IMM-3178-16
2017 CF 409
Saju Begum (demanderesse)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
et
Ontario Council of Agencies Serving Immigrants et South Asian Legal Clinic of Ontario (intervenants)
Répertorié : Begum c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Russell—Toronto, 15 février; Ottawa, 26 avril 2017.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada rejetant l’appel interjeté par la demanderesse qui souhaitait parrainer la demande de résidence permanente au Canada de membres de sa famille — Un agent des visas a rejeté la demande pour le motif que la demanderesse ne répondait pas à l’exigence relative au revenu vital minimum — L’art. 133(1)j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés a été modifié en 2014 avant la tenue de l’audience relative à l’appel devant la SAI — La demanderesse a allégué entre autres que l’art. 133(1)j) du Règlement contrevenait aux art. 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés — Elle a cherché également à établir une distinction avec la décision Kaur Gill c. Canada (Citoyenneté et Immigration) (Gill) — Elle a notamment soutenu qu’elle avait un droit acquis que son appel soit évalué sur la base des articles de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés d’avant 2014 — La SAI a jugé que l’art. 133(1)j) modifié s’appliquait — Elle a conclu que la demanderesse n’avait pu démontrer que le traitement différentiel était le résultat d’une discrimination fondée sur un motif illicite et que l’art. 133(1)j) ne contrevenait pas à la Charte — Il s’agissait principalement de savoir si la SAI a commis une erreur de droit en examinant l’appel de la demanderesse en regard de l’art. 133(1)j) et de l’art. 134 du Règlement tel qu’il a été modifié — Un droit d’appel existait dans la décision Gill — La Cour ne pouvait appliquer aucune distinction significative pour distinguer la présente espèce de la décision Gill — L’existence d’un droit d’appel ne modifie pas les motifs dans la décision Gill, qui stipule que les demandeurs n’acquièrent aucun droit concernant l’examen de leur demande en regard de dispositions précises tant qu’une décision définitive n’a pas été rendue relativement à leur demande — La Cour était liée par la décision Gill, par courtoisie entre juges — La demanderesse n’a pas été injustement empêchée de présenter une contestation constitutionnelle devant la SAI — La SAI a pleinement pris en compte la question des mesures spéciales — Elle a conclu que l’intérêt supérieur des enfants ne l’emportait pas sur les autres facteurs négatifs — La décision de la SAI est transparente, intelligible et justifiée et on ne peut pas conclure qu’elle n’appartient pas à la gamme des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit — Des questions ont été certifiées — Demande rejetée.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — Décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada rejetant l’appel interjeté par la demanderesse qui souhaitait parrainer la demande de résidence permanente au Canada de membres de sa famille — La demanderesse ne répondait pas à l’exigence relative au revenu vital minimum — L’art. 133(1)j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés a été modifié en 2014, avant la tenue de l’audience relative à l’appel devant la SAI — La demanderesse a allégué, entre autres, que l’art. 133(1)j) contrevenait à l’art. 15 de la Charte — La SAI a conclu que l’art. 133(1)j) modifié s’appliquait — Elle a conclu que la demanderesse n’avait pu démontrer que le traitement différentiel était le résultat d’une discrimination fondée sur un motif illicite et que l’art. 133(1)j) ne contrevenait pas à la Charte — Il s’agissait de savoir si la SAI a commis une erreur de droit en concluant que l’art. 133(1)j) ne contrevenait pas à l’art. 15 de la Charte — Il était difficile de concilier le point de la demanderesse, selon lequel les arguments constitutionnels seraient différents dans le cas de la version modifiée de 2014, avec l’avis de question constitutionnelle ainsi qu’avec sa position concernant l’inconstitutionnalité de toute exigence relative au revenu vital minimum — Tout argument ou élément de preuve constitutionnel présenté aurait dû prendre en compte les deux versions de l’art. 133(1)j) du Règlement — La SAI n’était pas tenue d’accepter que la version d’avant 2014 devait s’appliquer — La jurisprudence précise clairement que la SAI devait examiner au-delà de la mesure gouvernementale contestée et que la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné — La demanderesse a été incapable d’établir un effet préjudiciable fondé sur l’intersectionnalité du genre, de la race et de l’invalidité — La SAI a suivi la jurisprudence — La demanderesse n’a pas pu établir de lien de causalité entre le rejet de sa demande de parrainage à cause de l’exigence relative au revenu vital minimum et les motifs intersectionnels qu’elle a soulevés.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada rejetant l’appel interjeté par la demanderesse qui souhaitait parrainer la demande de résidence permanente au Canada de membres de sa famille — La demanderesse ne répondait pas à l’exigence relative au revenu vital minimum — L’art. 133(1)j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le Règlement) a été modifié en 2014, avant la tenue de l’audience relative à l’appel devant la SAI — La demanderesse a allégué entre autres que l’art. 133(1)j) contrevenait à l’art. 7 de la Charte — La SAI n’était pas convaincue que l’incapacité de la demanderesse de parrainer ses parents constituait une atteinte à ses droits constitutionnels garantis par l’art. 7 de la Charte — Il s’agissait de savoir si la SAI a commis une erreur de droit en concluant que l’art. 133(1)j) ne contrevenait pas à l’art. 7 de la Charte — La SAI n’a pas commis d’erreur en ce qui concerne sa décision selon laquelle les faits en l’espèce ne mettent pas en cause l’art. 7 de la Charte — Aucun lien de causalité n’a été établi entre l’art. 133(1)j) et la privation de la liberté ou de la sécurité de la demanderesse — Le préjudice psychologique allégué par la demanderesse n’était pas suffisant pour justifier le recours à l’art. 7.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada rejetant l’appel interjeté par la demanderesse qui souhaitait parrainer la demande de résidence permanente au Canada de son père, de sa mère et de cinq frères et sœurs à titre de membres de la catégorie « regroupement familial ».
En 2008, le père de la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente dans le cadre du Programme des parents et des grands-parents, la demanderesse y étant mentionnée comme répondant. Un agent des visas a rejeté la demande en 2011 pour le motif que la demanderesse ne répondait pas à l’exigence relative au revenu vital minimum. La demanderesse a interjeté appel de ce refus auprès de la SAI. En janvier 2014, avant la tenue de l’audience relative à l’appel, l’alinéa 133(1)j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés a été modifié en vue de hausser le revenu vital minimum exigé, ce revenu devant désormais correspondre au seuil de faible revenu (SFR) majoré de 30 p. 100; le répondant devait également satisfaire à cette exigence relative au revenu vital minimum durant chacune des trois années d’imposition consécutives précédant la date de dépôt de la demande de parrainage. Le Règlement ne prévoyait aucune disposition transitoire. La demanderesse a déposé un avis de question constitutionnelle alléguant, entre autres, que l’alinéa 133(1)j) du Règlement contrevenait aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu’il ne pouvait être justifié par l’article premier de la Charte. La demanderesse a cherché également à établir une distinction avec la décision Kaur Gill c. Canada (Citoyenneté et Immigration) et les affaires de la Cour qui ont suivi la décision Gill, pour le motif que le conseil de la demanderesse dans la décision Gill n’a pu invoquer aucun principe de droit devant la Cour qui permettrait à la demanderesse d’entretenir l’espoir de parrainer un jour son mari afin qu’il obtienne le statut de résident permanent au Canada. En l’espèce, la demanderesse a notamment soutenu qu’elle avait un droit acquis que son appel soit évalué sur la base des articles de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés d’avant 2014.
La SAI a d’abord examiné l’appel interjeté par la demanderesse en matière de parrainage. La SAI a appliqué l’alinéa 133(1)j) et l’article 134 du Règlement modifié à une famille de 14 personnes. Elle a conclu, entre autres, que l’absence d’éléments de preuve sur la situation financière de la demanderesse défavorisait grandement celle-ci. Elle n’a relevé aucune preuve de préjudice particulier, autre que celui dû au fait que la demanderesse était séparée de sa famille au Bangladesh. Pour apprécier l’intérêt supérieur des enfants, la SAI a accordé une grande valeur probante aux circonstances et aux intérêts des enfants de la demanderesse, mais a déterminé que la preuve était insuffisante pour compenser les facteurs négatifs en l’espèce. En soupesant les facteurs pertinents dans l’affaire de la demanderesse, la SAI a conclu que le critère à remplir était élevé et que les facteurs négatifs l’emportaient sur les facteurs positifs. En ce qui concerne la constitutionnalité de l’alinéa 133(1)j), la SAI a jugé que la version modifiée du Règlement s’appliquait à l’appel et que les éléments de preuve et les observations d’ordre constitutionnel qui avaient été présentés devaient également être examinés en regard de la version modifiée. La SAI a conclu que la demanderesse n’avait pu démontrer que le traitement différentiel était le résultat d’une discrimination fondée sur un motif illicite ou qu’il enfreignait les principes de justice fondamentale. Quant à la question visant à déterminer si l’alinéa 133(1)j) du Règlement contrevenait à l’article 15 de la Charte, la SAI a estimé que la demanderesse n’avait pu établir que cette disposition créait une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues. La SAI n’était pas non plus convaincue que l’incapacité de la demanderesse de parrainer ses parents, et le stress en résultant, constituaient une atteinte à ses droits constitutionnels garantis par l’article 7 de la Charte.
Il s’agissait principalement de savoir si la SAI a commis une erreur de droit en examinant l’appel de la demanderesse en regard de l’alinéa 133(1)j) et de l’article 134 du Règlement tel qu’il a été modifié et en concluant que l’alinéa 133(1)j) ne contrevenait pas aux articles 15 et 7 de la Charte.
Jugement : la demande doit être rejetée.
Un droit d’appel existait dans la décision Gill, ainsi que dans les affaires qui ont suivi et qui ont appliqué la décision. On ne pouvait donc pas dire que la demanderesse a établi une distinction significative que la Cour pourrait appliquer pour distinguer la présente espèce de la décision Gill et des autres affaires qui ont suivi. L’existence d’un droit d’appel ne modifie pas les motifs dans la décision Gill, qui stipule que les demandeurs n’acquièrent aucun droit concernant l’examen de leur demande en regard de dispositions précises tant qu’une décision définitive n’a pas été rendue relativement à leur demande. Ils peuvent interjeter appel mais, selon la décision Gill, l’appel ne détermine pas la disposition devant s’appliquer, et la SAI doit décider de novo si la demande sera accueillie en se basant sur les dispositions en vigueur au moment de rendre sa décision. En l’espèce, les arguments de la demanderesse concernant le droit acquis d’interjeter appel ne permettaient pas à la Cour d’écarter la décision Gill à laquelle, par courtoisie entre juges, elle était liée. La demanderesse n’a pas été injustement empêchée de présenter une contestation constitutionnelle devant la SAI concernant l’imposition d’un revenu vital minimum.
Il était difficile de concilier le point de la demanderesse, selon lequel les arguments constitutionnels seraient différents dans le cas de la version modifiée de 2014, avec l’avis de question constitutionnelle présenté par la demanderesse ainsi qu’avec sa position concernant l’inconstitutionnalité de toute exigence relative au revenu vital minimum. La SAI devait statuer sur la version de l’alinéa 133(1)j) qui s’appliquerait aux faits en l’espèce; par conséquent, tout argument ou élément de preuve constitutionnel présenté aurait dû prendre en compte les deux versions du Règlement. La SAI n’était pas tenue d’accepter que la version d’avant 2014 devait s’appliquer et pouvait raisonnablement présumer que tout argument ou élément de preuve présenté par la demanderesse portait sur n’importe quelle exigence relative au revenu vital minimum, qu’elle ait été adoptée avant ou après 2014. Bien que les arrêts Withler c. Canada (Procureur général), Québec (Procureur général) c. A et Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général) précisent clairement que la SAI devait examiner au-delà de la mesure gouvernementale contestée et envisager le contexte social, politique et juridique plus vaste, la même jurisprudence établit également que « la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné ». La demanderesse a été incapable d’établir un effet préjudiciable fondé sur l’intersectionnalité du genre, de la race et de l’invalidité. Elle a été incapable de démontrer qu’elle s’était vu refuser un avantage accordé à d’autres, ou imposer un fardeau que d’autres n’ont pas, en raison d’une caractéristique personnelle. La SAI a suivi la jurisprudence. Les éléments de preuve présentés par la demanderesse portaient sur les désavantages économiques et les disparités de revenus systémiques dont sont victimes les membres de groupes racialisés, les femmes et les personnes handicapées ainsi que sur l’intersectionnalité, mais ils n’ont pas démontré que l’alinéa 133(1)j) crée une distinction qui perpétue des désavantages préexistants que subit la demanderesse à cause de sa race, de son genre et de son invalidité et de l’intersectionnalité de ces facteurs. Cette approche en matière de preuve est à la mesure de la jurisprudence. La demanderesse n’a pas pu établir de lien de causalité entre le rejet de sa demande de parrainage à cause de l’exigence relative au revenu vital minimum et les motifs intersectionnels qu’elle a soulevés.
La SAI n’a pas commis d’erreur en ce qui concerne sa décision selon laquelle les faits en l’espèce ne mettent pas en cause l’article 7 de la Charte. La demanderesse n’a pu démontrer l’existence d’un [traduction] « lien de causalité suffisant » entre les mesures prises par le gouvernement en application de l’alinéa 133(1)j) et la privation de sa liberté ou de sa sécurité; de plus, les valeurs et les droits revendiqués par la demanderesse en vertu de l’article 7 ont été rejetés dans la jurisprudence pertinente. Les membres de la famille n’ont pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada. Les éléments de preuve présentés en l’espèce n’ont pu démontrer que le préjudice psychologique allégué par la demanderesse était suffisant pour justifier le recours à l’article 7.
La SAI a pleinement pris en compte la question des mesures spéciales en regard des éléments de preuve et des arguments présentés par la demanderesse, lesquels portaient sur les questions constitutionnelles. La SAI a aussi examiné en profondeur les faits et les considérations liés aux mesures spéciales. La SAI a reconnu pleinement l’importance de la présence des grands-parents, oncles et tantes au Canada pour l’intérêt supérieur des enfants. Cela étant, la SAI ne devait pas se lancer dans une analyse approfondie de la manière dont elle en est arrivée à cette conclusion, puisqu’elle a reconnu, comme l’a fait valoir la demanderesse, que l’intérêt supérieur des enfants revêt une grande importance. La SAI a conclu que l’intérêt supérieur des enfants ne l’emportait pas sur les autres facteurs négatifs. Lorsqu’on lit la décision de la SAI dans son ensemble, en examinant les principales questions en litige, il appert que celle-ci est essentiellement transparente, intelligible et justifiée et on ne peut pas conclure qu’elle n’appartient pas à la gamme des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
Les questions de savoir si la SAI aurait dû appliquer la version modifiée du Règlement de manière rétroactive à une affaire dans le cadre de laquelle l’avis d’appel de la demanderesse a été déposé auprès de la SAI avant l’entrée en vigueur de la version modifiée du Règlement et si l’alinéa 133(1)j) contrevient aux articles 15 et 7 de la Charte ont été certifiées.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 15, 27.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 43, 44.
Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3b), 12, 14(2)e), 25(1), 63(1), 67, 72(1).
Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172.
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 133, 134.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Patel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1221; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135; Kaur Gill c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1522, [2014] 2 R.C.F. 442; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61; Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178.
DÉCISION DIFFÉRENCIÉE :
Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Kahlon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 104 (QL) (C.A.); Elahi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 858; R. c. Puskas, [1998] 1 R.C.S. 1207; Pearce c. Canada (Commission Nationale des Libérations Conditionnelles), 2012 CF 923; R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272; Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396; Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général), 2014 CF 651, [2015] 2 R.C.F. 267; Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.S.C. 418; de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, [2006] 3 R.C.F. 655.
DÉCISIONS CITÉES :
Chirwa v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), [1970] D.C.A.I. no 1 (QL); Alavehzadeh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CanLII 73710 (C.I.S.R.), [2016] D.C.A.I. no 800 (QL); Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Canada (Attorney General) v. Southern Music Inc. (1996), 47 C.P.C. (3d) 245, [1996] A.J. No. 1244 (QL) (Q.B.); Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1031; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46; Cepeda-Guiterrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667, [1998] A.C.F. no 1425 (QL) (1re inst.); Maqsood c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8844, [1999] A.C.F. no 1699 (QL) (1re inst.); Ivanov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1055, [2007] 2 R.C.F. 384; Ranu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 87; Santhakumaran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1166; Petrovic c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 637; VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.); Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176; Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Dang, [2001] 1 C.F. 321 (1re inst.); R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548; Boulter c. Nova Scotia Power Incorporated, 2009 NSCA 17, 275 N.S.R. (2d) 214; Grenon c. Canada, 2016 CAF 4; Bailey c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 25; Motala c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 123; Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, [2007] 1 R.C.F. 490; Burton c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 345; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458.
DOCTRINE CITÉE
Gazette du Canada partie II, vol. 148, no 1 (1 janvier 2014), à la p. 90.
Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, Gaz. C. 2013.II.93.
DEMANDE de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision (2016 CanLII 73712) rendue par la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada rejetant l’appel interjeté par la demanderesse qui souhaitait parrainer la demande de résidence permanente au Canada de son père, de sa mère et de cinq frères et sœurs à titre de membres de la catégorie « regroupement familial ». Demande rejetée.
ONT COMPARU
Avvy Yao-Yao Go et Vince Wong pour la demanderesse.
Mary Matthews et Christopher Ezrin pour le défendeur.
Khadeeja Ahsan pour les intervenants.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Metro Toronto Chinese & Southeast Asian Legal Clinic, Toronto, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
South Asian Legal Clinic of Ontario, Toronto, pour les intervenants.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
Le juge Russell :
I. INTRODUCTION
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), à l’encontre de la décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada le 7 juillet 2016 [2016 CanLII 73712] (la décision), rejetant l’appel interjeté par la demanderesse qui souhaitait parrainer la demande de résidence permanente au Canada de son père, de sa mère et de cinq frères et sœurs à titre de membres de la catégorie « regroupement familial ».
II. CONTEXTE
[2] La demanderesse est une citoyenne canadienne de 43 ans. Elle est née au Bangladesh et est arrivée au Canada en 1994, alors parrainée par son mari. Ils sont toujours mariés et ils ont cinq enfants.
[3] En 2004, la demanderesse s’est rendue au Bangladesh avec sa famille pour rendre visite à ses parents et à ses frères et sœurs. Deux ans après cette visite, un « “trouble d’adaptation avec anxiété et caractéristiques dépressives mixtes modérées” » [décision, au paragraphe 35] a été diagnostiqué chez la demanderesse. En 2012, le médecin de famille de la demanderesse lui a diagnostiqué une dépression et lui a prescrit des médicaments psychotropes, qu’elle a cessé de prendre depuis.
[4] Le 30 octobre 2008, le père de la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente au Canada dans le cadre du Programme des parents et des grands-parents, la demanderesse y étant mentionnée comme répondant. Le mari de la demanderesse avait initialement été inscrit à titre de partenaire de parrainage, mais son nom a par la suite été retiré après qu’il a été établi qu’il avait déjà parrainé des membres de la famille ayant touché des prestations d’assistance sociale durant la période de parrainage. Au moment de la présentation de sa demande, la demanderesse savait que sa cause servirait de cause type pour examiner l’exigence relative au revenu vital minimum en vertu de la réglementation qui s’appliquait.
[5] Le 19 septembre 2011, un agent des visas a rejeté la demande pour le motif que la demanderesse ne répondait à l’exigence relative au revenu vital minimum. La demanderesse a interjeté appel de ce refus auprès de la SAI, le 30 septembre 2011.
[6] Le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), a été modifié le 1er janvier 2014, avant la tenue de l’audience relative à l’appel. Les modifications apportées à l’alinéa 133(1)j) du Règlement [modifié par DORS/2013-246, art. 2] ont eu pour effet de hausser le revenu vital minimum exigé pour parrainer un parent ou un grand-parent, ce revenu devant désormais correspondre au seuil de faible revenu (SFR) majoré de 30 p. 100; le répondant devait également satisfaire à cette exigence relative au revenu vital minimum durant chacune des trois années d’imposition consécutives précédant la date de dépôt de la demande de parrainage. Le Règlement ne prévoyait aucune disposition transitoire.
[7] Le 8 juillet 2014, la demanderesse a déposé un avis de question constitutionnelle alléguant que l’alinéa 133(1)j) du Règlement contrevenait aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), et qu’il ne pouvait être justifié par l’article premier de la Charte.
[8] L’audience s’est déroulée en deux étapes, sur une période de six jours. Durant la première étape, la SAI a examiné l’appel interjeté en matière de parrainage et entendu les témoignages de la demanderesse et de ses deux filles aînées. Durant la deuxième étape, la SAI s’est penchée sur la constitutionnalité de l’alinéa 133(1)j) et entendu les témoignages d’experts et d’autres témoins. La qualité d’intervenants a été accordée à la South Asian Legal Clinic of Ontario (SALCO) et à l’Ontario Council of Agencies Serving Immigrants (OCASI). La SAI a également examiné d’abondants éléments de preuve documentaires des deux parties.
III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE
[9] Dans sa décision rendue le 7 juillet 2016, le commissaire de la SAI a indiqué que le rejet de la demande était valide au regard du droit et des faits et la SAI a conclu que les circonstances de l’affaire ne justifiaient pas la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire.
1) Appel interjeté en matière de parrainage
[10] Comme la demanderesse n’a pas contesté la validité de la décision de l’agent des visas, mis à part la contestation constitutionnelle, la SAI a d’abord cherché à déterminer si la prise de mesures spéciales était justifiée dans les circonstances de l’affaire. Durant son examen, la SAI a exposé les facteurs qui devraient être pris en compte, énonçant notamment les éléments de preuve supplémentaires qui n’avaient pas été présentés à l’agent des visas et les objectifs de la LIPR.
[11] La SAI a tenu compte du fait que le mari de la demanderesse avait cosigné la demande de parrainage en 2008, mais que son nom avait par la suite été retiré lorsqu’il a été établi qu’il avait déjà parrainé des membres de sa famille qui avaient touché des prestations d’assistance sociale durant la période de parrainage et que ces prestations n’avaient toujours pas été remboursées. De plus, la demanderesse et son mari avaient tous deux touché des prestations d’assistance sociale. La SAI a donc fondé sa décision sur le fait que la demanderesse était l’unique répondant et qu’il n’y avait pas de cosignataire, et elle a conclu que cela jouait en défaveur de l’appel.
[12] Elle a ensuite tenu compte de l’exigence relative au revenu vital minimum et de la situation financière du répondant. La SAI a appliqué l’alinéa 133(1)j) et l’article 134 du Règlement modifié à une famille de 14 personnes. Entre 2013 et 2015, le revenu vital minimum exigé se situait entre 137 189 $ et 140 597 $. Or, en 2014 et 2015, le revenu de la demanderesse a été estimé à 10 000 $. Comme la demanderesse n’avait pas réussi à satisfaire à ce critère d’admissibilité au moment de l’audience, la SAI a également appliqué le critère plus élevé prévu dans la décision Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] D.C.A.I. no 1 (QL).
[13] La SAI a examiné le témoignage de la demanderesse concernant la situation financière de sa famille au Canada, notamment les faits suivants : la demanderesse a gardé des enfants pendant un an et gagnait alors 200 $ par semaine; elle détient un permis de taxi mais n’a pas travaillé comme chauffeur de taxi; elle a touché des prestations d’assistance sociale de mai 1995 à janvier 2000; elle n’a pas d’économies et son mari gagnait 10 000 $ par année et a reçu des prestations d’assistance sociale de mai 1995 à janvier 2000. La demanderesse a aussi fourni des renseignements sur les perspectives financières de ses parents et frères et sœurs vivant au Bangladesh, notamment ce qui suit : ses parents possédaient une ferme au Bangladesh qu’ils pouvaient louer comme source de revenu; ses parents et ses frères et sœurs avaient suffisamment d’argent pour vivre au Canada pendant six mois sans aide; ses frères et sœurs avaient fait des études et étaient qualifiés pour différents emplois et elle et ses parents envisageaient de mettre sur pied un service de traiteur. Le témoignage de la demanderesse n’était toutefois corroboré par aucun document.
[14] La SAI a également souligné l’absence presque totale de documents sur le revenu de la demanderesse et de son mari, ainsi que sur leurs actifs et passifs financiers des cinq dernières années. Comme le rejet de la demande de parrainage était fondé sur la situation financière de la demanderesse et que l’objet de l’appel était d’examiner les questions financières, la SAI a estimé que l’absence d’éléments de preuve sur sa situation financière défavorisait grandement la demanderesse.
[15] La SAI a ensuite discuté de la famille de la demanderesse au Canada et au Bangladesh, notant que la demanderesse était au Canada depuis 1994 et qu’elle avait cinq enfants. Le mari de la demanderesse avait précédemment parrainé la venue au Canada de ses propres parents et frères et sœurs, mais la demanderesse a déclaré qu’ils n’étaient pas en bons termes. Elle a aussi témoigné que, même si elle n’avait pas d’amis ni de membres de sa famille élargie au Canada, elle entretenait des liens solides avec sa famille au Bangladesh, avec laquelle elle communiquait quotidiennement par téléphone, Skype, lettres ou cartes.
