A-35-02
2004 CAF 66
Sheila Copps, ministre du Patrimoine canadien (appelante)
c.
Première nation crie Mikisew et la Thebacha Road Society (intimées)
et
Procureur général de l'Alberta (intervenant)
Répertorié: Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien) (C.A.F.)
Cour d'appel fédérale, juges Rothstein, Sexton et Sharlow, J.C.A.--Edmonton, 29 septembre 2003; Ottawa, 13 février 2004.
Droit constitutionnel -- Droits ancestraux ou issus de traités -- La ministre avait approuvé la construction d'une route d'hiver à travers un parc national -- La Première nation crie Mikisew, dont les membres sont les descendants des signataires du Traité no 8, s'y était opposée parce qu'elle craignait la fragmentation de l'habitat et la mort des animaux que les membres piégeaient et chassaient -- Objet du Traité no 8 -- Le Traité prévoyait que des terrains pouvaient être «pris» à certaines fins -- Le parc national Wood Buffalo, créé en 1922, occupe 5 p. 100 du secteur visé par le Traité no 8 -- Nature et but de la route d'hiver -- Le Règlement sur le gibier du parc de Wood-Buffalo interdit l'utilisation d'armes à feu dans un corridor routier de 200 mètres de largeur -- Parcs Canada s'est excusé de l'absence de consultation au sujet du projet -- La juge de la C.F. 1re inst. a statué qu'on avait porté atteinte aux droits issus du Traité no 8 du fait de la consultation inadéquate -- La majorité de la C.A.F a accueilli l'appel interjeté par la ministre du Patrimoine -- La création du parc ne constitue pas une «prise» -- Le droit de chasse reconnu par le Traité n'a pas été aboli par la loi -- En dissidence, la juge Sharlow n'a pas décidé si l'approbation de la route constituait une «prise» -- La décision n'avait pas à être justifiée selon le critère énoncé dans R. c. Sparrow étant donné que l'approbation de la route constituait une «prise» -- La ministre ne s'était pas fondée sur cette question devant la C.A.F., mais celle-ci avait été soulevée par l'intervenant, le procureur général de l'Alberta -- Un bon intervenant aide la Cour au moyen d'observations utiles différentes de celles des parties -- L'utilisation des terres comme route d'accès hivernale et l'interdiction concernant l'utilisation d'armes à feu constituent une «utilisation des terres visible incompatible» avec la chasse -- Les restrictions expresses énoncées dans le Traité no 8 ne sont pas exhaustives -- Les fins mentionnées comportent implicitement l'accès et le transport -- La construction de la route était implicite -- La «prise» des terres aux fins implicites prévues par le Traité no 8 ne constitue pas une atteinte constitutionnelle prima facie -- L'art. 35 protège le droit de chasser sur les terres qui ne sont pas nécessaires aux fins de colonisation et à d'autres fins -- La Cour était liée par l'analyse du juge Cory dans R. c. Badger.
Peuples autochtones -- Terres -- La ministre du Patrimoine avait approuvé la construction d'une route d'hiver à travers le parc national Wood Buffalo en vertu de l'art. 8 de la Loi sur les parcs nationaux du Canada -- Les Cris Mikisew, qui sont descendants des signataires du Traité no 8, s'opposaient à la route parce qu'ils craignaient que la route ait des effets défavorables sur la chasse et le piégeage -- Le parc est entièrement situé dans le secteur visé par le Traité no 8 et occupe 5 p. 100 de ce secteur -- La chasse est prohibée dans un corridor routier de 200 mètres de largeur -- La ministre est allée de l'avant sans obtenir le consentement des Indiens -- Parcs Canada s'est excusé pour l'absence de consultation -- La création d'un parc ne constitue pas une «prise» au sens du Traité no 8 -- Cependant, l'approbation de la route constituait une «prise» -- Comme l'a statué la C.S.C. dans R. c. Badger, l'utilisation des terres en tant que route et l'interdiction d'utiliser des armes à feu constituent une «utilisation des terres visible incompatible» avec la chasse -- Les fins expressément mentionnées dans le Traité no 8 comprennent implicitement l'accès et le transport et, par conséquent, la construction de la route -- Les terres peuvent être «prises» pour la route en vertu du Traité no 8 -- L'art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (droits ancestraux et issus de traités) protège uniquement le droit de chasser sur les terres qui ne sont pas nécessaires aux fins de colonisation et à d'autres fins.
Environnement -- Le gouvernement avait approuvé la construction d'une route d'hiver dans le parc national Wood Buffalo malgré les objections des Indiens -- Les trappeurs cris craignaient que la route ne fragmente l'habitat et ne cause la mort d'animaux par suite de collisions avec des véhicules -- À la suite d'une évaluation environnementale indépendante, on a conclu qu'une certaine fragmentation de l'habitat était probable -- Le tracé de la route proposée a été modifié à la suite d'une évaluation des ressources biophysiques et d'une inspection sur le terrain -- Le gouvernement était convaincu que les mesures d'atténuation qui devaient être prises par le promoteur étaient adéquates pour empêcher des effets environnementaux préjudiciables -- La juge Sharlow (dissidente): les mesures d'atténuation pouvaient s'avérer adéquates, mais la Cour ne devrait pas faire de conjectures au sujet du caractère adéquat des mesures élaborées en raison d'un processus fondamentalement vicié.
Il s'agissait d'un appel d'un jugement de la Section de première instance annulant la décision de la ministre d'approuver la construction d'une route d'hiver à travers le parc national Wood Buffalo. Le pouvoir législatif de prendre la décision était prévu à l'article 8 de la Loi sur les parcs nationaux du Canada.
L'intimée, la Première nation crie Mikisew, est une bande indienne; dont les membres sont descendants des Indiens cris de Fort Chipewyan qui ont signé le Traité no 8 en 1899. Le Traité indiquait le désir de Sa Majesté d'ouvrir un territoire indien à la colonisation, à l'immigration, au commerce, aux opérations minières et forestières et il était destiné à assurer la paix et la bonne harmonie entre les Indiens et les autres sujets. Il était également destiné à assurer que les Indiens puissent connaître et savoir avec certitude «quels octrois ils peuvent espérer et recevoir de la générosité et de la bienveillance de Sa Majesté». Tout en cédant tous leurs titres relatifs aux terres, les Indiens avaient le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de chasse, de piégeage et de pêche sous réserve des règlements faits de temps à autre par le gouvernement et «sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets».
L'étendue de terre dont il est fait mention dans le Traité no 8 est un secteur immense situé dans ce qui est maintenant le nord de l'Alberta, le nord-est de la Colombie-Britannique, le nord-ouest de la Saskatchewan et le sud des Territoires du Nord-Ouest. Le parc national Wood Buffalo a été créé en 1922. Il est situé en partie en Alberta et en partie dans les Territoires du Nord-Ouest; il est entièrement situé dans le secteur visé par le Traité no 8 et occupe environ 5 p. 100 de ce secteur. La réserve de Peace Point destinée à la Première nation intimée est située dans les limites du parc.
