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A-630-02

2003 CAF 473

Le Procureur général du Canada (appelant) (défendeur)

c.

Roger Misquadis, Peter Ogden, Mona Perry, Dorothy Phipps-Walker et le chef Bob Crawford, en son propre nom et au nom de la Première nation algonquine d'Ardoch, et Darwin Lewis et le Conseil autochtone de Winnipeg Inc. (intimés) (demandeurs)

et

Le Congrès des peuples autochtones (intervenant)

Répertorié: Première nation algonquine d'Ardoch c. Canada (Procureur général) (C.A.F.)

Cour d'appel fédérale, juges Stone, Rothstein et Sharlow, J.C.A.--Toronto, 24 et 25 novembre; Ottawa, 10 décembre 2003.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droits à l'égalité -- Appel contre un jugement de la Section de première instance selon lequel DRHC avait contrevenu à l'art. 15 en refusant de conclure des accords de développement des ressources humaines autochtones (ADRHA) avec des organismes proposés par certaines collectivités -- À Winnipeg et en Ontario, DRHC avait choisi les fournisseurs de services au moyen d'une demande de propositions -- Le juge du procès a ordonné à DRHC de donner aux collectivités un droit de regard sur les programmes de formation de la main-d'oeuvre -- Il a conclu que le contrôle au niveau local était l'objet premier de la Stratégie -- Qualification des intimés -- Groupe témoin -- Les collectivités non constituées en bande s'étaient vu refuser le droit d'exercer un contrôle par l'entremise d'organes représentatifs -- Les collectivités non constituées en bandes pouvaient être comparées aux collectivités constituées en bandes, dans l'analyse selon l'art. 15: Lovelace c. Ontario -- Puisque les droits à l'égalité prévus par l'art. 15 ne s'étendent qu'aux personnes physiques, les organisations intimées ne pouvaient alléguer un manquement à l'art. 15 -- Les intimés personnes physiques avaient qualité pour agir -- Les collectivités non constituées en bandes étaient traitées différemment -- DRHC avait fait valoir que la décision n'était pas fondée sur des caractéristiques personnelles, mais sur le fait que les organisations proposées par les intimés ne répondaient pas aux critères prévus pour la signature d'ADRHA -- Argument rejeté -- La C.S.C. a reconnu que l'«autochtonalité -- lieu de résidence» constitue un motif analogue de discrimination -- Après qu'est circonscrit un motif analogue, il constitue alors un indicateur permanent de discrimination législative potentielle pour tous les cas futurs -- Le point de savoir si la loi a un objet ou un effet qui est discriminatoire selon la Charte requiert d'examiner plusieurs facteurs contextuels, et il s'agit là d'une question mixte de droit et de fait -- Le refus de DRHC de conclure des ADRHA perpétuait les préjudices historiques et les stéréotypes qui s'attachent aux collectivités autochtones hors réserve.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Clause limitative -- DRHC avait refusé à certaines organisations la possibilité de représenter des collectivités indiennes hors réserve aux fins du contrôle local d'une initiative de développement des ressources humaines -- Il y avait violation des droits à l'égalité prévus par l'art. 15 de la Charte -- Cette violation pouvait-elle se justifier selon l'art. premier? -- L'objet de la Stratégie de DRHC était urgent et réel -- Les volets du critère exposé dans l'arrêt La Reine c. Oakes, c'est-à-dire existence d'un lien rationnel et atteinte minimale, ont-ils été remplis? -- DRHC avait plaidé que sa décision était fondée sur la nécessité de disposer d'une masse critique et d'éviter la fragmentation -- Les motifs donnés n'étaient pas vraisemblables -- DRHC n'avait pas non plus choisi, pour atteindre ses objectifs, le moyen offrant une atteinte minimale.

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Recours -- Le juge du procès a estimé que DRHC avait contrevenu aux droits à l'égalité garantis par l'art. 15 en refusant de conclure des accords de développement des ressources humaines avec des organisations représentant certaines collectivités autochtones -- Il a ordonné à DRHC d'éliminer la discrimination en donnant aux collectivités concernées un droit de regard sur les programmes de formation professionnelle -- Il a laissé à DRHC le soin d'assurer au mieux l'inclusion des collectivités -- DRHC a fait valoir que les tribunaux ne devraient pas ordonner au gouvernement de négocier, vu leur incapacité à surveiller adéquatement l'observation d'une telle ordonnance, et aussi parce que l'observation d'une telle ordonnance est impossible en raison du manque de clarté et de spécificité de la réparation -- Les tribunaux qui procèdent à un contrôle doivent faire montre d'une grande déférence à l'égard de la réparation choisie par un juge de première instance -- Dans l'arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation), la C.S.C. exposait cinq principes dont les juges doivent tenir compte lorsqu'ils décident d'une réparation selon l'art. 24(1) -- Interprétant l'art. 24(1), la C.S.C. avait aussi estimé qu'il était difficile d'imaginer comment un tribunal pourrait être investi d'un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu -- L'ordonnance rendue par le juge du procès respectait la séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire -- La réparation n'obligeait pas DRHC à accroître les crédits affectés à la stratégie -- Elle s'inscrivait dans les redressements autorisés par l'art. 24(1).

Peuples autochtones -- Le procureur général a fait appel du jugement de la Section de première instance selon lequel DRHC avait contrevenu aux droits à l'égalité garantis par l'art. 15 de la Charte en refusant de conclure des accords de développement des ressources humaines avec des organisations proposées par certaines collectivités autochtones hors réserve -- Le juge du procès a ordonné à DRHC de conférer aux collectivités un droit de regard sur ces programmes de formation professionnelle -- DRHC avait adopté cette stratégie pour donner aux Autochtones un rôle accru dans la conception et la mise en oeuvre de leurs programmes de formation professionnelle -- À Winnipeg et en Ontario, certaines organisations s'étaient vu refuser, sans motifs, la possibilité de signer des ADRHA -- Dans ces régions, les fournisseurs de services avaient été choisis au moyen d'une demande de propositions -- Appel rejeté -- Le juge du procès n'a pas commis d'erreur dans ses conclusions de fait -- Il y avait contravention à l'art. 15 parce que le refus perpétuait les préjudices historiques et les stéréotypes qui s'attachent aux collectivités autochtones hors réserve -- La violation de la Charte ne pouvait se justifier selon l'art. premier -- La réparation accordée était conforme au pouvoir discrétionnaire large et absolu conféré par l'art. 24(1) de la Charte.

Juges et tribunaux -- Appel, par contrôle judiciaire, d'un jugement de la Section de première instance selon lequel un ministère fédéral avait contrevenu à l'art. 15 de la Charte dans la mise en oeuvre d'une initiative de développement des ressources humaines autochtones -- La norme de contrôle qu'il convient d'appliquer au jugement d'une juridiction inférieure dépend de la nature du point en litige: norme de la décision correcte pour les points de droit; norme de l'erreur manifeste et dominante pour les points de fait; même chose pour les questions mixtes de droit et de fait, à moins qu'une pure question de droit ne puisse en être dégagée -- Il convient de montrer autant de retenue envers les conclusions du juge d'une demande de contrôle qu'envers les conclusions du juge d'un procès qui a auditionné des témoins -- Le juge du procès avait passé en revue la preuve considérable présentée par les parties et il était en meilleure position qu'une juridiction d'appel pour tirer des conclusions de fait.