[16] Quant aux préjudices invoqués, la SAI a tenu compte du témoignage de la demanderesse dans lequel elle disait avoir reçu un diagnostic de dépression et elle comptait sur l’immigration de sa famille au Canada pour l’aider à surmonter cette maladie. Elle a expliqué qu’elle avait commencé à ressentir de l’anxiété deux ans après qu’elle et sa famille du Canada se sont rendues au Bangladesh. Un psychologue a diagnostiqué une dépression et a recommandé que la demanderesse soit autorisée à parrainer la venue de sa famille au Canada. La demanderesse a indiqué qu’il n’était pas financièrement envisageable pour elle et toute sa famille de retourner au Bangladesh et que, de toute façon, cela ne l’aiderait pas à surmonter sa dépression, pas plus que ne l’aiderait une visite de ses parents pour une durée de seulement six mois. La SAI a pris acte du fait que la demanderesse ne prenait pas les antidépresseurs qui lui avaient été prescrits et qu’elle ne voulait pas se rendre seule au Bangladesh. La SAI n’a relevé aucune preuve de préjudice particulier, autre que celui dû au fait que la demanderesse était séparée de sa famille. La SAI a donc estimé que les communications et les visites permettraient d’atténuer en partie les préoccupations de la demanderesse.
[17] Pour apprécier l’intérêt supérieur des enfants, la SAI a entendu les témoignages des deux filles aînées de la demanderesse sur leur visite au Bangladesh en 2004. Les jeunes filles ont souligné les liens étroits qui unissaient la famille et mentionné qu’ils communiquaient de façon constante. La SAI a aussi tenu compte des observations de la demanderesse selon lesquelles ses parents et les autres membres de sa famille pourraient contribuer à l’éducation des enfants et leur enseigner les valeurs patrimoniales. La SAI a accordé une grande valeur probante aux circonstances et aux intérêts des enfants de la demanderesse, mais a déterminé que la preuve était insuffisante pour compenser les facteurs négatifs en l’espèce.
[18] La SAI a ensuite évalué les autres circonstances de l’affaire et noté que la demanderesse avait omis de fournir une preuve complète sur la principale question de l’appel, de démontrer qu’elle serait en mesure d’offrir une assistance complète adéquate à ses parents et à ses frères et sœurs s’ils venaient vivre au Canada et de présenter des éléments de preuve prouvant que ses parents et frères et sœurs seraient autonomes, et qu’elle n’avait pas déclaré qu’elle-même avait dû avoir recours à l’assistance sociale et aux logements subventionnés. La SAI a également souligné le fait que la famille parrainée par le mari de la demanderesse avait eu recours elle aussi à l’assistance sociale.
[19] En soupesant les facteurs pertinents dans cette affaire, la SAI a conclu que le critère à remplir était élevé. La séparation physique n’était pas suffisante pour invoquer l’adoption de mesures spéciales, et les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour conclure à un préjudice ou à des circonstances inhabituelles ou graves justifiant l’imposition de telles mesures. Le fait que la demanderesse ait omis de fournir la documentation de base nécessaire pour évaluer la question fondamentale de l’appel concernant sa situation financière, alors qu’elle avait fait tant d’effort pour présenter des éléments de preuve sur les principes généraux de discrimination économique, laissait la SAI perplexe. Elle a donc conclu que les facteurs négatifs l’emportaient sur les facteurs positifs.
2) Contestation constitutionnelle
[20] La demanderesse a allégué que l’exigence relative au revenu vital minimum nécessaire pour parrainer ses parents et ses frères et sœurs portait atteinte à ses droits constitutionnels. Sur cette question, la SAI a accordé qualité d’intervenants à la SALCO et à l’OCASI. L’audience sur la contestation constitutionnelle a été jointe à l’appel de la décision rendue dans l’affaire Alavehzadeh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CanLII 73710 (C.I.S.R.), [2016] D.C.A.I. no 800 (QL). Durant l’audience, la SAI a entendu les témoignages experts de M. Galabuzi, de la professeure Mykitiuk et de Mme Chuang. Deux autres témoins, Debbie Douglas et Fraser Fowler, ont aussi témoigné. Des éléments de preuve documentaires substantiels ont aussi été présentés.
[21] La SAI a tenu compte du témoignage d’opinion et des éléments de preuve présentés par M. Galabuzi sur l’incidence de l’exigence relative au revenu vital minimum sur le parrainage; cet expert a déclaré que cette exigence n’avait pas la même incidence sur tous les répondants de la catégorie « regroupement familial » en raison des inégalités de genre et de race qui existent sur le marché du travail canadien et de l’accès différentiel à la structure des revenus. Cet expert a conclu que les causes de la disparité économique dont sont victimes les groupes racialisés et les femmes persisteront et qu’il est peu probable que la situation change dans un avenir rapproché. Il a en outre indiqué que l’exigence relative au revenu vital minimum touchait de façon disproportionnée le parrainage des membres de familles appartenant à des groupes racialisés, lesquels étaient déjà désavantagés du fait de leur accès réduit au marché du travail, reconnaissant toutefois que la racialisation n’était pas le seul facteur. M. Galabuzi a reconnu que ses recherches avaient porté principalement sur le concept du seuil de faible revenu comme mesure de la pauvreté et que l’écart entre la pauvreté racialisée et non racialisée se mesurait à partir des données extraites des déclarations de revenus, un aspect sur lequel la demanderesse avait fourni très peu de ces données, a rappelé la SAI.
[22] Dans son évaluation de la preuve présentée par M. Galabuzi, la SAI a souligné le fait que cet expert n’avait pas examiné les taux d’acceptation ou de refus des demandes de parrainage en fonction du critère relatif au revenu vital minimum, pas plus qu’il n’avait examiné les coûts des soins de santé propres aux parents et grands-parents. M. Galabuzi a mentionné une baisse de la dépendance générale envers l’assistance sociale, principalement à la suite des mesures mises en place par le gouvernement. Selon la SAI, la principale conclusion de M. Galabuzi était que la loi accordait une trop grande importance au revenu vital minimum et aux facteurs économiques; cependant, bon nombre des facteurs qui, selon M. Galabuzi, devraient être en compte de préférence au revenu vital minimum pouvaient déjà être soulevés devant la SAI en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. De plus, le gouvernement a déjà intégré certaines de ses autres observations dans ses lois et règlements régissant les critères de parrainage.
[23] La SAI a ensuite pris en compte le témoignage d’opinion et les éléments de preuve de Mme Mykitiuk sur les questions sociales et économiques qui touchent la famille et le rôle parental chez les personnes handicapées, ainsi que sur l’incidence du droit canadien sur les personnes handicapées. Mme Mykitiuk a conclu que l’exigence relative au revenu vital minimum avait une incidence négative démesurée sur les personnes handicapées. La SAI n’a toutefois relevé aucun élément de preuve indiquant que la demanderesse devrait être considérée comme une personne handicapée. La SAI a en outre souligné que les recherches de Mme Mykitiuk n’avaient pas porté expressément sur les questions d’immigration et d’invalidité, de pauvreté et d’immigration, ni sur les effets de l’invalidité sur les demandes d’immigration de la catégorie « regroupement familial ». De plus, Mme Mykitiuk n’a pas établi de liens entre ses opinions et commentaires et les circonstances particulières de la demanderesse. La SAI a donc conclu que le lien avec la situation de la demanderesse était ténu et que la plupart des observations de Mme Mykitiuk étaient des questions habituellement prises en compte durant le réexamen des mesures spéciales dans des affaires mettant en cause le revenu vital minimum.
[24] Le troisième témoin expert, Mme Chuang, a présenté un témoignage d’opinion et des éléments de preuve sur les relations familiales, et plus particulièrement sur les affiliations culturelles et les groupes d’immigrants, concluant que la famille jouait un rôle vital dans le maintien du bien-être individuel. En ce qui concerne le revenu vital minimum, Mme Chuang a conclu que cette exigence privait les Canadiens, et plus particulièrement les femmes, les groupes à faible revenu et les personnes racialisées, d’un élément important de leur vie, ajoutant que le besoin d’avoir des membres de sa famille près de soi et la valeur s’y rattachant étaient plus importants que la composante économique du parrainage. Cependant, comme dans le cas du témoignage de Mme Mykitiuk, la SAI a estimé que la plupart des préoccupations de Mme Chuang étaient habituellement prises en compte lorsqu’on envisage la possibilité d’adopter des mesures spéciales et que l’on reconnaît l’importance de la réunification des familles dans les affaires basées sur le revenu vital minimum. La SAI a en outre jugé que les éléments de preuve de Mme Chuang, bien que modérément utiles, manquaient parfois de cohérence avec les témoignages des autres témoins de l’appelante et qu’ils ne faisaient souvent que confirmer des propositions généralement acceptées dans les affaires de parrainage.
[25] La SAI a aussi entendu le témoignage de Mme Douglas, directrice générale de l’OCASI, qui avait qualité d’intervenante dans cette affaire. Durant son témoignage, Mme Douglas a déclaré que la réunification des familles était essentielle au succès de l’intégration des immigrants et que le revenu vital minimum majoré, exigé pour les parents et les grands-parents, était prohibitif pour les groupes racialisés et les femmes. Elle a contesté l’allégation selon laquelle le Programme des parents et des grands-parents occasionnait des coûts pour les contribuables canadiens et déclaré que les autres visas ou voies d’immigration possibles n’offraient pas une solution viable à la hausse du revenu vital minimum exigé. Selon la SAI, Mme Douglas estimait que les considérations d’ordre économique ne devraient pas entrer en ligne de compte dans les affaires d’immigration, et qu’il était légitime pour un immigrant vivant au Canada de s’attendre à ce que ses parents et ses grands-parents puissent le rejoindre ultérieurement, sans ingérence de la part des organismes de réglementation.
[26] Enfin, la SAI a entendu le témoignage de M. Fowler, qui occupait le poste de directeur adjoint, Division de la politique et des programmes sociaux, Direction de l’immigration, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), depuis mars 2013. M. Fowler a présenté des renseignements sur les autres visas disponibles, notamment le visa pour entrées multiples ou « super visa » et la refonte du Programme des parents et grands-parents effectuée en 2011. La demanderesse a aussi questionné M. Fowler sur le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) [Gaz. C. 2013.II.93] qui a été publié avec la version modifiée du Règlement.
[27] La demanderesse et le défendeur ont tous deux déposé des affidavits contenant des documents renfermant des statistiques qui contredisaient la position de l’autre partie. L’affidavit de Mme Homeward, en particulier, qui a été déposé au nom du défendeur, contenait de l’information sur les programmes de parrainage des parents dans certains pays et sur d’autres programmes d’assurance-maladie provinciaux au Canada. Les intervenants ont aussi déposé un affidavit contenant des documents pertinents insistant sur les besoins et l’interdépendance des familles élargies dans la société sud-asiatique.
[28] En comparant les deux versions du Règlement, la SAI a jugé que la version modifiée s’appliquait à l’appel et que les éléments de preuve et les observations d’ordre constitutionnel qui avaient été présentés devaient également être examinés en regard de la version modifiée. La SAI a conclu que la demanderesse n’avait pu démontrer que le traitement différentiel était le résultat d’une discrimination fondée sur un motif illicite ou qu’il enfreignait les principes de justice fondamentale. La SAI a aussi souligné le fait que la demanderesse avait souvent contesté la présence de tout obstacle financier à l’immigration et que ses critiques visaient l’incompatibilité de la politique gouvernementale et des motifs invoqués par le gouvernement avec l’article premier de la Charte. En ce qui a trait aux témoins appelés à témoigner sur la question constitutionnelle, la SAI a jugé que leurs opinions et observations étaient rarement liées aux caractéristiques propres à la demanderesse.
[29] La SAI a aussi fait valoir que l’article 27 de la Charte, qui renvoie au patrimoine multiculturel, constitue un guide d’interprétation qui se reflète dans les objectifs en matière d’immigration, notamment l’alinéa 3b) de la LIPR. La SAI s’est toutefois dite en désaccord avec la prétention de la demanderesse selon laquelle la preuve produite durant l’appel montrait que l’exigence relative au revenu vital minimum affaiblissait la composition multiculturelle de la société canadienne. La SAI a également fait valoir que cette exigence ne s’appliquait pas au parrainage d’un grand nombre de membres de la famille immédiate.
[30] Quant à la question visant à déterminer si l’alinéa 133(1)j) du Règlement contrevenait à l’article 15 de la Charte, la SAI a estimé que la demanderesse n’avait pu établir que cette disposition créait une distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues. La SAI a estimé que les témoignages au nom de la demanderesse étaient vagues, ténus, non concluants et souvent contradictoires et que, parfois, ils ne s’appliquaient pas directement à sa situation. Elle a aussi jugé que la preuve était nébuleuse et qu’elle ne permettait pas d’établir un lien de causalité ayant une incidence démesurée ou défavorable.
[31] Comme la SAI a conclu que la demanderesse n’avait pas satisfait au premier volet du critère justifiant l’application de l’article 15 de la Charte, elle n’a pas cherché à déterminer si la distinction était discriminatoire.
[32] En ce qui a trait à la prétention selon laquelle l’alinéa 133(1)j) du Règlement contrevient à l’article 7 de la Charte, la SAI n’était pas convaincue que l’incapacité de la demanderesse de parrainer ses parents, et le stress en résultant, constituaient une atteinte à ses droits constitutionnels, car l’article 7 de la Charte ne prévoit pas un droit à la réunification des familles et que l’exigence relative au revenu vital minimum n’est qu’un des éléments qui doit être mis en contexte avec les autres exigences d’évaluation en matière d’immigration. De plus, la SAI a estimé que la preuve concernant le préjudice psychologique subi par la demanderesse n’était pas suffisante pour justifier l’application de l’article 7 de la Charte.
[33] La SAI a conclu que l’exigence relative au revenu vital minimum n’était pas fondamentalement injuste pour la demanderesse, car la preuve présentée n’avait pu démontrer un lien de causalité suffisant entre l’alinéa 133(1)j) du Règlement et la privation de liberté et de sécurité pour la demanderesse. La SAI a par ailleurs estimé que l’équité procédurale avait été respectée en vertu du paragraphe 67(3) de la LIPR, qui exige la prise en compte des motifs d’ordre humanitaire durant l’évaluation de l’exigence relative au revenu vital minimum.
[34] Bien que la SAI ait jugé inutile de déterminer si l’alinéa 133(1)j) du Règlement était justifié par l’article premier de la Charte, elle a reconnu le contexte législatif. Le répondant est tenu d’assumer diverses responsabilités, devant notamment s’engager à assumer la responsabilité financière de l’immigrant qu’il parraine, et cela se mesure en fonction du revenu vital minimum. Lorsque l’exigence relative au revenu vital minimum n’est pas satisfaite, l’article 67 de la LIPR permet d’invoquer des motifs d’ordre humanitaire pour pallier cette lacune. Selon la SAI, la demanderesse a peu exploré la possibilité de recourir à cette mesure spéciale et en a à peine étudié les incidences juridiques.
[35] En résumé, la SAI a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau de présentation ni du fardeau de persuasion qui lui incombait, pour établir qu’il y avait eu atteinte à ses droits constitutionnels. La SAI a également conclu que la décision de l’agent des visas était valide en droit et en fait et que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour justifier la prise de mesures spéciales. Par conséquent, la SAI a rejeté l’appel.
IV. QUESTIONS EN LITIGE
[36] La demanderesse soutient que les points suivants sont en litige dans la présente demande :
a) La SAI a-t-elle commis une erreur de droit en examinant l’appel de la demanderesse en regard de l’alinéa 133(1)j) et de l’article 134 du Règlement tel qu’il a été modifié le 1er janvier 2014?
b) La SAI a-t-elle contrevenu au principe d’équité procédurale en appliquant l’alinéa 133(1)j) et l’article 134 du Règlement modifié sans en informer la demanderesse au préalable?
c) La SAI a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que la disposition contestée ne contrevenait pas à l’article 15 de la Charte?
d) La SAI a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que la disposition contestée ne contrevenait pas à l’article 7 de la Charte?
e) La SAI a-t-elle tiré des conclusions déraisonnables en :
i) ne tenant pas compte des éléments de preuve ou en les interprétant erronément;
ii) en ne tenant pas compte de l’intérêt supérieur des enfants;
iii) en omettant de fournir des motifs intelligibles, justifiés ou transparents?
[37] Pour sa part, le défendeur soutient que les points en litige dans la présente demande s’énoncent comme suit :
a) L’exigence relative au revenu vital minimum contrevient-elle à l’article 7 de la Charte?
b) L’exigence relative au revenu vital minimum contrevient-elle à l’article 15 de la Charte?
c) La décision de la SAI rejetant l’appel de la demanderesse pour des motifs d’ordre humanitaire était-elle déraisonnable?
V. NORME DE CONTRÔLE
[38] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle. Lorsque la jurisprudence est constante quant à la norme de contrôle applicable à une question précise, la cour de révision peut adopter cette norme. C’est uniquement lorsque cette démarche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble incompatible avec l’évolution récente des principes de contrôle judiciaire en common law que la cour de révision doit procéder à une analyse des quatre facteurs de l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 48.
[39] La Cour a statué que la première question soulevée par la demanderesse, à savoir si le sous-alinéa 133(1)j)(i) du Règlement modifié s’appliquait aux appels interjetés à l’encontre de décisions de la SAI rendues avant le 1er janvier 2014, concerne l’équité procédurale et commande l’application de la norme de la décision correcte : Patel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1221 (Patel), au paragraphe 18.
[40] La deuxième question visant à déterminer si l’application du sous-alinéa 133(1)j)(i) du Règlement modifié sans en informer au préalable la demanderesse concerne elle aussi l’équité procédurale et doit également être examinée en regard de la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339 (Khosa), au paragraphe 43.
[41] Lorsqu’un décideur interprète ses propres lois ou des lois étroitement apparentées à son mandat dont il a une connaissance approfondie, la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable : Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293, au paragraphe 22. Cette présomption est écartée si la question en litige s’inscrit dans l’une des catégories auxquelles la norme de la décision correcte s’applique : questions de nature constitutionnelle; questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur; questions portant sur la délimitation des compétences respectives entre au moins deux tribunaux spécialisés concurrents; et questions relevant de la catégorie exceptionnelle des questions touchant véritablement à la compétence. Voir Dunsmuir, précité, aux paragraphes 58 à 61 et Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 30. Lorsqu’un tribunal doit se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi, la norme de la décision correcte est la norme de contrôle devant s’appliquer : voir Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, au paragraphe 55. Par conséquent, les troisième et quatrième questions visant à déterminer si la SAI a commis une erreur en concluant que le sous-alinéa 133(1)j)(i) du Règlement ne contrevenait pas aux articles 7 et 15 de la Charte seront examinées en regard de la norme de la décision correcte.
[42] La cinquième question concerne l’évaluation que la SAI a faite des éléments de preuve et l’exercice de son pouvoir discrétionnaire relativement aux demandes pour motifs d’ordre humanitaire, et elle doit être examinée en regard de la norme de la décision raisonnable : Patel, précitée, au paragraphe 19 et Khosa, précité, au paragraphe 59.
[43] Lorsqu’une décision est examinée en regard de la norme de la décision raisonnable, son analyse s’attache à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et l’arrêt Khosa, précité. Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable, c’est-à-dire si elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».
VI. DISPOSITIONS LÉGISLATIVES
[44] Les dispositions suivantes de la LIPR sont applicables en l’espèce :
Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger
25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.
[…]
Droit d’appel : visa
63 (1) Quiconque a déposé, conformément au règlement, une demande de parrainage au titre du regroupement familial peut interjeter appel du refus de délivrer le visa de résident permanent.
[45] Les dispositions suivantes du Règlement qui a été modifié et est entré en vigueur le 1er janvier 2014 (le Règlement modifié) sont applicables en l’espèce :
Exigences : répondant
133 (1) L’agent n’accorde la demande de parrainage que sur preuve que, de la date du dépôt de la demande jusqu’à celle de la décision, le répondant, à la fois :
[…]
j) dans le cas où il réside :
(i) dans une province autre qu’une province visée à l’alinéa 131b) :
(A) a un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum, s’il a déposé une demande de parrainage à l’égard d’un étranger autre que l’un des étrangers visés à la division (B),
(B) a un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum, majoré de 30 %, pour chacune des trois années d’imposition consécutives précédant la date de dépôt de la demande de parrainage, s’il a déposé une demande de parrainage à l’égard de l’un des étrangers suivants :
(I) l’un de ses parents,
(II) le parent de l’un ou l’autre de ses parents,
(III) un membre de la famille qui accompagne l’étranger visé aux subdivisions (I) ou (II),
[…]
Règles de calcul du revenu
134 (1) Sous réserve du paragraphe (3) et pour l’application de la division 133(1)j)(i)(A), le revenu total du répondant est calculé selon les règles suivantes :
a) le calcul du revenu se fait sur la base du dernier avis de cotisation qui lui a été délivré par le ministre du Revenu national avant la date de dépôt de la demande de parrainage, à l’égard de l’année d’imposition la plus récente, ou tout document équivalent délivré par celui-ci;
b) si le répondant produit un document visé à l’alinéa a), son revenu équivaut à la différence entre la somme indiquée sur ce document et les sommes visées aux sous-alinéas c)(i) à (v);
c) si le répondant ne produit pas de document visé à l’alinéa a) ou si son revenu calculé conformément à l’alinéa b) est inférieur à son revenu vital minimum, son revenu correspond à l’ensemble de ses revenus canadiens gagnés au cours des douze mois précédant la date du dépôt de la demande de parrainage, exclusion faite de ce qui suit :
(i) les allocations provinciales reçues au titre de tout programme d’éducation ou de formation,
(ii) toute somme reçue d’une province au titre de l’assistance sociale,
(iii) toute somme reçue du gouvernement du Canada dans le cadre d’un programme d’aide pour la réinstallation,
(iv) les sommes, autres que les prestations spéciales, reçues au titre de la Loi sur l’assurance-emploi,
(v) tout supplément de revenu mensuel garanti reçu au titre de la Loi sur la sécurité de la vieillesse,
(vi) les allocations canadiennes pour enfants reçues au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu;
d) le revenu du cosignataire, calculé conformément aux alinéas a) à c), avec les adaptations nécessaires, est, le cas échéant, inclus dans le calcul du revenu du répondant.
Exception
(1.1) Sous réserve du paragraphe (3) et pour l’application de la division 133(1)j)(i)(B), le revenu total du répondant est calculé selon les règles suivantes :
a) le calcul du revenu du répondant se fait sur la base des avis de cotisation qui lui ont été délivrés par le ministre du Revenu national à l’égard de chacune des trois années d’imposition consécutives précédant la date de dépôt de la demande de parrainage, ou de tout document équivalent délivré par celui-ci;
b) son revenu équivaut alors à la somme indiquée sur les documents visés à l’alinéa a), exclusion faite de ce qui suit :
(i) les allocations provinciales reçues au titre de tout programme d’éducation ou de formation,
(ii) toute somme reçue d’une province au titre de l’assistance sociale,
(iii) toute somme reçue du gouvernement du Canada dans le cadre d’un programme d’aide pour la réinstallation,
(iv) les sommes, autres que les prestations spéciales, reçues au titre de la Loi sur l’assurance-emploi,
(v) tout supplément de revenu mensuel garanti reçu au titre de la Loi sur la sécurité de la vieillesse,
(vi) les allocations canadiennes pour enfants reçues au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu;
c) le revenu du cosignataire, calculé conformément aux alinéas a) et b), avec les adaptations nécessaires, est, le cas échéant, inclus dans le calcul du revenu du répondant.
Preuve de revenu à jour
(2) L’agent peut demander au répondant, après la réception de la demande de parrainage mais avant qu’une décision ne soit prise sur la demande de résidence permanente, une preuve de revenu à jour dans les cas suivants :
a) l’agent reçoit des renseignements montrant que le répondant ne peut plus respecter les obligations de son engagement à l’égard du parrainage;
b) plus de douze mois se sont écoulés depuis la date de réception de la demande de parrainage.
Règles du calcul du revenu modifiées
(3) Lorsque l’agent reçoit la preuve de revenu à jour demandée aux termes du paragraphe (2), le revenu total du répondant est calculé conformément aux paragraphes (1) ou (1.1), le cas échéant, sauf dans les cas suivants :
a) dans le cas de l’alinéa (1)a), le calcul du revenu du répondant se fait sur la base du dernier avis de cotisation qui lui a été délivré par le ministre du Revenu national à l’égard de l’année d’imposition la plus récente précédant la date de la réception, par l’agent, de la preuve de revenu à jour, ou de tout autre document équivalent délivré par celui-ci;
b) dans le cas de l’alinéa (1)c), son revenu correspond à l’ensemble de ses revenus canadiens gagnés au cours des douze mois précédant la date de la réception, par l’agent, de la preuve de revenu à jour;
c) dans le cas de l’alinéa (1.1)a), le calcul du revenu du répondant se fait sur la base des avis de cotisation qui lui ont été délivrés par le ministre du Revenu national à l’égard de chacune des trois années d’imposition consécutives précédant la date de la réception, par l’agent, de la preuve de revenu à jour, ou de tout autre document équivalent délivré par celui-ci.