La Thebacha Road Society, intimée, organisme sans but lucratif dont les membres comprennent la ville de Fort Smith, le conseil des Métis de Fort Smith, la Première nation de Salt River et la Première nation crie de Little Red River est la promotrice d'une route d'hiver passant dans le parc, construite chaque année à l'aide de neige tassée et arrosée pour créer une base en glace. La route disparaîtrait au printemps, mais le droit de passage pour une route d'hiver serait permanent, dans la mesure où elle demeure libre d'arbres et de broussailles. La route d'hiver proposée aurait 118 kilomètres de long et relierait un peuplement de la Première nation crie de Little Red River qui est situé dans le parc au réseau routier de l'Alberta. Presque tout le tracé de la route d'hiver proposée suivrait un droit de passage abandonné pour une route d'hiver qui avait uniquement été utilisée jusqu'en 1960. Par application du paragraphe 36(5) du Règlement sur le gibier du Parc national de Wood-Buffalo, l'aménagement de cette route aurait pour effet de créer un corridor routier de 200 mètres de largeur à l'intérieur duquel il serait interdit d'utiliser des armes à feu. Certains trappeurs membres de la Première nation crie Mikisew craignent que la route entraîne la fragmentation de l'habitat et qu'elle augmente le braconnage et le nombre d'animaux tués par suite de collisions avec des véhicules. Un rapport d'évaluation environnementale, dressé par une entreprise indépendante conformément au cadre de référence de Parcs Canada, confirmait que la route entraînerait probablement une certaine fragmentation de l'habitat.
La Première nation crie Mikisew a finalement fait savoir qu'elle ne consentait pas à ce que la route soit construite à travers la réserve de Peace Point, mentionnant les craintes des trappeurs ainsi que les problèmes non résolus concernant son rôle dans la gestion du parc, l'objet du litige. Lors d'une rencontre avec les représentants de la Thebacha Road Society, le chef a expliqué que la façon dont Parcs Canada avait traité le processus frustrait la bande. C'est lors de cette rencontre que la Première nation a appris que les travaux de construction devaient commencer sous peu.
À la suite d'une inspection sur le terrain, et d'une évaluation des ressources biophysiques, le tracé de la route proposée a été modifié de façon à éviter la réserve de Peace Point mais on n'a jamais informé la Première nation au sujet du nouveau tracé et on ne l'a pas consultée sur ce point. Parcs Canada s'est excusé auprès des membres de la Première nation «pour la façon dont s'est déroulé le processus de consultation» mais il annonçait dans son site Web que le projet irait de l'avant étant donné qu'il était convaincu que les mesures d'atténuation prévues par la Thebacha Road Society étaient adéquates pour empêcher des effets négatifs sur l'environnement. La Couronne a conclu une entente relative à la construction et à l'exploitation de la route avec la Thebacha Road Society. La Société de la protection des parcs et des sites naturels du Canada a déposé une demande de contrôle judiciaire dans laquelle elle contestait la décision de la ministre, mais la demande a été rejetée par la Section de première instance et le rejet a été confirmé par la Cour d'appel fédérale.
La Première nation a également présenté une demande de contrôle judiciaire, en invoquant d'autres motifs, en plus de ceux qui étaient invoqués dans l'autre instance; elle a eu gain de cause en première instance, la juge concluant qu'on avait porté atteinte aux droits reconnus par le Traité no 8 parce qu'aucune consultation adéquate n'avait eu lieu.
Arrêt (la juge Sharlow, J.C.A. étant dissidente): l'appel est accueilli.
Le juge Rothstein, J.C.A. (le juge Sexton, J.C.A. souscrivant à ses motifs): Comme l'a conclu la juge Sharlow J.C.A., la création du parc national Wood Buffalo ne constituait pas une «prise» au sens du Traité no 8 et le droit de chasse des Indiens issu d'un traité n'a pas été aboli par une loi. Toutefois, la juge n'a pas décidé si l'approbation de la route d'hiver constituait une «prise». Elle a conclu que même si c'était le cas, cette «prise» pouvait néanmoins constituer une atteinte prima facie aux droits de chasse issus du Traité no 8, laquelle devait être justifiée conformément au critère énoncé dans l'arrêt R. c. Sparrow. Il était impossible de souscrire à cet avis. Il n'était pas nécessaire d'appliquer l'analyse préconisée dans l'arrêt Sparrow étant donné que l'approbation de la route constituait une «prise».
En appel, la question de savoir si l'approbation constituait une «prise» a été soulevée par l'intervenant, le procureur général de l'Alberta. La ministre ne se fondait pas sur cette question. Mais la position prise par le procureur général n'allait pas à l'encontre de la conclusion tirée par cette Cour dans l'arrêt Bande indienne de Batchewana c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), à savoir qu'«une intervenante devant une cour d'appel doit accepter l'affaire telle qu'elle la trouve et ne saurait, au préjudice des parties, débattre de nouveaux points litigieux qui exigent l'introduction de nouveaux éléments de preuve». La position de l'Alberta était que l'approbation de la route ne constituait pas une atteinte aux droits issus d'un traité parce que la prise de terres aux fins de leur utilisation comme route constituait une limitation territoriale du droit de chasser et de piéger issu d'un traité, laquelle était prévue dans le traité. Cet argument s'inscrivait clairement dans le cadre de l'intervention permise de l'Alberta. La question de savoir si l'approbation de la route constituait une atteinte au traité se posait encore. Cet argument avait été invoqué par la ministre devant la Section de première instance. Par conséquent, l'Alberta pouvait à bon droit présenter des arguments en appel, compte tenu du fait qu'une intervention vise à saisir la Cour d'allégations utiles et différentes du point de vue d'un tiers. La position prise par la ministre n'était pas non plus incompatible avec celle de l'Alberta.
Si on applique les remarques faites par le juge Cory dans l'arrêt R. c. Badger, le fait d'utiliser les terres comme route d'accès hivernale, dans les 200 mètres de laquelle l'utilisation d'armes à feu est prohibée, est «visiblement incompatible» avec la chasse sur ces terres. La construction de routes ne constitue pas l'une des limitations territoriales expresses mentionnées dans le Traité no 8, mais les limitations expresses ne sont pas exhaustives. Les fins expresses mentionnées impliquent nécessairement l'accès et le transport, ce qui de son côté, laisse entendre que des routes doivent être construites. Une route constitue donc une autre fin pour laquelle les terres peuvent être «prises» en vertu du Traité no 8. L'approbation de la route constituait donc une «prise» au sens du Traité no 8.
La question suivante était de savoir si la prise de terres pouvait constituer une atteinte constitutionnelle prima facie. Après avoir examiné le contexte dans lequel le Traité no 8 avait été signé, le juge Cory a conclu que les Indiens «comprenaient que des terres seraient prises et occupées d'une manière qui les empêcherait d'y chasser, lorsqu'elles feraient l'objet d'une utilisation visible et incompatible avec la pratique de la chasse». À l'exception des cas dans lesquels la Couronne a pris des terres de mauvaise foi ou a pris tant de terres qu'il ne reste aucun droit réel de chasse, la prise de terres dans un but expressément ou implicitement prévu par le traité ne constitue pas une atteinte à un droit issu du traité. C'est le droit de chasse sur les terres qui ne sont pas nécessaires pour la colonisation ou d'autres objets qui a été protégé par l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette Cour était liée par l'analyse effectuée par le juge Cory dans l'arrêt Badger, laquelle s'appliquait directement aux faits de l'affaire.
La juge Sharlow, J.C.A. (dissidente): l'Alberta a d'abord soulevé un point de procédure en soutenant que, conformément à l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale, elle aurait dû recevoir un avis de question constitutionnelle devant la Section de première instance de la Cour fédérale. Pareil avis n'était pas nécessaire. C'est la nature de la réparation demandée dans un cas particulier qui permettra de décider s'il faut donner un avis en vertu de l'article 57. Il n'est pas nécessaire de signifier pareil avis dans un cas où la réparation demandée est autre chose qu'un jugement portant qu'une loi ou un règlement est invalide, inapplicable ou sans effet sur le plan constitutionnel. La Première nation crie Mikisew a simplement soutenu que la façon dont la ministre avait exercé son pouvoir discrétionnaire portait atteinte à ses droits issus d'un traité. Cet argument n'exigeait pas qu'une décision soit rendue au sujet de la validité, de l'applicabilité ou de l'effet de la législation sur le plan constitutionnel. Aucun avis de question constitutionnelle n'était nécessaire en vertu de l'article 57.