Il s'agissait d'un appel à l'encontre du jugement du juge Lemieux ([2003] 2 C.F. 350 (1re inst.)), qui avait fait droit à la demande de contrôle judiciaire présentée par les intimés. Le juge Lemieux a estimé que Développement des ressources humaines Canada (DRHC) avait contrevenu à l'article 15 de la Charte en refusant de conclure des accords de développement des ressources humaines autochtones avec des organismes mandatés par les collectivités des intimés. Il a estimé que cette contravention ne pouvait se justifier selon l'article premier, et il a ordonné à DRHC de donner aux collectivités des intimés un droit de regard sur les programmes de formation de la main-d'oeuvre.

Cinq points devaient être décidés dans cet appel: 1) la norme de contrôle; 2) le juge avait-il commis une erreur dans ses conclusions de fait? 3) y avait-il contravention à l'article 15 de la Charte? 4) la contravention pouvait-elle se justifier selon l'article premier? et 5) le juge a-t-il commis une erreur dans la réparation qu'il a choisie d'accorder?

DRHC avait adopté sa Stratégie de développement des ressources humaines autochtones (la SDRHA) afin de donner aux Autochtones un rôle accru dans la conception et la mise en oeuvre de leurs programmes de formation professionnelle. Les accords découlant de cette Stratégie étaient conclus avec diverses organisations autochtones, mais DRHC, sans donner de motifs, avait refusé de conclure un tel accord pour Winnipeg. En Ontario, certains groupes s'étaient vu refuser la possibilité de signer des ADRHA. La SDRHA comptait aussi un volet distinct, réservé aux Autochtones vivant en milieu urbain ou hors réserve. À Winnipeg et en Ontario, DRHC avait choisi le fournisseur de services au moyen d'une demande de propositions. Aucun ADRHA n'avait été signé avec les populations rurales non constituées en bandes, par exemple la Première nation d'Ardoch.

Arrêt: l'appel doit être rejeté.

La norme de contrôle qu'il convient d'appliquer au jugement d'une juridiction inférieure est déterminée uniquement par la nature du point en litige: norme de la décision correcte pour les points de droit, tandis que les points de fait sont revus selon la norme de l'erreur manifeste et dominante. Les questions mixtes de droit et de fait sont revues elles aussi d'après la norme de l'erreur manifeste et dominante, à moins qu'une pure question de droit ne puisse en être dégagée, auquel cas la norme est celle de la décision correcte. La Cour suprême a jugé qu'il convient de montrer autant de retenue envers les conclusions du juge d'une demande de contrôle judiciaire qu'envers les conclusions du juge d'un procès qui a auditionné des témoins. La bonne application de l'article 15 de la Charte est une question mixte de droit et de fait.

DRHC a fait valoir que le juge du procès avait tiré plusieurs conclusions de fait qui, selon DRHC, étaient abusives et arbitraires et avaient été tirées au mépris des éléments de preuve. La Cour n'a pu accepter ce point de vue. Le juge du procès avait passé en revue la preuve considérable présentée par les parties et il était en meilleure position de tirer des conclusions de fait qu'une juridiction d'appel. La preuve autorisait la conclusion du juge du procès selon laquelle l'objet premier de la Stratégie était l'attribution d'un contrôle au niveau local, et la Cour s'est abstenue de modifier cette conclusion.

Le juge du procès avait considéré que les intimés faisaient partie de collectivités autochtones de la Première nation, vivant hors réserve, dans les villes et les campagnes, et il avait accepté comme groupe témoin les membres de la Première nation vivant dans les réserves. Il se trouve que toutes les collectivités établies dans les réserves avaient eu la possibilité d'exercer un droit de regard par l'entremise d'organes représentatifs régionaux ou provinciaux. Les collectivités non constituées en bandes n'avaient pas eu cette possibilité. Dans l'arrêt Lovelace c. Ontario, la Cour suprême du Canada a reconnu que les collectivités non constituées en bandes peuvent validement, aux fins de l'analyse selon l'article 15, être comparées aux collectivités constituées en bandes.

DRHC avait raison de soutenir que les droits à l'égalité garantis par l'article 15 ne concernent que les personnes physiques et ne pouvaient donc venir en aide aux organisations intimées, à savoir la Première nation algonquine d'Ardoch et le Conseil autochtone de Winnipeg Inc. Cependant, les intimés personnes physiques ont manifestement qualité pour agir et une réparation pouvait encore leur être accordée.

Eu égard à la conclusion selon laquelle l'objet de la Stratégie était l'attribution d'un contrôle au niveau local sur l'application de programmes de ressources humaines, il était évident que les membres des collectivités constituées en bandes et ceux des collectivités non constituées en bandes étaient traités différemment. DRHC avait fait valoir que ses décisions contestées étaient fondées non sur une caractéristique personnelle, mais sur le fait que les organisations proposées par les intimés ne satisfaisaient pas aux critères requis pour devenir signataires d'un ADRHA, mais cet argument était fallacieux: les intimés s'étaient vu refuser l'avantage de la SDRHA en raison d'une caractéristique personnelle, c'est-à-dire le fait qu'ils sont des Indiens qui ne vivent pas dans des réserves. Le premier volet du critère de l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) était donc rempli.

Le point suivant était celui de savoir si cette différence de traitement reposait sur l'un ou plusieurs des motifs énumérés ou analogues de discrimination. Dans l'arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), la Cour suprême avait reconnu l'«autochtonalité--lieu de résidence» comme un motif analogue, parce que la décision de vivre dans une réserve ou hors réserve est une «caractéristique personnelle essentielle de l'identité personnelle des membres des bandes indiennes», une caractéristique qu'ils ne peuvent modifier «qu'à un prix considérable, si tant est qu'ils le puissent». Dans l'arrêt Corbiere, les juges majoritaires ont également précisé que, après qu'est circonscrit un motif analogue, il constitue alors un «indicateur permanent de discrimination législative potentielle» pour tous les cas futurs.

Il n'était pas absolument évident que les intimés, qui sont des Indiens non inscrits, avaient été victimes d'une discrimination fondée sur l'«autochtonalité--lieu de résidence», puisqu'ils n'avaient pas la faculté de vivre dans une réserve, mais DRHC n'a pas prétendu qu'une distinction devait être faite entre les intimés selon qu'ils sont des Indiens inscrits ou des Indiens non inscrits.

La dernière étape du critère de l'arrêt Law, celle qui consiste à se demander si la loi en question a un objet ou un effet qui est discriminatoire au sens de la garantie d'égalité, requiert de considérer plusieurs facteurs contextuels. Il s'agit là d'une question mixte de droit et de fait. DRHC a contesté les conclusions factuelles du juge du procès qui sous-tendaient la manière dont il avait évalué les facteurs contextuels. Sur ce point, il était impossible de dire qu'il avait commis une erreur manifeste et dominante. Il s'était fondé sur les arrêts Corbiere et Lovelace, ainsi que sur le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, pour dire que le refus de DRHC de conclure des ADRHA avec les collectivités des intimés perpétuait les préjudices historiques et les stéréotypes qui s'attachent aux collectivités autochtones hors réserve. La SDRHA était un programme général d'amélioration conçu pour profiter à tous les Autochtones, quel que soit l'endroit où ils vivent, et DRHC avait négligé de reconnaître que les intimés vivaient dans des collectivités qui étaient des collectivités autochtones actives aussi dignes de reconnaissance que les collectivités constituées dans les réserves. Le juge du procès pouvait donc dire que les droits reconnus par l'article 15 de la Charte avaient été déniés.

