législatif abrogé, dont jouissent les membres de la communauté ou une catégorie d'entre eux à la date de l'abrogation d'une loi, ne peut être considéré comme un droit acquis.» Le demandeur, qui avait présenté une demande en vue de résider en permanence au Canada, ne possédait pas de droit acquis pour que sa demande soit examinée selon les règles qui existaient à la date de sa demande. Il possédait plutôt uniquement le droit de faire examiner sa demande selon les règles qui existaient à la date où la demande a été évaluée: Say c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 139 F.T.R. 165 (C.F. 1re inst.); et McAllister c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] 2 C.F. 190 (1re inst.), à la page 218.

[20]Ceci dit, je note qu'une publication préalable de la première tranche du nouveau Règlement a été publiée au milieu du mois de décembre 2001 (voir le Projet de réglementation, Gaz. C., 2001.I.4577). Le demandeur n'avait alors pas encore présenté sa demande de visa. Étant donné que «le gouvernement avait clairement démontré son engagement à mettre le nouveau régime en vigueur assez rapidement», le demandeur n'avait «aucun espoir raisonnable de voir [sa] demande finalement évaluée en vertu de l'ancienne loi et du règlement de 1978» (Borisova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 1114 (1re inst.) (QL), au paragraphe 42). En outre, rien ne permet de soupçonner en l'espèce que l'agente des visas a agi de mauvaise foi, ou qu'il y a eu un retard déraisonnable dans le traitement de la demande: Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 224 D.L.R. (4th) 739 (C.F. 1re inst.).

Intention claire

[21]Les dispositions de la Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, relatives au maintien prévoient l'application continue de la législation abrogée aux cas passés. Toutefois, l'alinéa 43c) de la Loi d'interprétation, que le demandeur invoque en l'espèce, ne constitue qu'une présomption. Cette présomption est réfutable si l'intention contraire est clairement exprimée: R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd. (Markham (Ont.): Butterworths, 2002), aux pages 565 à 568. En outre, lorsqu'un texte législatif est abrogé et remplacé par un autre texte, l'alinéa 44g) de la Loi d'interprétation prévoit expressément que «les règlements d'application du texte antérieur demeurent en vigueur et sont réputés pris en application du nouveau texte, dans la mesure de leur compatibilité avec celui-ci, jusqu'à abrogation ou remplacement» (non souligné dans l'original). C'est précisément ici le cas (articles 274 de la LIPR et 364 du RIPR).

[22]L'article 361 du nouveau Règlement prévoit ce qui suit:

361. (1) Si, avant l'entrée en vigueur du présent article, un étranger visé au paragraphe (2) a été évalué par un agent des visas et a obtenu le nombre de points d'appréciation exigés par l'ancien règlement, cette évaluation confère, pour l'application du présent règlement, un nombre de points égal ou supérieur au nombre minimum de points requis pour se voir attribuer:

a) la qualité de travailleur qualifié, dans le cas de l'étranger visé à l'alinéa (2)a);

b) la qualité d'investisseur, dans le cas de l'étranger visé à l'alinéa (2)b);

c) la qualité d'entrepreneur, dans le cas de l'étranger visé à l'alinéa (2)c);

d) la qualité de travailleur autonome, dans le cas de l'étranger visé à l'alinéa (2)d).

(2) Le paragraphe (1) s'applique à l'étranger qui a présenté une demande de visa d'immigrant conformément à l'ancien règlement--pendante à l'entrée en vigueur du présent article--à titre, selon le cas:

a) de personne visée au sous-alinéa 9(1)b)(i) ou à l'alinéa 10(1)b) de l'ancien règlement;

b) d'investisseur;

c) d'entrepreneur.

(3) Pendant la période commençant à la date d'entrée en vigueur du présent article et se terminant le 31 mars 2003, les points d'appréciation sont attribués conformément à l'ancien règlement à l'étranger qui est un immigrant qui:

a) d'une part, est visé au paragraphe 8(1) de ce règlement, autre qu'un candidat d'une province;

b) d'autre part, a fait, conformément à ce même règlement, une demande de visa d'immigrant avant le 1er janvier 2002, pendante à l'entrée en vigueur du présent article, et n'a pas obtenu de points d'appréciation en vertu de ce règlement.

(4) Si, avant l'entrée en vigueur du présent article, l'étranger visé au paragraphe (3) a été apprécié par un agent des visas et a obtenu le nombre de points d'appréciation exigés par l'ancien règlement, cette appréciation confère, pour l'application du présent règlement, un nombre de points égal ou supérieur au nombre minimum de points requis d'un travailleur qualifié (fédéral), d'un investisseur, d'un entrepreneur ou d'un travailleur autonome, selon le cas.