L'argument de la ministre, à savoir que les terres dont est maintenant composé le parc national Wood Buffalo ont été «prises» par la Couronne lorsque le parc a été établi, de sorte qu'elles ne sont plus situées dans les limites territoriales du Traité no 8, n'a pas été retenu. Comme la juge de première instance l'a statué, l'utilisation des terres comme parc ne constituait pas une utilisation visible et incompatible avec le maintien des droits de chasse garantis par le Traité no 8. Le jugement qui fait autorité en ce qui concerne la question de la «prise» a été rendu par le juge Cory dans l'affaire R. c. Badger, et il a été examiné à fond.
La ministre a soutenu que l'article 2 des Regulations Respecting Game in Dominion Parks, adopté en 1919, et qui interdisait de harceler, de poursuivre ou d'abattre du gibier dans un parc du Dominion, s'appliquait immédiatement au parc national Wood Buffalo et il était nécessairement incompatible avec le maintien du droit de chasse issu d'un traité. Malgré l'article 2 du Règlement, il n'a pas été prouvé qu'une interdiction totale de chasser a été appliquée, dans le parc national Wood Buffalo, à l'encontre des peuples autochtones qui avaient droit aux avantages conférés par le Traité no 8. La ministre a concédé que les Autochtones possédant des droits issus de traités qui avaient habituellement pratiqué la chasse et le piégeage dans le secteur du parc étaient autorisés à continuer à le faire. Le plan de gestion du parc national Wood Buffalo de 1984 reconnaissait qu'on n'avait jamais donné suite à l'intention initiale--de ne pas permettre la chasse et le piégeage dans le parc--les Autochtones visés par un traité ayant été autorisés à continuer à pratiquer la chasse et le piégeage, sauf pendant certaines périodes et sous réserve des règlements. La ministre, qui avait toujours permis la chasse dans le parc, ne pouvait pas maintenant soutenir que l'utilisation en tant que parc était visiblement incompatible avec le maintien des droits de chasse reconnus par le Traité no 8.
La ministre a ensuite soutenu que le parc était constitué de «terres occupées de la Couronne», auxquelles les Indiens visés par le Traité no 8 n'avaient aucun droit d'accès aux fins de la chasse ou du piégeage. Cet argument était fondé sur le paragraphe 12 de la Convention sur le transfert des ressources naturelles, qui prévoit que les lois provinciales relatives au gibier s'appliquent aux Indiens mais que la province leur assure le droit de chasser, de prendre le gibier au piège et de pêcher le poisson en toute saison de l'année sur les terres inoccupées de la Couronne. Étant donné que cet argument n'a pas été invoqué devant la Section de première instance, il a été rejeté sans être examiné.
Les droits de chasse reconnus par le Traité no 8 à l'intérieur du parc n'ont pas non plus été abolis par la loi. Puisqu'il avait déjà été conclu que l'établissement du parc ne comportait rien qui soit incompatible avec l'exercice des droits de chasse garantis par le Traité no 8, on ne pouvait reconnaître que l'«effet nécessaire», pour reprendre les termes employés par le juge Mahoney dans l'arrêt Baker Lake (Hamlet) c. Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, de la législation créant le parc national Wood Buffalo ou régissant l'administration du parc était d'éteindre les droits de chasse reconnus par le Traité no 8, ou que la législation n'était pas compatible avec le maintien de ces droits. La juge de la Section de première instance a eu raison de conclure que les droits de chasse garantis par le Traité no 8 subsistaient dans le parc, sous réserve des règlements applicables.
L'argument invoqué par l'Alberta, à savoir qu'une «prise» de terres est prévue par le Traité no 8 et ne peut même pas constituer une atteinte prima facie au sens de l'analyse préconisée dans l'arrêt Sparrow, de sorte qu'aucune justification n'est nécessaire et que la ministre n'était pas tenue de consulter la Première nation avant d'approuver la construction de la route, n'était pas sensé; même s'il était fondé, il ne devait pas être déterminant pour ce qui est du résultat du présent appel. L'argument, fondé sur une approche textuelle, était qu'étant donné que le Traité no 8 conférait le droit à la «prise» de terres, la Couronne n'était pas tenue de consulter la Première nation, de négocier avec elle ou même de lui donner un préavis. Un argument similaire avait été rejeté dans l'arrêt Halfway River First Nation v. British Columbia (Ministry of Forests). La ministre a toujours été au courant de l'argument fondé sur la «prise» maintenant avancé par l'Alberta--en première instance, l'avocat de la ministre avait mentionné qu'il s'agissait d'un argument «accessoire»--mais il serait erroné pour la Cour de confirmer la décision de la ministre pour un moyen que cette dernière a décidé de ne pas invoquer.
Quant à la question de savoir si la juge de première instance a commis une erreur en concluant à une atteinte prima facie, compte tenu de l'avis exprimé par le juge en chef Lamer dans l'arrêt R. c. Gladstone, l'arrêt Sparrow ne pouvait servir d'appui à la thèse voulant qu'une conclusion selon laquelle il y a atteinte prima facie est erronée en droit à moins d'être précédée d'un examen exprès de chacune des trois questions énoncées dans l'arrêt Sparrow. Dans le contexte de la présente espèce, le point à examiner était de savoir si la décision de construire la route d'hiver imposerait une restriction réelle au droit de la Première nation de pratiquer la chasse et le piégeage dans les limites du parc national Wood Buffalo. La juge était au courant des faits pertinents: la superficie du parc, l'étendue de la route et du corridor dans lequel les armes à feu seraient prohibées, les répercussions probables de la route sur la faune, l'emplacement de la route par rapport aux terres de la réserve de la Première nation ainsi que par rapport aux réseaux de piégeage et aux zones de chasse, et le rôle de ces activités dans la vie des Cris Mikisew. La juge n'a commis aucune erreur dans les conclusions de fait qu'elle a tirées, selon lesquelles la construction de la route aurait sur la chasse et le piégeage un effet préjudiciable suffisant pour satisfaire au critère de l'atteinte prima facie. Il n'existait aucun fondement valable permettant de modifier cette conclusion, même si la juge n'a pas examiné les questions mentionnées dans l'arrêt Sparrow. Le parc est étendu et le corridor est comparativement petit, mais le moyen préféré de chasser et de piéger des Indiens était intégralement lié à l'emplacement même où la route devait être construite.
L'étape suivante consistait à décider si la violation du Traité no 8 était justifiable. Le premier volet de l'analyse relative à la justification se rapporte à l'objectif de la législation ou de la mesure gouvernementale causant l'atteinte prima facie. Comme on l'a expliqué dans l'arrêt Sparrow, l'objectif de préserver, par la gestion d'une ressource naturelle, des droits visés au paragraphe 35(1) serait régulier, comme le serait le fait d'empêcher l'exercice de ces droits lorsque cet exercice nuirait à l'ensemble de la population ou aux peuples autochtones eux-mêmes. Il peut donc être nécessaire d'établir un équilibre entre les droits des Autochtones et les droits des autres peuples. Toutefois, dans l'arrêt Sparrow, une approche prudente a été adoptée au sujet de cette possibilité, et l'on a rejeté l'argument selon lequel l'«intérêt public» pourrait justifier la violation d'un droit reconnu aux Autochtones. L'«intérêt public» était considéré comme si vague qu'il ne fournissait aucune ligne directrice utile pour décider si une restriction imposée à des droits constitutionnels était justifiée. Le fait de favoriser les intérêts économiques et sociaux des gens vivant à Fort Smith et ailleurs près du parc n'était pas suffisamment impérieux pour l'emporter sur le droit protégé par la Constitution autorisant la Première nation à chasser dans le parc. Pour justifier l'atteinte prima facie, l'objectif visé ne pouvait pas être pressant et important à moins de se rapporter d'une façon ou d'une autre à l'amélioration ou à la préservation à long terme du droit ancestral auquel il était porté atteinte ou à moins de favoriser énormément l'intérêt de l'ensemble de la population. L'approbation de la route d'hiver ne satisfaisait pas à l'un ou l'autre critère.