Sur la question de savoir si cette contravention à l'article 15 pouvait se justifier selon l'article premier, nul n'a contesté que l'objet de la Stratégie était urgent et réel. Il s'agissait de se demander si le volet «lien rationnel» et le volet «atteinte minimale» du critère exposé dans l'arrêt La Reine c. Oakes avaient été respectés. S'agissant du lien rationnel, le ministère a plaidé devant la Cour que sa décision de ne pas conclure des ADRHA avec les collectivités des intimés était motivée par la nécessité de disposer d'une masse critique et d'éviter la fragmentation. Mais le juge du procès n'avait pas été persuadé que c'était bien là les raisons pour lesquelles les organisations proposées par les intimés n'avaient pas été acceptées. Au vu de la preuve, il lui était loisible de tirer cette conclusion. DRHC n'avait pas non plus prouvé que la Stratégie avait été appliquée de telle sorte que l'atteinte fût minimale. DRHC n'avait pas produit d'éléments de preuve montrant qu'il avait envisagé des solutions autres que le fait de refuser aux collectivités des intimés le droit d'intervenir dans les décisions touchant leurs programmes de formation professionnelle. La violation des droits reconnus par la Charte ne pouvait donc se justifier selon l'article premier.

La réparation ordonnée par le juge du procès était que DRHC élimine la discrimination en donnant aux collectivités des intimés le contrôle des programmes de formation professionnelle. DRHC devait consulter les organisations représentatives des intimés pour prendre avec elles les dispositions requises. DRHC a contesté la réparation, et cela pour deux raisons: 1) les tribunaux ne devraient pas ordonner au gouvernement de négocier, vu leur incapacité à surveiller adéquatement l'observation d'une telle ordonnance; et 2) l'observation d'une telle ordonnance était impossible en raison du manque de clarté et de spécificité de la réparation. L'ordonnance contestée n'était pas un mandamus, puisqu'il n'était pas ordonné à un fonctionnaire d'accomplir une obligation légale. L'ordonnance participait plutôt d'une déclaration d'inconstitutionnalité, à laquelle s'ajoutait une ordonnance enjoignant au gouvernement de corriger la violation des droits des intimés.

S'agissant de l'argument de la surveillance, DRHC avait invoqué l'arrêt rendu par la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans l'affaire Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse, mais cet arrêt a été infirmé par la Cour suprême du Canada (une majorité de cinq juges contre quatre), [2003] 3 R.C.S. 3. Quoi qu'il en soit, ce précédent pouvait être écarté car le juge du procès dans cette affaire prétendait exercer un pouvoir de surveillance, tandis que, dans le cas présent, le juge Lemieux comptait plutôt que le gouvernement se conformerait à la Constitution en accord avec son ordonnance. Dans l'avis majoritaire, il était écrit que les tribunaux qui procèdent à un contrôle doivent faire montre d'une grande déférence à l'égard de la réparation choisie par un juge de première instance et qu'ils ne peuvent intervenir qu'en cas d'erreur commise sur le plan du droit ou des principes. S'agissant du paragraphe 24(1) de la Charte, les juges majoritaires avaient estimé qu'«il est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu».

Dans l'arrêt Doucet-Boudreau, la Cour suprême a énoncé cinq principes généraux dont les juges de première instance doivent tenir compte lorsqu'ils décident d'une réparation selon le paragraphe 24(1). L'ordonnance rendue ici par le juge Lemieux s'accordait avec les cinq principes. Elle respectait la séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, en laissant à DRHC le soin de négocier une solution respectueuse des droits des intimés, sans pour autant mettre en péril un programme par ailleurs salutaire.

Il était fautif pour DRHC de donner à entendre que l'ordonnance l'obligeait à accroître les crédits affectés à la Stratégie. L'ordonnance enjoignait simplement au gouvernement de réparer le manquement à ses obligations constitutionnelles, tout en lui laissant le choix du moyen le plus indiqué. La réparation prononcée par le juge Lemieux pouvait paraître quelque peu inédite, mais elle entrait dans la vaste gamme des mesures réparatrices autorisées par le paragraphe 24(1).

L'intervenant, le Congrès des peuples autochtones (le CPA), a fait valoir que la Loi de crédits no 3 pour 1999-2000, L.C. 1999, ch. 36, était le texte qui autorisait le financement de la Stratégie et que la Cour devait l'interpréter d'une manière libérale afin de la rendre conforme à l'article 15. Cette contestation constitutionnelle avait été soulevée pour la première fois dans les plaidoiries, et l'intervenant n'avait pas signifié l'avis requis au procureur général du Canada ni aux procureurs généraux des provinces. La Cour n'a pas compétence pour accorder des redressements selon le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 si l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale n'a pas été observé. Il y aurait eu préjudice si l'argument du CPA avait été jugé recevable dans la présente instance, puisque l'appelant n'avait pas eu le loisir de l'examiner et d'y répondre. Les intimés eux-mêmes ne savaient pas que cet argument serait soulevé et ils se satisfaisaient pleinement de la réparation accordée.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15, 24(1).

Loi constitutionnelle de l982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52(1).

Loi de crédits no 3 pour 1999-2000, L.C. 1999, ch. 36.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19).

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 2(1) «bande», «Indien», «inscrit», «registre des Indiens» (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 32, art. 1), 5(1) (mod., idem, art. 4).

jurisprudence

décisions appliquées:

Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; (2002), 211 D.L.R. (4th) 577; [2002] 7 W.W.R. 1; 10 C.C.L.T. (3d) 157; 30 M.P.L.R. (3d) 1; 286 N.R. 1; 219 Sask. R. 1; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; (2003), 223 D.L.R. (4th) 599; [2003] 5 W.W.R. 1; 179 B.C.A.C. 170; 11 B.C.L.R. (4th) 1; 48 Admin. L.R. (3d) 1; Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; (1999), 170 D.L.R. (4th) 1; 43 C.C.E.L. (2d) 49; 236 N.R. 1; Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950; (2000), 188 D.L.R. (4th) 193; [2000] 4 C.N.L.R. 145; 255 N.R. 1; 134 O.A.C. 201; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; (1999), 173 D.L.R. (4th) 1; [1999] 3 C.N.L.R. 19; 239 N.R. 1; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; (1997), 151 D.L.R. (4th) 577; 96 B.C.A.C. 81; 218 N.R. 161; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministère de l'Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3; inf. (2001), 194 N.S.R. (2d) 323; 203 D.L.R. (4th) 128; 85 C.R.R. (2d) 189 (C.A.).

décision écartée:

Première nation des Chippewas de Nawash c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [2003] 3 C.F. 233; [2003] 2 C.N.L.R. 78; (2002), 298 N.R. 305 (C.A.).

décisions citées:

R. v. Chang, 2003 ABCA 293; [2003] A.J. no 1281 (C.A.) (QL); R. v. Coates (2003), 176 C.C.C. (3d) 215; 172 O.A.C. 330 (C.A. Ont.); Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; (1997), 31 O.R. (3d) 574; 142 D.L.R. (4th) 385; 207 N.R. 171.

doctrine

Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones. Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services, 1996.

Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada. Budget des dépenses 1999-2000: Partie III -- Rapport sur les plans et les priorités. Développement des ressources humaines Canada.

Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada. Budget supplémentaire des dépenses (A), 1999-2000 pour l'exercice financier se terminant le 31 mars 2000.

Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada. Rapport ministériel sur le rendement 1999-2000. Dévelop-pement des ressources humaines Canada, pour la période se terminant le 31 mars 2000.

APPEL du jugement du juge Lemieux ([2003] 2 C.F. 350; (2002), 98 C.R.R. (2d) 245; 223 F.T.R. 161), qui avait fait droit à une demande de contrôle judiciaire et avait estimé qu'un ministère fédéral avait contrevenu à l'article 15 de la Charte au regard de certains accords de développement des ressources humaines autochtones. Appel rejeté.

ont comparu:

Urszula Kaczmarczyk, E. Gail Sinclair et Michael H. Morris, pour l'appelant (défendeur).