(5) Si les points d'appréciation exigés par l'ancien règlement n'ont pas été attribués avant le 1er avril 2003 à l'étranger visé à l'alinéa (2)a) qui a demandé un visa d'immigrant avant le 1er janvier 2002, ce dernier doit obtenir un minimum de soixante-dix points au regard des facteurs visés à l'alinéa 76(1)a) du présent règlement pour devenir résident permanent au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral).

(6) Si l'étranger, avant la date d'entrée en vigueur du présent article, a présenté une demande de visa de résident permanent conformément à l'ancien règlement--pendante à cette date--à titre de candidat d'une province, la demande est traitée conformément à ce règlement et l'étranger est apprécié et les points d'appréciation lui sont attribués conformément au même règlement. [Non souligné dans l'original.]

[23]Les dispositions transitoires précitées traitent expressément du cas dans lequel une demande a été faite avant le 1er janvier 2002 par les immigrants visés au paragraphe 8(1) [mod. par DORS/85-1038, art. 3; 91-157, art. 3] de l'ancien Règlement (paragraphe 361(3) du RIPR), mais aucune disposition n'est énoncée à l'égard d'une demande faite entre le 1er janvier 2002 et le 28 juin 2002. Par conséquent, il est avec raison possible de conclure que, cela étant, il était clairement prévu que toute demande faite après le 1er janvier 2002 serait évaluée conformément à la nouvelle Loi et au nouveau Règlement.

Application rétrospective

[24]Si la décision contestée avait été prise avant le 28 juin 2002, l'agente des visas aurait été tenue en vertu de la loi de délivrer un visa au demandeur à titre de membre de la catégorie des immigrants indépendants si elle était convaincue qu'il satisfaisait aux critères existants mentionnés dans l'ancienne Loi et dans l'ancien Règlement, qui étaient encore en vigueur et qui n'avaient pas été abrogés (article 9 de l'ancienne Loi; articles 8 [mod. par DORS/85-1038, art. 3; 88-517, art. 2; 91-433, art. 3; 97-184, art. 3], 9 [mod. par DORS/83-675, art. 3; 88-127, art. 3; 88-286, art. 5; 91-433, art. 4; 92-101, art. 5; 99-146, art. 4] et 11 [mod. par DORS/91-157, art. 6; 91-433, art. 4; 93-44, art. 8] de l'ancien Règlement).

[25]Toutefois, étant donné que la décision contestée a été rendue après le 28 juin 2002, les nouveaux critères s'appliquaient. En vertu du nouveau Règlement, «les exigences et critères prévus aux articles 75 et 76 doivent être remplis au moment où la demande de visa de résident permanent est faite et au moment où le visa est délivré» [soulignement ajouté] (article 77 du RIPR). Par conséquent, l'agente des visas ne pouvait pas délivrer de visa au demandeur à moins d'être convaincue qu'il satisfaisait aux exigences énoncées aux articles 75 et 76 du nouveau Règlement à la date de la demande, soit le 3 janvier 2002, et à la date à laquelle l'agente devait procéder à une évaluation et délivrer un visa, soit le 18 juillet 2002. À la date de la demande, le demandeur avait présenté sa demande conformément à l'ancienne Loi et à l'ancien Règlement en tant que membre de la «catégorie des immigrants indépendants» (Formulaire de demande d'immigration-- Immigrant indépendant signé par le demandeur, dossier du Tribunal, aux pages 7 à 10). L'agente des visas était donc tenue d'évaluer la demande comme si le demandeur avait présenté celle-ci au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) puisque la catégorie des immigrants indépendants n'existait plus.

[26]Il est donc clair qu'en l'espèce, le nouveau Règlement s'applique d'une façon rétrospective en ce sens qu'il [traduction] «modifie l'effet juridique futur d'une situation passée»: R. Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, précité, aux pages 546 à 550. En pareil cas, il s'agit de savoir si l'agent des visas est tenu d'aviser le demandeur que sa demande sera évaluée selon les nouveaux critères conformément à la nouvelle Loi et au nouveau Règlement, et de l'inviter à remplir le formulaire de demande et à mettre la demande en état dans un délai raisonnable, fixé par l'agent des visas, avant de procéder à une appréciation selon les nouveaux critères.