Quant au deuxième volet du critère relatif à la justification, l'obligation de la Couronne en sa qualité de fiduciaire exigeait, au moins, une consultation réelle avant la prise d'une décision portant atteinte à un droit ancestral. La consultation doit être «menée de bonne foi, dans l'intention de tenir compte réellement des préoccupations des peuples autochtones dont les terres sont en jeu». La Cour a souscrit à la conclusion de la juge, à savoir que la Couronne n'avait pas démontré que la Première nation avait été consultée comme il se doit. Cela était incompatible avec l'honneur de la Couronne, en sa qualité de fiduciaire.
Il est vrai que la Première nation ne s'est pas prévalue de la possibilité de faire des remarques au sujet de la route d'hiver proposée dans le contexte de l'évaluation environnementale et que, comme l'a soutenu l'avocat de la ministre, les consultations à multiples fins sont possibles, mais il doit être évident que des droits issus d'un traité sont en cause, qu'ils sont compris et qu'ils sont examinés. La ministre n'a même pas répondu aux tentatives que la Première nation avait faites pour invoquer ses droits issus d'un traité. La conduite des représentants responsables de la Couronne indiquait qu'on n'avait fait aucun cas des préoccupations qu'entretenait la Première nation crie Mikisew au sujet de l'atteinte aux droits qui lui étaient reconnus par le Traité no 8.
Enfin, il est vrai que des mesures d'atténuation qui pouvaient s'avérer suffisantes devaient être prises, mais la Cour ne devrait pas se lancer dans des conjectures au sujet du caractère adéquat des mesures d'atténuation élaborées par suite d'un processus qui était fondamentalement vicié.
lois et règlements
Convention sur le transfert des ressources naturelles (Alberta) [confirmée par la Loi constitutionnelle de 1930, 20 & 21 Geo. V, ch. 26 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 16) [L.R.C. (1985), appendice II, no 26], art. 2], par. 12, 14.
Décret C.P. 1922-2498. |
Loi concernant les Réserves forestières et les Parcs fédéraux, S.C. 1911, ch. 10, art. 2, 18 (mod. par S.C. 1913, ch. 18, art. 5). |
Loi constitutionnelle de 1930, 20 & 21 Geo. V, ch. 26 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 16) [L.R.C. (1985), appendice II, no 26], art. 1. |
Loi constitutionnelle de l982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 35. |
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19). |
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 2(1) «bande». |
Loi sur les parcs nationaux du Canada, L.C. 2000, ch. 32, art. 8. |
Règlement sur le gibier du parc de Wood-Buffalo, DORS/78-830, art. 36(5). |
Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 110. |
Regulations Respecting Game in the Dominion Parks, C.P. 1919-2415. |
Traité no 6 (1876). |
Traité no 8 (1899). |
Wildlife Act, S.A. 1984, ch. W-9.1. |
jurisprudence
décision suivie:
R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771; (1996), 133 D.L.R. (4th) 324; [1996] 4 W.W.R. 457; 181 A.R. 321; 37 Alta. L.R. (3d) 153; 105 C.C.C. (3d) 289; [1996] 2 C.N.L.R. 77; 195 N.R. 1; 116 W.A.C. 321.
décisions appliquées:
R. c. Morgentaler, [1993] 1 R.C.S. 462; R. c. Mousseau, [1980] 2 R.C.S. 89; (1980), 111 D.L.R. (3d) 443; [1980] 4 W.W.R. 24; 3 Man. R. (2d) 338; 52 C.C.C. (2d) 140; [1980] 3 C.N.L.R. 63; 31 N.R. 620; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; (1989), 59 D.L.R. (4th) 416; 26 C.C.E.L. 85; 89 CLLC 14,031; 40 C.R.R. 100; 93 N.R. 183.
distinction faite d'avec:
R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; (1990), 70 D.L.R. (4th) 385; [1990] 4 W.W.R. 410; 46 B.C.L.R. (2d) 1; 56 C.C.C. (3d) 263; [1990] 3 C.N.L.R. 160; 111 N.R. 241; Bande indienne de Batchewana c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord) (1996), 199 N.R. 1 (C.A.F.); McIntosh c. Canada (Secrétaire d'État) (1994), 168 N.R. 75 (C.A.F.); Broddy v. Alberta (Director of Vital Statistics) (1982), 41 A.R. 255; 142 D.L.R. (3d) 151; [1983] 1 W.W.R. 481; 23 Alta. L.R. (2d) 77; 31 R.F.L. (2d) 225 (C.A.); Morine v. L & J Parker Equipment Inc. (2001), 193 N.S.R. (2d) 51; 30 Admin. L.R. (3d) 113; 8 C.C.E.L. (3d) 211 (C.A.); Gitxsan Treaty Society c. Hospital Employees' Union, [2000] 1 C.F. 135; (1999), 177 D.L.R. (4th) 687; 249 N.R. 37 (C.A.).
décisions examinées:
Halfway River First Nation v. British Columbia (Ministry of Forests) (1999), 178 D.L.R. (4th) 666; [1999] 9 W.W.R. 645; 64 B.C.L.R. (3d) 206; 129 B.C.A.C. 32; [1999] 4 C.N.L.R. 1 (C.A.); R. c. Sundown, [1993] 1 R.C.S. 393; (1999), 170 D.L.R. (4th) 385; [1999] 6 W.W.R. 278; 177 Sask. R. 1; 132 C.C.C. (3d) 353; [1999] 2 C.N.L.R. 289; 236 N.R. 251; R. v. Catarat, [2001] 6 W.W.R. 681; (2001), 207 Sask. R. 57; [2001] 2 C.N.L.R. 158 (C.A.); R. v. Smith, [1935] 2 W.W.R. 433 (C.A. Sask.); R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; (1999), 178 N.S.R. (2d) 201; 177 D.L.R. (4th) 513; 138 C.C.C. (3d) 97; [1999] 4 C.N.L.R. 161; 246 N.R. 83; R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723; (1996), 137 D.L.R. (4th) 648; [1996] 9 W.W.R. 149; 79 B.C.A.C. 161; 23 B.C.L.R. (3d) 155; 109 C.C.C. (3d) 193; [1996] 4 C.N.L.R. 65; 50 C.R. (4th) 111; 200 N.R. 189; 129 W.A.C. 161; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; (1997), 153 D.L.R. (4th) 193; 99 B.C.A.C. 161; 220 N.R. 161; 162 W.A.C. 161; R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101; (1996), 138 D.L.R. (4th) 657; 110 C.C.C. (3d) 97; [1996] 4 C.N.L.R. 1; 202 N.R. 89.