Greg Tramley, pour les intimés (demandeurs) Darwin Lewis et le Conseil autochtone de Winnipeg Inc.

Christopher M. Reid, pour les intimés (demandeurs) Roger Misquadis, Peter Ogden, Mona Perry, Dorothy Phipps-Walker et le chef Bob Crawford, en son propre nom et au nom de la Première nation algonquine d'Ardoch.

Joseph E. Magnet, Mahmud Jamal et Vaso Maric, pour l'intervenant.

avocats inscrits au dossier:

Le sous-procureur général du Canada, pour l'appelant (défendeur).

McCandless et Associés, Winnipeg, pour les intimés (demandeurs) Darwin Lewis et le Conseil autochtone de Winnipeg Inc.

Christopher Reid, Toronto, pour les intimés (demandeurs) Roger Misquadis, Peter Ogden, Mona Perry, Dorothy Phipps-Walker et le chef Bob Crawford, en son propre nom et au nom de la Première nation algonquine d'Ardoch.

Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto et Joseph E. Magnet, Ottawa, pour l'intervenant.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Rothstein, J.C.A.:

INTRODUCTION

[1]Le procureur général du Canada fait appel d'un jugement rendu le 11 octobre 2002 par M. le juge Lemieux, de la Section de première instance de la Cour fédérale (à l'époque) [[2003] 2 C.F. 350].

[2]Dans son jugement, le juge Lemieux faisait droit à la demande de contrôle judiciaire présentée par les intimés. Selon lui, Développement des ressources humaines Canada (DRHC) avait contrevenu à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) en refusant de conclure des Accords de développement des ressources humaines autochtones (ADRHA) avec des organismes mandatés par les collectivités des intimés. Le juge Lemieux a estimé que cette contravention à l'article 15 ne pouvait se justifier selon l'article premier de la Charte, et il a ordonné à DRHC d'éliminer la discrimination en donnant aux collectivités des intimés un droit de regard sur les programmes de formation de la main-d'oeuvre.

POINTS LITIGIEUX

[3]Le présent appel soulève cinq points:

1. Quelle est la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer au jugement du juge Lemieux?

2. Le juge Lemieux a-t-il commis une erreur dans ses conclusions de fait?

3. Le juge Lemieux a-t-il commis une erreur lorsqu'il a dit que le fait de ne pas conclure des ADRHA avec les collectivités des intimés contrevenait aux droits à l'égalité garantis par l'article 15?

4. Dans la négative, le juge Lemieux a-t-il commis une erreur lorsqu'il a dit que la contravention ne pouvait se justifier selon l'article premier?

5. Dans la négative, le juge Lemieux a-t-il commis une erreur dans la réparation qu'il a choisie d'accorder?

LES FAITS

[4]Les paragraphes qui suivent résument les faits recensés par le juge Lemieux. Les présents motifs emploient un grand nombre d'abréviations et d'acronymes. Pour plus de commodité, ces abréviations et acronymes sont explicités dans un appendice.

Les parties

[5]L'appelant est le procureur général du Canada, qui représente DRHC. Les intimés sont plusieurs personnes et organisations autochtones de l'Ontario et du Manitoba.

[6]Roger Misquadis et Dorothy Phipps-Walker sont tous deux des Indiens inscrits (des Indiens qui sont admissibles à l'inscription sur le registre des Indiens tenu en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5) qui ont passé la plus grande partie de leur vie hors de leurs réserves, dans l'agglomération de Toronto, et qui affirment avoir peu de liens, voire aucun, avec leurs bandes. Peter Ogden est un Micmac de la Nouvelle-Écosse qui vit aujourd'hui à Hamilton et qui n'est pas inscrit sur le registre. Le chef Bob Crawford et Mona Perry sont des Indiens qui ne sont pas admissibles à l'inscription selon la Loi sur les Indiens. Ils sont tous deux membres de la Première nation d'Ardoch, une collectivité autochtone située dans la vallée de l'Outaouais qui n'est pas reconnue comme bande selon la Loi sur les Indiens. Bob Crawford est le chef élu de la bande d'Ardoch.

[7]Darwin Lewis se considère comme membre de la population autochtone de Winnipeg bien qu'il soit inscrit comme membre d'une bande de l'Ontario. Le Conseil autochtone de Winnipeg (CAW) est une organisation qui prétend représenter les intérêts des membres de la population autochtone de Winnipeg.

[8]Une organisation autochtone nationale, le Conseil des peuples autochtones, qui représente les Indiens non inscrits, les Indiens qui ont recouvré leur statut et les Indiens inscrits qui vivent hors réserve, a obtenu l'autorisation d'intervenir dans cet appel.

La Stratégie de développement des ressources humaines autochtones

[9]Avant la mise en oeuvre de la Stratégie de développement des ressources humaines autochtones (la SDRHA), DRHC avait entrepris deux autres programmes: la stratégie «Les Chemins de la réussite», appliquée de 1991 à 1996, et la stratégie «Vers une nouvelle relation», appliquée de 1996 à 1999. Ces deux stratégies, comme la SDRHA, visaient à donner aux Autochtones un rôle accru dans la conception et la mise en oeuvre de leurs programmes de formation professionnelle.

[10]À la suite de consultations approfondies, DRHC donnait effet le 1er avril 1999 à la SDRHA. DRHC a conclu des ententes nationales avec l'Assemblée des premières nations (l'APN), le Rassemblement national des Métis (le RNM) et l'Inuit Tapirisat du Canada (l'ITC). Des ADRHA furent alors conclus avec les organisations provinciales et régionales rattachées à ces trois organisations autochtones nationales.

[11]Au Manitoba, DRHC a conclu des ADRHA avec l'Assembly of Manitoba Chiefs (AMC) et avec la Manitoba Métis Federation (MMF). Le CAW a demandé à DRHC de conclure avec lui un ADRHA pour Winnipeg, mais DRHC a refusé, sans donner de motifs. La MMF exerçait des activités à Winnipeg par l'entremise d'un conseil local de gestion, tandis que l'AMC avait décidé de recourir aux services fournis directement par les Premières nations par l'entremise de 20 signataires d'accords auxiliaires qui allaient avoir des bureaux à Winnipeg. En Ontario, divers organismes affiliés à l'APN ont signé des ADRHA. Les organisations mandatées par la population autochtone de l'agglomération torontoise (Miziwe Biik) et par la population autochtone de Niagara (le Conseil de gestion autochtone de la péninsule du Niagara -- le CGRAPN), ainsi que par la Première nation d'Ardoch, ont demandé à signer des ADRHA, mais elles ont essuyé un refus.

[12]Outre les ADRHA signés avec les organismes affiliés à l'APN, au RNM et à l'ITC, la SDRHA compte aussi un volet distinct, réservé aux Autochtones vivant en milieu urbain ou hors réserve. À Winnipeg et en Ontario, DRHC a choisi le fournisseur de services, pour ce volet, au moyen d'une demande de propositions, et les propositions ont été évaluées par des fonctionnaires. À Winnipeg, le fournisseur de services qui a été retenu était le Centre pour le développement des ressources humaines autochtones (le CDRHA). Le CAW appuyait la proposition du CDRHA, bien qu'il eût informé DRHC qu'il se croyait fondé à conclure un ADRHA distinct et que la collectivité autochtone de Winnipeg lui en avait donné le mandat. Le CDRHA fournit des services de formation de la main-d'oeuvre sans égard au statut selon la Loi sur les Indiens.