Obligation d'agir d'une façon équitable

[27]Le demandeur soutient également qu'il n'a pas été traité d'une façon équitable. Il affirme qu'étant donné que l'agente des visas a évalué sa demande selon les nouveaux critères, dont il n'était pas au courant, il a subi un préjudice sérieux puisque la demande a par la suite été refusée parce qu'il ne satisfaisait pas aux nouveaux critères. Au paragraphe 14 de son affidavit, le demandeur déclare [traduction] qu' «il n'y a[vait] pas lieu selon [lui] de demander à immigrer au Canada [s'il] allai[t] être induit en erreur au sujet des critères applicables». Il aurait plutôt présenté une demande pour immigrer en Australie ou en Nouvelle-Zélande. L'agente des visas aurait dû l'informer des nouveaux critères, ou du moins de son intention de l'apprécier selon les nouveaux critères. Elle aurait dû l'inviter à remplir le formulaire de demande et à mettre la demande en état et il aurait alors fourni des renseignements additionnels tels qu'une offre d'emploi validée ou il aurait appris le français (voir le paragraphe 18 de l'affidavit du demandeur en date du 6 octobre 2003).

[28]Le défendeur répond que le demandeur est réputé connaître la loi et que l'ignorance de la loi n'est pas une excuse: Pirotte c. Commission d'assurance-chômage, [1977] 1 C.F. 314 (C.A.), à la page 317; Mihm c. Ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration, [1970] R.C.S. 348, à la page 353; Rani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 1102; [2002] A.C.F. no 1477 (1re inst.) (QL), au paragraphe 40; et Yu c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1990), 36 F.T.R. 296 (C.F. 1re inst.), aux pages 188 et 189. Le défendeur affirme qu'aucun avis n'était donc nécessaire. Il incombait au demandeur de remplir le formulaire de demande de visa et de mettre la demande en état de façon à satisfaire aux nouveaux critères tels qu'ils sont énoncés dans la nouvelle Loi et dans le nouveau Règlement. En l'espèce, le demandeur aurait dû prendre ces mesures sans délai. Le nouveau Règlement a été publié le 14 juin 2002 (Projet de réglementation, Gaz. C., 2002.I.4577) et l'évaluation a été effectuée le 18 juillet 2002. Cela voulait dire que le demandeur était tenu de remplir le formulaire de demande et de mettre la demande en état moins de 30 jours après l'entrée en vigueur de la Loi et du Règlement, le 28 juin 2002. Le demandeur affirme que cela constituait un délai déraisonnable.

[29]Malgré les savants arguments de l'avocat du défendeur, je conclus que le demandeur avait une attente raisonnable d'être invité par l'agente des visas à remplir le formulaire de demande et à mettre la demande en état dans un délai raisonnable avant qu'une appréciation soit effectuée selon les nouveaux critères. Eu égard aux circonstances particulières de la présente espèce, je conclus qu'un avis de l'intention de l'agente des visas de l'apprécier selon les nouveaux critères aurait dû être donné au demandeur.

[30]Premièrement, les personnes qui sont régies par la loi doivent avoir connaissance de ses règles avant d'agir. La question de savoir si le nouveau Règlement a un effet rétroactif ou rétrospectif est simplement une question de portée de l'effet prévu de ce règlement. Toutefois, la question fondamentale est encore la même. Comment un demandeur peut-il observer la loi, se fonder sur la loi, ou tirer parti de la loi s'il ne connaît pas la loi avant de faire une demande de visa? En vertu de l'article 77 du nouveau Règlement, «les exigences et critères prévus aux articles 75 et 76 doivent être remplis au moment où la demande de visa de résident permanent est faite et au moment où le visa est délivré» (non souligné dans l'original). Comment peut-on s'attendre à ce que le demandeur, au moment où il fait sa demande, observe un règlement qui n'est pas encore en vigueur? Cela est clairement impossible. Le demandeur avait donc le droit de recevoir un avis de la modification des critères applicables aux visas avant de faire l'objet d'une évaluation.

[31]Sur ce point, par analogie, je conclus que les commentaires que le professeur R. Sullivan a faits dans l'ouvrage intitulé Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, précité, aux pages 544 et 545, sont particulièrement utiles:

[traduction] Principes sous-tendant les dispositions législatives transitoires. Une appréciation des questions sous-tendant les dispositions législatives transitoires sert de fondement valable lorsqu'il s'agit de considérer des questions transitoires d'une façon cohérente et fonctionnelle. Cela n'aura pas pour effet de rendre les dispositions législatives transitoires faciles, mais cela pourra éviter certains des problèmes qui se posent lorsque l'on tente de déterminer si une application particulière est rétroactive plutôt que rétrospective ou rétrospective plutôt qu'immédiate.