[46] Les dispositions suivantes du Règlement qui était en vigueur le 31 décembre 2013 (le Règlement d’avant 2014) sont applicables en l’espèce :
Exigences : répondant
133 (1) L’agent n’accorde la demande de parrainage que sur preuve que, de la date du dépôt de la demande jusqu’à celle de la décision, le répondant, à la fois :
[…]
j) dans le cas où il réside :
(i) dans une province autre qu’une province visée à l’alinéa 131b), a eu un revenu total au moins égal à son revenu vital minimum,
(ii) dans une province visée à l’alinéa 131b), a été en mesure, aux termes du droit provincial et de l’avis des autorités provinciales compétentes, de respecter l’engagement visé à cet alinéa;
[…]
Règles de calcul du revenu
134 (1) Pour l’application du sous-alinéa 133(1)j)(i), le revenu total du répondant est déterminé selon les règles suivantes :
a) le calcul du revenu se fait sur la base du dernier avis de cotisation qui lui a été délivré par le ministre du Revenu national avant la date de dépôt de la demande de parrainage, à l’égard de l’année d’imposition la plus récente, ou tout document équivalent délivré par celui-ci;
b) si le répondant produit un document visé à l’alinéa a), son revenu équivaut à la différence entre la somme indiquée sur ce document et les sommes visées aux sous-alinéas c)(i) à (v);
c) si le répondant ne produit pas de document visé à l’alinéa a) ou si son revenu calculé conformément à l’alinéa b) est inférieur à son revenu vital minimum, son revenu correspond à l’ensemble de ses revenus canadiens gagnés au cours des douze mois précédant la date du dépôt de la demande de parrainage, exclusion faite de ce qui suit :
(i) les allocations provinciales reçues au titre de tout programme d’éducation ou de formation,
(ii) toute somme reçue d’une province au titre de l’assistance sociale,
(iii) toute somme reçue du gouvernement du Canada dans le cadre d’un programme d’aide pour la réinstallation,
(iv) les sommes, autres que les prestations spéciales, reçues au titre de la Loi sur l’assurance-emploi,
(v) tout supplément de revenu mensuel garanti reçu au titre de la Loi sur la sécurité de la vieillesse,
(vi) les prestations fiscales canadiennes pour enfants reçues au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu;
d) le revenu du cosignataire, calculé conformément aux alinéas a) à c), avec les adaptations nécessaires, est, le cas échéant, inclus dans le calcul du revenu du répondant.
Changement de situation
(2) Dans le cas où l’agent reçoit des renseignements montrant que le répondant ne peut plus respecter son engagement à l’égard du parrainage, le revenu canadien du répondant est calculé conformément à l’alinéa (1)c) comme si la période de douze mois était celle qui précède le jour où l’agent a reçu les renseignements au lieu de la période de douze mois visée à cet alinéa.
[47] Les dispositions suivantes de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21 (la Loi d’interprétation) sont applicables en l’espèce :
Effet de l’abrogation
43 L’abrogation, en tout ou en partie, n’a pas pour conséquence :
a) de rétablir des textes ou autres règles de droit non en vigueur lors de sa prise d’effet;
b) de porter atteinte à l’application antérieure du texte abrogé ou aux mesures régulièrement prises sous son régime;
c) de porter atteinte aux droits ou avantages acquis, aux obligations contractées ou aux responsabilités encourues sous le régime du texte abrogé;
d) d’empêcher la poursuite des infractions au texte abrogé ou l’application des sanctions — peines, pénalités ou confiscations — encourues aux termes de celui-ci;
e) d’influer sur les enquêtes, procédures judiciaires ou recours relatifs aux droits, obligations, avantages, responsabilités ou sanctions mentionnés aux alinéas c) et d).
Les enquêtes, procédures ou recours visés à l’alinéa e) peuvent être engagés et se poursuivre, et les sanctions infligées, comme si le texte n’avait pas été abrogé.
Abrogation et remplacement
44 En cas d’abrogation et de remplacement, les règles suivantes s’appliquent :
a) les titulaires des postes pourvus sous le régime du texte antérieur restent en place comme s’ils avaient été nommés sous celui du nouveau texte, jusqu’à la nomination de leurs successeurs;
b) les cautions ou autres garanties fournies par le titulaire d’un poste pourvu sous le régime du texte antérieur gardent leur validité, l’application des mesures prises et l’utilisation des livres, imprimés ou autres documents employés conformément à ce texte se poursuivant, sauf incompatibilité avec le nouveau texte, comme avant l’abrogation;
c) les procédures engagées sous le régime du texte antérieur se poursuivent conformément au nouveau texte, dans la mesure de leur compatibilité avec celui-ci;
d) la procédure établie par le nouveau texte doit être suivie, dans la mesure où l’adaptation en est possible :
(i) pour le recouvrement des amendes ou pénalités et l’exécution des confiscations imposées sous le régime du texte antérieur,
(ii) pour l’exercice des droits acquis sous le régime du texte antérieur,
(iii) dans toute affaire se rapportant à des faits survenus avant l’abrogation;
e) les sanctions dont l’allégement est prévu par le nouveau texte sont, après l’abrogation, réduites en conséquence;
f) sauf dans la mesure où les deux textes diffèrent au fond, le nouveau texte n’est pas réputé de droit nouveau, sa teneur étant censée constituer une refonte et une clarification des règles de droit du texte antérieur;
g) les règlements d’application du texte antérieur demeurent en vigueur et sont réputés pris en application du nouveau texte, dans la mesure de leur compatibilité avec celui-ci, jusqu’à abrogation ou remplacement;
h) le renvoi, dans un autre texte, au texte abrogé, à propos de faits ultérieurs, équivaut à un renvoi aux dispositions correspondantes du nouveau texte; toutefois, à défaut de telles dispositions, le texte abrogé est considéré comme étant encore en vigueur dans la mesure nécessaire pour donner effet à l’autre texte.
[48] Les dispositions suivantes de la Charte sont applicables en l’espèce :
Garantie des droits et libertés
Droits et libertés au Canada
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.
[…]
Vie, liberté et sécurité
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[…]
Égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
Programmes de promotion sociale
(2) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d’individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.
VII. THÈSES DES PARTIES
A. Demanderesse
1) Erreur de droit : Application rétroactive du Règlement modifié
[49] La demanderesse soutient que la SAI a commis une erreur en appliquant le Règlement modifié à son appel. Le 4 novembre 2011, une série d’instructions ministérielles ont établi que les demandes de parrainage reçues au plus tard le 4 novembre 2011 seraient traitées comme à l’habitude. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) qui accompagnait le Règlement modifié prévoyait également que ces demandes seraient évaluées en regard du Règlement en vigueur au moment de leur présentation. Or, comme la demanderesse a présenté sa demande en 2008, son appel aurait dû être tranché en regard du Règlement d’avant 2014.
[50] La demanderesse reconnaît que la question de l’application rétroactive d’un règlement sur l’immigration à l’étude de demandes de parrainage déposées avant la modification a été tranchée dans l’affaire Kaur Gill c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1522, [2014] 2 R.C.F. 442 (Gill), au paragraphe 18. Cependant, la demanderesse note qu’il est indiqué, au paragraphe 2 de l’affaire Gill, que la demanderesse n’a pu invoquer « aucun principe de droit devant la Cour qui permettrait à la demanderesse d’entretenir l’espoir de parrainer un jour son mari afin qu’il obtienne le statut de résident permanent au Canada ». La décision Gill citait également l’affaire Kahlon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 104 (QL) (C.A.), qui a établi le principe selon lequel une audience devant la SAI s’apparente à une nouvelle audience, en précisant toutefois qu’aucune question liée à l’application rétrospective du règlement modifié ne se posait dans cette affaire. La demanderesse cite plusieurs jugements subséquents qui vont à l’encontre de ce principe dans l’arrêt Kahlon, notamment la décision Elahi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 858, aux paragraphes 22 et 23, où le juge Mosley a demandé à la SAI d’appliquer le critère en vigueur avant les modifications, car « l’équité exige l’application de la loi qui était en vigueur lorsque la décision initiale a été rendue ».
[51] La demanderesse soutient que, si elle avait eu l’occasion d’examiner la question visant à savoir si le Règlement modifié s’appliquait à son appel, elle aurait invoqué les principes de droit corroborant son droit acquis d’interjeter appel en vertu du Règlement d’avant 2014. À l’appui de cette prétention, la demanderesse cite les alinéas 43c) et 44c) de la Loi d’interprétation. La demanderesse fait valoir que, puisqu’elle a obtenu le droit d’interjeter appel avant la date d’entrée en vigueur du Règlement modifié, l’alinéa 43c) de la Loi d’interprétation exige que le Règlement d’avant 2014 s’applique à son appel.
[52] À titre subsidiaire, la demanderesse allègue que le Règlement modifié est fondamentalement différent du Règlement d’avant 2014, de sorte qu’il est impossible d’assurer une conformité constante avec le nouveau texte législatif. C’est donc le règlement en vigueur avant 2014 qui doit s’appliquer à son appel, conformément à l’alinéa 44c) de la Loi d’interprétation. La demanderesse appuie sa position sur l’arrêt R. c. Puskas, [1998] 1 R.C.S. 1207, aux paragraphes 6 et 13, où la Cour suprême du Canada (C.S.C.) déclare que la possibilité d’interjeter appel est un droit fondamental et que le droit d’appel existe à partir du moment où le jugement porté en appel a été rendu.
[53] La demanderesse invoque également trois règles générales de common law sur l’application temporelle, soit : la forte présomption que l’application d’un nouveau texte législatif ne se veut pas rétroactive; la présomption plus faible que le nouveau texte législatif ne doit pas porter atteinte à des droits acquis, et la règle voulant que l’intention du législateur ne soit pas de conférer, par quelque autorité subordonnée, le pouvoir d’adopter des règlements ou des ordonnances ayant un effet rétroactif ou portant atteinte à des droits acquis. La présomption de rétroactivité exige que la loi soit strictement procédurale et qu’elle n’ait aucune incidence sur des droits fondamentaux; or, le droit d’interjeter appel est considéré comme un droit fondamental. De plus, les lois qui rattachent des conséquences bienfaisantes à un événement antérieur ne donnent pas lieu à une présomption de rétrospectivité ou rétroactivité : Canada (Attorney General) v. Southern Music Inc. (1996), 47 C.P.C. (3d) 245, [1996] A.J. no 1244 (QL) (Q.B.), au paragraphe 6.
[54] La demanderesse invoque d’autre jurisprudence à l’appui de ses arguments. Dans la décision Pearce c. Canada (Commission Nationale des Libérations Conditionnelles), 2012 CF 923 (Pearce), au paragraphe 47, la Cour a déclaré que le demandeur dans cette affaire « avait un droit ou privilège acquis en vertu de la common law et de l’article 43 de la Loi d’interprétation et que ce droit lui permettait de faire examiner sa demande de libération conditionnelle par la Commission en application des dispositions abrogées portant sur la procédure d’examen expéditif ». Dans l’arrêt R. c. Dineley, 2012 CSC 58, [2012] 3 R.C.S. 272 (Dineley), aux paragraphes 11 et 25, la Cour suprême du Canada a cherché à déterminer si les modifications devraient s’appliquer rétrospectivement; elle a conclu que l’élément principal pour statuer sur l’application dans le temps des modifications consiste à déterminer si ces modifications portent ou non atteinte à des droits fondamentaux. Si l’ancien texte législatif ne prévoit pas la collecte des éléments de preuve exigés par la nouvelle loi, celle-ci ne peut s’appliquer que de manière prospective.
[55] En se fondant sur les principes énoncés dans la décision Pearce et l’arrêt Dineley, précités, la demanderesse allègue que les exigences en matière de parrainage ont été modifiées de façon substantielle dans le Règlement modifié et que les nouvelles exigences sont incompatibles avec celles prévues dans le Règlement d’avant 2014, car elles triplent la période durant laquelle le répondant doit démontrer sa capacité à satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum, qu’elles haussent le revenu vital minimum — du seuil de faible revenu au seuil de faible revenu majoré de 30 p. 100 — et qu’elles ajoutent de nouvelles exigences en matière de preuve. La demanderesse n’a pu réunir la preuve nécessaire pour satisfaire aux nouvelles exigences de parrainage prévues à l’article 134 du Règlement modifié, car le Règlement précédent ne comportait pas de telles exigences. Sous cet angle, les modifications portent clairement atteinte à ses droits fondamentaux.
[56] La demanderesse soutient en outre que les principes généraux d’interprétation des lois en common law et en vertu de la Loi d’interprétation appuient sa position selon laquelle elle a acquis son droit d’appel au moment où elle a été informée de la décision défavorable ou lorsqu’elle a interjeté appel auprès de la SAI; c’est donc le Règlement d’avant 2014 qui aurait dû s’appliquer à son appel.
2) Manquement à l’équité procédurale
[57] La demanderesse soutient que la SAI a contrevenu au principe d’équité procédurale en omettant de l’informer que son appel en matière de parrainage serait entendu en regard du Règlement modifié. Selon la demanderesse, cela représente une omission flagrante, car son appel a été présenté comme une cause type contestant l’exigence relative au revenu vital minimum en vertu du Règlement d’avant 2014, et que tous les arguments invoqués par les parties portaient sur cette version du règlement. La SAI a donc omis de soumettre une question essentielle pour la demanderesse et l’a privée de la possibilité d’y répondre ce qui, selon la Cour, constitue un manquement à l’équité procédurale : Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1031.
3) Erreur de droit : contestation constitutionnelle
[58] La demanderesse allègue que la SAI a également commis de graves erreurs de droit en rejetant ses arguments selon lesquels l’alinéa 133(1)j) du Règlement modifié contrevient à la Charte. La demanderesse a notamment soutenu que l’exigence relative au seuil de faible revenu n’a été introduite qu’en 1978, que le défendeur n’a pas produit d’éléments de preuve pour en justifier l’introduction et que les éléments de preuve de M. Fowler concernant les modifications apportées en 2014 au Règlement ne pouvaient être invoqués en preuve à l’appui des exigences relatives au seuil de faible revenu en vigueur dans le Règlement d’avant 2014. La SAI a mal interprété cette position dans sa décision, lorsqu’elle a déclaré que les éléments de preuve de M. Fowler ne corroboraient pas les motifs fournis par le gouvernement pour justifier les nouvelles exigences en matière de revenu adoptées en 2014. De même, la SAI a déformé les propos de M. Fowler lorsqu’elle a déclaré que les éléments de preuve de ce dernier étaient fondés sur d’anciennes politiques et visaient à apporter un éclairage sur les modifications apportées en 2014, alors que M. Fowler faisait plutôt référence à l’exigence relative au seuil de faible revenu en vigueur avant 2014.
[59] La SAI a aussi commis une erreur lorsqu’elle a statué que le Règlement modifié s’appliquait à l’affaire de la demanderesse et, sans motifs et contrairement aux observations des deux parties, que les éléments de preuve et observations constitutionnels s’appliquaient autant au Règlement modifié qu’au Règlement d’avant 2014. Cette approche entraîne une interprétation erronée d’un des principaux arguments fondés sur la Charte invoqués par la demanderesse et constitue une erreur susceptible de révision.
a) Article 15 de la Charte
[60] La demanderesse soutient que l’interprétation de l’article 15 de la Charte a évolué dans la jurisprudence et que le critère actuel est celui défini dans l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396 (Withler), au paragraphe 66, qui préconise une analyse contextuelle pour faire la preuve d’une inégalité réelle plutôt que l’utilisation d’une démarche formelle exigeant une comparaison avec un groupe aux caractéristiques identiques. Dans l’arrêt Withler, la Cour suprême du Canada a insisté sur le fait que l’égalité n’est pas une question de similitude, car le paragraphe 15(1) garantit à chacun le droit d’être protégé contre la discrimination, mais non le droit à un traitement identique. Par conséquent, pour établir qu’il y a eu violation du paragraphe 15(1), la personne doit démontrer que la loi crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue qui crée un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotype. Si cette distinction est établie, la demande devrait passer à la deuxième étape de l’analyse, laquelle vise à déterminer l’incidence réelle de la loi ou de la mesure contestée.
[61] L’examen de l’article 15 de la Charte par la Cour insiste également sur la nécessité de faire une analyse contextuelle. La juge Mactavish a insisté sur une telle analyse dans l’affaire Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c. Canada (Procureur général), 2014 CF 651, [2015] 2 R.C.F. 267 (Médecins canadiens) [aux paragraphes 719 à 721] :
Depuis l’arrêt Kapp, la Cour suprême du Canada nous rappelle qu’il est important de pousser l’examen au-delà de la disposition législative contestée lors d’une analyse fondée sur l’article 15 de la Charte, et qu’il faut examiner le contexte social, politique et juridique plus vaste dans lequel s’inscrit la distinction législative : voir l’arrêt Bande et nation indiennes d’Ermineskin c Canada, 2009 CSC 9, [2009] 1 R.C.S. 222, aux paragraphes 193 et 194.
En effet, dans l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396 (Withler), la Cour suprême du Canada a déclaré que « [e]n définitive, une seule question se pose : La mesure contestée transgresse-t-elle la norme d’égalité réelle consacrée par le par. 15(1) de la Charte? » : précité, au paragraphe 2.
Plus récemment, dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61 (P.G. c. A.), la juge Abella a souligné que « la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné ». Elle a aussi fait remarquer que l’article 15 a pour objet « d’éliminer les obstacles qui empêchent les membres d’un groupe énuméré ou analogue d’avoir accès concrètement à des mesures dont dispose la population en général » : au paragraphe 319, citant l’arrêt Andrews [à la page 165] (italique dans l’original).
[62] S’appuyant sur ce courant jurisprudentiel, la demanderesse a exhorté la SAI à adopter une approche intersectionnelle (sexe, race et invalidité) pour saisir pleinement la discrimination dont elle a été victime en raison de l’intersectionnalité de différents motifs. La demanderesse prétend que l’exigence relative au revenu vital minimum, bien qu’en apparence neutre, a eu une incidence disproportionnée sur elle en tant que femme racialisée ayant une invalidité, parce que les membres de groupes racialisés, les femmes et les personnes handicapées présentent des taux de chômage plus élevés, ont un revenu moindre, sont plus susceptibles de vivre dans la pauvreté et sont donc moins susceptibles de satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum.
[63] Se basant sur les éléments de preuve présentés par les témoins experts à l’appui de sa demande, la demanderesse a fait valoir que l’alinéa 133(1)j) du Règlement crée une distinction fondée sur des motifs énumérés qui perpétue le désavantage dont elle est victime en raison de sa race, de son genre et de son invalidité. La présence de membres de sa famille atténuerait ses responsabilités relatives aux soins des enfants, lui apporterait un soutien émotionnel et physique, améliorerait son bien-être et lui donnerait l’occasion de participer au marché du travail et de gagner un revenu plus élevé. L’exigence relative au revenu vital minimum a privé la demanderesse du soutien de famille dont elle avait besoin pour devenir financièrement indépendante et a fait en sorte que son revenu demeure insuffisant pour satisfaire à cette exigence.
[64] Cependant, plutôt que d’appliquer l’approche préconisée par la Cour suprême du Canada, la SAI a choisi de ne pas analyser les éléments de preuve socioéconomiques substantiels dans le contexte de l’article 15 de la Charte, se contentant de déclarer [décision, au paragraphe 104] que « l’évolution historique de la législation en matière d’immigration et les preuves statistiques au sujet de la race et du marché de l’emploi qu’elle a présenté sont en grande partie trop indirecte aux fins de cet appel […] Rien ne prouve qu’elle s’est vue refuser un emploi en raison d’une discrimination ». En plus de rejeter les éléments de preuve contextuels plus généraux, la SAI a insisté sur le fait que la demanderesse devait faire la preuve qu’elle s’était vu refuser un emploi pour des motifs discriminatoires, ce qui n’est pourtant pas une exigence du critère défini dans l’arrêt Withler, précité. Le rejet par la SAI des éléments de preuve de Mme Mykitiuk, pour le motif que cette dernière n’a pas établi de lien entre ses opinions et commentaires et la situation de la demanderesse, constitue également une interprétation erronée du critère, dont le but est de prévenir les conduites et conséquences discriminatoires et non d’appuyer les attitudes ou motifs.
[65] La SAI a aussi passé outre aux directives de la Cour suprême du Canada, en concluant que les éléments de preuve statistiques étaient vagues, ténus et non concluants et qu’ils n’étaient pas suffisamment substantiels pour établir un « véritable » groupe de comparaison ou pour démontrer l’incidence réelle de l’alinéa 133(1)j) du Règlement sur ce groupe. Cette dépendance envers un groupe de comparaison est désuète et on ne sait pas vraiment ce que la SAI entendait par groupe de comparaison « véritable ».
[66] La demanderesse soutient que, bien qu’elle ait fourni des preuves documentaires et testimoniales confirmant qu’elle était à faible revenu, qu’elle dépendait du revenu de son mari et que ses antécédents de travail étaient limités depuis son arrivée au Canada, la SAI a conclu qu’elle avait fourni très peu de renseignements sur son revenu. La demanderesse ne peut satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum car son revenu est très faible, et le rejet de la demande en vertu de l’article 15 de la Charte a pour effet de caractériser, à tort, le revenu insuffisant de la demanderesse comme une preuve insuffisante sur son revenu.
[67] Une autre erreur de la SAI a été d’amalgamer les arguments fondés sur l’article 15 de la Charte aux considérations d’ordre humanitaire. La SAI a rejeté les éléments de preuve de M. Galabuzi sur la contribution des parents et des grands-parents au niveau du soutien à la famille et du développement social, déclarant que ces facteurs pouvaient être invoqués en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. La SAI a aussi rejeté les éléments de preuve de Mme Mykitiuk pour le même motif. Ce faisant, la SAI a introduit des considérations fondées sur l’article premier de la Charte dans son analyse fondée sur l’article 15, ce qui n’est pas le critère devant s’appliquer. Lorsqu’un demandeur réussit à démontrer une distinction basée sur un motif énuméré ou analogue qui crée un désavantage pour une personne ou un groupe en perpétuant un préjudice ou en lui appliquant un stéréotype, le fardeau de la preuve est transféré au gouvernement qui doit justifier la distinction en vertu de l’article premier de la Charte. La demanderesse allègue donc que la SAI a commis une erreur en exigeant que la demanderesse réfute les arguments en vertu de l’article premier dans son argumentation fondée sur l’article 15.
[68] La demanderesse conteste également l’insistance avec laquelle la SAI a exigé que la demanderesse lui fournisse des preuves précises indiquant qu’elle fait partie d’un groupe racialisé, avant de déterminer si la disposition contestée créait ou non une distinction. Le terme « racialisé » est utilisé pour décrire un groupe de personnes qualifiées de différentes qui, pour cette raison, sont susceptibles de faire l’objet d’un traitement différentiel et inégal; cela inclut actuellement les personnes faisant partie de minorités visibles qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche, notamment les personnes d’origine sud-asiatique comme la demanderesse. En refusant de reconnaître le statut racial de la demanderesse, la SAI n’a pas mené une analyse adéquate en vertu de l’article 15.
b) Article 7 de la Charte
[69] En ce qui a trait à l’article 7 de la Charte, la demanderesse a exposé à la SAI l’analyse en deux volets exigée par la Cour suprême du Canada : elle a d’abord examiné les valeurs en jeu pour déterminer si elles mettaient en cause les intérêts garantis par l’article 7, puis elle a examiné les restrictions possibles de ces valeurs en regard de leur conformité avec la justice fondamentale. Lorsqu’il faut démontrer l’existence d’un lien de causalité suffisant entre l’effet imputable à l’État et le préjudice subi par le demandeur, la norme n’exige pas que la mesure législative ou autre reprochée à l’État soit l’unique ou la principale cause du préjudice subi par le demandeur : Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101 (Bedford), aux paragraphes 75 et 76.
[70] En ce qui concerne la question de la liberté, la demanderesse soutient qu’elle a le droit fondamental de décider avec qui elle désire vivre et quel type de lien elle souhaite maintenir avec sa famille. Elle a aussi le droit fondamental d’inculquer à ses enfants les valeurs culturelles et familiales qui lui ont été transmises par ses parents, en conformité avec son origine ethnique et familiale. La demanderesse allègue donc que l’alinéa 133(1)j) du Règlement contrevient à son droit à la liberté, en lui refusant le droit de parrainer ses parents au Canada, l’empêchant ainsi de créer le type de foyer et de liens familiaux qu’elle souhaite établir pour elle et ses enfants.
[71] Quant à la question de la sécurité, l’article 7 protège l’intégrité physique et psychologique de la personne, notamment contre les traumatismes et le stress psychologiques infligés par l’État et l’anxiété résultant de la perturbation de la famille : R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, au paragraphe 173. La Cour suprême du Canada a également conclu que le retrait par l’État de la garde d’un enfant à un parent porte atteinte à l’intégrité psychologique du parent et équivaut à une intrusion flagrante dans le domaine privé et intime de la relation parent-enfant : Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, au paragraphe 61. La demanderesse allègue que l’État a fait intrusion dans sa famille en l’empêchant de faire venir ses parents et ses frères et sœurs au Canada, et que cela a une incidence négative directe sur son bien-être psychologique.