[13]En Ontario, le Cercle, un groupe composé de représentants de six organisations autochtones de l'Ontario, notamment le CGRAPN et Miziwe Biik, a présenté une proposition. La proposition retenue fut cependant celle de la Ontario Federation of Indian Friendship Centres, jumelée à celle du Grand River Employment and Training (OFIFC/GREAT). L'OFIFC fut désignée pour desservir tous les Autochtones non affiliés de la province, mais elle a renoncé à desservir l'agglomération torontoise, et Miziwe Biik fut choisi pour un accord auxiliaire, sans demande de propositions. Aucun ADRHA n'a été signé avec les populations rurales non constituées en bandes, par exemple la Première nation d'Ardoch.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

[. . .]

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

[. . .]

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19)]

57. (1) Les lois fédérales ou provinciales ou leurs textes d'application, dont la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour ou un office fédéral, sauf s'il s'agit d'un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, à moins que le procureur général du Canada et ceux des provinces n'aient été avisés conformément au paragraphe (2).

(2) L'avis est, sauf ordonnance contraire de la Cour ou de l'office fédéral en cause, signifié au moins dix jours avant la date à laquelle la question constitutionnelle qui en fait l'objet doit être débattue.

Loi sur les Indiens [art. 2(1) «registre des Indiens» (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 32, art. 1), 5(1) (mod., idem, art. 4)]

2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

«bande» Groupe d'Indiens, selon le cas:

a) à l'usage et au profit communs desquels des terres appartenant à Sa Majesté ont été mises de côté avant ou après le 4 septembre 1951;

b) à l'usage et au profit communs desquels, Sa Majesté détient des sommes d'argent;

c) que le gouverneur en conseil a déclaré être une bande pour l'application de la présente loi.

[. . .]

«Indien» Personne qui, conformément à la présente loi, est inscrite à titre d'Indien ou a droit de l'être.

[. . .]

«inscrit» Inscrit comme Indien dans le registre des Indiens.

[. . .]

«registre des Indiens» Le registre de personnes tenu en vertu de l'article 5.

[. . .]

5. (1) Est tenu au ministère un registre des Indiens où est consigné le nom de chaque personne ayant le droit d'être inscrite comme Indien en vertu de la présente loi.

ANALYSE

Norme de contrôle

[14]L'arrêt de principe de la Cour suprême du Canada sur la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer au jugement d'une juridiction inférieure est l'arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235. Contrairement au contrôle des décisions des tribunaux administratifs, la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer au jugement d'un tribunal judiciaire inférieur est déterminée uniquement par la nature du point en litige. Les points de droit sont revus selon la norme de la décision correcte (paragraphes 8 et 9) tandis que les points de fait et les conclusions de fait sont revus selon la norme de l'erreur manifeste et dominante (paragraphes 10 à 25). Les questions mixtes de droit et de fait sont elles aussi revues d'après la norme de l'erreur manifeste et dominante, à moins qu'une pure question de droit ne puisse en être dégagée, et revue selon la norme de la décision correcte (paragraphes 26 à 28).

[15]L'arrêt Housen concernait des appels interjetés contre le jugement rendu dans une action, mais, dans l'arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43, la Cour suprême a appliqué le critère Housen pour revoir la décision d'un juge rendue sur une demande de contrôle judiciaire. Selon la Cour suprême, il convient de montrer autant de retenue envers les conclusions du juge d'une demande de contrôle qu'envers les conclusions du juge d'un procès qui a auditionné des témoins.

[16]L'arrêt Housen s'applique aux affaires relevant de la Charte, de la même manière qu'aux autres affaires (R. c. Chang, 2003 ABCA 293; [2003] A.J. no 1281 (C.A.) (QL), aux paragraphes 7 et 8; R. v. Coates (2003), 176 C.C.C. (3d) 215 (C.A.), au paragraphe 20). La bonne application de l'article 15 est une question mixte de droit et de fait. DRHC n'a pas prétendu que le juge Lemieux a incorrectement exposé les principes applicables; le problème de DRHC concerne plutôt la manière dont le juge Lemieux a appliqué ces principes aux faits. En conséquence, la décision du juge Lemieux devrait être revue selon la norme de l'erreur manifeste et dominante.

Les conclusions de fait du juge Lemieux

[17]Dans son jugement, le juge Lemieux a tiré plusieurs conclusions, auxquelles s'oppose DRHC. DRHC résume les conclusions en question de la manière suivante:

· le «contrôle communautaire local» sur les sommes affectées à l'emploi et à la formation est un avantage fondamental intentionnel de la Stratégie;

· les collectivités des Premières nations constituées en bandes jouissent des avantages du contrôle communautaire local, contrairement aux collectivités des intimés;

· les signataires d'ADRHA qui desservent des bandes des Premières nations ont un mandat de leur collectivité et sont comptables envers elle, contrairement aux organismes financés par le volet réservé aux Indiens vivant en milieu urbain ou hors réserve;

· on s'entend généralement, dans les contextes urbains et hors réserve, pour dire que certaines organisations représentent ces populations aux fins de l'emploi et de la formation, mais DRHC ne les a pas reconnues ou a refusé de les reconnaître. En ne reconnaissant pas ces organisations particulières, DRHC refuse de reconnaître les populations elles-mêmes; et

· seuls Miziwe Biik, le CGRAPN et le CAW sont «mandatés pour mener des programmes de formation professionnelle» au nom des collectivités des intimés, et sont comptables envers elles--contrairement aux organisations choisies par DRHC, qui ne le sont pas.

[18]DRHC affirme que ces conclusions sont abusives et arbitraires et que le juge Lemieux les a tirées sans tenir compte des éléments de preuve qu'il avait devant lui. Au contraire, le juge Lemieux a passé en revue la preuve considérable présentée par les parties, il a évalué cette preuve et il a tiré les conclusions de fait qui s'imposaient. Par exemple, sa conclusion selon laquelle le contrôle communautaire local est un avantage primordial de la Stratégie est autorisée non seulement par la preuve des intimés, mais également par les propres documents de base de DRHC relatifs aux programmes qui ont précédé la Stratégie. Le juge Lemieux a, de même, fondé sa conclusion selon laquelle DRHC n'avait pas reconnu les collectivités des intimés sur la preuve par affidavit relative au fonctionnement de telles collectivités, sur la preuve d'un préjudice historique résumé dans le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, et sur sa propre comparaison des organisations qui ont obtenu des ADRHA avec celles qui n'en ont pas signé. Il a aussi rejeté l'argument de DRHC selon lequel il était difficile de savoir quelles organisations étaient mandatées par les collectivités des intimés, affirmant que DRHC n'avait pas véritablement tenté de s'en informer et avait ignoré les organisations mêmes qui s'en étaient fort bien tirées dans le programme antérieur «Les Chemins du succès».

[19]Ainsi que l'a reconnu la Cour suprême, le juge d'une demande de contrôle judiciaire est en meilleure position pour tirer de telles conclusions qu'une juridiction d'appel. DRHC n'aime sans doute pas les conclusions qu'a tirées le juge du procès, mais il n'a pas prouvé que le juge du procès a tiré des conclusions qui vont à l'encontre de la preuve.

[20]Un autre juge aurait pu tirer des conclusions de fait différentes. Par exemple, un autre juge aurait pu s'appuyer sur la preuve pour dire que, comme le voudrait l'appelant, l'objectif de la SDRHA était d'offrir aux Autochtones une formation professionnelle. Confier le contrôle du programme à des organismes communautaires autochtones locaux n'était peut-être que l'un des moyens d'atteindre cet objectif. Il y avait des éléments de preuve en ce sens, et une telle décision n'aurait pas été illogique ou déraisonnable, eu égard à la somme de 1,6 milliard de dollars sur cinq ans que le gouvernement a affectée à cette Stratégie. Cependant, des éléments de preuve permettaient aussi la conclusion factuelle du juge Lemieux selon laquelle l'objet premier de la Stratégie était l'attribution d'un contrôle au niveau local. En l'absence d'une erreur manifeste et dominante, la Cour s'abstiendra de modifier les conclusions de fait du juge Lemieux.