La considération la plus impérieuse sous-tendant les dispositions législatives transitoires est la règle de droit et les valeurs qu'elle sous-tend--la certitude, la prévisibilité, la stabilité, la rationalité et l'égalité formelle. L'une des grandes vertus de la loi est qu'elle fournit un cadre stable dans lequel les gens peuvent se livrer à leurs activités. Une loi qui change trop souvent ou trop rapidement ou encore d'une façon inattendue mine le sentiment de sécurité des citoyens et leur désir de participer aux relations et activités dont dépendent une société et une économie stables. Les principes d'équité sont également importants. Enfin, il existe un engagement traditionnel en common law visant à protéger les droits reconnus en droit privé, lesquels sont considérés comme une forme de propriété.

Le principe de la règle de droit qui est peut-être le plus fondamental veut que ceux qui sont régis par la loi doivent avoir connaissance de ses règles avant d'agir, à défaut de quoi ils n'observeront la loi que d'une façon purement accidentelle. Les citoyens doivent connaître la loi avant d'agir, de façon à pouvoir adapter leur conduite et à éviter les conséquences peu souhaitables tout en se prévalant des conséquences souhaitables. Pour qu'un avis adéquat soit donné, les règles édictées par les législatures doivent être publiées et adéquatement portées à la connaissance de la population--idéalement avant de commencer à s'appliquer, mais au plus tard au moment où elles commencent à s'appliquer. En outre, le contenu des règles doit être clairement communiqué. Ces exigences visent à permettre aux gens de savoir qu'ils doivent faire des choix intelligents. Les citoyens ne peuvent pas observer la loi, se fonder sur la loi ou tirer parti de la loi à moins de savoir quelle est la loi avant de décider de leur conduite.

L'application rétroactive de la législation porte directement atteinte au principe voulant qu'un avis adéquat soit donné. Il n'est pas possible pour une législature de changer réellement le passé, mais lorsqu'elle édicte une loi rétroactive elle suppose d'une façon fictive que le passé est différent de ce qu'il était réellement. En fait, lorsque X a décidé d'agir ou de ne pas agir d'une façon particulière, la loi disait une chose. Un peu plus tard, lorsqu'il est impossible pour X de faire quoi que ce soit au sujet de la décision qu'il a prise, la loi est réputée avoir dit une chose différente. X ne peut donc pas agir. Au mieux, une loi rétroactive empêche les gens de savoir s'ils observent la loi; au pire, elle leur impose des conséquences défavorables lorsqu'ils tentent de le faire. [Non souligné dans l'original.]

[32]Deuxièmement, si la décision contestée avait été rendue avant le 28 juin 2002, l'agente des visas aurait été tenue d'apprécier le demandeur en tant que membre de la catégorie des immigrants indépendants conformément aux critères existants énoncés dans l'ancienne Loi et dans l'ancien Règlement, qui étaient encore en vigueur et qui n'avaient pas été abrogés (article 9 de l'ancienne Loi; articles 8, 9 et 11 de l'ancien Règlement). Je ne puis donc pas voir comment la loi pourrait imposer au demandeur, avant le 28 juin 2002, l'obligation de convaincre l'agente des visas qu'il satisfaisait aux exigences et aux critères autres que ceux qui figuraient dans l'ancienne Loi et dans l'ancien Règlement.

[33]Troisièmement, il incombait au ministre, en vertu du paragraphe 76(2) du nouveau Règlement, «[d']établi[r] le nombre minimum de points que doit obtenir le travailleur qualifié [. . .] et [d']en informe[r] le public» (non souligné dans l'original). Cette exigence minimale est maintenant de 75 points (au lieu des 70 points requis selon l'ancien Règlement). Le ministre a annoncé son intention d'établir la note de passage à 75 points dans le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation (le REIR) publié avec le nouveau Règlement: «On prévoit que le ministre établira la nouvelle note de passage des travailleurs qualifiés (fédéral) à 75 points lorsque le nouveau système de sélection entrera en vigueur au moment de la proclamation de ces règlements» (voir la Gaz. C. 2002.II.226) (non souligné dans l'original). Je conclus donc qu'en l'absence de preuve contraire, l'avis public officiel relatif à l'exigence minimale de 75 points a été donné par le ministre au plus tôt le 14 juin 2002 et non auparavant.