[72] La demanderesse a également exhorté la SAI à reconnaître l’égalité comme un principe de justice fondamentale et fait valoir que, bien qu’elle puisse interjeter appel du refus auprès de la SAI conformément au paragraphe 63(1) de la LIPR, la compétence de la SAI est arbitraire et traduit l’inégalité qui sous-tend l’alinéa 133(1)j) du Règlement. Le facteur déterminant dans un appel est de déterminer si le répondant est en mesure de satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum; la norme qui s’applique est moins rigoureuse pour les personnes qui satisfont à cette exigence, car il n’est pas nécessaire de démontrer la présence d’un préjudice indu. Ce processus d’appel privilégie les biens-nantis et accentue l’inégalité créée par l’exigence relative au revenu vital minimum, ce qui va à l’encontre du principe de justice fondamentale.
[73] Dans la décision, la SAI a conclu que l’article 7 de la Charte ne confère pas le droit à la réunification des familles et que les non-citoyens n’ont pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada, citant l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539 (Medovarski) à l’appui. La réponse de la SAI aux arguments invoqués par la demanderesse en vertu de l’article 7 s’articule essentiellement autour de l’analyse visant à démontrer la conformité de l’exigence relative au revenu vital minimum avec les objectifs du législateur, ainsi que le bien-fondé de cette exigence pour s’assurer que les membres de la famille ne dépendent pas de l’assistance sociale. La demanderesse soutient toutefois que c’est une erreur, car une telle argumentation n’est pertinente que dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article premier.
[74] La SAI a omis de réaliser la première étape de l’analyse. Elle aurait dû examiner les valeurs en jeu pour la demanderesse et déterminer si ces intérêts sont garantis par l’article 7. La SAI a plutôt rejeté sommairement les allégations de la demanderesse, jugeant que ses éléments de preuve concernant le préjudice psychologique dont elle aurait été victime n’étaient pas suffisants pour justifier l’application de l’article 7, malgré la preuve médicale indiquant que la demanderesse est toujours atteinte de dépression parce qu’elle est séparée de sa famille.
[75] De même, la deuxième étape de l’analyse de la SAI était superficielle, la SAI se contentant de dire que les éléments de preuve étaient contradictoires et non concluants et ne permettaient pas de conclure que l’exigence relative au revenu vital minimum est inéquitable, ce qui constitue un manquement à son obligation de fournir des motifs adéquats et transparents à l’appui de sa conclusion. La SAI n’a fourni aucun motif pour expliquer le rejet des éléments de preuve de Mme Douglas, y compris les enquêtes de l’OCASI.
[76] La conclusion selon laquelle l’équité procédurale a été respectée en vertu du paragraphe 67(3) de la LIPR ne tient pas compte des éléments de preuve indiquant que le processus d’appel est biaisé du fait qu’il favorise les répondants qui sont en mesure de satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum au moment de l’audience. La SAI a omis de prendre en compte dans sa décision les arguments et les éléments de preuve présentés par la demanderesse sur l’égalité comme principe de justice fondamentale.
c) Article premier de la Charte
[77] Le critère défini dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 (Oakes) fait appel à un processus de démonstration motivée qui consiste à évaluer, selon la prépondérance des probabilités, la preuve présentée par la Couronne; cette preuve doit être forte et persuasive, faire ressortir nettement à la cour les conséquences d’une décision d’imposer ou de ne pas imposer la restriction et renseigner sur les autres moyens dont disposait le législateur pour réaliser les objectifs visés. La demanderesse a soutenu devant la SAI que le défendeur ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombe en vertu de l’article premier de la Charte, car il n’a pas présenté d’éléments de preuve établissant un lien entre l’exigence relative au revenu vital minimum et l’atteinte de son objectif. La demanderesse a également soutenu que la violation de ses droits ne constituait pas une atteinte minimale et que la disposition était totalement disproportionnée par rapport à l’objectif visé.
[78] La SAI n’a pas examiné les arguments de la demanderesse concernant l’article premier de la Charte, étant donné l’absence d’atteinte à la constitution. La SAI mentionne toutefois dans la décision que la demanderesse a peu exploré les mesures spéciales disponibles, contrairement à ce qu’elle prétend. De fait, la demanderesse a plutôt allégué que les mesures spéciales prévues en vertu du paragraphe 67(3) de la LIPR n’étaient pas suffisantes, car elles privilégiaient les personnes mieux nanties et renforçaient l’inégalité créée par l’exigence relative au revenu vital minimum. Le processus d’appel n’est pas utile non plus, car l’exigence relative au revenu vital minimum empêche bon nombre de répondants potentiels de présenter une demande de parrainage.
[79] Pour étayer sa prétention, la demanderesse a fourni de nombreux éléments de preuve sur l’évolution du droit relatif au parrainage de parents et grands-parents, notamment l’historique de la loi qui montre qu’il n’existait aucune exigence en matière de revenu avant 1978, ainsi que le rapport du Sénat et du législateur qui déconseillait l’imposition d’une telle exigence. Selon la demanderesse, le rapport réfute la prétention du défendeur selon laquelle l’exigence relative au revenu vital minimum a été établie pour contrôler les coûts du programme, car le public estimait que les coûts l’emportaient sur les avantages. Dans sa décision, la SAI n’a pas tenu compte de l’historique de la loi, ni du rapport.
4) Décision déraisonnable
[80] Enfin, la demanderesse conteste la conclusion de la SAI selon laquelle les motifs d’ordre humanitaire étaient insuffisants en l’espèce pour justifier la prise de mesures spéciales. Elle estime que la décision de la SAI était déraisonnable parce qu’elle a fait une interprétation erronée des éléments de preuve ou en a fait abstraction, qu’elle n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants et qu’elle n’est pas justifiée par des motifs adéquats.
[81] Selon la jurisprudence pertinente, la Cour peut inférer qu’un décideur a tiré une conclusion de fait erronée, sans tenir compte des éléments de preuve, si ce dernier a omis de mentionner dans ses motifs des éléments de preuve pertinents qui appellent une conclusion différente : Cepeda-Guiterrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667, [1998] A.C.F. no 1425 (QL) (1re inst.), au paragraphe 15. De telles erreurs, qui sont commises sans tenir compte de la preuve et qui influencent de façon importante la décision, justifient une intervention judiciaire, même s’il n’est pas clair que ces erreurs ont été commises de façon abusive ou arbitraire : Maqsood c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8844, [1999] A.C.F. no 1699 (QL) (1re inst.), au paragraphe 18. La Cour a également statué que la SAI ne peut faire abstraction d’éléments de preuve importants qui vont à l’encontre de sa conclusion, sans quoi on présumera qu’elle n’en a pas tenu compte : Ivanov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1055, [2007] 2 R.C.F. 384, au paragraphe 23.
[82] En l’espèce, la demanderesse a présenté des éléments de preuve importants sur un certain nombre de questions, notamment sur la grave dépression dont elle était atteinte du fait d’être séparée de sa famille. La SAI n’a pas tenu compte d’un rapport médical mentionnant un diagnostic d’anxiété et de dépression graves posé chez la demanderesse, ni de l’explication fournie par la demanderesse pour justifier l’arrêt de ses médicaments psychotropes, et elle a blâmé la demanderesse pour ne pas avoir suivi les conseils du médecin concernant la prise de ces médicaments. De plus, bien que la SAI ait reconnu que la demanderesse a fondu en larmes et était visiblement perturbée lorsqu’elle parlait de ses parents et du fait d’être séparée d’eux, elle a néanmoins conclu qu’aucun élément de preuve n’indiquait que la demanderesse avait subi un préjudice du fait d’être séparée de sa famille. La SAI n’a pas tenu compte non plus du fait que les problèmes psychologiques de la demanderesse ont débuté après sa visite au Bangladesh, en concluant que la demanderesse avait refusé d’envisager d’autres moyens de réunifier la famille, comme les visites temporaires.
[83] La SAI a contesté à maintes reprises le défaut de la demanderesse de fournir des renseignements sur son revenu et ses antécédents de travail, mais n’a pas tenu compte des raisons fournies par la demanderesse pour expliquer qu’elle n’avait pas de revenu et que ses antécédents de travail étaient limités. Bien que l’appel ait été fondé sur la requête de la demanderesse concernant la prise de mesures spéciales, la SAI n’a tenu compte que de l’incapacité de la demanderesse de satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum, comme en témoignent les observations indiquant que la situation financière de la demanderesse constituait la principale préoccupation et question en litige.
[84] La demanderesse soutient également que la SAI a omis de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants. Durant leurs témoignages, la demanderesse et deux de ses deux enfants ont indiqué pourquoi la présence des parents et des frères et sœurs de la demanderesse était nécessaire au Canada, mais la SAI s’est contentée de commenter cette question en ces termes : « Toutefois, la plus jeune enfant [de la demanderesse] a maintenant 12 ans, et les deux plus âgées fréquentent déjà l’université » [décision, au paragraphe 37]. Cette observation fait abstraction du fait que la demanderesse a cinq enfants qui avaient tous moins de 18 ans au moment où elle a présenté sa demande de parrainage. Le rejet de l’intérêt supérieur de l’enfant pour le motif que plusieurs des enfants avaient atteint l’âge de la majorité ne constitue pas une approche adéquate pour tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants, un facteur pourtant essentiel et nécessaire. Ce total mépris de ce facteur rend la décision déraisonnable.
[85] La demanderesse prétend également que les motifs invoqués dans la décision étaient inadéquats. Selon la jurisprudence, les questions devraient être renvoyées devant la SAI pour insuffisance des motifs, si les principales questions en litige ou les facteurs pertinents n’ont pas été pris en compte : Ranu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 87, aux paragraphes 14 à 17; Santhakumaran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1166, au paragraphe 20. La SAI ne peut se contenter d’indiquer qu’elle a fait une évaluation globale des éléments de preuve, sans en expliquer les raisons dans son analyse : Petrovic c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 637, au paragraphe 16.
[86] De plus, la décision abonde de déclarations décousues et incohérentes qui la rendent inintelligible. Citons à titre d’exemple le fait que la SAI a mentionné l’anxiété ressentie par la demanderesse après sa visite au Bangladesh, puis a demandé pourquoi le mari de la demanderesse n’était pas cosignataire de la demande de parrainage, ou encore a déclaré que les témoins experts avaient fourni des preuves contradictoires sans expliquer en quoi consistaient ces incohérences ou sans demander aux experts de les expliquer. Selon la demanderesse, ce défaut de fournir des motifs intelligibles, transparents et cohérents fondés sur les éléments de preuve présentés rend la décision de la SAI déraisonnable.
B. Intervenants
[87] Les intervenants allèguent eux aussi que la décision est déraisonnable, parce que les conclusions ne sont fondées que sur un simple résumé des observations des parties. Or, les motifs doivent examiner les principales questions en litige, exposer le raisonnement suivi et témoigner de la prise en compte des principaux facteurs pertinents : VIA Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.), au paragraphe 22.
1) Article 7 de la Charte
[88] Les intervenants font valoir que la SAI a commis une erreur en omettant de mener l’analyse en deux étapes mentionnée dans l’arrêt Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519 [Rodriguez], au paragraphe 148, qui exige que l’on examine s’il y a eu violation du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la demanderesse et, le cas échéant, si cette violation va à l’encontre des principes de justice fondamentale. Or, la décision n’a tenu compte que des objectifs législatifs en concluant que la demanderesse n’a su démontrer sa capacité de subvenir aux besoins de ses parents parrainés, vu son incapacité à satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum. Les intervenants font valoir que cela représente une application erronée du critère, car les éléments de preuve présentés n’ont pas été pris en compte, notamment l’argument des intervenants selon lequel l’alinéa 133(1)j) du Règlement viole la liberté et la sécurité de la personne en portant atteinte à son intégrité psychologique.
[89] Ils soutiennent en outre que la SAI a commis une erreur en n’appliquant pas le bon critère dans son analyse de la portée excessive et du caractère arbitraire. L’analyse de la portée excessive exige un examen des moyens choisis par l’État en regard de l’objectif visé. Cependant, la décision ne présente aucune analyse de l’objectif visé par le législateur ni des moyens d’atteindre ledit objectif. De plus, en vertu des principes de justice fondamentale, les lois ne doivent porter atteinte aux droits fondamentaux que dans la mesure nécessaire pour atteindre les objectifs précis fixés par le législateur qui les a adoptées. Pourtant, dans sa décision, la SAI n’explique pas comment l’alinéa 133(1)j) du Règlement satisfait à cet objectif sans avoir un effet disproportionné sur les droits de la personne en vertu de l’article 7 de la Charte, ni pourquoi seule l’exigence relative au revenu vital minimum permettrait à un répondant de démontrer qu’il pourra subvenir aux besoins des membres de sa famille. Par conséquent, les intervenants soutiennent que l’article 133 du Règlement a une portée excessive, compte tenu de son incidence sur le droit de la demanderesse en vertu de l’article 7 de la Charte de faire des choix personnels fondamentaux et d’être à l’abri de tout préjudice psychologique causé par l’État.
[90] La décision n’a pas tenu compte non plus de la preuve d’expert sur l’importance pour les communautés racialisées, les femmes et les personnes handicapées de participer davantage au marché du travail et de bénéficier du soutien familial, et sur la corrélation entre ces deux facteurs. La participation de la demanderesse au marché du travail est limitée du fait qu’elle ne peut pas compter sur le soutien de ses parents; la SAI aurait donc dû apprécier la preuve en tenant compte, dans ses motifs, de l’incidence du contexte sur la demanderesse.
[91] Les intervenants soutiennent également que la SAI a commis une erreur en omettant d’apprécier le caractère arbitraire. Ils ont fait valoir que la disposition contestée est arbitraire vu l’absence de lien entre l’exigence relative au revenu vital minimum et l’objectif visant à prévenir les effets néfastes sur les parties d’une demande de parrainage au titre du Programme des parents et grands-parents, compte tenu notamment de l’incidence préjudiciable de cette exigence sur la demanderesse. Dans sa décision, la SAI ne fait que commenter l’argument des intervenants concernant le caractère arbitraire; elle ne présente aucune analyse sur cette question, qui constitue pourtant un principe distinct de justice fondamentale.
2) Article 15 de la Charte
[92] Les intervenants soutiennent que la SAI a commis une erreur en n’appliquant pas le texte législatif pertinent, comme l’a résumé la demanderesse ci-dessus, en concluant que la disposition contestée ne contrevenait pas à l’article 15 de la Charte. La SAI a omis de prendre en considération d’autres motifs analogues de discrimination, comme la situation de famille. En vertu du paragraphe 133(4) du Règlement, l’exigence relative au revenu vital minimum ne s’applique pas lorsque la demande de parrainage vise un époux, un conjoint de fait, un partenaire conjugal ou un enfant à charge. Les intervenants ont ainsi fait valoir que cette disposition est discriminatoire à l’endroit de certains répondants, du fait qu’elle procure un traitement avantageux aux répondants qui sont mariés ou qui ont des enfants à charge.
[93] Dans l’arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, au paragraphe 72, la juge McLachlin [tel était alors son titre] a conclu que la définition de l’objet de la loi en fonction du motif de discrimination allégué mènerait inévitablement à la conclusion que la pertinence réfute la discrimination selon l’article 15 de la Charte, sans que l’on ait à examiner l’incidence de la loi sur les personnes censées être défavorisées par la distinction. Alors que l’objectif de l’article 133 du Règlement est de mettre en équilibre la réunification des familles avec le succès de l’établissement au pays et les avantages pour le Canada, les intervenants soutiennent que l’imposition d’un revenu vital minimum a une incidence négative sur tous les répondants potentiels de la catégorie « regroupement familial » qui n’ont pas de conjoint ou d’enfants étrangers, car elle nuit à leur capacité d’être réunis avec leur famille. La réunification des familles profite plutôt aux répondants qui parrainent des conjoints ou des enfants étrangers, et cela a pour effet de renforcer la notion de famille nucléaire ou classique et d’établir une discrimination fondée sur la situation de famille.
[94] Selon les intervenants, l’exigence relative au revenu vital minimum et l’exception prévue au paragraphe 133(4) du Règlement établissent une discrimination disproportionnée contre les répondants potentiels, ce qui va à l’encontre de l’article 15 de la Charte et ne tient pas compte des directives d’interprétation de l’article 27 de la Charte qui reconnaît la notion de structure familiale multiculturelle.
C. Défendeur
1) La réglementation applicable
[95] Le défendeur soutient que la SAI n’a pas commis d’erreur en examinant les motifs d’ordre humanitaire en regard du Règlement modifié. Dans la décision Gill, précitée, le juge en chef Crampton a confirmé, aux paragraphes 43 à 47, que la version du Règlement qui devait s’appliquer dans le cadre d’un appel en matière de parrainage déposé auprès de la SAI est celle qui est en vigueur au moment où les parties présentent leurs observations. La décision dans Gill a été appliquée systématiquement par la Cour, notamment lors de la décision récente rendue dans l’affaire Patel, précitée, aux paragraphes 6 à 8, qui a confirmé la décision dans Gill en renvoyant précisément aux appels visant des demandes de parrainage familial. La SAI n’a donc pas commis d’erreur en examinant l’appel de la demanderesse en regard du Règlement modifié.
[96] Bien que les deux parties soutiennent que la contestation constitutionnelle aurait dû être examinée en regard du Règlement d’avant 2014, la SAI a jugé que les éléments de preuve et les observations s’appliquaient également au Règlement modifié. Le défendeur soutient que cette décision est fondée, car la différence entre les deux versions est d’ordre quantitatif, et non qualitatif, et que les deux prévoient une exigence en matière de revenu pour le parrainage. Il convient de souligner que les arguments de la demanderesse s’opposent souvent à la présence de tout obstacle financier à l’immigration, plutôt que d’établir une distinction juridique utile entre les différentes versions du Règlement. La demanderesse n’a donc pas fait la preuve que l’approche de la SAI lui a causé quelque préjudice ou qu’elle a entraîné une erreur susceptible de révision.
2) Équité procédurale
[97] Le défendeur n’est pas d’accord avec l’allégation de la demanderesse selon laquelle il y a eu manquement à la justice naturelle, car la demanderesse a eu formellement l’occasion d’examiner quelle version du Règlement s’appliquait à l’appel. Après que la SAI a soulevé la question et invité la demanderesse à présenter ses observations à ce sujet, celle-ci a déclaré que le Règlement d’avant 2014 devait s’appliquer, tout en reconnaissant qu’il n’y aurait pas beaucoup de dissimilitude entre les deux, compte tenu des faits en l’espèce. Le défendeur s’interroge également sur la nécessité de la notification, puisque la modification de l’alinéa 133(1)j) du Règlement a été publiée dans la Gazette du Canada [partie II, vol. 148, no 1] et que de nombreux éléments de preuve sur l’historique et l’objet du texte législatif ont été présentés. Ces deux facteurs devraient suffire comme preuve de l’existence de la réglementation.
[98] Le défendeur fait néanmoins valoir que le résultat de l’appel aurait été le même, quelle que soit la version du Règlement. La demanderesse voulait subvenir aux besoins d’une famille de 14; or, selon son plus haut revenu déclaré, il lui aurait manqué au moins 80 000 $ pour satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum, même en vertu du Règlement d’avant 2014.
3) Article 7 de la Charte
a) Non-application de l’article 7
[99] Selon le défendeur, l’article 7 de la Charte n’est pas mis en cause en l’espèce. En effet, pour que l’article 7 de la Charte s’applique, le demandeur doit établir un lien de causalité suffisant entre les mesures prises par le gouvernement et la privation alléguée de liberté ou de sécurité contraire aux principes de justice fondamentale; aucun lien de ce genre n’existe en l’espèce.
[100] Le défendeur ne considère pas que la séparation de la demanderesse d’avec ses parents et ses frères et sœurs est le résultat d’une action gouvernementale; cette séparation résulte au contraire d’une décision prise par la demanderesse, qui a choisi de présenter une demande de résidence et qui est venue au Canada de son plein gré : voir de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 436, [2006] 3 R.C.F. 655 (de Guzman), aux paragraphes 45 et 46. Même si la demanderesse dit avoir choisi d’immigrer au Canada en présumant qu’elle serait un jour en mesure d’y faire venir des membres de sa famille, un tel parrainage était assujetti à des exigences réglementaires et légales depuis de nombreuses décennies, y compris au moment où la demanderesse a acquis le statut de résidente au Canada. Par conséquent, toute privation de liberté ou de sécurité dont aurait été victime la demanderesse est le résultat de ses propres choix; il n’existe donc aucun lien de causalité suffisant avec une mesure gouvernementale pour justifier l’application de l’article 7 de la Charte.
[101] De même, l’arrêt Bedford, précité, n’apporte rien d’utile en l’espèce car, dans cette affaire, bon nombre des prostituées n’avaient pas d’autre choix que de se livrer à cette activité pour survivre et, plus important encore, qu’il s’agit d’une activité à laquelle on peut se livrer légalement, sans l’assistance du gouvernement. Contrairement à l’arrêt Bedford, où les requérants ne revendiquaient pas le droit à la sécurité professionnelle, la demanderesse en l’espèce cherche à obtenir le droit à l’aide du gouvernement pour faire venir des membres de sa famille au Canada selon ses propres conditions.
[102] De même, la dépendance de la demanderesse envers la jurisprudence en matière de garde d’enfants n’est pas appropriée en l’espèce. Dans les affaires portant sur la garde d’enfants, l’État engage des procédures qui entraînent la séparation des parents et des enfants; en l’espèce, la demanderesse a choisi volontairement de venir au Canada, en sachant que les membres de sa famille resteraient au Bangladesh. Il n’existe donc pas un lien de causalité suffisant entre l’exigence relative au revenu vital minimum et la privation de liberté ou de sécurité de la personne. Le défendeur fait également valoir que la demanderesse peut explorer d’autres moyens de réunification, par exemple la présentation d’une demande de visa ou d’une exemption pour considérations d’ordre humanitaire.
[103] Le défendeur allègue en outre que, même s’il existait un lien de causalité suffisant — ce qu’il n’admet pas — les types d’intérêts invoqués par la demanderesse ne justifient pas l’application de l’article 7 de la Charte. La Cour suprême du Canada a déclaré que le principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada : voir Medovarski, précité, au paragraphe 46. Comme le législateur fixe, par l’adoption de lois, les conditions en vertu desquelles des ressortissants étrangers peuvent entrer et demeurer au Canada, la possibilité pour les membres de la famille de la demanderesse d’entrer au Canada dans le cadre d’un parrainage familial est subordonnée au respect des exigences de la loi.
[104] La demanderesse prétend essentiellement que l’exigence relative au revenu vital minimum porte atteinte à ses droits garantis en vertu de l’article 7 de la Charte, car elle l’empêche d’établir le type de foyer familial et de liens familiaux qu’elle souhaite avoir. Cet argument a toutefois été invariablement rejeté dans la jurisprudence; il n’existe pas de droit à l’unité de la famille ni à la réunification des familles : voir Medovarski, précité, au paragraphe 45. De plus, dans l’arrêt Medovarski, la Cour suprême du Canada a statué que l’expulsion de non-citoyens du Canada ne peut mettre en cause les intérêts garantis par l’article 7 à moins d’allégation de risque de décès, de persécution ou de torture à leur retour au pays; en conséquence, l’incapacité d’un répondant de faire venir un parent ou un grand-parent qui n’est pas citoyen au Canada justifie encore moins l’application de l’article 7.
[105] La demanderesse soutient que l’empêchement créé par l’exigence relative au revenu vital minimum lui a causé un stress psychologique. Cependant, le préjudice psychologique doit être grave et plus important qu’une tension ou une anxiété ordinaire pour justifier l’application de l’article 7 : voir Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S. 176, aux paragraphes 125 et 126. Or, de l’avis du défendeur, la demanderesse n’a pas démontré qu’elle avait subi un préjudice psychologique atteignant ce niveau.
[106] En matière de droit à la liberté, la demanderesse allègue qu’elle a le droit de prendre la décision intrinsèquement personnelle et intime de choisir les personnes avec qui elle souhaite vivre et élever ses enfants. Cependant, la demanderesse invoque à l’appui une jurisprudence de la Cour suprême du Canada qui ne convient pas; de fait, la jurisprudence citée porte plutôt sur les types de choix personnels fondamentaux qu’une personne serait normalement capable de faire librement, n’eut été des actes restrictifs ou prohibitifs de l’État; elle n’inclut pas tous les choix que l’on pourrait qualifier, dans une certaine mesure, d’intimes ou de personnels : Bedford, précité, aux paragraphes 86 à 88; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307 (Blencoe), aux paragraphes 49 à 54. En l’espèce, il n’est pas de choix personnel ou privé que la demanderesse puisse faire sans l’autorisation expresse de l’État, car la demanderesse souhaite vivre avec des ressortissants étrangers qui n’ont pas le droit d’entrer ou de demeurer au Canada. En plus de prétendre au droit à l’assistance de l’État pour concrétiser son choix, la demanderesse fait valoir que cela doit se faire selon ses propres conditions. Cet argument est toutefois indéfendable, car la reconnaissance d’un tel droit signifierait que tous les motifs d’inadmissibilité commanderaient l’application de l’article 7 s’ils allaient à l’encontre des choix personnels exprimés par un répondant éventuel, ce qui est contraire à toutes les règles de droit établies.
b) Disposition conforme à l’article 7
[107] Subsidiairement, même si l’article 7 devait s’appliquer, le défendeur soutient que la défenderesse n’a pu démontrer quelque manquement aux principes de justice fondamentale, car la disposition contestée n’est pas arbitraire, qu’elle n’a pas une portée excessive et qu’elle n’est pas exagérément disproportionnée. De plus, les garanties procédurales prévues dans la LIPR et le Règlement pour la prise en compte des considérations d’ordre humanitaire sont suffisantes pour respecter les principes de justice fondamentale et sont conformes à l’article 7 de la Charte.