décisions citées:
Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien) (2001), 40 C.E.L.R. (N.S.) 273; 212 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); conf. par [2003] 4 C.F. 672; (2003), 1 Admin. L.R. (4th) 103; 1 C.E.L.R. (3d) 20 (C.A.); Canada (Ministre du Patrimoine canadien) c. Première nation Crie Mikisew (2002), 293 N.R. 182 (C.A.F.); Baker Lake (Hamlet) c. Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, [1980] 1 C.F. 518; (1979), 107 D.L.R. (3d) 513; [1980] 5 W.W.R. 193; [1979] 3 C.N.L.R. 17 (1re inst.); Saanichton Marina Ltd. v. Tsawout Indian Band (1989), 57 D.L.R. (4th) 161; [1989] 5 W.W.R. 82; 36 B.C.L.R. (2d) 79; [1989] 3 C.N.L.R. 46 (C.A.); R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025; (1990), 30 Q.A.C. 287; 70 D.L.R. (4th) 427; 56 C.C.C. (3d) 225; [1990] 3 C.N.L.R. 127; 109 N.R. 22; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; (1996), 137 D.L.R. (4th) 289; [1996] 9 W.W.R. 1; 23 B.C.L.R. (3d) 1; 80 B.C.A.C. 81; 109 C.C.C. (3d) 1; [1996] 4 C.N.L.R. 177; 50 C.R. (4th) 1; 200 N.R. 1; 130 W.A.C. 81; Guerin et autres c. La Reine et autre, [1984] 2 R.C.S. 335; (1984), 13 D.L.R. (4th) 321; [1984] 6 W.W.R. 481; 59 B.C.L.R. 301; [1985] 1 C.N.L.R. 120; 20 E.T.R. 6; 55 N.R. 161; 36 R.P.R. 1; Regina v. Taylor and Williams (1981), 34 O.R. (2d) 360; 62 C.C.C. (2d) 227; [1981] 3 C.N.L.R. 114 (C.A.).
APPEL d'un jugement de la Section de première instance ([2002] 1 C.N.L.R. 169; (2001), 214 F.T.R. 48), annulant la décision de la ministre d'approuver la construction d'une route d'hiver à travers le parc national Wood Buffalo. Appel accueilli, la juge Sharlow, J.C.A. étant dissidente.
ont comparu:
Paul A. Shenher et Teresa A. Crotty-Wong pour l'appelante.
Jeffrey R. W. Rath et Allisum Taylor Rana pour la Première nation crie Mikisew, l'intimée.
Elizabeth A. Johnson pour la Thebacha Road Society, l'intimée.
Robert J. Normey et Angela J. Brown pour l'intervenant.
avocats inscrits au dossier:
Le sous-procureur général du Canada pour l'appelante.
Rath & Company, Priddis (Alberta) pour la Première nation crie Mikisew, l'intimée.
Ackroyd, Piasta, Roth & Day LLP, Edmonton, pour la Thebacha Road Society, l'intimée.
Alberta Department of Justice, Constitutional and Aboriginal Law Branch pour l'intervenant.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1]Le juge Rothstein, J.C.A.: La juge Sharlow, J.C.A., a procédé à un examen approfondi des faits et de l'historique de la présente affaire, de sorte que je n'ai pas à les reprendre. Je souscris à ses conclusions lorsqu'elle dit que la création du parc national Wood Buffalo ne constituait pas une «prise» au sens du Traité no 8 [1899] et que le droit de chasse issu d'un traité des Mikisew n'a pas été aboli par une loi. Toutefois, la juge Sharlow n'a pas décidé si l'approbation d'une route d'hiver entre Peace Point et Garden River, dans le secteur sud-ouest du parc, constituait une «prise». Elle a conclu que même si c'était le cas, cette «prise» pouvait néanmoins constituer une atteinte prima facie aux droits de chasse issus du Traité no 8, laquelle devait être justifiée conformément au critère énoncé dans l'arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075. Je ne puis souscrire à cet avis.
[2]Pour les motifs ci-après énoncés, je crois que l'approbation de la route constituait de fait une «prise» au sens du Traité no 8, selon l'interprétation qu'il convient de lui donner d'après les principes d'interprétation des traités conclus avec les Autochtones. Cela étant, la Première nation crie Mikisew ne possède aucun droit de chasse continu sur les terres prises pour la route et la ministre ne viole pas l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Il n'est donc pas nécessaire d'appliquer l'analyse préconisée dans l'arrêt Sparrow. Conformément aux règles de bonnes pratiques, la ministre aurait pu consulter plus amplement les Mikisew avant d'approuver la route, mais elle n'était pas tenue de le faire sur le plan constitutionnel.
LA QUALITÉ POUR AGIR DE L'ALBERTA POUR CE QUI EST DE L'ARGUMENT FONDÉ SUR LA «PRISE»
[3]En appel, la question de savoir si l'approbation de la route constituait une «prise» a été soulevée par l'intervenant, le procureur général de l'Alberta. À l'audition de l'appel, l'avocat de la ministre a d'abord fait savoir que la ministre avait abandonné cette question, mais il a ensuite précisé que la ministre ne se fondait tout simplement pas sur cette question. La juge Sharlow est d'avis qu'il serait erroné pour la Cour de confirmer la décision de la ministre pour un motif sur lequel la ministre elle-même a décidé de ne pas se fonder.
[4]Il est vrai qu'«une intervenante devant une cour d'appel doit accepter l'affaire telle qu'elle la trouve et ne saurait, au préjudice des parties, débattre de nouveaux points litigieux qui exigent l'introduction de nouveaux éléments de preuve» (Bande indienne de Batchewana c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), (1996), 199 N.R. 1 (C.A.F.), au paragraphe 2). Toutefois, ce n'est pas ce que l'Alberta tente de faire.
[5]L'Alberta a obtenu l'autorisation d'intervenir, entre autres choses, sur «les points soulevés dans les moyens 2 et 3 de l'avis d'appel». Le moyen 2 est ainsi libellé:
Subsidiairement, s'il existe des droits de chasser et de piéger issus d'un traité dans le parc national Wood Buffalo, la juge a commis une erreur de droit en concluant que la décision de la ministre d'approuver la route d'hiver dans le parc national Wood Buffalo constituait une atteinte aux droits issus d'un traité.
Je suis d'accord avec la juge Sharlow lorsqu'elle dit qu'il existe encore des droits de chasser et de piéger issus d'un traité dans le parc national Wood Buffalo. La position de l'Alberta est que l'approbation de la route ne constituait pas une atteinte à ces droits parce que la prise de terres aux fins de leur utilisation comme route constitue une limitation territoriale du droit de chasser et de piéger issu d'un traité, laquelle est prévue dans le traité lui-même. L'argument de l'Alberta peut nettement être invoqué dans le cadre de l'intervention permise.
[6]Même si l'avocat de la ministre a décidé de ne pas se fonder sur cet argument à l'audition de l'appel, la question de savoir si l'approbation de la route constituait une atteinte au droit de chasse issu d'un traité des Mikisew se posait encore. Cet argument a été invoqué par la ministre devant la Section de première instance [[2002] 1 C.N.L.R. 169] (telle qu'elle s'appelait alors), mais il a été rejeté pour le motif que, même si l'approbation de la route constituait une prise, elle devait néanmoins être justifiée conformément à l'analyse préconisée dans l'arrêt Sparrow, précité (paragraphes 84 à 86). Par conséquent, l'Alberta pouvait à bon droit présenter des arguments en appel. Somme toute, «[u]ne intervention vise à saisir la cour d'allégations utiles et différentes du point de vue d'un tiers» (R. c. Morgentaler, [1993] 1 R.C.S. 462, à la page 463).
[7]La ministre ne se fonde pas sur l'argument soulevé par l'Alberta, mais elle n'a pas contredit ou autrement désavoué la position de cette dernière. Elle n'a pas non plus fait d'aveux ou pris une position incompatible avec les arguments de l'Alberta. Pour ces motifs, je suis d'avis que les questions soulevées par le procureur général de l'Alberta peuvent être prises en considération lorsqu'il s'agit d'apprécier la validité, sur le plan constitutionnel, de la décision de la ministre d'approuver la route.