Article 15

Analyse comparative

[21]La garantie d'égalité conférée par l'article 15 est une notion comparative. Un tribunal doit définir le groupe contre lequel la loi contestée exerce prétendument une discrimination. On commencera naturellement par examiner le point de vue des intimés, encore que, si nécessaire, le tribunal puisse raffiner la comparaison à l'intérieur du champ des moyens plaidés (Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, aux paragraphes 56 à 58).

[22]Le juge Lemieux a considéré que les intimés faisaient partie de collectivités autochtones de la Première nation vivant hors réserve, dans les villes et les campagnes, et il a accepté le groupe témoin proposé par les intimés du Manitoba--les membres de la Première nation vivant dans les réserves. Puisque selon lui l'avantage principal du programme était le contrôle communautaire local, le choix qu'il a fait du groupe témoin n'est pas déraisonnable. Peu de bandes ont conclu des ADRHA, mais toutes les collectivités établies dans les réserves ont effectivement la possibilité d'exercer un contrôle communautaire par l'entremise d'organes représentatifs régionaux ou provinciaux. Les collectivités non constituées en bandes n'ont pas eu cette possibilité. Ainsi que l'a reconnu la Cour suprême dans l'arrêt Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, les collectivités des Premières nations qui ne sont pas constituées en bandes peuvent validement, aux fins de l'analyse selon l'article 15, être comparées aux collectivités constituées en bandes.

[23]DRHC a cependant raison de dire que les droits à l'égalité garantis par l'article 15 ne concernent que les personnes physiques. En conséquence, les deux organisations intimées, Ardoch et le CAW, n'ont probablement pas qualité pour alléguer un manquement à l'article 15. Cependant, les intimés personnes physiques ont manifestement qualité pour alléguer un tel manquement, et une réparation peut encore leur être accordée s'ils réussissent à établir que leurs droits ont été lésés.

Différence de traitement

[24]Le premier stade du critère établi dans l'arrêt Law consiste à dire si une loi a pour objet ou pour effet d'imposer une différence de traitement entre ceux qui allèguent un manquement à l'article 15 et les membres du groupe témoin. L'argument de DRHC selon lequel la Stratégie n'impose pas une différence de traitement s'appuie sur son interprétation d'après laquelle l'avantage de la Stratégie est de conférer aux Autochtones l'accès à des programmes de formation professionnelle propres aux Autochtones. Cependant, ce n'est pas là l'avantage dont les intimés prétendaient avoir été privés.

[25]Eu égard à la conclusion de fait du juge Lemieux selon laquelle l'avantage premier de la Stratégie était le contrôle communautaire local de l'application de programmes de ressources humaines, il est manifeste que la Stratégie a bien eu pour effet de traiter différemment les membres des collectivités constituées en bandes et ceux des collectivités non constituées en bandes. Il y a deux genres d'ADRHA: les premiers, qui n'ont été signés qu'avec des organismes régionaux et provinciaux affiliés aux trois organisations (APN, RNM et ITC) avec lesquelles des accords cadres nationaux avaient été signés, et les deuxièmes, qui ont été signés avec des organisations choisies par DRHC pour desservir les Autochtones qui ne vivaient pas dans des collectivités constituées en réserves.

[26]Les collectivités des intimés, qui ne sont pas représentées par l'une des trois organisations nationales, n'ont tout simplement pas pu conclure des ADRHA du premier type, soit à titre individuel soit à titre de groupements régionaux. Les intimés affirment, et le juge Lemieux a admis, que les ADRHA du second type sont fondamentalement différents de ceux du premier type car ils n'offrent pas la même possibilité d'un contrôle communautaire local. Le juge Lemieux a estimé que l'avantage de la SDRHA est qu'elle confère aux collectivités autochtones un contrôle communautaire local sur les programmes de ressources humaines. Les collectivités des intimés ont été privées de cet avantage.

[27]DRHC soutient aussi que, même si son refus de conclure des ADRHA du premier type avec les collectivités des intimés équivalait effectivement à leur refuser un avantage, cette décision n'était pas fondée sur une caractéristique propre aux intimés. Elle était plutôt fondée uniquement sur l'impossibilité, pour les organisations autochtones proposées par les intimés, de satisfaire aux critères requis pour devenir signataire d'un ADRHA.

[28]Malheureusement, cet argument est fallacieux. Seuls les organismes régionaux et provinciaux affiliés à l'APN, au RNM et à l'ITC satisfaisaient aux conditions établies pour la conclusion d'ADRHA du premier type. Les intimés, parce qu'ils n'étaient pas des Métis, des Inuits, ou des membres de collectivités indiennes constituées en réserves, n'ont pu obtenir que les organisations représentant leurs collectivités prennent part à ces accords et n'ont pu recueillir les avantages d'un contrôle communautaire local. Par conséquent, l'avantage de la SDRHA leur a été refusé en raison d'une caractéristique personnelle, c'est-à-dire le fait qu'ils sont des Indiens qui ne vivent pas dans des réserves, et le premier volet du critère de l'arrêt Law était donc rempli.

Motif analogue

[29]Le deuxième volet du critère de l'arrêt Law consiste à se demander si l'un ou plusieurs des motifs de discrimination, énumérés ou analogues, expliquent la différence de traitement.

[30]Le juge Lemieux a estimé que les intimés s'étaient vu refuser la possibilité d'obtenir le contrôle local de leurs programmes de ressources humaines parce qu'ils ne vivent pas dans des réserves. Dans l'arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, la Cour suprême a reconnu l'«autochtonalité-lieu de résidence» comme un motif analogue, parce que la décision de vivre dans une réserve ou hors réserve est une «caractéristique personnelle essentielle de l'identité personnelle des membres des bandes indiennes», une caractéristique qu'ils ne peuvent modifier «qu'à un prix considérable, si tant est qu'ils le peuvent» (paragraphe 14).

[31]La juge McLachlin (à l'époque) et le juge Bastarache, rédigeant l'avis des juges majoritaires dans l'arrêt Corbiere, ont indiqué clairement que, après qu'est circonscrit un motif analogue, il constitue alors un «indicateur permanent de discrimination législative potentielle» pour tous les cas futurs (paragraphe 10).

[32]Il n'est pas absolument évident que les intimés, qui sont des Indiens non inscrits, ont été victimes d'une discrimination fondée sur l'«autochtonalité-lieu de résidence», puisque, vu qu'ils sont des Indiens non inscrits, ils n'ont pas la faculté de vivre dans une réserve. Cependant, DRHC n'a pas prétendu qu'une distinction devrait être faite entre les intimés selon qu'ils sont des Indiens inscrits ou des Indiens non inscrits. Il n'est donc pas nécessaire de décider si une telle distinction devrait être faite ici.

[33]DRHC a bien plaidé que, compte tenu de l'arrêt Chippewas (Première nation des Chippewas de Nawash c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [2003] 3 C.F. 233 (C.A.), au paragraphe 25), le motif analogue de l'«autochtonalité-lieu de résidence» n'est pas étendu au point d'englober toute circonstance où un Autochtone allègue une discrimination fondée sur le lieu de résidence. Cependant, l'arrêt Chippewas ne vient pas en aide à DRHC parce que cette affaire concernait des distinctions faites entre Indiens vivant dans des réserves côtières et Indiens vivant dans des réserves intérieures. Elle ne concernait donc que le lieu de résidence ordinaire, et non l'«autochtonalité-lieu de résidence».