[108] Pour établir qu’il y a eu violation de l’article 7, la demanderesse doit démontrer qu’il y a eu atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne, et que cette privation n’était pas conforme aux principes de justice fondamentale. Le principe de justice fondamentale présente trois caractéristiques : il doit s’agir d’un principe juridique; il doit exister à l’égard de ce principe un consensus substantiel dans la société sur le fait que ce principe est essentiel au bon fonctionnement du système de justice, et le principe doit être suffisamment précis pour constituer une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne : Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes au Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401, au paragraphe 87. L’article 7 est considéré comme un processus équitable eu égard à la nature de l’instance et des intérêts en cause, mais l’équité procédurale qu’il commande ne garantit pas les procédures les plus favorables ou un processus parfait : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 20; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33, au paragraphe 43.
[109] L’analyse fondée sur l’article 7 de la Charte commence par définir l’objet de la réglementation, lequel devrait être déterminé après examen du document législatif et de tout autre document à l’appui. Par conséquent, l’objet de l’alinéa 133(1)j) du Règlement est de prévenir tout effet préjudiciable potentiel sur les parties au litige, ainsi que de maximiser les bienfaits de l’immigration pour le Canada dans son ensemble. Plus précisément, les objectifs s’énoncent comme suit :
1. S’assurer que les répondants, leurs personnes à charge et les personnes qu’ils parrainent ont la capacité de subvenir aux besoins du ménage après de l’ajout de membres de la famille;
2. S’assurer que les membres de la famille parrainés disposent des nécessités de subsistance pour assurer le succès de leur intégration au Canada;
3. Éviter que les Canadiens aient à assumer le coût du Programme des parents et grands-parents, en réduisant le risque de non-recouvrement en cas de défaut;
4. Assurer un équilibre avec les autres objectifs de la LIPR, notamment l’optimisation des avantages de l’immigration pour le Canada, le soutien d’une économie forte et prospère et la promotion du succès de l’intégration grâce à la réunification des familles;
5. Éviter le risque que les membres de la famille qui sont parrainés aient à recourir à l’assistance sociale pendant la durée de l’engagement, en augmentant la probabilité que le revenu familial soit suffisant;
6. Contrôler les coûts du Programme des parents et grands-parents en vue d’en assurer le maintien, compte tenu de l’opinion du public selon laquelle les coûts de ce programme l’emportent sur ses avantages.
[110] L’étape suivante de l’analyse consiste à déterminer si le régime législatif respecte les principes fondamentaux de justice fondamentale. Essentiellement, le texte législatif ne doit pas être arbitraire ni de portée excessive et ses effets ne doivent pas être exagérément disproportionnés par rapport à l’objet de la loi. Le défendeur soutient que la disposition contestée n’est pas arbitraire, car il existe un lien rationnel entre l’exigence relative au revenu vital minimum et les objectifs visant à prévenir les effets préjudiciables pour les parties au litige et à maximiser les bienfaits de l’immigration pour le Canada dans son ensemble. Elle n’a pas une portée excessive, car les objectifs et les effets de cette disposition ne s’opposent pas; au contraire, les effets de l’exigence relative au revenu vital minimum sont réduits au minimum du fait que le revenu exigé est très faible et que les répondants ont la possibilité d’invoquer des motifs d’ordre humanitaire et de se soustraire ainsi totalement à cette exigence. Enfin, il n’a pas été démontré que la disposition contestée était totalement démesurée, car tout effet négatif pouvant en résulter n’est pas exagérément disproportionné par rapport à l’objectif de la loi qui est d’assurer un parrainage durable.
[111] Aucun élément de preuve pertinent ne corrobore l’argument de la demanderesse selon lequel le règlement est arbitraire ou de portée excessive du fait que la séparation de la famille a pour effet de retarder l’établissement économique du répondant. Cet argument ne tient pas compte du fait que l’article 7 de la Charte ne garantit ni le droit à l’établissement économique par la voie choisie par l’intéressé, ni le droit à l’unité de la famille dans le contexte de l’immigration. La jurisprudence n’appuie donc pas l’argument de la demanderesse. De plus, la possibilité pour la SAI d’autoriser la prise de mesures spéciales lorsque les circonstances le justifient offre en quelque sorte une soupape de sécurité constitutionnelle.
[112] Le défendeur conteste la manière dont la défenderesse caractérise le principe d’égalité comme étant une notion suffisamment précise pour établir une norme fonctionnelle permettant d’évaluer l’atteinte à la liberté ou à la sécurité de la personne. La demanderesse cherche à se soustraire à l’obligation de démontrer qu’il y a eu discrimination en vertu de l’article 15, en invoquant une interprétation de l’article 7 qui a été systématiquement rejetée par les tribunaux. L’article 15 permet une appréciation adéquate des arguments concernant l’atteinte aux droits à l’égalité.
[113] Pour ce qui est de la soupape de sécurité constitutionnelle mentionnée précédemment, le régime législatif prévoit des garanties procédurales qui sont conformes aux principes de justice fondamentale. En l’espèce, les répondants potentiels dont les demandes ont été rejetées parce qu’ils ne répondaient pas à l’exigence relative au revenu vital minimum peuvent interjeter appel auprès de la SAI et demander la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire. La SAI est un tribunal quasi judiciaire qui tient des audiences et dont les processus respectent les règles d’équité procédurale. Ce processus autorise des contestations au titre de l’équité, ce qui permet à un répondant d’invoquer des motifs d’ordre humanitaire pour convaincre la SAI de lever l’exigence relative au revenu vital minimum. Par conséquent, les répondants ont le droit d’être informés des critères à respecter et d’exposer le bien-fondé de leur demande et ils ont aussi le droit que leurs circonstances particulières soient examinées par un décideur impartial. Lorsqu’une question concerne des droits garantis par l’article 7, tout effet de portée excessive ou disproportionné de l’exigence relative au revenu vital minimum peut être corrigé par l’adoption de mesures spéciales dans le cadre du processus d’appel.
[114] Le défendeur ne partage pas l’avis de la demanderesse lorsque celle-ci allègue que la compétence en équité de la SAI est discrétionnaire et donc arbitraire, car la Cour suprême du Canada refuse de conclure que l’octroi d’un large pouvoir discrétionnaire est contraire à la constitution et affirme plutôt que le législateur a le droit d’agir en tenant pour acquis que les textes législatifs qu’il adopte seront appliqués en conformité avec la constitution : Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 R.C.S. 1120, au paragraphe 71. Une décision de la SAI ne peut être infirmée que si elle est arbitraire ou déraisonnable; le cas échéant, le recours qui s’offre est de présenter une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.
[115] Le défendeur conteste également l’allégation relative à l’existence d’un biais inhérent qui reproduit les inégalités sous-jacentes dans le processus d’appel auprès de la SAI; il s’agit plutôt d’un principe établi dans la jurisprudence : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Dang, [2001] 1 C.F. 321 (1re inst.). La raison justifiant l’application d’un seuil inférieur, lorsque les appelants satisfont à l’exigence relative au revenu vital minimum, tient à la levée du motif d’interdiction de territoire; si la demanderesse devait présenter une nouvelle demande aujourd’hui et que son revenu répondait à l’exigence relative au revenu vital minimum, sa demande ne serait pas refusée pour le même motif.
[116] La demanderesse se contredit lorsque, d’une part, elle prétend que l’application d’une exigence objective est arbitraire car elle ne tient pas compte des choix et des circonstances individuels et que, d’autre part, le processus d’appel auprès de la SAI qui tient compte de telles circonstances est lui aussi arbitraire, sauf si l’appel est accueilli.
4) Article 15 de la Charte
[117] Le critère à utiliser pour démontrer qu’il y a eu violation de l’article 15 comporte deux volets : la loi doit créer une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et la distinction doit être discriminatoire au sens fondamental : R. c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483, au paragraphe 17. Le fardeau de démontrer qu’il y a eu violation incombe à la demanderesse : Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, au paragraphe 39.
a) Distinction fondée sur des motifs énumérés ou analogues
[118] Selon le défendeur, l’exigence relative au revenu vital minimum ne crée pas de distinction, ni ne touche la demanderesse d’une manière disproportionnée fondée sur un motif énuméré ou analogue. Les éléments de preuve présentés par la demanderesse étaient trop vagues et n’ont pu établir de préjudice fondé sur le genre, la race ou l’invalidité.
[119] Les demandeurs doivent démontrer qu’ils se sont vu refuser un avantage accordé à d’autres, ou imposer un fardeau que d’autres n’ont pas, en raison d’une caractéristique personnelle. Or, les éléments de preuve présentés à la SAI ne répondaient pas à ces critères; comme l’a souligné la SAI, la demanderesse s’est plutôt fondée sur des éléments de preuve « larges, fragiles, non définitifs, souvent contradictoires et, parfois non directement applicables [à la demanderesse] ». On a aussi jugé que la preuve était « nébuleuse et ne démontrait pas un lien de cause à effet s’étant traduit par une incidence défavorable » [décision, au paragraphe 105].
[120] Les éléments de preuve présentés doivent comprendre davantage qu’une accumulation d’intuitions, et les éléments de preuve statistiques généraux qui n’ont aucun lien avec le contexte particulier de la demande sont beaucoup moins utiles pour établir une incidence négative : Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2005] 2 R.C.S. 548, aux paragraphes 31 à 34. Il convient notamment de souligner qu’aucun des témoins de la demanderesse n’a examiné les demandes de parrainage, ni l’incidence de tels parrainages, sur la base de la race, du genre ou de l’invalidité; de plus, leurs avis sur des questions juridiques étaient fondés sur des hypothèses plutôt que sur des faits ou sur une expertise. La SAI n’y a donc accordé qu’une faible valeur probante.
[121] Les éléments de preuve de la demanderesse font allusion à des désavantages sociétaux généralisés fondés sur le genre, la race ou l’invalidité et laissent entendre que la disposition contestée a une incidence défavorable, sans toutefois en fournir la preuve ni établir de lien avec les éléments présentés; à ce titre, ils sont insuffisants pour satisfaire au premier critère de l’analyse fondée sur l’article 15. De plus, de nombreux répondants appartenant aux groupes mentionnés par la demanderesse ont satisfait, voire dépassé, l’exigence relative au revenu vital minimum et ont réussi à parrainer des parents et des grands-parents. Même si l’on présume que toutes les demandes au titre du Programme des parents et grands-parents étaient fondées sur l’exigence relative au revenu vital minimal, il n’existe aucun lien statistique entre les motifs énumérés et les décisions rendues à l’égard de ces demandes, ni de lien entre le pays d’origine et l’issue de la demande. Il appartenait à la demanderesse de faire la preuve que la disposition avait une incidence démesurée sur les répondants ayant un handicap; cependant, les éléments de preuve présentés ne lui ont pas permis de s’acquitter de ce fardeau. En fait, la preuve sur les répondants de sexe féminin ou appartenant à une minorité visible va à l’encontre des assertions générales de la demanderesse.
[122] La jurisprudence a rejeté des arguments semblables à ceux soulevés par la demanderesse : Boulter v. Nova Scotia Power Incorporated, 2009 NSCA 17, 275 N.S.R. (2d) 214 (Boulter), aux paragraphes 68, 72, 73 et 83; Grenon c. Canada, 2016 CAF 4, aux paragraphes 41 à 45. De plus, et contrairement aux allégations de la demanderesse, la jurisprudence maintient que la preuve contextuelle doit être prise en compte au moment d’examiner le désavantage historique que perpétue un préjugé existant à l’égard du groupe demandeur; cependant, cela ne remplace pas la nécessité d’établir que la loi en question crée une distinction en imposant des restrictions ou des désavantages sur la base d’un motif établi : Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61 (Québec c. A), aux paragraphes 187 à 189, 327. La demanderesse n’a pu démontrer que la disposition contestée créait une distinction défavorable fondée sur la race, le genre ou l’invalidité.
[123] La reconnaissance par la SAI du groupe de comparaison est conforme avec la jurisprudence de la Cour suprême du Canada voulant que, bien que l’analyse fondée sur l’article 15 ne prévoie plus de groupes de comparaison, la notion de comparaison est toujours comprise dans l’établissement d’une distinction au sens de l’article 15 : Withler, précité, au paragraphe 62.
[124] En ce qui a trait à l’allégation de la demanderesse selon laquelle la SAI a rejeté les éléments de preuve de M. Galabuzi et de Mme Mykitiuk car ils n’étaient pas pertinents pour l’analyse fondée sur l’article 15, le défendeur soutient que la SAI ne faisait que formuler des commentaires sur des opinions émises par ces experts sur des facteurs devant être pris en compte dans les demandes de parrainage au titre du Programme des parents et grands-parents. Ces experts alléguaient que d’autres facteurs, outre l’exigence relative au revenu vital minimum, devraient être pris en compte; or, la SAI a fait valoir que cela était déjà prévu dans le cadre du processus d’appel de la SAI.
[125] Essentiellement, la demanderesse soutient que les personnes dont le revenu est inférieur à l’exigence relative au revenu vital minimum ne bénéficient pas d’un traitement égal à cause de leur situation financière. Cependant, comme l’ont statué les tribunaux à maintes reprises, le revenu, la pauvreté et la situation économique ne sont pas des caractéristiques personnelles immuables rattachées à une personne; ils ne constituent donc pas un motif analogue au sens de l’article 15 de la Charte : Withler, précité, au paragraphe 33; de Guzman, précité, au paragraphe 19; Bailey c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 25, au paragraphe 12; Boulter, précité, aux paragraphes 33 et 37 à 42.
b) Discrimination en résultant
[126] Subsidiairement, le défendeur soutient que, même si une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue avait été créée, la demanderesse ne répond pas au deuxième volet du critère selon l’article 15, car la distinction n’est pas discriminatoire. Ce volet de l’analyse repose sur quatre facteurs contextuels, soit : la question de savoir si la loi ou le programme a un effet améliorateur; le désavantage préexistant, le cas échéant, pour le groupe demandeur; le degré de correspondance entre le traitement différentiel et la situation réelle du groupe demandeur, ainsi que la nature de l’intérêt touché.
[127] Les femmes, les personnes handicapées et les membres de minorités visibles peuvent faire l’objet d’un désavantage préexistant ou d’un stéréotype, mais cela n’est pas déterminant.
[128] Il existe un degré de correspondance entre l’exigence relative au revenu vital minimum et la situation des personnes désirant parrainer quelqu’un dans le cadre du Programme des parents et grands-parents. L’exigence mesure la viabilité de l’ajout de membres à une unité familiale et ne constitue pas un seuil élevé; au contraire, le revenu vital minimum est inférieur au revenu familial moyen au Canada. L’exigence relative au revenu vital minimum est par ailleurs conforme aux objectifs du gouvernement d’assurer le succès de l’intégration, en particulier dans le contexte de parrainages au titre du Programme des parents et grands-parents. Cette exigence n’a pas pour effet d’appliquer un stéréotype ni d’imposer un désavantage arbitraire à un groupe particulier. Qui plus est, les personnes qui ne satisfont pas à l’exigence relative au revenu vital minimum ont toujours la possibilité de faire venir leurs parents et grands-parents au Canada, en demandant une dispense pour motifs d’ordre humanitaire, en présentant une demande de visa de visiteur temporaire ou en présentant une nouvelle demande de parrainage lorsqu’elles atteignent le niveau de revenu exigé. Il convient notamment de souligner qu’il n’y a aucun critère d’admissibilité à respecter pour interjeter appel auprès de la SAI; le processus d’appel consiste en une évaluation totalement individualisée, dans le cadre de laquelle l’appelant peut soumettre tous les éléments de preuve qu’il veut pour persuader le décideur d’autoriser le parrainage.
[129] L’intérêt touché par la disposition contestée est la réunification des familles. La disposition contestée reconnaît l’importance de cet intérêt, mais ne déroge pas au principe fondamental selon lequel les non-citoyens n’ont pas le droit d’entrer ou de demeurer au Canada. Elle ne constitue pas une non-reconnaissance d’un groupe énuméré, ni ne rend ce groupe incapable de prendre part à un aspect fondamental de la société canadienne. De nombreuses personnes appartenant à des groupes énumérés précis réussissent à réunifier leur famille, grâce au parrainage de leurs parents et grands-parents, au processus d’appel ou à la présentation ultérieure d’une demande lorsque le revenu exigé est atteint. La loi prévoit également d’autres mécanismes de réunification temporaire.
5) Article premier de la Charte
[130] Subsidiairement, si la Cour devait reconnaître que la demanderesse a démontré qu’il y a eu violation des articles 7 et 15 de la Charte, le défendeur soutient qu’une telle infraction serait justifiée en vertu de l’article premier. L’alinéa 133(1)j) du Règlement est une disposition réglementaire adoptée en application de l’article 12 et de l’alinéa 14(2)e) de la LIPR; il s’agit donc d’une restriction prévue par la loi. Cette restriction est raisonnable et sa justification peut se démontrer dans le contexte d’une société libre et démocratique, selon le critère défini dans l’arrêt Oakes, précité.
a) Objectif urgent et réel
[131] Cette restriction est assortie d’un objectif urgent et réel, car elle vise à s’assurer que les répondants sont en mesure de prendre soin adéquatement, à un niveau minimal, des parents et grands-parents qu’ils parrainent. Elle vise également à optimiser les avantages de l’immigration pour le Canada dans son ensemble. L’établissement d’un seuil financier minimal, dans le contexte de la réunification des familles, maintient l’équité du système d’immigration au Canada. Seules les personnes qui peuvent démontrer qu’elles ont la capacité minimale requise pour assumer la responsabilité financière de leur unité familiale existante et des membres supplémentaires devant s’y ajouter ont droit à une décision favorable. Des exceptions sont toutefois prévues pour les personnes qui ne satisfont pas à la norme minimale dans certaines situations; de telles demandes sont présentées dans la moitié des refus et leur taux d’approbation est très élevé.
[132] Le Règlement étant une mesure législative subordonnée, il n’a pas fait l’objet de longs débats parlementaires. Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR), bien qu’offrant un outil d’interprétation utile, a débuté en 1986 et n’existait pas pour la modification en question. Le défendeur a fourni des éléments de preuve législative cohérents selon lesquels l’objet de l’alinéa 133(1)j) du Règlement est de protéger l’intégrité du programme en s’assurant que les répondants peuvent prendre soin des membres de leur famille qu’ils parrainent, comme l’a confirmé la Cour dans la décision Motala c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 123, au paragraphe 22.
b) Proportionnalité
[133] Pour prouver l’existence d’un lien rationnel, le gouvernement doit seulement démontrer qu’il est raisonnable de supposer que la restriction pourrait contribuer à la réalisation de l’objectif de la loi, et non qu’elle y contribuera réellement : Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, au paragraphe 48. En l’espèce, il existe un lien clair entre l’exigence relative au revenu vital minimum et les objectifs de la loi.
[134] La Cour suprême du Canada a statué que la loi constitue une atteinte minimale si elle se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables : RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, au paragraphe 160. En l’espèce, une comparaison avec d’autres sociétés libres et démocratiques démontre la nécessité d’imposer des exigences financières pour le parrainage des membres de la famille. Cette obligation est ainsi reconnue par le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis, qui imposent également d’autres exigences. Le seuil de faible revenu, bien qu’on le considère comme étant beaucoup trop faible pour assurer la viabilité financière du Programme des parents et grands-parents, est la mesure type utilisée par Statistique Canada pour évaluer la pauvreté, et une mesure minimale de la stabilité financière d’une unité familiale sur une base annuelle. La réduction ou l’élimination de l’exigence relative au revenu vital minimum mettrait sérieusement en péril les objectifs du gouvernement, en particulier depuis que ce revenu a été majoré de 30 p. 100 pour le motif qu’il était auparavant insuffisant pour évaluer la capacité d’un répondant de subvenir aux besoins des membres de sa famille parrainés au titre du Programme des parents et grands-parents. De plus, les statistiques sur les taux d’approbation montrent que les exigences financières imposées aux personnes parrainant des parents ou des grands-parents ont peu d’effet sur les résultats fondés sur le genre et la minorité ethnique.
[135] La loi, qui permet à une personne d’interjeter appel en invoquant tous les facteurs susceptibles de donner lieu à l’adoption de mesures spéciales, cherche à maintenir un juste équilibre entre l’imposition de restrictions financières responsables et la prise en compte des situations personnelles où ces restrictions ne devraient pas s’appliquer. Une personne dont la demande de parrainage au titre du Programme des parents et grands-parents a été refusée, à cause d’un revenu insuffisant et de l’absence de motifs d’ordre humanitaire, peut toujours parrainer la venue de ses parents ou grands-parents par la présentation d’une demande de visa temporaire ou une voie d’immigration différente; subsidiairement, elle peut présenter à nouveau une demande de parrainage au titre du Programme lorsque sa situation financière s’est améliorée.
c) Effets bénéfiques et préjudiciables de la décision
[136] Le défendeur soutient que les éléments de preuve en l’espèce montrent que les effets bénéfiques de toute restriction l’emportent sur tout effet préjudiciable sur les droits de la personne. On maintient l’intérêt de la société de protéger l’intégrité et la viabilité du système d’immigration, en s’assurant que le répondant peut subvenir aux besoins de ses parents et grands-parents, et l’on devrait accorder une grande valeur probante à ce facteur. La personne dont la demande de parrainage au titre du Programme des parents et grands-parents est refusée a toujours la possibilité de parrainer des membres de sa famille immédiate sans restrictions financières ou peut demander la levée des exigences financières en interjetant appel auprès de la SAI. Cette personne peut également recourir à d’autres mécanismes, notamment la présentation d’une demande de visa de visiteur ou d’un super visa qui permet un séjour prolongé. Le défendeur souligne par ailleurs que de nombreux membres des groupes cités par la demanderesse ne respectaient pas l’exigence relative au revenu vital minimum et ont bénéficié d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire; ces personnes se trouvaient dans une situation semblable à celle de la demanderesse et ont réussi à faire accepter leur demande de parrainage au titre du Programme des parents et grands-parents.
6) Raisonnabilité de la décision
[137] Le défendeur rejette les arguments de la demanderesse concernant l’appréciation que la SAI a faite de la preuve. La demanderesse affirme que la SAI n’a pas tenu compte du rapport psychologique, ce qui est faux car la SAI a précisément passé en revue les éléments de preuve psychologiques dans sa décision. De même, la SAI n’a pas fait abstraction de la déclaration de la demanderesse dans laquelle elle indiquait avoir décidé de cesser de prendre les médicaments qui lui avaient été prescrits et que les visites et les communications avec sa famille ne suffisaient pas à vaincre sa dépression; la SAI n’était toutefois pas convaincue que cela justifiait la prise de mesures spéciales. Il était raisonnablement loisible à la SAI de maintenir le statu quo, car la demanderesse avait elle-même choisi de venir s’établir au Canada, en sachant que les membres de sa famille vivaient au Bangladesh. De plus, la décision de la SAI n’a pas pour effet de perturber des liens existants, puisque la demanderesse et ses enfants demeurent libres de rendre visite aux membres de leur famille élargie et de communiquer avec eux.
[138] En ce qui a trait à l’analyse faite par la SAI de l’intérêt supérieur des enfants, le défendeur affirme que la SAI a examiné le témoignage des filles de la demanderesse et a accordé une grande valeur probante aux circonstances et aux intérêts des enfants de la demanderesse. Cependant, ce facteur n’a pas été nécessairement déterminant, car le statu quo demeure et que les enfants ont toujours la possibilité de visiter leur famille et de communiquer avec elle. À ce titre, cette conclusion ne constitue pas une erreur susceptible de révision.
[139] De même, la contestation du caractère adéquat des motifs ne peut établir une erreur susceptible de révision; il convient de lire les motifs dans leur ensemble, en essayant de les comprendre, et non pas de les analyser de près à la recherche de possibles erreurs, omissions, incohérences, ambigüités ou expressions malheureuses : Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, [2007] 1 R.C.F. 490, au paragraphe 15. Le dossier du tribunal examiné par la SAI contenait 27 volumes et la SAI a rendu une décision dont l’analyse s’étendait sur 119 paragraphes. La présence d’expressions malheureuses ne justifie pas l’annulation de la décision. La conclusion de la SAI était claire : la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour s’acquitter du fardeau de la preuve.