L'APPROBATION DE LA ROUTE CONSTITUAIT- ELLE UNE «PRISE»?
[8]L'Alberta affirme que l'approbation de la route ne peut pas constituer une atteinte constitutionnelle parce que les terres nécessaires pour la route ont été «prises» conformément à une limitation territoriale qui est expressément prévue dans le traité.
[9]La partie pertinente du Traité no 8 est ainsi libellée:
Et Sa Majesté la Reine convient par les présentes avec les dits sauvages qu'ils auront le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche dans l'étendue de pays cédée telle que ci-dessus décrite, subordonnées à tels règlements qui pourront être faits de temps à autre par le gouvernement du pays agissant au nom de Sa Majesté et sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets.
La Cour suprême a analysé l'étendue de ce droit de chasse issu d'un traité dans l'arrêt R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771. Comme le juge Cory l'a dit, «suivant les termes du Traité no 8, le droit des Indiens de chasser pour se nourrir était circonscrit par des limites géographiques et des mesures spécifiques de réglementation gouvernementale» (paragraphe 37).
[10]Il est vrai que, selon les faits de l'affaire Badger, le droit de chasser issu d'un traité était assujetti au paragraphe 12 de la Convention sur le transfert des ressources naturelles (Alberta) (CTRN) à laquelle la Loi constitutionnelle de 1930 [20 & 21 Geo. V, ch. 26 (R.- U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 16 [L.R.C. (1985), appendice II, no 26], art. 2] a donné effet. Dans ce cas-ci, la CTRN ne s'applique pas parce que le parc national Wood Buffalo a continué à être dévolu au gouvernement du Canada en vertu du paragraphe 14 de cette convention. Toutefois, le juge Cory a statué que «la limitation territoriale du droit de chasser pour se nourrir qui est prévu par le Traité no 8 n'a pas été modifiée par le par. 12 de la Convention» (paragraphe 66). Son analyse s'applique donc également au droit de chasse non modifié issu du Traité no 8.
[11]Le juge Cory a examiné l'histoire orale des signataires afin de déterminer comment les parties auraient conçu la limitation territoriale du droit de chasse. Il a conclu que «[s]i on interprète les termes du Traité en se fondant, comme il se doit, sur la conception qu'en ont les Indiens, on est amené à conclure que la limitation territoriale du droit existant de chasser devrait s'appuyer sur le critère de l'utilisation visible et incompatible des terres en cause» (paragraphe 54).
[12]Le fait d'utiliser les terres comme route d'accès hivernale, sur laquelle ou dans les 200 mètres de laquelle l'utilisation d'armes à feu est prohibée, est visiblement incompatible avec la chasse sur ces terres.
[13]La construction de routes ne constitue pas l'une des limitations territoriales expresses mentionnées dans le Traité no 8, mais les limitations expresses ne sont pas exhaustives. Le Traité no 8 précisait que des terres pouvaient être prises «pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets». Or, les routes ne sont pas expressément mentionnées comme étant l'une des utilisations envisagées, mais l'établissement, les mines, le commerce de bois ou autres objets laissent tous nécessairement entendre qu'il doit y avoir accès et transport. De leur côté, l'accès et le transport laissent nécessairement entendre que des routes doivent être construites. Une route constitue donc une autre fin pour laquelle les terres peuvent être «prises» en vertu du Traité no 8. Dans l'arrêt Badger, le juge Cory a cité l'arrêt R. c. Mousseau, [1980] 2 R.C.S. 89, comme exemple de cas dans lequel des terres de la Couronne avaient été prises pour la construction d'une voie publique (paragraphe 59). L'approbation de la route constituait donc une «prise» au sens du Traité no 8.
LA PRISE DE TERRES PEUT-ELLE CONSTITUER UNE ATTEINTE CONSTITUTIONNELLE PRIMA FACIE?
[14]L'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 constitutionnalisait «[l]es droits existants--ancestraux ou issus de traités--des peuples autochtones du Canada» (non souligné dans l'original). Afin de décider s'il y a eu atteinte prima facie à un droit issu d'un traité protégé par la Constitution, il faut donc déterminer la portée du droit issu d'un traité qui existait en 1982.
[15]La juge Sharlow dit que le Traité no 8 ne doit pas être interprété comme s'il s'agissait simplement d'un contrat ordinaire. Je suis d'accord. Les traités conclus avec les Autochtones doivent être interprétés libéralement et toute incertitude, ambiguïté ou expression douteuse doit être réglée en faveur des Indiens. Le texte du traité ne doit pas être interprété suivant son sens strictement formaliste, mais il doit plutôt être interprété suivant le sens que les Indiens lui auraient naturellement donné à l'époque de sa signature (Badger, précité, au paragraphe 52).
[16]Toutefois, dans l'arrêt Badger, après avoir examiné le contexte dans lequel le Traité no 8 avait été signé ainsi que l'histoire orale de ses signataires, le juge Cory a statué ce qui suit (au paragraphe 58):
Par conséquent, il ressort des promesses verbales faites par les représentants de la Couronne et de l'histoire orale des Indiens que ceux-ci comprenaient que des terres seraient prises et occupées d'une manière qui les empêcherait d'y chasser, lorsqu'elles feraient l'objet d'une utilisation visible et incompatible avec la pratique de la chasse.
[17]Comme le juge Cory l'a statué, une interprétation appropriée du Traité no 8 montre que les parties n'ont jamais voulu que le droit de chasse issu d'un traité soit un droit absolu; les Indiens étaient plutôt prêts à accepter l'établissement et d'autres utilisations des terres qui restreindraient leur droit de chasse dans la mesure où il restait suffisamment de terres non occupées pour leur permettre de maintenir leur mode de vie traditionnel.
[18]À l'exception des cas dans lesquels la Couronne a pris des terres de mauvaise foi ou a pris tant de terres qu'il ne reste aucun droit réel de chasse, la prise de terres dans un but expressément prévu dans le traité lui-même ou dans un but nécessairement implicite ne peut pas être considérée comme une atteinte au droit de chasse issu du traité. Ni l'une ni l'autre de ces exceptions ne s'applique dans ce cas-ci. Il ne s'agit pas d'un cas dans lequel la ministre a agi de mauvaise foi; de plus, étant donné que les terres nécessaires pour le corridor routier ont une superficie d'environ 23 kilomètres carrés sur les 44 807 kilomètres carrés dont est composé le parc national Wood Buffalo ou sur les quelque 840 000 kilomètres carrés visés par le Traité no 8, il ne s'agit pas non plus d'un cas dans lequel il ne reste aucun droit réel de chasse.
[19]Le droit de chasse issu d'un traité a toujours été restreint étant donné que la chasse n'est pas permise sur les terres qui ont été prises. C'est le droit de chasse sur les terres qui ne sont pas nécessaires pour la colonisation, les mines, le commerce de bois ou d'autres objets qui a été protégé par la Constitution lorsque l'article 35 est entré en vigueur.
[20]Dans l'arrêt Badger, précité, le juge Cory a reconnu la nature restreinte du droit de chasse issu d'un traité. Il a conclu que M. Badger et M. Kiyawasew chassaient sur des terres qui étaient visiblement utilisées. Étant donné que le droit de chasse issu d'un traité ne s'étendait pas à la chasse sur ces terres, les limites applicables à la chasse énoncées dans la Wildlife Act [S.A. 1984, ch. W-9.1] provinciale ne portaient pas atteinte au droit existant des intimés et elles leur ont donc à juste titre été appliquées (paragraphe 67). Le juge Cory n'a donc pas conclu à une atteinte prima facie aux droits prévus à l'article 35 et il n'a pas appliqué le critère énoncé dans l'arrêt Sparrow, précité, à ces intimés.