Discrimination

[34]La dernière étape du critère de l'arrêt Law consiste à se demander si la loi en question a un objet ou un effet qui est discriminatoire au sens de la garantie d'égalité. Pour ce faire, le tribunal doit considérer plusieurs facteurs contextuels. Il s'agit là d'une question mixte de droit et de fait. DRHC ne prétend pas que le juge Lemieux a négligé d'appliquer l'un quelconque des facteurs contextuels pertinents ou qu'il a pris en compte des facteurs hors de propos. Il n'y aurait donc pas de pure erreur de droit justifiant une révision selon la norme de la décision correcte.

[35]DRHC conteste plutôt la manière dont le juge Lemieux a apprécié les éléments de preuve et les conclusions factuelles qui sous-tendent son évaluation des facteurs contextuels. Comme je l'ai dit plus haut, la réformation de ce genre d'analyse se fait selon la norme de l'erreur manifeste et dominante, et le juge Lemieux n'a pas commis cette erreur.

[36]Le juge Lemieux, s'appuyant sur l'arrêt Corbiere, l'arrêt Lovelace et le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, a estimé que le refus de DRHC de conclure des ADRHA du premier type avec les collectivités des intimés perpétuait les préjudices historiques et les stéréotypes qui s'attachent aux collectivités autochtones hors réserve. Il a distingué la Stratégie dont il s'agit ici de celle qui était en cause dans l'affaire Lovelace, en disant que rien ne permettait d'affirmer que les besoins, les capacités et les circonstances des intimés fussent de quelque manière différents de ceux des Autochtones vivant dans les réserves. Il a retenu que la SDRHA est un programme général d'amélioration conçu pour profiter à tous les Autochtones, quel que soit l'endroit où ils vivent, et il a jugé que DRHC avait négligé de reconnaître que les intimés vivaient dans des collectivités qui étaient des collectivités autochtones actives aussi dignes de reconnaissance que les collectivités constituées en réserves. Aucune de ces conclusions n'est manifestement erronée comme le requiert la norme de l'erreur manifeste et dominante. Le juge Lemieux pouvait donc dire que la mise en oeuvre de la Stratégie par DRHC lésait les droits reconnus aux intimés par l'article 15.

Article premier

[37]Sur la question de savoir si cette contravention à l'article 15 peut se justifier selon l'article premier, nul ne conteste que l'objet de la Stratégie est urgent et réel. Il s'agit plutôt de se demander si le volet «lien rationnel» et le volet «atteinte minimale» du critère exposé dans l'arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 sont respectés.

[38]DRHC plaide que sa décision de ne pas conclure des ADRHA avec les collectivités des intimés présentait un lien rationnel avec les objectifs de la Stratégie, étant donné la nécessité de disposer d'une masse critique et d'éviter la fragmentation. Le juge Lemieux a reconnu qu'il s'agissait là de considérations valides, mais il a estimé que DRHC n'avait pas réussi à prouver que ces préoccupations étaient véritablement la raison pour laquelle les organisations proposées par les intimés n'avaient pas pu conclure des ADRHA. Vu l'importance numérique des collectivités autochtones de Winnipeg, de l'agglomération torontoise et de la région de Niagara, la volonté de la Première nation d'Ardoch de conclure un partenariat avec d'autres collectivités autochtones, enfin la manière dont les collectivités urbaines avaient pu, durant le programme antérieur «Les Chemins de la réussite», arriver à un consensus sur la représentation, le juge Lemieux était fondé à tirer de telles conclusions, et elles ne devraient pas être modifiées.

[39]DRHC n'a pas non plus prouvé que sa manière d'appliquer la Stratégie entraînait une atteinte minimale. DRHC n'a pas allégué l'existence d'une étude ou d'aménagements qui d'après lui montraient que les collectivités des intimés n'étaient nullement privées du droit d'intervenir dans les décisions touchant les programmes de formation professionnelle. Le juge Lemieux pouvait donc décider que DRHC n'avait pas prouvé qu'il avait choisi, pour atteindre ses objectifs, le moyen offrant une atteinte minimale. Par conséquent, au vu des constatations du juge Lemieux, la violation des droits reconnus aux intimés par l'article 15 ne peut se justifier selon l'article premier.

Réparation

[40]Le juge Lemieux a ordonné à DRHC d'éliminer la discrimination en donnant aux collectivités des intimés le contrôle de programmes de formation professionnelle. Il a laissé à DRHC, en consultation avec les organisations représentatives des collectivités des intimés désignées dans les procédures, le soin d'assurer au mieux leur inclusion.

[41]DRHC conteste cette réparation, pour deux raisons: 1) les tribunaux ne devraient pas ordonner au gouvernement de négocier, vu leur incapacité à surveiller adéquatement l'observation d'une telle ordonnance; et 2) l'observation d'une telle ordonnance est impossible en raison du manque de clarté et de spécificité de la réparation. L'ordonnance du juge Lemieux aurait pu être plus spécifique, mais, pour les motifs qui suivent, il pouvait parfaitement dire que le fait d'ordonner à DRHC d'offrir aux collectivités des intimés le contrôle de programmes de formation professionnelle était, selon les mots du paragraphe 24(1) de la Charte, «convenable et juste eu égard aux circonstances».

[42]Contrairement aux arguments de DRHC, l'ordonnance du juge Lemieux n'est pas un mandamus au sens traditionnel--il n'est ordonné à aucun fonctionnaire d'accomplir une obligation légale. L'ordonnance participe plutôt d'une déclaration d'inconstitutionnalité, à laquelle s'ajoute une ordonnance enjoignant au gouvernement de corriger la violation des droits des intimés. La Cour suprême elle-même a rendu ce genre d'ordonnance dans l'arrêt Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, où elle affirmait qu'il était inconstitutionnel de ne pas offrir aux patients sourds d'un hôpital des services d'interprétation gestuelle. Elle avait ordonné au gouvernement de la Colombie-Britannique d'appliquer les textes législatifs pertinents d'une manière compatible avec les exigences de la Charte.

[43]Dans son mémoire, DRHC invoquait l'arrêt rendu par la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans l'affaire Doucet-Boudreau v. Nova Scotia (Department of Education) (2001), 194 N.S.R. (2d) 323, pour affirmer que le juge Lemieux n'aurait pas dû accorder la réparation qu'il a accordée, parce qu'il n'a aucun moyen de vérifier si le gouvernement s'y conformera. L'arrêt de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse a été récemment infirmé par la Cour suprême du Canada (une majorité de cinq juges contre quatre) dans l'arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation), [2003] 3 R.C.S. 3. Quoi qu'il en soit, contrairement au juge du procès dans cette affaire, le juge Lemieux ne prétendait pas exercer sur DRHC un quelconque pouvoir de surveillance. Il comptait plutôt que le gouvernement se conformerait à la loi et se plierait à son ordonnance.

[44]Loin d'affaiblir la justesse de la réparation décidée par le juge Lemieux, l'avis majoritaire rendu dans l'affaire Doucet-Boudreau conforte sa décision. Selon les juges Iacobucci et Arbour, «[l]es tribunaux qui procèdent à un contrôle doivent [. . .] faire montre d'une grande déférence à l'égard de la réparation choisie par un juge de première instance» et «ils ne doivent intervenir qu'en cas d'erreur commise sur le plan du droit ou des principes par le juge de première instance» (paragraphe 87). Interprétant le paragraphe 24(1), ils ont estimé qu'«[i]l est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu» (paragraphe 52).

[45]La Cour suprême a énoncé (aux paragraphes 55 à 59) cinq principes généraux dont les juges de première instance doivent tenir compte lorsqu'ils décident d'une réparation juste et convenable selon le paragraphe 24(1):

Premièrement, la réparation convenable et juste [. . .] est celle qui permet de défendre utilement les droits et libertés du demandeur [. . .]