D. Réponse de la demanderesse
1) Taux d’approbation des demandes de parrainage et taux de succès des appels auprès de la SAI
[140] La demanderesse conteste l’allégation du défendeur selon laquelle la grande majorité des demandes de parrainage au titre du Programme des parents et grands-parents sont approuvées. Selon la demanderesse, ces statistiques ne brossent qu’un portrait partiel, car, comme le montrent les éléments de preuve qu’elle a présentés, de nombreux répondants éventuels, y compris ceux qui font partie de groupes racialisés, s’abstiennent de présenter des demandes car ils ne satisfont pas à l’exigence relative au revenu vital minimum. Les éléments de preuve de la demanderesse montrent également que les femmes sont plus susceptibles que les hommes de ne pas satisfaire à cette exigence.
[141] En ce qui a trait aux taux de succès des appels en matière de parrainage, la demanderesse a présenté des éléments de preuve qui montrent que les répondants qui peuvent satisfaire au seuil de faible revenu au moment de l’appel ont plus de chance de réussir car ils sont assujettis à une norme moins rigoureuse. Ainsi que l’a mentionné la demanderesse précédemment, cela renforce l’inégalité inhérente résultant de l’imposition de l’exigence relative au revenu vital minimum et privilégie les mieux nantis.
[142] Selon la demanderesse, la SAI a omis de tenir compte de ces éléments de preuve en concluant que l’exigence relative au revenu vital minimum ne contrevenait pas aux articles 7 et 15 de la Charte.
2) Erreur susceptible de révision
[143] La demanderesse n’est pas d’accord pour dire que la jurisprudence est réglée sur la question de la version du Règlement devant s’appliquer. La décision dans Gill, précitée, a été rendue sans bénéficier d’arguments juridiques de fond, en ce qui concerne la jurisprudence de la Cour suprême du Canada sur la Loi d’interprétation, et elle devrait être revue. La demanderesse estime également que la décision Gill se distingue du fait que les modifications, dans cette affaire, ont été examinées dans le contexte du parrainage d’un conjoint, un aspect sur lequel les deux versions du Règlement se recoupent. En revanche, les modifications concernant le parrainage de membres de la famille sont substantielles.
3) Défaut d’évaluer les éléments de preuve pertinents
[144] La demanderesse est d’avis que la SAI n’a pas évalué l’historique législatif de l’exigence relative au revenu vital minimum, la SAI ayant au contraire rejeté les éléments de preuve en les qualifiant de preuve « trop indirectes aux fins de cet appel » [décision, au paragraphe 104]. La décision ne fait nullement référence à l’historique législatif à l’appui des conclusions sur les questions constitutionnelles. Même s’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve, la demanderesse prétend que la SAI n’a pas du tout apprécié la preuve. Or, la Cour peut conclure qu’il y a eu erreur si le décideur ne prend pas explicitement en compte les éléments de preuve.
4) Défaut d’apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant
[145] Bien qu’elle contienne 119 paragraphes, la décision ne consacre qu’une seule phrase à l’intérêt supérieur des enfants, ce qui est trop bref et ne répond pas à la norme établie dans la jurisprudence. Le fait que les deux aînées soient à l’université n’atténue pas l’obligation d’apprécier leur intérêt, car cette obligation persiste au-delà de l’âge de 18 ans. De plus, les autres enfants ont toujours moins de 18 ans; pourtant, leur intérêt n’a pas été pris en compte.
5) Analyse erronée de la Charte
[146] La demanderesse n’est pas d’accord avec la conclusion de la SAI selon laquelle les éléments de preuve présentés n’ont pu établir une violation de l’article 15 de la Charte. À son avis, la SAI a refusé d’examiner les éléments de preuve, les jugeant trop indirects, et elle s’est plutôt attardée à des considérations non pertinentes, en cherchant notamment à savoir si la demanderesse s’était déjà vu refuser un emploi pour un motif discriminatoire. L’analyse n’était pas fondée sur les éléments de preuve, car elle n’a fait nullement mention des statistiques citées par les deux parties. La SAI a également omis de tenir compte de la preuve d’expert en concluant à l’absence d’infraction à l’article 15.
[147] La demanderesse s’oppose en outre à l’application de l’arrêt de Guzman, précité, à la présente espèce. En l’espèce, c’est l’exigence relative au revenu vital minimum qui empêche la réunification de la famille de la demanderesse; il ne s’agit pas d’une fausse déclaration au sujet de la situation familiale, comme c’était le cas dans l’arrêt de Guzman. De plus, la demanderesse n’a pas volontairement choisi d’abandonner son droit à la réunification de sa famille lorsqu’elle a consenti à un mariage arrangé avec son mari. Aucune analyse fondée sur l’article 7 n’a été faite, la SAI se limitant à faire une analyse fondée sur l’article premier mettant en équilibre la réunification des familles avec le succès de l’établissement et les avantages pour le Canada. Cela équivaut à appliquer le mauvais critère juridique et justifie une intervention judiciaire.
VIII. ANALYSE
A. Application de l’alinéa 133(1)j) et de l’article 134 du Règlement
1) Erreur de droit
[148] La SAI a conclu que la version modifiée de l’alinéa 133(1)j) du Règlement (qui est entré en vigueur le 1er janvier 2014) s’appliquait en l’espèce.
[149] La demanderesse reconnaît que, dans un certain nombre de décisions rendues par la SAI depuis le 1er janvier 2014, l’alinéa 133(1)j) a été appliqué rétroactivement, mais elle demande à la Cour de statuer que ces décisions sont erronées.
[150] La demanderesse cherche également à établir une distinction avec la décision Gill, précitée, et les affaires de la Cour qui ont suivi la décision Gill, pour le motif que le conseil de la demanderesse dans la décision Gill [au paragraphe 2] « n’a pu invoquer aucun principe de droit devant la Cour qui permettrait à la demanderesse d’entretenir l’espoir de parrainer un jour son mari afin qu’il obtienne le statut de résident permanent au Canada ». En l’espèce, l’avocat affirme que la demanderesse avait [traduction] « un droit acquis, c’est-à-dire le droit d’interjeter appel et le droit que son appel soit évalué sur la base des articles de la LIPR d’avant 2014 ».
[151] Le droit d’appel existait dans la décision Gill, ainsi que dans les affaires qui ont suivi et qui ont appliqué la décision Gill; je ne peux donc pas dire que la demanderesse a établi une distinction significative que la Cour pourrait appliquer pour distinguer la présente espèce de la décision Gill et des autres affaires qui ont suivi. La demanderesse allègue essentiellement qu’il existe un droit acquis d’interjeter appel, ce qui signifie que la loi qui était en vigueur en septembre 2011 devrait s’appliquer, car ce droit a été acquis lorsque la demanderesse a reçu la décision défavorable ou qu’elle a interjeté appel auprès de la SAI. Cependant, je ne crois pas que l’existence d’un droit d’appel modifie les motifs dans la décision Gill, qui stipule, en fait, que les demandeurs n’acquièrent aucun droit concernant l’examen de leur demande en regard de dispositions précises tant qu’une décision définitive n’a pas été rendue relativement à leur demande. Les demandeurs peuvent interjeter appel mais, selon la décision Gill, l’appel ne détermine pas la disposition devant s’appliquer, et la SAI doit décider de novo si la demande sera accueillie en se basant sur les dispositions en vigueur au moment de rendre sa décision. Dans la décision Gill, une décision déraisonnable avait été rendue à l’égard d’une demande et celle-ci a été renvoyée pour faire l’objet d’un nouvel examen; cependant, au moment du réexamen, les demandeurs ne répondaient plus aux exigences de la nouvelle loi, alors qu’ils y auraient satisfait si la décision annulée avait été prise d’une manière raisonnable. La Cour a néanmoins conclu que les demandeurs n’avaient pas acquis le droit de voir leur demande examinée sous le régime de l’ancienne loi — la demande a donc été tranchée de novo en vertu de la nouvelle loi. Dans le cadre de ce processus, le droit d’appel ne fixe pas la disposition devant s’appliquer au moment où l’appel est interjeté. C’est ce que dit la décision Gill. Et la décision Gill a été suivie et appliquée par la Cour, notamment dans la décision Patel, précitée, et dans la décision Burton c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 345. Les arguments de la demanderesse qui m’ont été présentés, concernant le droit acquis d’interjeter appel, ne me permettent pas d’écarter cette jurisprudence à laquelle, par courtoisie entre juges, je suis lié.
[152] Pas plus que les principes de common law cités par la demanderesse n’appuient-ils une distinction pertinente entre les décisions Gill, Patel ou Burton, précitées.
2) Manquement à l’équité procédurale
[153] La demanderesse invoque en l’espèce un manquement à l’équité procédurale parce que la SAI ne l’a pas informée que son appel en matière de parrainage serait examiné en regard de la version modifiée de l’alinéa 133(1)j) et de l’article 134. Elle estime que cela l’a empêchée de soumettre quelque observation pour expliquer pourquoi la version modifiée ne devrait pas s’appliquer. Elle fait valoir que cela pose particulièrement problème dans un appel présenté comme une cause type, dans le cadre duquel les arguments des deux parties portaient sur le Règlement d’avant 2014.
[154] La transcription de l’audience indique toutefois que la SAI a soulevé cette question auprès de l’avocat de la demanderesse, comme en témoigne l’échange qui suit :
[traduction]
PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Cela fait-il une différence s’il s’agit du Règlement d’après 2014? Vraiment?
PREMIER AVOCAT : Non. Je veux dire —
PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : C’est bien ce que je pensais.
PREMIER AVOCAT : — Et bien, j’imagine que cela fait une différence sur le plan de l’analyse, car beaucoup d’éléments de preuve portent sur l’objet du Règlement d’après 2014. Mais ces—
PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : C’est vrai.
PREMIER AVOCAT : Oui. Ces analyses ne s’appliquent pas dans nos observations. Mais je crois que nous parlons du Règlement d’avant 2014.
SECOND AVOCAT : Une atteinte minimale est un facteur qui doit être pris en compte dans l’analyse, mais— parce que le montant serait alors plus élevé.
PREMIER AVOCAT : Vous avez raison. Oui.
PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Oui. Exact.
PREMIER AVOCAT : C’est également vrai.
[155] Dans l’avis de question constitutionnelle déposé, la demanderesse a clairement indiqué son intention de [traduction] « contester la validité constitutionnelle de l’alinéa 133(1)j) » du Règlement pour le motif que l’exigence relative au revenu vital minimum contrevenait aux articles 7 et 15 de la Charte. Autrement dit, la contestation constitutionnelle visait à la fois les versions d’avant et d’après 2014 de cet alinéa. La demanderesse a donc vraisemblablement rassemblé des éléments de preuve et formulé des arguments pouvant s’appliquer à toute exigence relative au revenu vital minimum. L’échange précité s’est produit à la fin de l’audience; il est donc probable que la demanderesse a fait valoir l’inconstitutionnalité de toute exigence relative au revenu vital minimum, qu’il s’agisse de la version de l’alinéa 133(1)j) du Règlement d’avant 2014 ou d’après 2014. La SAI a dû déterminer quelle version du Règlement devait s’appliquer aux faits en l’espèce; cependant, je ne vois pas comment cela a pu empêcher la demanderesse de contester la constitutionnalité de quelque exigence relative au revenu vital minimum.
[156] De plus, comme le fait valoir le défendeur, le Règlement d’après 2014 a été publié dans la Gazette du Canada, et des éléments de preuve sur l’historique et l’objet du Règlement ont été produits. Comme c’est la SAI qui a soulevé la question et qui a sollicité des observations sur ce point, je ne peux conclure qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce. La demanderesse fait valoir que la question a été soulevée à la fin de l’audience et soutient qu’elle aurait pu aborder les questions constitutionnelles différemment si elle en avait été informée plus tôt, même si la version du Règlement choisie pour examiner les aspects de la décision liés aux motifs d’ordre humanitaire importe peu. Cependant, comme la contestation constitutionnelle visait l’imposition d’un revenu vital minimum, je ne vois pas comment l’échange qui a eu lieu à la fin de l’audience a injustement empêché la demanderesse d’exposer son point de vue.
B. Questions constitutionnelles
1) Erreurs préliminaires
a) Éléments de preuve de M. Fowler
[157] La demanderesse mentionne qu’un de ses principaux arguments, dans le contexte constitutionnel, est que le défendeur n’a présenté aucun élément de preuve pour justifier l’introduction, par le gouvernement, de l’exigence relative au seuil de faible revenu (SFR) dans le Règlement sur l’immigration de 1978 [DORS/78-172] adopté sous le régime de la Loi sur l’immigration de 1976 [S.C. 1976-77, ch. 52]. La demanderesse a notamment fait valoir devant la SAI que les éléments de preuve présentés par le demandeur, sous la forme des commentaires de M. Fowler au sujet des modifications apportées en 2014, ne pouvaient être invoqués à l’appui des exigences relatives au SFR du Règlement d’avant 2014.
[158] La demanderesse prétend aujourd’hui, devant la Cour, que la SAI a mal interprété ses arguments, la SAI ayant déclaré ce qui suit au paragraphe 88 de la décision :
La principale critique de l’appelante de la preuve de M. Fowler avait trait au fait que les données, à son avis, ne soutiennent pas la justification fournie par le gouvernement de l’exigence de 2014 en matière de revenu.
[159] La demanderesse soutient que la SAI a fait la même erreur lorsqu’elle a déterminé que la preuve constitutionnelle présentée s’appliquait autant à la version modifiée de 2014 qu’à la version précédente.
[160] Elle ajoute que M. Fowler n’a pas précisé que ses éléments de preuve étaient fondés sur d’anciennes politiques pour apporter un éclairage sur les modifications apportées en 2014; M. Fowler faisait référence à l’exigence relative au seuil de faible revenu en vigueur avant 2014.
[161] Mon examen du dossier laisse croire que M. Fowler considérait que ses éléments de preuve fournissaient indirectement une justification pour les versions du Règlement d’avant et d’après 2014, puisqu’il était notamment d’avis que ses éléments de preuve étayaient dans une certaine mesure les motifs ayant justifié l’introduction du seuil de faible revenu en 1978. Le deuxième échange cité ci-après, durant lequel M. Fowler reconnaît que ses éléments de preuve fournissent des précisions sur le Règlement d’avant 2014 compte tenu du report de certaines considérations, confirme cette vue.
[162] À la page 5215 de la transcription, ligne 35 du volume 27 du dossier certifié du tribunal (version anglaise), M. Fowler est interrogé au sujet des documents (et plus particulièrement au sujet du Résumé de l’étude d’impact de la réglementation), joints à son affidavit :
[traduction]
PREMIER AVOCAT : D’accord. Passons maintenant au document; est-il juste de dire que le document fournit des justifications à l’appui des modifications entrées en vigueur le 1er janvier 2014?
TÉMOIN : Oui.
PREMIER AVOCAT : Et ce document ne fait pas expressément référence à l’exigence relative au seuil de faible revenu qui a été introduite en 1978.
TÉMOIN : Non, aucune référence directe à 1978.
PREMIER AVOCAT : D’accord.
TÉMOIN : J’ajouterais qu’il apporte toutefois certaines précisions.
Puis, à la page 5216, ligne 15 :
[traduction]
PREMIER AVOCAT : Alors, il est juste de prétendre que le gouvernement se fie à ce document pour justifier l’exigence relative au seuil de faible revenu.
TÉMOIN : Le nouveau?
PREMIER AVOCAT : Non, pas le nouveau, le –
TÉMOIN : Pour les modifications intégrées au programme.
PREMIER AVOCAT : Et bien, nous savons qu’il clarifie le programme remanié, mais vous avez dit qu’il apporte également certaines précisions sur la raison d’être de l’ancienne exigence.
TÉMOIN : Oui, certaines de ces considérations ont été reportées. [Non souligné dans l’original.]
[163] Par conséquent, les éléments de preuve de M. Fowler s’appliquaient, du moins dans une certaine mesure, autant au Règlement d’avant 2014 qu’à celui d’après 2014.
b) Preuve constitutionnelle ne s’appliquant pas aux modifications de 2014
[164] La demanderesse soutient que la SAI a commis une erreur fondamentale, en statuant, au paragraphe 95 de la décision, que les éléments de preuve et les observations constitutionnels présentés par les parties s’appliquaient à la fois au Règlement modifié de 2014 et au Règlement d’avant 2014 :
L’alinéa 133(1)j) du RIPR a été modifié le 2 janvier 2014. Toutefois, l’appelante et l’intimé ont axé leurs arguments constitutionnels vers la législation antérieure à 2014, suggérant que l’appelante n’est pas assujettie à la modification puisqu’elle a déposé sa demande de parrainage avant janvier 2014. L’appelante a soumis une demande de parrainage de ses parents en mars 2006, et a déposé un appel auprès de la SAI en septembre 2011. Le tribunal juge que la version modifiée de 2014 s’applique au présent appel (elle fait augmenter le RVM de 30 p. 100 par rapport à celui pris en compte par l’agent des visas). Toutefois, la preuve constitutionnelle et les demandes présentées dans cet appel s’appliquent tout autant aux modifications de 2014 qu’à la législation antérieure à 2014. [Renvois omis.]
[165] La demanderesse fait valoir que les arguments constitutionnels seraient différents dans le cas de la version modifiée de 2014. Il est toutefois difficile de concilier cette prétention avec l’avis de question constitutionnelle présenté par la demanderesse ainsi qu’avec sa position concernant l’inconstitutionnalité de toute exigence relative au revenu vital minimum. La demanderesse devait savoir que la SAI aurait à statuer sur la version de l’alinéa 133(1)j) qui s’appliquerait aux faits en l’espèce; par conséquent, tout argument ou élément de preuve constitutionnel présenté aurait dû prendre en compte les deux versions du Règlement. Les parties pouvaient prétendre que la version d’avant 2014 devait s’appliquer, mais la SAI n’avait pas à souscrire à cette vue et pouvait raisonnablement présumer que tout argument ou élément de preuve présenté par la demanderesse portait sur n’importe quelle exigence relative au revenu vital minimum, qu’elle ait été adoptée avant ou après 2014.
2) Questions fondées sur l’article 15
[166] Les arguments présentés par la demanderesse en vertu de l’article 15 de la Charte reposent sur les présumés effets préjudiciables de l’exigence relative au revenu vital minimum du Règlement en raison de l’intersectionnalité de la race, du genre et de l’invalidité. La demanderesse a insisté auprès de la SAI pour qu’elle adopte une approche intersectionnelle dans l’analyse fondée sur l’article 15, afin de saisir pleinement l’expérience de discrimination dont elle a été victime du fait de la combinaison de la race, du genre et de l’invalidité. Elle a fait valoir que, bien que l’exigence relative au revenu vital minimum puisse sembler neutre en apparence, cette exigence a une incidence disproportionnée sur elle, du fait qu’elle est une femme racialisée avec une invalidité, parce que les membres de groupes racialisés, les femmes et les personnes handicapées présentent des taux de chômage plus élevés et sont plus susceptibles de vivre dans la pauvreté et sont donc moins susceptibles de satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum.
[167] Dans son argumentation, la demanderesse a résumé comme suit le piège dans lequel elle se retrouve à cause de cette exigence.
[traduction]
73. En exigeant de la demanderesse qu’elle satisfasse à l’exigence relative au seuil de faible revenu, laquelle ne fait qu’intensifier les obstacles à la participation au marché du travail, l’alinéa 133(1)g) crée une distinction fondée sur un motif énuméré, et cette distinction perpétue le désavantage préexistant dont est victime la demanderesse en raison de sa race, de son genre et de son invalidité. La venue de membres de sa famille au Canada réduira les responsabilités de la demanderesse relativement à la garde des enfants, lui fournira le soutien physique et affectif nécessaire, améliorera son bien-être physique et mental et, ultimement, lui donnera l’occasion de participer au marché du travail et d’avoir ainsi un revenu plus élevé. Cependant, en lui refusant le soutien familial dont la demanderesse a besoin pour devenir financièrement indépendante, la disposition contestée a pour effet de maintenir l’isolement de la demanderesse, en perpétuant son absence du marché du travail et sa dépendance envers son mari comme soutien du revenu. De fait, l’exigence relative au revenu vital minimum ne fait qu’accroître les obstacles nuisant à la participation de la demanderesse au marché du travail et contribue à garantir qu’elle sera incapable de gagner un revenu suffisant pour satisfaire à cette exigence.
[168] La demanderesse allègue aujourd’hui plusieurs erreurs fondamentales dans l’analyse que la SAI a faite de cette question.
a) Mauvaise approche — Mépris et rejet du contexte social, politique et juridique plus large
[169] S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Withler et dans l’arrêt Québec c. A, tous deux précités, et sur la jurisprudence de notre Cour dans la décision Médecins canadiens, la demanderesse allègue que la SAI a omis d’apprécier et d’appliquer l’approche contextuelle globale qui est aujourd’hui exigée. La demanderesse résume les principes directeurs comme suit :
[traduction]
63. Le critère actuel pour l’analyse fondée sur l’article 15 est défini dans l’arrêt Withler, dans lequel la Cour suprême du Canada a abandonné l’approche d’analyse officielle au profit d’une analyse fondée sur un groupe de comparaison aux caractéristiques identiques. Aujourd’hui, on privilégie l’analyse contextuelle pour démontrer une inégalité réelle. La Cour suprême du Canada a également déclaré qu’il « n’est pas nécessaire de désigner un groupe particulier qui corresponde précisément au groupe de demandeurs, hormis la ou les caractéristiques personnelles invoquées comme motif de discrimination ». Dans l’arrêt Withler, la Cour suprême du Canada a insisté sur le fait que l’égalité n’est pas une question de similitude et que le paragraphe 15(1) ne garantit pas le droit à un traitement identique. Il garantit plutôt à chacun un droit égal d’être protégé contre toute discrimination. Par conséquent, pour démontrer qu’il y a eu violation du paragraphe 15(1), la personne doit non seulement démontrer que la loi crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, mais aussi que cette distinction crée un désavantage en perpétuant un préjudice ou en appliquant un stéréotype.
64. Ayant abandonné l’exigence relative à l’utilisation d’un groupe de comparaison aux caractéristiques identiques, la Cour suprême du Canada précise qu’il n’est pas nécessaire, pour déterminer si une distinction existe, de désigner un groupe particulier qui corresponde précisément au groupe de demandeurs, hormis la caractéristique invoquée comme motif de discrimination. Dans un effort visant à conserver une marge de manœuvre afin de pouvoir examiner les demandes en regard de multiples motifs de discrimination, la Cour suprême déclare : « Dans la mesure où le demandeur établit l’existence d’une distinction fondée sur au moins un motif énuméré ou analogue, la demande devrait passer à la deuxième étape de l’analyse ». Selon la Cour suprême, même en l’absence d’un groupe de comparaison aux caractéristiques identiques, il pourrait être facile d’établir une distinction directe, lorsque la disposition contestée impose au groupe de demandeurs un traitement différentiel manifeste. Il peut être plus difficile d’établir la distinction à cette première étape de l’analyse lorsque la discrimination alléguée est indirecte. « L’existence d’un désavantage historique ou sociologique pourrait aider à démontrer que la loi impose au demandeur un fardeau qu’elle n’impose pas à d’autres ou lui refuse un avantage qu’elle accorde à d’autres. Le débat sera centré sur l’effet de la loi et sur la situation du groupe de demandeurs. »
65. À la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 15, la Cour suprême préconise la conduite d’une enquête axée sur l’incidence réelle de la loi ou de la mesure contestée pour déterminer si la distinction équivaut à de la discrimination. L’analyse doit être contextuelle, et non formaliste, et être basée sur la situation véritable du groupe et sur le risque que la disposition contestée aggrave sa situation. Il n’existe pas de « modèle rigide » pour l’analyse; tous les facteurs pertinents devraient être pris en compte. Lorsque l’effet discriminatoire consiste en la perpétuation d’un désavantage ou d’un préjugé, les éléments de preuve qui établissent le désavantage historique ou le préjugé dont le groupe de demandeurs a été victime, et ceux portant sur la nature de l’intérêt touché, seront pris en considération.
66. Dans l’arrêt Québec c. A, la juge Abella a mis en garde contre l’adoption d’une approche formelle, en déclarant que « la Cour n’entendait pas créer une nouvelle analyse pour l’application de l’art. 15 » et que « [l] es préjugés et l’application de stéréotypes sont deux des indices susceptibles d’être utiles pour répondre à cette question; il ne s’agit pas […] d’éléments distincts du critère auquel doit satisfaire le demandeur ».
67. Enfin, il a été clairement établi qu’il n’est pas nécessaire que tous les membres d’un groupe soient touchés par une loi pour que celle-ci soit jugée discriminatoire pour le motif en cause. À titre d’exemple, le fait que les femmes ne soient pas toutes enceintes n’empêche pas les tribunaux de statuer que la discrimination à l’égard des femmes enceintes constitue une discrimination fondée sur le sexe.
68. Une approche comparable a été adoptée par notre Cour dans l’examen des demandes fondées sur l’article 15, comme l’explique la juge Mactavish :
719 Depuis l’arrêt Kapp, la Cour suprême du Canada nous rappelle qu’il est important de pousser l’examen au-delà de la disposition législative contestée lors d’une analyse fondée sur l’article 15 de la Charte, et qu’il faut examiner le contexte social, politique et juridique plus vaste dans lequel s’inscrit la distinction législative en litige […].