[21]Lorsqu'une limitation expressément prévue par un traité s'applique, le traité n'est pas violé et l'article 35 n'est donc pas non plus violé. Il faut faire la distinction avec le cas où les limitations prévues par le traité ne s'appliquent pas, mais où le gouvernement cherche néanmoins à limiter le droit issu du traité. En pareil cas, il faut satisfaire au critère énoncé dans l'arrêt Sparrow pour que l'atteinte soit permise sur le plan constitutionnel.
[22]La juge Sharlow se fonde sur les motifs prononcés par le juge Finch dans l'arrêt Halfway River First Nation v. British Columbia (Ministry of Forests) (1999), 178 D.L.R. (4th) 666 (C.A.C.-B.) à l'appui de la thèse selon laquelle une «prise» peut en soi constituer une atteinte prima facie aux droits issus d'un traité des Mikisew. Toutefois, je conclus que je suis lié par l'analyse effectuée par le juge Cory dans l'arrêt Badger, précité, laquelle s'applique directement aux faits de l'affaire.
[23]Étant donné que l'approbation de la route constituait une prise au sens du Traité no 8, le droit issu d'un traité des Mikisew de chasser dans le corridor routier est suspendu tant que le corridor est utilisé à des fins visiblement incompatibles avec la chasse. Il n'y a donc pas eu atteinte aux droits reconnus par le Traité no 8, tel qu'il a été constitutionnalisé par l'article 35, qui exige l'application du critère énoncé dans l'arrêt Sparrow.
[24]La ministre n'était pas tenue de consulter les Mikisew avant d'approuver le projet de route, mais les règles de bonne pratique auraient peut-être bien exigé qu'elle les consulte plus amplement qu'elle ne l'a fait. Toutefois, l'opportunité et l'ampleur de cette consultation relevaient du pouvoir discrétionnaire de la ministre. Rien ne permet à la Cour d'intervenir dans l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire.
CONCLUSION
[25]Dans leur demande initiale de contrôle judiciaire, les Mikisew ont soulevé un certain nombre de points relevant du droit environnemental et du droit administratif. La juge de première instance n'a pas estimé nécessaire d'examiner ces points étant donné la conclusion qu'elle avait tirée au sujet de la question constitutionnelle. Les Mikisew n'ont pas abordé ces points dans leur exposé ou dans leur argumentation orale. Ils n'ont pas non plus demandé que l'affaire soit renvoyée à la Cour fédérale pour qu'elle les tranche.
[26]J'estime que l'appel doit être accueilli, que la décision de la Section de première instance doit être annulée et que la décision de la ministre du Patrimoine canadien doit être rétablie.
Le juge Sexton, J.C.A.: Je souscris au présents motifs.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[27]La juge Sharlow, J.C.A. (dissidente): La ministre interjette appel d'un jugement de la Cour fédérale, première instance annulant la décision de la ministre du Patrimoine canadien d'approuver la construction d'une route d'hiver à travers le parc national Wood Buffalo: Première nation Crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2002] 1 C.N.L.R. 169 (C.F. 1re inst.). Le pouvoir législatif de la ministre de prendre la décision est prévu à l'article 8 de la Loi sur les parcs nationaux du Canada, L.C. 2000, ch. 32.
[28]Un certain nombre de questions sont soulevées dans le présent appel. L'analyse sera effectuée sous les titres suivants:
A. Les faits
B. Norme de contrôle
C. Un avis devait-il être signifié en vertu de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale?
D. Les droits de chasse reconnus par le Traité no 8 subsistent-ils dans le parc national Wood Buffalo?
(1) Les terres dont est composé le parc national Wood Buffalo ont-elles été «prises» par la Couronne? |
(2) Les terres dont est composé le parc national Wood Buffalo sont-elles des «terres occupées de la Couronne»? |
(3) Les droits de chasse ont-ils été abolis par la loi à l'intérieur du parc national Wood Buffalo? |
(4) Conclusion |
E. Atteinte prima facie
(1) L'établissement de la route en tant que «prise» |
(2) L'approbation de la route d'hiver constituait-elle une atteinte prima facie? |
F. Justification
(1) Premier volet: but de la décision |
(2) Deuxième volet: obligation de la Couronne en sa qualité de fiduciaire |
G. Conclusion
A. Les faits
[29]La Première nation crie Mikisew est une bande indienne au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5 [paragraphe 2(1)]. George Poitras est chef de la Première nation crie Mikisew.
[30]Les membres de la Première nation crie Mikisew sont les descendants des Indiens cris de Fort Chipewyan qui ont signé le Traité no 8 le 21 juin 1899 à Fort Chipewyan. Ils ont donc droit aux avantages qu'offre le Traité no 8.
[31]Les parties pertinentes du Traité no 8 sont ci-après reproduites:
Considérant que les sauvages habitant le pays ci-après décrit se sont [. . .] réunis en conférence pour rencontrer une commis-sion représentant le gouvernement de Sa Majesté pour le Dominion du Canada, à certains endroits dans lesdits territoires dans cette présente année 1899, pour délibérer sur certaines affaires qu'intéressent Sa Très Gracieuse Majesté, d'une part, et lesdits sauvages, d'autre part;
Et considérant, que lesdits sauvages ont été notifiés et informés par les dits commissaires de Sa Majesté que c'est le désir de Sa Majesté d'ouvrir à la colonisation, à l'immigration, au commerce, aux opérations minières et forestières et à telles autres fins que Sa Majesté pourra trouver convenables, une étendue de pays, bornée et décrite, tel que ci-après mentionné, et d'obtenir à cet égard le consentement de ses sujets sauvages habitant le dit pays, et de faire un Traité et de s'arranger avec eux de manière que la paix et la bonne harmonie puissent exister entre eux et les autres sujets de Sa Majesté, et qu'ils puissent connaître et savoir avec certitude quels octrois ils peuvent espérer et recevoir de la générosité et de la bienveillance de Sa Majesté;
[. . .]
Et considérant que les dits Commissaires ont procédé à négocier un traité avec les Cris, les Castors, les Chippewyans et les autres sauvages habitant le district ci-après défini et décrit, et que ce traité a été finalement accepté et conclu par les bandes respectives aux dates ci-dessous mentionnées, les dits sauvages par le présent cèdent, abandonnent, remettent et rendent au gouvernement de la Puissance du Canada pour Sa Majesté la Reine et ses successeurs à toujours, tous droits, titres et privilèges quelconques qu'ils peuvent avoir aux terres comprises dans les limites suivantes [. . .]
[. . .]
Et Sa Majesté la Reine convient par les présentes avec les dits sauvages qu'ils auront le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche dans l'étendue de pays cédée telle que ci-dessus décrite, subordonnées à tels règlements qui pourront être faits de temps à autre par le gouvernement du pays agissant au nom de Sa Majesté et sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets. [Non souligné dans l'original.]
[32]L'«étendue de pays, bornée et décrite» dont il est fait mention dans le Traité no 8 est le secteur dans lequel les signataires autochtones s'étaient vu garantir le droit de chasser, de piéger et de pêcher, sous réserve des autres dispositions du Traité. Ce secteur, d'une superficie de 840 000 kilomètres carrés, est situé dans ce qui est maintenant le nord de l'Alberta, le nord-est de la Colombie-Britannique, le nord-ouest de la Saskatchewan et le sud des Territoires du Nord-Ouest.