Deuxièmement, [. . .] l'essentiel est que [. . .] les tribunaux ne s'écartent pas indûment ou inutilement de leur rôle consistant à trancher des différends et à accorder des réparations qui règlent la question sur laquelle portent ces différends.

Troisièmement, la réparation convenable et juste est une réparation judiciaire qui défend le droit en cause tout en mettant à contribution le rôle et les pouvoirs d'un tribunal [. . .]

Quatrièmement, la réparation convenable et juste [. . .] est équitable pour la partie visée par l'ordonnance. La réparation ne doit pas causer de grandes difficultés sans rapport avec la défense du droit.

Enfin, [. . .] l'approche judiciaire en matière de réparation doit être souple et tenir compte des besoins en cause.

[46]L'ordonnance du juge Lemieux s'accorde avec tous ces principes. Ordonner à DRHC de négocier des ADRHA avec les organisations représentatives mandatées par les collectivités des intimés fait valoir concrètement le droit des intimés de voir les collectivités qu'ils ont édifiées obtenir égale reconnaissance, aux côtés de collectivités autochtones plus traditionnelles. Le juge Lemieux a respecté la séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, en laissant à DRHC le soin de déterminer, en consultation avec les organisations des collectivités des intimés, le moyen le plus apte à rectifier le manquement à la Charte. Comme je l'ai dit précédemment, son ordonnance est une ordonnance qui s'accorde avec le pouvoir des tribunaux d'émettre des prononcés contraignants touchant l'action inconstitutionnelle d'un gouvernement. Simultanément, son ordonnance est équitable pour DRHC. Elle donne à DRHC la possibilité de négocier une solution qui respecte les droits des intimés, sans pour autant mettre en péril un programme par ailleurs salutaire.

[47]L'ordonnance du juge Lemieux n'est pas non plus aussi difficile à observer que le prétend l'appelant. C'est précisément le fait que DRHC requérait le pouvoir de composer avec les circonstances particulières des intimés qui a conduit le juge Lemieux à ne pas imposer un résultat plus concret (paragraphe 154). Au lieu de cela, il a laissé «à DRHC, en consultation avec les organismes représentatifs des communautés des demandeurs [. . .] le soin de trouver la meilleure façon de les inclure d'une façon qui respecte les besoins de tous les peuples autochtones dans leurs communautés» (paragraphe 160). Contrairement aux arguments de DRHC, rien ne donne à entendre, dans les motifs du juge Lemieux, que la réparation qu'il a imaginée oblige DRHC à accroître les crédits affectés à la Stratégie. En accord avec l'arrêt Eldridge, le juge Lemieux a ordonné au gouvernement de réparer le manquement à ses obligations constitutionnelles, tout en laissant au pouvoir exécutif le choix du moyen le plus indiqué. La réparation prononcée par le juge Lemieux pourra paraître quelque peu inédite, mais elle entre dans la vaste gamme des mesures réparatrices autorisées par le paragraphe 24(1).

[48]L'intervenant, le CPA, conteste la réparation prononcée par le juge Lemieux, en alléguant divers moyens. Dans sa plaidoirie, mais non dans son mémoire, le CPA a fait valoir que le juge Lemieux a commis une erreur en prononçant une réparation selon [la Charte] paragraphe 24(1); le CPA dit que la réparation aurait dû plutôt être accordée en application [Loi constitutionnelle de 1982] du paragraphe 52(1). Le fond de son argument est que la Loi de crédits no 3 pour 1999-2000, L.C. 1999, ch. 36, donnait effet à la SDRHA en y incorporant par référence ce qui suit:

1. Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, Budget supplémentaire des dépenses (A), 1999-2000 pour l'exercice financier se terminant le 31 mars 2000.

2. Budget des dépenses 1999-2000: Partie III--Rapport sur les plans et les priorités, Développement des ressources humaines Canada.

3. Rapport ministériel sur le rendement 1999-2000. Développement des ressources humaines Canada, pour la période se terminant le 31 mars 2000.

et qu'elle était donc inconstitutionnelle parce qu'elle contrevenait à l'article 15. Je ne suis pas persuadé que cette Loi soit le seul fondement législatif du financement de la Stratégie, mais il n'est pas nécessaire de décider ce point.

[49]Le CPA n'a pas donné à entendre que la totalité de la Loi de crédits devrait être invalidée, mais il a demandé à la Cour de l'interpréter d'une manière libérale afin qu'elle soit conforme à l'article 15. Le CPA a admis qu'il n'avait pas signifié un avis de 10 jours au procureur général du Canada, ni aucun avis à tous les procureurs généraux des provinces ainsi que le requiert l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7. Cependant, il a plaidé que, abstraction faite des exigences de procédure, la Loi de crédits ne pouvait demeurer opérante si elle était inconstitutionnelle.

[50]La Cour ne peut statuer sur des arguments constitutionnels soulevés d'une manière improvisée et non structurée. Les textes législatifs énoncent des procédures qui doivent être observées par la partie qui conteste la constitutionnalité d'une loi. Si l'article 57 n'est pas observé, alors, d'après la jurisprudence, la Cour n'a pas compétence pour accorder des redressements selon le paragraphe 52(1) (Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, à la page 267). Quand bien même serait-il juste d'affirmer que la Cour peut accorder un redressement dans la mesure où il n'y a pas de préjudice, il y aurait manifestement un préjudice si l'argument du CPA devait être jugé recevable dans la présente instance. L'argument du CPA a été soulevé pour la première fois dans les plaidoiries. L'appelant n'a pas eu le loisir de l'examiner et d'y répondre. Il convient aussi de retenir que les avocats eux-mêmes des intimés ont dit qu'ils ne savaient pas que cet argument serait soulevé et qu'ils se satisfaisaient pleinement de la réparation accordée par le juge Lemieux. La Cour n'examinera donc pas le point soulevé par le CPA.

DISPOSITIF

[51]Je reconnais que la Stratégie actuelle expire le 31 mars 2004 et qu'il ne sera peut-être pas possible d'appliquer la réparation imaginée par le juge Lemieux de telle sorte qu'elle ait un quelconque effet pratique sur la Stratégie actuelle. Cependant, dans la mesure où elle peut s'appliquer, la réparation fixée par le juge Lemieux devrait, à l'égard des intimés et de leurs collectivités, orienter les négociations portant sur l'éventuel nouveau programme qui succédera à la Stratégie actuelle.

[52]Pour ces motifs, je serais d'avis de rejeter cet appel, avec dépens.

Le juge Stone, J.C.A.; Je souscris aux présents motifs.

Le juge Sharlow, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

Appendice

Abréviations utilisées dans cet arrêt

CAW     Conseil autochtone de Winnipeg

ADRHA     Accord de développement des ressources humaines autochtones

SDRHA     Stratégie de développement des ressources humaines autochtones

APN     Assemblée des Premières nations

AMC     Assembly of Manitoba Chiefs

CDRHA     Centre pour le développement des ressources humaines autochtones

CPA     Congrès des peuples autochtones

DRHC     Développement des ressources humaines Canada

GREAT     Grand River Employment and Training

ITC     Inuit Tapirisat du Canada

Miziwe Biik     Miziwe Biik Aboriginal Employment and Training

MMF     Manitoba Métis Foundation

RNM     Rassemblement national des Métis

CGRAPN     Conseil de gestion régional autochtone de la péninsule du Niagara

OFIFC     Ontario Federation of Indian Friendship Centres

WAMB     Conseil de gestion de la région de Winnipeg

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