720 De fait, dans l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 RCS 396 [Withler], la Cour suprême du Canada a déclaré que « [e]n définitive, une seule question se pose : La mesure contestée transgresse-t-elle la norme d’égalité réelle consacrée par le par. 15(1) de la Charte? ». […]
721 Plus récemment, dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. A, 2013 CSC 5 [2013] 1 RCS 61 [PG c. A], la juge Abella a souligné que « la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné ». Elle a aussi mentionné que l’article 15 a pour objet « d’éliminer les obstacles qui empêchent les membres d’un groupe énuméré ou analogue [à la page 454] d’avoir accès concrètement à des mesures dont dispose la population en général ».
69. Cette approche contextuelle est particulièrement importante pour l’analyse des revendications d’égalité fondées sur la race mettant en cause une discrimination indirecte (ou un effet préjudiciable). Il en est ainsi parce qu’il est aujourd’hui relativement rare que des lois ou des politiques du gouvernement contiennent des mesures délibérément discriminatoires fondées sur la race. Il est plus probable que des personnes racialisées soient victimes de discrimination indirecte ou de discrimination par suite d’un effet préjudiciable, lorsqu’un instrument en apparence neutre a un effet plus préjudiciable sur les personnes qui sont définies par des caractéristiques liées à la race et à qui s’appliquent aussi souvent d’autres caractéristiques énumérées ou analogues (p. ex. sexe et invalidité). Cet effet préjudiciable peut se manifester lorsque le gouvernement ne tient pas compte de la situation réelle de chaque groupe assujetti à la loi et qu’il traite toutes les personnes d’une manière formellement égale. [Renvois omis.]
[170] Bien que la jurisprudence citée par la demanderesse établisse clairement que la SAI devait examiner au-delà de la mesure contestée et envisager le contexte social, politique et juridique plus vaste, la même jurisprudence établit également que « la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné » [italique dans l’original], comme l’a déclaré la juge Abella dans l’arrêt Québec c. A, précité [au paragraphe 319]. Et c’est dans cette optique que la SAI a contesté les éléments de preuve de la demanderesse [décision, aux paragraphes 102 à 105] :
Puisque l’article 133 ne fait pas de distinction explicite fondée sur le sexe, la race ou un handicap, l’appelante a soumis qu’il a une incidence indirecte sur elle. Cette discrimination indirecte doit avoir un effet disproportionné ou défavorable sur l’appelante, ce qu’elle a tenté de démontrer au moyen de preuves concernant des groupes de comparaison.
Bien que l’appelante ait soutenu qu’elle est une [traduction] « personne racialisée », la preuve directe au sujet de l’appelante l’a identifiée comme arrivant au Canada en provenant du Bangladesh; il n’y avait pas d’autre preuve évidente de « race » autre qu’une description territoriale du pays d’origine. La sémantique et la nature subjective de « racialisation » ont été contournées. La preuve concernant le handicap de l’appelante a été analysée plus haut dans cette décision, mais l’appelante a axé une grande part de son argument vers une approche [traduction] « intersectionnelle » de la discrimination.
Toutefois, l’appelante s’est presque entièrement appuyée sur une preuve vaste et générale, et n’a pas présenté de cas particuliers lui étant liés. L’évolution historique de la législation en matière d’immigration et les preuves statistiques au sujet de la race et du marché de l’emploi qu’elle a présentées sont en grande partie trop indirectes aux fins de cet appel. Elle a fourni des preuves directes minimales au sujet de sa propre situation, reliant toute absence de ressources financières à ces caractéristiques. Rien ne prouve qu’elle s’est vue refuser un emploi en raison d’une discrimination. En fait, comme nous l’avons vu plus haut dans cette décision, très peu de preuves à l’appui ont été présentées quant au revenu ou aux ressources financières de l’appelante.
En outre, le tribunal constate que l’appelante n’a pas établi que l’article 133 du RIPR crée une distinction fondée sur les motifs énumérés ou autre motifs analogues. Après examen du témoignage et de la documentation statistiques générale connexe antérieurement analysés, le tribunal juge qu’ils sont larges, fragiles, non définitifs, souvent contradictoires et parfois non directement applicables à l’appelante (ni même à un groupe qui aurait pu être jugé comparable). En ce qui a trait à un contexte « intersectionnel », la preuve n’était pas suffisamment probante pour créer un groupe réellement comparatif, ou pour démontrer l’incidence réelle de l’article 133 du RIPR sur ce groupe. La preuve était souvent nébuleuse et ne démontrait pas un lien de cause à effet s’étant traduit par une incidence disproportionnée ou un effet défavorable. [Renvois omis.]
[171] En d’autres mots, la demanderesse a été incapable d’établir un effet préjudiciable fondé sur l’intersectionnalité du genre, de la race et de l’invalidité. Elle a été incapable de démontrer qu’elle s’était vu refuser un avantage accordé à d’autres, ou imposer un fardeau que d’autres n’ont pas, en raison d’une caractéristique personnelle.
[172] Je discuterai ci-après du caractère raisonnable ou non du traitement fait par la SAI des éléments de preuve sur cette question; je ne peux toutefois pas conclure que la SAI n’a pas suivi la jurisprudence. Selon la SAI, la demanderesse n’a tout simplement pas pu démontrer que l’alinéa 133(1)j) avait un effet préjudiciable fondé sur le genre, la race et l’invalidité. La demanderesse soutient que la SAI [traduction] « a choisi de ne pas analyser les éléments de preuve socioéconomiques fortement corroborés dans le contexte de l’article 15 »; cependant, ainsi qu’il est clairement indiqué dans la décision, la SAI a bel et bien examiné ces éléments de preuve mais elle a conclu qu’ils étaient trop « vagues » et « indirects » pour établir l’effet préjudiciable allégué sur la demanderesse ou le groupe concerné, comme l’exige la jurisprudence. De plus, contrairement à ce qu’allègue maintenant la demanderesse, la SAI n’a pas insisté pour qu’elle présente des éléments de preuve attestant qu’elle s’est vu refuser des emplois à cause de motifs discriminatoires. La demanderesse formule cette observation en réponse à un paragraphe de la décision, dans lequel la SAI souligne le peu d’éléments de preuve attestant de l’incidence de la loi sur elle ou sur le groupe concerné. La SAI ne se fonde pas non plus sur [traduction] « la notion périmée des groupes de comparaison ». La SAI fait simplement référence aux éléments de preuve sur les groupes de comparaison que la demanderesse a présentés pour démontrer la discrimination. La présentation d’éléments de preuve sur le contexte social, politique et juridique plus large n’élimine pas la nécessité de présenter des éléments prouvant l’effet préjudiciable pour la personne ou le groupe concerné. Les éléments de preuve présentés par la demanderesse portaient sur les désavantages économiques et les disparités de revenus systémiques dont sont victimes les membres de groupes racialisés, les femmes et les personnes handicapées ainsi que sur l’intersectionnalité mais, selon la SAI, ils n’ont pas démontré que l’alinéa 133(1)j) crée une distinction qui perpétue des désavantages préexistants que subit la demanderesse à cause de sa race, de son genre et de son invalidité et de l’intersectionnalité de ces facteurs. Je ne vois pas comment cette approche en matière de preuve n’est pas à la mesure de la jurisprudence régissant citée par la demanderesse.
b) Conclusions
[173] La demanderesse soutient que, contrairement à ce qu’affirme la SAI, elle a bel et bien présenté des éléments de preuve sur sa propre situation :
[traduction]
77. Il convient de rappeler qu’il n’est pas nécessaire que tous les membres d’un groupe soient touchés de façon négative par une loi pour que celle-ci soit jugée discriminatoire pour le motif en cause. Cela étant dit, la demanderesse en l’espèce a fourni des éléments de preuve documentaires et testimoniales confirmant qu’elle est à faible revenu, qu’elle dépend du revenu de son mari, chauffeur de taxi, pour subvenir aux besoins de sa famille et que, bien qu’elle soit titulaire d’un permis de chauffeur de taxi et d’un certificat de technicienne de services à l’enfance, elle a peu travaillé depuis son arrivée au Canada. Les conclusions du commissaire selon lesquelles la demanderesse a fourni très peu d’information sur son revenu étaient donc elles aussi non fondées. Le fait est que la demanderesse dispose d’un très faible revenu, de sorte qu’il lui est impossible de satisfaire à l’exigence relative au seuil de faible revenu. Ainsi, bien que les revendications de la demanderesse présentées en vertu de l’article 15 soient fondées en partie sur sa situation financière précaire, le commissaire les a rejetées en considérant à tort le revenu insuffisant de la demanderesse comme une absence de preuve sur son revenu.
[…]
79. Étonnamment, le commissaire a contesté le fait que la demanderesse s’identifie comme une personne « racialisée », insistant pour qu’elle lui fournisse une « preuve spécifique » de sa race avant qu’il détermine si l’article contesté crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. Cela, nonobstant la preuve présentée par M. Galabuzi, selon laquelle le terme « racialisé » est utilisé pour décrire un groupe de personnes désignées comme étant différentes et, de ce fait, sujettes à un traitement différentiel et inéquitable et que, dans le contexte canadien actuel, l’expression « groupe racialisé » inclut les minorités visibles qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche, y compris les personnes d’origine sud-asiatique comme la demanderesse. Le statut de la demanderesse, en tant que personne racialisée membre d’un groupe racial sujet à la discrimination, n’a jamais été contesté durant l’instance, pas même par le défendeur. En refusant même de reconnaître le statut racial de la demanderesse, la SAI a manqué à l’obligation de mener une analyse adéquate en vertu de l’article 15.
[174] La SAI ne conteste pas le statut racial de la demanderesse. Elle souligne simplement le fait qu’« il n’y avait pas d’autre preuve évidente de “race” autre qu’une description territoriale du pays d’origine », et relève surtout le fait que « [l]a sémantique et la nature subjective de “racialisation” ont été contournées » et que la majeure partie de l’argumentation de la demanderesse a porté sur une « approche [traduction] “intersectionnelle” de la discrimination » [décision, au paragraphe 103], un aspect qu’aborde ensuite la SAI. De même, le fait que la SAI a déclaré que « très peu de preuves à l’appui ont été présentés quant au revenu ou aux ressources financières de l’appelante » [décision, au paragraphe 104] ne signifie pas que la SAI n’a pas accepté le fait que la demanderesse disposait d’un très faible revenu. La décision dans son ensemble reconnaît très clairement l’incapacité de la demanderesse de satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum en vertu de l’une ou l’autre version de l’alinéa 133(1)j).
c) Amalgame des arguments fondés sur l’article 15 et des motifs d’ordre humanitaire
[175] Sur ce point, la demanderesse déclare ce qui suit :
[traduction]
78. Le commissaire a amalgamé les arguments fondés sur l’article 15 avec les motifs d’ordre humanitaire. À titre d’exemple, en rejetant les éléments de preuve de M. Galabuzi sur les contributions du Programme des parents et grands-parents sur le plan du soutien familial et du développement social, le commissaire a déclaré que ces facteurs [traduction] « pouvaient être soulevés devant la SAI en vertu de l’alinéa 67(1)c) ». Le commissaire a rejeté les éléments de preuve présentés par Mme Mykitiuk pour la même raison. De ce fait, le commissaire a introduit des considérations liées à l’article 1 dans son analyse fondée sur l’article 15. Ainsi que l’ont confirmé la Cour suprême du Canada et notre Cour, lorsqu’un demandeur s’est acquitté de son fardeau de démontrer que le gouvernement a créé une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, et que cette distinction a pour effet de créer un désavantage pour la personne ou le groupe en perpétuant un préjugé ou en appliquant un stéréotype, il incombe alors au gouvernement de justifier la distinction en vertu de l’article 1 de la Charte. Le commissaire a commis une erreur en exigeant que la demanderesse réfute les justifications fondées sur l’article 1 dans le contexte de ses arguments en vertu de l’article 15.
[176] Je suis d’avis que cela représente une autre interprétation erronée de la décision de la part de la demanderesse. Dans son appréciation des éléments de preuve de M. Galabuzi, la SAI a fait valoir que cet expert « n’avait pas fait de recherches sur les taux ou les tendances d’approbation et de refus de parrainage en vertu du RVM » [décision, au paragraphe 52] et elle a conclu ce qui suit [décision, aux paragraphes 54 et 55] :
Le tribunal a relevé que la principale observation de M. Galabuzi était que, pour le parrainage, un accent trop prononcé était mis sur le RVM et les facteurs économiques par la législation et sa justification, bien qu’il ait convenu ne pas avoir examiné les coûts des soins de santé découlant d’une séparation entre les parents et les grands-parents. Il a cependant mentionné que les immigrants, dans l’ensemble, ne présentent pas de différence en matière d’utilisation des soins de santé.
Toutefois, le tribunal souligne que bon nombre des facteurs que M. Galabuzi souhaiterait voir étudiés en plus de la contribution fiscale, comme le rôle de parents dans le soutien familial, le développement social et d’autres avantages liés à la famille, sont des facteurs qui peuvent être soulevés devant la Section d’appel de l’immigration (SAI) en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, bien qu’il n’ait pas abordé cette option. La plupart de ses observations étaient pertinentes à l’établissement de politiques gouvernementales et ont été, dans les faits, en partie intégrées par le gouvernement dans la législation et la réglementation concernant les critères de parrainage. [Renvois omis.]
[177] Les éléments de preuve de M. Galabuzi étaient tout simplement insuffisants pour démontrer l’incidence de l’alinéa 133(1)j) sur la demanderesse ou sur le groupe intersectionnel qui, selon la demanderesse, faisait l’objet de discrimination à cause de la loi. Et le fait de souligner que l’alinéa 67(1)c) prend en compte les préoccupations de M. Galabuzi n’a pas pour effet, à mon avis, d’intégrer des considérations liées à l’article premier dans l’analyse fondée sur l’article 15. Les éléments de preuve présentés par M. Galabuzi n’ont pas été rejetés; ils ont tout simplement été jugés insuffisants pour établir un effet préjudiciable fondé sur le genre, la race ou l’invalidité découlant de la disposition législative en litige.
[178] On peut en dire autant de la manière dont la SAI a traité les propos de Mme Mykitiuk, [décision, au paragraphe 60] en déclarant que Mme Mykitiuk « n’a pas fait de lien entre ces opinions et commentaires et les circonstances [propres à la demanderesse], qui comprennent de n’avoir pas tenu compte du conseil de prendre des médicaments, et de possiblement avoir de l’aide de ses enfants plus âgés et de la famille de son époux » [décision, aux paragraphes 61 et 62] :
Mme Mykitiuk a reconnu qu’elle n’avait pas précisément fait de recherches sur l’immigration et les handicaps, la pauvreté et les problèmes relatifs à l’immigration, ou sur l’effet de handicaps sur l’immigration familiale. Elle a également déclaré que les immigrants ne devraient pas être tous [traduction] « mis dans le même panier » en raison de la diversité parmi les différents groupes, et elle a reconnu qu’il y avait des limites à l’utilisation des données employées pour diverses études; souvent, les données et les recherches traitaient de parents ayant des enfants handicapés. Elle a mis l’accent sur l’influence positive et l’importance supposées d’un soutien familial, mais a aussi dit que ce soutien pourrait avoir un effet défavorable; il varie selon les cas, mais elle a déclaré que la meilleure option est de s’en remettre à la personne pour établir son utilité. Mme Mykitiuk a fait remarquer que l’utilisation du RVM comme outil de sélection soulevait aussi des [traduction] « préoccupations » à l’égard de son effet dans d’autres contextes comme le logement; toutefois, elle a mentionné ne pas avoir fait de recherche sur les conséquences de l’immigration ou les données relatives aux demandes de parrainage.
Le problème que présente cet élément de preuve et de témoignage est que le lien avec les circonstances de l’appelante est fragile. La plupart des observations et des commentaires de Mme Mykitiuk sont des préoccupations souvent et habituellement traitées dans le cas de la disponibilité de mesures spéciales (LIPR, alinéa 67(1)c)) dans des cas de RVM, y compris l’importance de la réunification des familles (LIPR, alinéa 3(1)d)). [Renvois omis.]
d) Conclusion concernant l’article 15
[179] En définitive, comme la décision l’indique clairement, la demanderesse n’a tout simplement pas pu établir de lien de causalité entre le rejet de sa demande de parrainage à cause de l’exigence relative au revenu vital minimum et les motifs intersectionnels qu’elle a soulevés. La demanderesse soutient que la SAI n’a pas pris en considération, et a rejeté, la preuve contextuelle plus large, alléguant que cette preuve était « trop indirecte » et que la SAI n’a donc pas tenu compte du contexte social, politique et juridique plus large à l’origine de la distinction alléguée, comme l’exige la jurisprudence régissant cette question. Cependant, la jurisprudence établit également clairement que « la principale considération doit être l’effet sur l’individu ou le groupe concerné », et c’est sur ce point que les éléments de preuve de la demanderesse étaient insuffisants. Les données statistiques générales présentées par la demanderesse n’ont pu établir d’effet préjudiciable, et ses témoins experts ont reconnu ne pas avoir mené de recherche sur les taux d’approbation et de refus des demandes de parrainage en fonction du revenu vital minimum, ni sur les tendances dans ce domaine. En définitive, la demanderesse a échoué durant la première étape de l’analyse fondée sur l’article 15, du fait que les éléments de preuve présentés n’ont pu établir que l’alinéa 133(1)j) crée, soit directement, soit par suite d’un effet préjudiciable, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. La demanderesse en l’espèce n’a pas vraiment abordé les lacunes dans ses éléments de preuve sur lesquelles la SAI s’est fondée pour tirer ses conclusions sur ce point. Elle a plutôt cherché à établir que la SAI n’avait pas tenu compte, dans son analyse, du contexte social, politique et juridique plus large, ce qui est contraire à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada. Cette approche n’est pas convaincante et ne tient pas compte des fondements de l’analyse de la SAI fondée sur l’article 15.
3) Questions fondées sur l’article 7
[180] La demanderesse soulève trois arguments principaux en ce qui a trait à l’analyse de la SAI fondée sur l’article 7.
a) Non-réalisation de la première étape de l’analyse
[181] Sur cette question, la demanderesse fait valoir ce qui suit :
[traduction]
88. Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, la première étape de l’analyse fondée sur l’article 7 consiste à examiner les valeurs en jeu pour la personne et à déterminer si ces valeurs mettent en cause les intérêts garantis par les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Le commissaire n’a pas procédé au premier volet de l’analyse concernant les allégations de la demanderesse fondées sur l’article 7, résumant plutôt ces allégations en concluant que les droits garantis par l’article 7 ne sont pas mis en cause et que la preuve de la demanderesse sur le préjudice psychologique subi n’est pas suffisante pour justifier l’application de cet article. Cela, malgré le rapport de la psychologue et le dossier d’hospitalisation confirmant que la demanderesse a été, et est toujours, atteinte de dépression sévère, et que ses problèmes psychologiques sont dus au fait d’être séparée de sa famille.
[182] Ce que la demanderesse fait valoir en l’espèce, c’est que la SAI n’a pas tenu compte des [traduction] « valeurs en jeu pour la personne afin de déterminer si elles mettaient en cause les intérêts garantis par les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne ».
[183] Les valeurs en jeu sont toutefois énoncées au paragraphe 108 de la décision :
L’appelante soutient que les dispositions en matière de RVM de l’alinéa 133(1)j) du RIPR violent ses droits envers la liberté et de sécurité garantis par l’article 7 de la Charte, en lui refusant le droit de parrainer ses parents au Canada et donc, [traduction] « [de l’empêcher] de créer le type de foyer et de relations familiales dont elle a besoin pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants. » Elle fait valoir que c’est son [traduction] « droit fondamental […] de décider avec qui elle veut vivre et du genre de relations qu’elle désire maintenir avec sa famille. » Selon l’appelante, les valeurs en jeu sont celles de son droit à faire des choix de vie qui comprennent les personnes (de l’extérieur du Canada) qui devraient être en mesure de vivre avec elle à titre de résidentes permanentes. Une autre valeur est la réduction du stress psychologique au moyen de l’immigration de ses parents. L’appelante soutient également que le droit à l’égalité décrit plus haut est intégré dans les droits garantis par l’article 7 de la Charte. [Renvois omis.]
[184] La SAI a donc cherché à savoir si les valeurs en jeu mettent en cause les droits garantis par l’article 7 [décision, aux paragraphes 111 et 112] :
L’article 7 de la Charte ne comprend pas un droit à la réunification familiale; les non-citoyens ne disposent pas d’un droit sans réserve d’entrer ou de demeurer au Canada. L’article 133 du RIPR exige de l’appelante qu’elle démontre que son demandeur de résidence permanente parental (et ses personnes à charge) n’auront pas à vivre dans la pauvreté ni à devoir recourir à l’aide sociale. Le fait pour le parrain de respecter l’exigence relative au RVM démontre qu’il est en mesure de répondre aux nécessités de base de tous les membres de la famille. S’il ne respecte pas ce RVM, il doit quand même démontrer qu’il existe des motifs d’ordre humanitaire de surmonter cet obstacle. En fait, le RVM n’est qu’une composante et doit être mis en contexte avec les autres diverses exigences en matière d’immigration.
Le tribunal n’est pas convaincu que son incapacité à parrainer ses parents et que tout stress qui en découle constituent des atteintes aux droits constitutionnels de l’appelante. En outre, la preuve relative au dommage psychologique analysée précédemment en vertu de mesures spéciales ne suffit pas à engager l’article 7 de la Charte. [Renvois omis.]
[185] On ne sait pas vraiment quelle est l’analyse invoquée par la demanderesse en l’espèce, mais la SAI renvoie aux arrêts Medovarski et de Guzman, précités, et conclut que les droits invoqués par la demanderesse ne mettent pas en cause l’article 7, car la demanderesse invoque un droit absolu que la jurisprudence ne lui reconnaît clairement pas. Il ne s’agit pas d’un rejet sommaire sans analyse.
[186] La SAI a aussi examiné les éléments de preuve sur le préjudice psychologique et expliqué pourquoi ils ne sont pas suffisants pour mettre en cause l’article 7.
[187] La demanderesse peut ne pas être d’accord avec la manière dont la SAI a traité la preuve psychologique, mais elle ne peut pas affirmer que la SAI n’en a pas tenu compte. La SAI n’est pas tenue d’accepter la version de la demanderesse sur ce que démontrent les éléments de preuve.
b) Caractère superficiel de la deuxième étape de l’analyse
[188] Sur ce point, la demanderesse déclare ce qui suit :
[traduction]
89. Le traitement que le commissaire a fait du deuxième volet de l’analyse fondée sur l’article 7 était tout aussi superficiel. Le fait d’indiquer simplement que les éléments de preuve concernant l’exigence relative au revenu vital minimum étaient contradictoires et non concluants, sans fournir d’autre explication, est inéquitable pour la demanderesse. Le commissaire a aussi omis de s’acquitter de ses obligations, en ne fournissant pas de motifs adéquats et transparents à l’appui de sa conclusion. À titre d’exemple, le commissaire n’a pas expliqué pourquoi il a rejeté l’affidavit et les témoignages de Debbie Douglas qui confirmaient que de nombreux répondants éventuels ne présentaient même pas de demandes de parrainage, car ils ne pouvaient satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum. Cette décision du commissaire n’a pas pris en compte les conclusions de l’enquête de l’OCASI, selon lesquelles les survivants de la torture et de la guerre ont besoin d’être réunis avec leur famille, mais sont incapables de le faire parce qu’ils ne peuvent satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum. Il n’a pas tenu compte non plus des questions soulevées dans l’enquête auprès de personnes qui se disaient victimes d’isolement et de dépression à cause du refus de leur demande de parrainage, mais qui étaient incapables d’obtenir une assistance juridique pour interjeter appel de la décision défavorable.
[189] La deuxième étape de l’analyse, selon la demanderesse, vise à examiner les « restrictions possibles de ces valeurs quant à leur conformité avec les principes de justice fondamentale » (Rodriguez, au paragraphe 127).
[190] Ayant conclu que la jurisprudence établit clairement que les droits et valeurs invoqués par la demanderesse n’engagent pas l’article 7, la SAI n’était pas tenue de procéder à une deuxième étape exhaustive de l’analyse. Dans l’arrêt Blencoe, précité, au paragraphe 47, la Cour suprême déclare ce qui suit : « Par conséquent, si le droit de l’intimé à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne n’est pas en cause, l’analyse fondée sur l’art. 7 prend fin ».
c) Équité procédurale et égalité comme principes de justice fondamentale
[191] La troisième plainte formulée par la demanderesse au sujet de l’analyse de la SAI fondée sur l’article 7 s’énonce comme suit :
[traduction]
90. De même, la conclusion du commissaire, selon laquelle l’équité procédurale est assurée en vertu du paragraphe 67(3) de la LIPR (sic) qui prévoit l’examen des motifs d’ordre humanitaire, n’a pas tenu compte des éléments de preuve présentés à la SAI indiquant que le processus d’appel comporte un biais inhérent du fait que les répondants pouvant satisfaire à l’exigence relative au revenu vital minimum au moment de l’appel sont plus susceptibles de réussir. Le commissaire n’a nullement tenu compte, dans sa décision, des arguments de la demanderesse (sic) concernant l’égalité comme principe de justice fondamentale, ni des éléments de preuve présentés à l’appui.