[34]Quatrièmement, les exigences auxquelles un demandeur doit satisfaire au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) ont évolué entre la première publication et la publication finale. Ainsi, des modifications importantes ont été apportées à l'exigence linguistique, laquelle a été portée de 20 points lors de la première publication à 24 points dans la version finale du nouveau Règlement. De plus, l'exigence relative à l'expérience est passée de 25 points dans la première publication à 21 points dans la version finale. Par conséquent, le demandeur ne pouvait pas connaître les critères selon lesquels il allait être apprécié avant le 14 juin 2002. Il s'agit donc de savoir s'il fallait accorder au demandeur, après la publication du nouveau Règlement, un délai raisonnable pour remplir le formulaire de demande et mettre la demande en état. À coup sûr, un délai de 33 jours (la décision contestée a été prise le 18 juillet 2002) est déraisonnable eu égard aux circonstances.

[35]Enfin, la Cour a décidé que l'agent des visas devrait donner au demandeur la possibilité de faire des commentaires et de répondre à un élément de preuve que celui-ci n'a pas soumis et sur lequel l'agent des visas entend fonder sa décision. En pareil cas, l'agent des visas envoie une «lettre d'équité» au demandeur: voir Choi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 C.F. 763 (C.A.), au paragraphe 14; et Redding c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 C.F. 496 (1re inst.), aux pages 514 à 516. Je reconnais que le cas qui nous occupe est quelque peu différent, mais je conclus que la préoccupation voulant que les demandeurs soient traités d'une façon équitable est toujours valable. En l'espèce, les éléments essentiels de la demande initiale ont été changés. Dans ce cas-ci, l'agente des visas a décidé de traiter la demande que le demandeur avait présentée en tant que membre de la catégorie des immigrants indépendants comme si elle se rapportait à la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral).

[36]Je conclus donc qu'une fois que l'agente des visas a conclu que la demande n'était pas visée par les dispositions transitoires (comme elle l'aurait été si elle avait été «faite» trois jours plus tôt seulement), le demandeur aurait dû être sans délai informé par l'agente des visas qu'il serait apprécié selon les nouveaux critères. Le demandeur aurait dû avoir la possibilité de fournir des renseignements additionnels et de remplir le formulaire de demande dans un délai raisonnable. L'absence d'avis approprié constitue, eu égard aux circonstances de la présente espèce, un manquement aux règles de justice naturelle ou d'équité. Ceci dit, je n'ai pas à trancher les autres questions soulevées par les parties (y compris les questions mentionnées ci-dessus aux paragraphes 11, 12 et 13). Je note en outre qu'aucun avis de question constitutionnelle approprié n'a été signifié et déposé conformément à l'article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19] de la Loi sur la Cour fédérale. Cette omission empêche la Cour d'une façon absolue de faire une déclaration d'invalidité ou d'inapplicabilité de la Loi ou du Règlement.

CONCLUSION

[37]Pour ces motifs, j'ai décidé d'accueillir en partie la demande de contrôle judiciaire. Je rendrai une ordonnance infirmant la décision de l'agente des visas et renvoyant l'affaire à un agent des visas différent pour qu'une nouvelle décision soit rendue conformément au droit. Il est, en outre, ordonné à l'agente des visas de permettre au demandeur de remplir le formulaire de demande et de soumettre des renseignements additionnels. Un délai de trois mois à compter de la date de l'ordonnance rendue par la Cour est raisonnable eu égard aux circonstances. En ce qui concerne la demande que le demandeur a faite pour que les dépens entre parties soient adjugés, règle 22 [mod. par DORS/2002-232, art. 11] des Règles de la Cour fédérale en matière d'immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 [mod., idem, art. 1], dans leur forme modifiée, prévoit que «[s]auf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d'autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l'appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens». En l'espèce, je ne suis pas convaincu qu'il existe des raisons spéciales justifiant l'adjudication des dépens entre parties. Je rejetterai donc la demande que le demandeur a faite au sujet des dépens.

[38]J'ai examiné les questions proposées par les avocats ainsi que leurs observations, et je certifierai également la question grave de portée générale ci-après énoncée:

[traduction] L'agent des visas qui, le 28 juin 2002 ou par la suite, évalue une demande présentée le 1er janvier 2002 ou par la suite conformément à l'ancienne Loi et à l'ancien Règlement, est-il tenu d'aviser le demandeur que la demande sera évaluée selon de nouveaux critères conformément à la nouvelle Loi et au nouveau Règlement et d'inviter le demandeur à remplir le formulaire de demande et à mettre la demande en état dans un délai raisonnable, fixé par l'agent des visas, avant de procéder à une appréciation selon les nouveaux critères?

[39]Pour les motifs susmentionnés, je réponds par l'affirmative à la question qui a été énoncée.

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