[192] Encore une fois, la décision de la SAI [au paragraphe 112] établit clairement que les arguments de la demanderesse fondés sur l’article 7 sont rejetés parce que les droits et les valeurs invoqués ne mettent pas en cause, selon la jurisprudence qui s’applique, l’article 7; de plus, « la preuve relative au dommage psychologique analysée précédemment en vertu de mesures spéciales ne suffit à engager l’article 7 de la Charte ».
[193] La SAI formule ce qui suit au sujet de « la preuve relative au dommage psychologique » [décision, aux paragraphes 35 à 38] :
L’appelante a mentionné qu’en 2006, elle a demandé de l’aide auprès de son médecin de famille, se sentant « vide » et « seule » parce qu’elle n’avait « pas de famille ici » et « pas de soutien social »; elle est d’avis que si ses parents étaient au Canada, ils pourraient lui fournir ce soutien. Elle a été renvoyée pour une autre évaluation médicale, et a reçu, en juin 2006, un diagnostic de « trouble d’adaptation avec anxiété et caractéristiques dépressives mixtes modérées ». L’appelante a expliqué que son anxiété a commencé lors de sa visite de 2004 au Bangladesh, et que d’autres visites n’auraient pas constitué une solution viable à sa dépression.
Pour les besoins de la présente audience, l’appelante a été évaluée par un psychologue en janvier 2015. Le psychologue a diagnostiqué une dépression et a recommandé qu’il soit permis à l’appelante de parrainer sa famille pour qu’elle vienne au Canada. L’appelante a déclaré qu’elle peut voir un thérapeute tous les mois, mais qu’elle ne prend pas les médicaments prescrits parce qu’elle a « peur » des effets secondaires, quoiqu’elle ait convenu que son psychologue lui a recommandé de prendre ces médicaments. Elle a ajouté qu’elle souffrait également de pression artérielle élevée et de diabète, bien qu’il n’y ait pas de documentation justificative à cet effet.
L’appelante a ajouté que des visites futures au Bangladesh ne réduiraient pas sa dépression ni son anxiété. Elle a indiqué que si ses parents étaient au Canada, ils pourraient lui apporter une « tranquillité d’esprit » et la rendre de « meilleure humeur ». Ils pourraient l’aider à élever ses enfants et à leur fournir un contexte de patrimoine. Toutefois, la plus jeune enfant de l’appelante a maintenant 12 ans, et les deux plus âgées fréquentent déjà l’université. L’appelante a dit que si ses parents ne devaient que séjourner pendant six mois dans le cadre d’une visite, cela ne « réglerait pas (son) problème », qu’ils doivent rester au Canada parce que l’utilisation de Skype et d’autres outils de communication n’est pas suffisante. Sa principale raison pour parrainer leur immigration est que cela guérirait sa dépression, mais le tribunal souligne qu’elle refuse de prendre les médicaments recommandés ou de se rendre au Bangladesh sans tous les membres de sa famille. Elle rejette toute solution de rechange à leur immigration au Canada.
L’appelante a affirmé qu’il serait dévastateur pour elle que ses parents n’immigrent pas et que sa dépression se poursuivrait. Toutefois, elle a quitté sa famille il y a plus de 20 ans pour immigrer au Canada. Le tribunal est d’avis que ses préoccupations pourraient être en partie atténuées au moyen de communications (particulièrement au moyen de Skype) et de visites de sa part ou de la leur, bien qu’elle-même ne soit pas d’accord avec cette déclaration. Il n’y a pas d’éléments de preuve indiquant que les demandeurs souffrent de difficultés particulières, autre que la séparation en général, en raison du rejet du présent appel. [Renvois omis.]
d) Conclusion concernant l’article 7
[194] La SAI établit très clairement que sa décision concernant l’article 7 repose sur le fait que cet article n’est pas mis en cause en l’espèce, et elle justifie pleinement cette conclusion. Il n’y a rien à ajouter sur ce point.
[195] La demanderesse n’a pu démontrer l’existence d’un [traduction] « lien de causalité suffisant » entre les mesures prises par le gouvernement en application de l’alinéa 133(1)j) et la privation de sa liberté ou de sa sécurité; de plus, les valeurs et les droits revendiqués par la demanderesse en vertu de l’article 7 ont été rejetés dans la jurisprudence pertinente. La séparation d’avec sa famille résulte d’un choix que la demanderesse a fait il y a bien des années, lorsqu’elle a décidé d’immigrer au Canada. Même si elle songeait éventuellement à parrainer des membres de sa famille, elle devait savoir que des restrictions s’appliqueraient et que la réunification de la famille ne serait pas automatique. Comme le souligne la SAI en renvoyant à l’arrêt Medovarski, précité, la Cour suprême du Canada a clairement établi que les membres de la famille n’ont pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada. De plus, comme l’a fait valoir la SAI, les éléments de preuve présentés en l’espèce n’ont pu démontrer que le préjudice psychologique allégué par la demanderesse était suffisant pour justifier le recours à l’article 7. Je ne vois aucune erreur susceptible de révision dans la conclusion de la SAI selon laquelle les faits en l’espèce ne mettent pas en cause l’article 7 de la Charte.
4) Questions liées à l’article premier
[196] La demanderesse a invoqué devant la SAI des arguments en vertu de l’article premier; cependant, selon les conclusions et les observations de la SAI au sujet des articles 15 et 7 de la Charte, « [p]uisque le tribunal n’a relevé aucune violation constitutionnelle, il n’est pas nécessaire d’établir si l’alinéa 133(1)j) du RIPR est justifié par l’article 1 de la Charte » [décision, au paragraphe 115].
[197] Comme j’ai conclu que les conclusions de la SAI relativement à l’atteinte à la constitution ne comportaient aucune erreur susceptible de révision, il n’est pas nécessaire pour moi d’apprécier les arguments fondés sur l’article premier invoqués par la demanderesse dans la présente demande de contrôle judiciaire.
C. Caractère déraisonnable
[198] En plus des questions constitutionnelles énoncées précédemment, la demanderesse invoque également des erreurs susceptibles de révision qui rendent la décision déraisonnable.
1) Exclusion ou interprétation erronée de la preuve
[199] La demanderesse affirme que la SAI a formulé ses conclusions en faisant fi des éléments de preuve ou en faisant une interprétation erronée :
[traduction]
100. La demanderesse a présenté de nombreux éléments de preuve sur un certain nombre de questions, notamment sur la grave dépression causée par la séparation d’avec sa famille. Ces éléments de preuve incluaient un rapport rédigé en 2015 par Natasha Brown, psychologue agréée, dans lequel il était indiqué que la demanderesse affichait des résultats compatibles avec des niveaux cliniques d’anxiété et de dépression sévères. Le diagnostic définitif de Mme Brown était que la demanderesse traversait un épisode dépressif majeur attribuable à [traduction] « la séparation d’avec sa famille et à l’isolement social en résultant ». La SAI a malgré tout fait totalement abstraction de cette preuve, estimant que les éléments de preuve sur le préjudice psychologique étaient insuffisants. La demanderesse a aussi expliqué qu’elle avait cessé de prendre ses médicaments à cause de graves effets secondaires. Là encore, la SAI n’a pas tenu compte de cette information, blâmant la demanderesse pour ne pas [traduction] « avoir suivi les conseils du médecin concernant la prise de médicaments » en déclarant :
La principale raison invoquée à l’appui du parrainage de ses parents est que cela guérirait sa dépression; le tribunal note toutefois que la demanderesse refuse de prendre les médicaments qui lui ont été prescrits ou de se rendre au Bangladesh sans être accompagnée de toute sa famille.
101. Il paraît déraisonnable que le commissaire n’ait trouvé aucune preuve sur le préjudice causé par la séparation de la famille, compte tenu des nombreux éléments de preuve présentés sur le préjudice psychologique et du fait que la demanderesse était « en larmes et visiblement perturbée lorsqu’elle parlait de ses parents et du fait d’être séparée d’eux ».
102. Plus important encore, les observations du commissaire ont fait totalement abstraction des éléments de preuve indiquant que l’anxiété et la dépression de la demanderesse ont débuté après sa visite au Bangladesh. Dans cette optique, les conclusions du commissaire sur le refus de la demanderesse d’envisager d’autres modes de réunification et sur le fait qu’aucune preuve n’indique que [traduction] « les demandeurs subiraient quelque préjudice particulier, outre celui dû à la séparation », non seulement témoignent d’un manque de sensibilité, mais indiquent également que le commissaire n’a pu en arriver à ces conclusions qu’en faisant abstraction de la preuve de la demanderesse.
103. De plus, ainsi qu’il a été indiqué précédemment, le commissaire a répété à maintes reprises que la demanderesse n’avait pas fourni d’information sur son revenu et son dossier d’emploi. En réalité, toutefois, la demanderesse n’avait gagné auparavant aucun revenu et ses antécédents de travail au Canada avaient été jusqu’à récemment limités; de plus, elle a expliqué pourquoi son dossier contenait peu d’information sur ses revenus récents.
104. Le refus du commissaire d’envisager l’ensemble de la preuve corroborant la demande pour motifs d’ordre humanitaire peut s’expliquer du fait que, même si l’appel était fondé sur la requête de mesures spéciales de la demanderesse, le commissaire s’est malgré tout résolument concentré sur l’invalidité de la demanderesse de satisfaire à l’exigence relative au seuil de faible revenu. On le constate à ses commentaires où le commissaire déclare que le revenu et les ressources financières de la demanderesse constituent les [traduction] « principales questions en litige dans le présent appel » et que [traduction] « la préoccupation première est la viabilité financière du répondant d’assurer la subsistance et l’hébergement » de sa famille. Le commissaire a déclaré que la demanderesse [traduction] « avait à peine exploré » la possibilité de recourir à des mesures spéciales; c’est pourtant le commissaire lui-même qui a écarté l’abondante preuve présentée par la demanderesse pour appuyer la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire.
[200] L’insuffisance de la preuve psychologique n’est qu’un des éléments sur lesquels la SAI s’est fondée pour conclure que les faits en l’espèce ne mettaient pas en cause l’article 7 de la Charte. Quoi qu’il en soit, la SAI renvoie à la preuve de Mme Brown au paragraphe 36 de sa décision et décrit, aux paragraphes 37 et 38, les motifs de ses conclusions concernant la preuve psychologique. La demanderesse peut être en désaccord avec ces conclusions, mais elle ne peut prétendre que les éléments de preuve n’ont pas été pris en compte. La SAI renvoie également à la preuve où la demanderesse « a expliqué que son anxiété a commencé lors de sa visite de 2004 au Bangladesh, et que d’autres visites n’auraient pas constitué une solution viable à sa dépression » [décision, au paragraphe 35; note en bas de page omise].
[201] Aucune des parties ne conteste l’information concernant le revenu et les antécédents de travail limités de la demanderesse, et la SAI a indiqué qu’elle était pleinement au courant de ces faits. L’argument de la SAI est que la demanderesse « a fourni des preuves directes minimales au sujet de sa propre situation, reliant toute absence de ressources financières à ces caractéristiques » (pas en italique dans l’original) [décision, au paragraphe 104]; en ce qui concerne l’exigence relative au revenu vital minimum, la SAI a déclaré [décision, au paragraphe 40] qu’il était « particulièrement étonnant que [la demanderesse] ait consacré autant de temps et d’efforts dans la présentation d’éléments de preuve et d’exposés soulignant les principes généraux de discrimination économique, mais qu’elle n’ait pas réussi à fournir la documentation factuelle de base nécessaire pour que le tribunal puisse évaluer la question essentielle du revenu et des ressources de sa propre famille » [décision, aux paragraphes 23 à 26] :
L’appelante a dit que ses parents sont retraités et qu’ils possèdent une ferme, cultivent du riz et des légumes qu’ils vendent en gros dans un marché; ils embauchent des ouvriers quand il le faut. Cette ferme constitue leur unique source de revenus, et ses parents ne reçoivent aucune prestation de retraite. Elle a mentionné que si son père venait au Canada, il pourrait louer la ferme et en recevoir le revenu au Canada, mais aucune documentation n’a été présentée à l’appui de cette proposition.
L’appelante a déclaré qu’elle n’aurait pas à soutenir les demandeurs au Canada parce qu’ils auraient suffisamment d’argent pour vivre pendant environ six mois; ses parents et son frère et ses sœurs pourraient louer une maison près de Toronto, et elle a fait des recherches immobilières dans ce but. Elle a dit que son frère et ses sœurs sont plus instruits qu’elle et qu’ils sont qualifiés pour de nombreux emplois; elle a fourni les résultats de quelques recherches d’emplois pertinents. Elle est aussi d’avis qu’elle lancera une entreprise de traiteur, bien qu’il n’y ait aucune preuve présentée à cet égard. Peu d’éléments de preuve de fond ont été présentés au sujet de la situation financière des demandeurs, autres que les généralités mentionnées précédemment. Selon les éléments de preuve à l’appui de la propre situation économique de l’appelante, ses souhaits et attentes semblent très spéculatifs.
Il existe très peu de documents faisait état d’un revenu ou d’autres actifs et passifs financiers de l’appelante ou de son époux pour la plupart des cinq ou six dernières années. Le refus de la délivrance d’un visa était fondé sur sa situation financière, et elle aurait facilement pu fournir des avis de cotisation pour les diverses années afin de faire état de sa situation financière. Le présent appel avait manifestement pour objectif de tenir compte de questions financières et autres, et ce facteur joue en défaveur de l’appelante. Les éléments de preuve étaient insatisfaisants à l’égard des circonstances financières de l’appelante, de sa famille et du demandeur. Il incombe à l’appelante de démontrer la mesure dans laquelle elle se rapproche du RVM et de son incidence sur la prise de mesures spéciales; elle ne l’a pas fait. Tous ces facteurs jouent en défaveur de son appel.
Selon les éléments de preuve présentés (et l’absence d’éléments de preuve pour la plupart des années), le tribunal conclut que l’appelante se situe bien en deçà du RVM, ou même de la possibilité d’un parrainage. Dans la décision Jugpall, confirmée dans la décision Dang, il a été conclu qu’une exigence préliminaire en ce qui a trait à la prise de mesures spéciales moins rigoureuse que celle établie dans la décision Chirwa devrait s’appliquer dans les cas où l’obstacle à l’admissibilité a été surmonté au moment de l’audience. Ce n’est pas le cas dans le présent appel et le tribunal estime que le seuil le plus élevé s’applique. [Renvois omis.]
[202] La décision montre que la SAI a pleinement pris en compte la question des mesures spéciales en regard des éléments de preuve et des arguments présentés par la demanderesse, lesquels portaient sur les questions constitutionnelles. La SAI a aussi examiné en profondeur les faits et les considérations liés aux mesures spéciales, dans la section « mesures spéciales » de la décision. Cette section de quelque 40 paragraphes conclut [au paragraphe 40] que « la séparation physique a elle seule ne suffit pas pour justifier la prise de mesures spéciales et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve de difficultés indues ou disproportionnées ou de circonstances inhabituelles et graves qui pourraient justifier la prise de mesures spéciales » [note en bas de page omise].
2) Défaut d’apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant
[203] Les arguments de la demanderesse sur cette question sont résumés dans l’extrait suivant de ses observations écrites :
[traduction]
108. En l’espèce, en plus de fournir des lettres d’appui, les deux filles aînées de la demanderesse ont indiqué durant leur témoignage pourquoi elles souhaitaient que leurs grands-parents et leurs oncles et tantes viennent vivre au Canada. La demanderesse elle-même a témoigné qu’elle voulait que ses parents inculquent à ses enfants les valeurs culturelles et patrimoniales de son pays d’origine. L’avocat de la demanderesse a également indiqué pourquoi l’appel devrait être accueilli dans l’intérêt supérieur des enfants, soulignant les liens étroits qui existaient entre les enfants de la demanderesse et leurs oncles et tantes à qui ils demandent conseil. L’appréciation faite par la SAI de l’intérêt supérieur des enfants se résume toutefois à une seule phrase isolée :
Cependant, l’enfant le plus jeune de l’appelante est aujourd’hui âgé de 12 ans et les deux aînées sont déjà à l’université.
[…]
112. Même si l’on présume, sans pour autant l’admettre, que le commissaire n’avait pas à prendre en considération l’intérêt supérieur des deux filles aînées de la demanderesse, il demeure totalement déraisonnable pour le commissaire de ne pas tenir compte des intérêts du fils âgé de 12 ans, au moment de décider si les grands-parents, les oncles et les tantes devraient ou non être autorisés à venir au Canada. Bien que certains enfants de la demanderesse soient de jeunes adultes, d’autres fréquentent encore l’école primaire ou secondaire. De plus, le commissaire avait en sa possession des preuves d’experts confirmant le rôle vital de la famille, en particulier des parents et des grands-parents, dans le bien-être des personnes, ainsi que l’importance de la transmission, par les grands-parents, des valeurs culturelles pour le développement de l’estime de soi des enfants de groupes racialisés. Le mépris total, par le commissaire, de l’intérêt supérieur des enfants de la demanderesse, en particulier des plus jeunes, rend sa décision déraisonnable.
[204] Lorsque la SAI indique que « la plus jeune enfant [de la demanderesse] a maintenant 12 ans, et les deux plus âgées fréquentent déjà l’université » [décision, au paragraphe 37], elle ne fait que répondre à l’assertion de la demanderesse qui allègue que ses parents pourraient contribuer à l’éducation des enfants et leur inculquer les valeurs patrimoniales s’ils étaient au Canada.
[205] La SAI a correctement identifié tous les enfants de la demanderesse au paragraphe 27 de la décision : « Ils ont trois filles et deux fils, tous nés au Canada, maintenant âgés de douze à vingt ans. Deux de leurs filles vont à l’université; les autres enfants vont à l’école secondaire ou primaire ».
[206] La SAI renvoie également aux éléments de preuve présentés par certains enfants et reconnaît, eu égard aux faits en l’espèce, qu’il convient d’accorder une grande valeur probante à l’intérêt supérieur des enfants. J’en conclus que la SAI reconnaît pleinement l’importance de la présence des grands-parents, oncles et tantes au Canada pour l’intérêt supérieur des enfants. Cela étant, je ne crois pas que la SAI devait se lancer dans une analyse approfondie de la manière dont elle en est arrivée à cette conclusion, puisqu’elle reconnaît, comme l’a fait valoir la demanderesse, que l’intérêt supérieur des enfants revêt une très grande importance. La jurisprudence prévoit toutefois que le tribunal, après avoir évalué l’intérêt supérieur des enfants, doit soupeser ses conclusions en regard des autres facteurs en jeu. C’est exactement ce que la SAI a fait en l’espèce, et elle a conclu que l’intérêt supérieur des enfants ne l’emporte pas sur les autres facteurs négatifs auxquels il est fait renvoi dans l’ensemble de la décision [au paragraphe 34] :
Les deux filles les plus âgées de l’appelante ont aussi témoigné de leur visite chez leurs grands-parents et oncles et tantes en 2004. Elles ont toutes deux mis l’accent sur le fait que la famille est très proche et sur leurs communications continues, particulièrement par l’intermédiaire des médias sociaux. Le tribunal a accordé une importance considérable aux circonstances et aux intérêts des enfants de l’appelante, mais il conclut que les éléments de preuve sont insuffisants pour que ce facteur soit déterminant ou l’emporte sur les facteurs défavorables en l’espèce. [Renvois omis.]
[207] Une lecture de la décision dans son ensemble fait clairement ressortir les motifs sur lesquels repose la conclusion de la SAI. Une décision défavorable ne perturberait pas la vie des enfants et rien ne laisse croire que les enfants ne continueront pas de bien se porter. De plus, il existe de nombreuses autres façons pour eux de maintenir des liens avec leur famille au Bangladesh et de prendre part à leur patrimoine culturel.
[208] Dans les circonstances, la décision de la SAI au sujet des enfants est à la fois transparente et intelligible, et elle se situe tout à fait dans la gamme des issues acceptables selon l’arrêt Dunsmuir.
3) Motifs insuffisants
[209] Les plaintes formulées par la demanderesse sur ce point s’énoncent comme suit :
[traduction]
117. En l’espèce, la décision abonde de déclarations décousues et incohérentes qui la rendent tout simplement inintelligible. Au paragraphe 59, par exemple, le commissaire commence par parler de l’anxiété ressentie par la demanderesse à la suite de sa visite au Bangladesh, puis, à la phrase suivante, il demande pourquoi le mari de la demanderesse n’a pas participé à la demande de parrainage, sans expliquer le lien entre les deux. Le commissaire formule également plusieurs observations concluantes, sans préciser l’analyse sur laquelle reposent ces conclusions. À titre d’exemple, le commissaire a indiqué à maintes reprises que les éléments de preuve présentés par les experts de la demanderesse étaient « contradictoires », sans expliquer quelles étaient ces contradictions et sans jamais demander aux experts d’expliquer ces incohérences apparentes. D’autres conclusions comparables ont été tirées dans bien des cas. Tout comme la Section de la protection des réfugiés dans Petrovic n’avait pas fourni de motifs suffisants pour expliquer pourquoi la maltraitante cumulée n’équivalait pas à de la persécution, le commissaire en l’espèce a omis d’expliquer pourquoi il a conclu qu’il n’y avait pas eu violation des droits de la demanderesse en vertu des articles 7 et 15.
[210] Il s’agit d’une décision assez longue (119 paragraphes) qui traite d’une preuve volumineuse et de quelques questions juridiques complexes. La perfection n’est pas requise. Voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, au paragraphe 16; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, au paragraphe 54. Lorsqu’on lit la décision dans son ensemble, en examinant les principales questions en litige, il appert que celle-ci est essentiellement transparente, intelligible et justifiée et, à mon avis, on ne peut pas conclure qu’elle n’appartient pas à la gamme des issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
D. Questions à certifier
[211] La défenderesse a soulevé les questions à certifier suivantes :
a) Comme l’alinéa 133(1)j) et l’article 134 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (RIPR) ont été modifiés et sont entrés en vigueur le 2 janvier 2014, la Section d’appel de l’immigration (SAI) aurait-elle dû appliquer la version modifiée du Règlement de manière rétroactive à une affaire dans le cadre de laquelle l’avis d’appel de la demanderesse a été déposé auprès de la SAI avant l’entrée en vigueur de la version modifiée du Règlement?
b) L’alinéa 133(1)j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés contrevient-il à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte)?
c) L’alinéa 133(1)j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés contrevient-il à l’article 7 de la Charte?
[212] Dans l’arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, la Cour d’appel fédérale a récemment confirmé les principes devant s’appliquer durant la certification de questions [aux paragraphes 15 et 16] :
Notre Cour, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Liyanagamage, [1994] A.C.F. no 1637 (QL) [Liyanagamage], énonce les principes à considérer lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu de certifier une question :
[4] Lorsqu’il certifie une question sous le régime du paragraphe 83(1), le juge des requêtes doit être d’avis que cette question transcende les intérêts des parties au litige, qu’elle aborde des éléments ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale [voir l’excellente analyse de la notion d’« importance » qui est faite par le juge Catzman dans la décision Rankin v. McLeod, Young, Weir Ltd. et al. (1986), 57 O.R. (2d) 569 (H.C. de l’Ont.)] et qu’elle est déterminante quant à l’issue de l’appel. Le processus de certification prévu à l’article 83 de la Loi sur l’immigration ne doit pas être assimilé au processus de renvoi prévu à l’article 18.3 de la Loi sur les Cours fédérales ni être utilisé comme un moyen d’obtenir, de la cour d’appel, des jugements déclaratoires [à] l’égard de questions subtiles qu’il n’est pas nécessaire de trancher pour régler une affaire donnée.
Dans l’arrêt Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, [2014] 4 R.C.F. 290 [Zhang], au paragraphe 9, notre Cour a réitéré ces critères. C’est un principe élémentaire de droit que, pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée devant la cour d’instance inférieure, qui doit l’avoir examinée dans sa décision, et elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge (Liyanagamage, par. 4; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai, 2004 CAF 89, [2004] A.C.F. no 368 (QL), par. 11-12; Varela, par. 28, 29 et 32).
[213] Je suis d’avis que les trois questions proposées satisfont à ces principes et critères.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
1. La demande est rejetée.
2. Les questions suivantes sont certifiées aux fins d’appel :
a) Comme l’alinéa 133(1)j) et l’article 134 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (RIPR) ont été modifiés et sont entrés en vigueur le 2 janvier 2014, la Section d’appel de l’immigration (SAI) aurait-elle dû appliquer la version modifiée du Règlement de manière rétroactive à une affaire dans le cadre de laquelle l’avis d’appel de la demanderesse a été déposé auprès de la SAI avant l’entrée en vigueur de la version modifiée du Règlement?
b) L’alinéa 133(1)j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés contrevient-il à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte)?
c) L’alinéa 133(1)j) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés contrevient-il à l’article 7 de la Charte?