[33]Le parc national Wood Buffalo a été créé en 1922; il a été agrandi en 1926. La région qui constitue maintenant le parc national Wood Buffalo est située en partie en Alberta et en partie dans les Territoires du Nord-Ouest. Le parc est administré depuis Fort Smith (Territoires du Nord-Ouest), ville qui est située près de la limite nord-est du parc.
[34]Le parc national Wood Buffalo est entièrement situé dans le secteur visé par le Traité no 8; il occupe environ 5 p. 100 de ce secteur. Par conséquent, toutes les terres dont est maintenant composé le parc national Wood Buffalo sont des terres sur lesquelles les signataires autochtones du Traité no 8 avaient un droit de chasse, de piégeage et de pêche avant la création du parc.
[35]Une entente en date du 23 décembre 1986 a abouti à la création d'un certain nombre de réserves destinées à la Première nation crie Mikisew, notamment une réserve à Peace Point, qui est située dans les limites du parc national Wood Buffalo, sur la route carrossable en tout temps qui traverse le parc depuis Fort Smith. Le secteur de la réserve de Peace Point a officiellement été exclu du parc, mais le parc entoure la réserve.
[36]L'entente de 1986 prévoyait le maintien des droits de chasse à l'intérieur du parc, sous réserve des règlements applicables ainsi que des conseils et recommandations d'un comité consultatif sur la faune composé de quatre membres de la Première nation crie Mikisew, de trois personnes nommées par la Couronne et, en sa qualité de membre sans droit de vote, du surintendant du parc.
[37]La promotrice de la route d'hiver passant dans le parc national Wood Buffalo est la Thebacha Road Society, intimée, un organisme sans but lucratif inscrit dans les Territoires du Nord-Ouest et en Alberta. Parmi les membres de cet organisme, il y a la ville de Fort Smith (située dans les Territoires du Nord-Ouest, à la limite nord-est du parc national Wood Buffalo), le conseil des Métis de Fort Smith, la Première nation de Salt River et la Première nation crie de Little Red River.
[38]Une route d'hiver est essentiellement une route en glace, construite chaque année au début de l'hiver, lorsqu'il y a suffisamment de neige à tasser et à arroser pour créer une base en glace. La route disparaît au printemps lorsque la neige et la glace fondent. Le droit de passage pour une route d'hiver est permanent, dans la mesure où on le garde libre d'arbres et de broussailles.
[39]Le dossier renferme de nombreux éléments de preuve montrant que la construction de la route d'hiver est appuyée par des personnes qui habitent dans le parc national Wood Buffalo et près du parc, y compris des résidents de Fort Smith et des membres des Premières nations qui font partie de la Thebacha Road Society. Les avantages prévus qu'offrirait la route d'hiver à ses promoteurs sont évidents et biens documentés.
[40]La route d'hiver proposée aurait 118 kilomètres de long et relierait Peace Point à Garden River, un peuplement de la Première nation crie de Little Red River qui est situé dans le parc national Wood Buffalo, près de la limite sud-ouest, et qui serait relié au réseau routier de l'Alberta. Presque tout le tracé de la route d'hiver proposée suivrait un droit de passage abandonné qui avait été défriché pour une route d'hiver en 1958, mais qui avait uniquement été utilisé jusqu'en 1960. La route serait suffisamment large pour permettre la circulation à deux sens et le doublement. La réserve routière aurait une largeur de dix mètres. Seules les camionnettes, les voitures et les fourgonnettes pourraient utiliser la route. Les vitesses limites affichées seraient de 10 à 40 kilomètres à l'heure.
[41]Par application du paragraphe 36(5) du Règlement sur le gibier du parc de Wood-Buffalo, DORS/78-830, l'aménagement de la route d'hiver aurait pour effet de créer un corridor routier de 200 mètres de largeur à l'intérieur duquel il serait interdit d'utiliser des armes à feu. Ce corridor aurait une superficie totale d'environ 23 kilomètres carrés (soit environ 0,05 p. 100 de la superficie totale du parc national Wood Buffalo).
[42]Environ 14 trappeurs membres de la Première nation crie Mikisew vivent dans la zone de piégeage que la route proposée doit traverser. D'autres membres de la Première nation crie Mikisew peuvent pratiquer le piégeage dans cette zone même s'ils n'y vivent pas. Il peut y avoir jusqu'à 100 personnes qui chassent aux alentours de la route d'hiver proposée. La Première nation crie Mikisew craint que la route entraîne la fragmentation de l'habitat et le dépérissement de la végétation, favorise l'érosion, augmente le braconnage, augmente le nombre d'animaux tués par suite de collisions avec des véhicules, fasse courir un plus grand risque aux délicates formations karstiques uniques en leur genre et introduise des espèces végétales étrangères envahissantes, transportées par les roues des véhicules et par les godets des niveleuses et des pelles rétrocaveuses.
[43]La construction d'une route suivant le tracé en question a été acceptée en principe en 1984. Pendant l'été 1999, une rencontre a eu lieu à Fort Smith entre les représentants du gouvernement et les promoteurs de la route. Les promoteurs ont par la suite formé la Thebacha Road Society et ont soumis à Parcs Canada une proposition visant le rétablissement d'une route d'hiver suivant le tracé de la route d'hiver de 1958. La route proposée devait traverser sur une distance de 0,8 kilomètre une section de la réserve de Peace Point, à l'extrémité est, et être reliée à la route carrossable en tout temps existant depuis Fort Smith. Parcs Canada a établi un cadre de référence pour l'évaluation environnementale du projet de route d'hiver.
[44]La Thebacha Road Society a informé la Première nation crie Mikisew qu'elle voulait construire une route d'hiver de Peace Point à Garden River. Elle a demandé à la Première nation crie Mikisew de donner son appui au projet. La Première nation crie Mikisew a répondu qu'elle devait examiner la proposition en détail et déterminer si la route servait au mieux ses intérêts.
[45]Le 19 janvier 2000, Parcs Canada a remis à la Première nation crie Mikisew une copie du cadre de référence pour l'évaluation environnementale et l'a informée des dates limites des réponses et de la période subséquente d'examen public. Le rapport d'évaluation environnementale a été dressé par une entreprise indépendante, Westworth Associates Environmental Ltd., au mois d'avril 2000. Les auteurs du rapport faisaient remarquer que la route d'hiver entraînerait probablement une certaine fragmentation de l'habitat. Des exemplaires du rapport ont été transmis au chef Poitras au mois d'août 2000. La Première nation crie Mikisew n'a pas répondu au rapport pendant la période de consultation publique de 64 jours.
[46]Le 20 juillet 2000, la surintendante du parc, Josie Weninger, a rencontré le chef Poitras et lui a donné des renseignements additionnels au sujet de l'état du projet de route. Le 25 juillet 2000, une séance portes ouvertes a été organisée par Parcs Canada à Fort Chipewyan. Deux trappeurs qui étaient membres de la Première nation crie Mikisew y ont assisté.
[47]Le 3 août 2000, la surintendante du parc, Mme Weninger, a rencontré le chef Poitras et lui a remis un bilan de l'état du projet de route. Par une lettre en date du 16 août 2000, Lawrence Vermillion, un trappeur de la Première nation crie Mikisew, a envoyé une lettre à Richard Power, de la Thebacha Road Society, avec copie conforme à la surintendante du parc, Mme Weninger, dans laquelle il y exposait les préoccupations de sept trappeurs de la Première nation crie Mikisew qui pratiquaient le piégeage dans le secteur de la route proposée. Ces trappeurs craignaient entre autres les incidences sur les animaux à fourrure et l'augmentation du vandalisme et du braconnage et ils soulevaient la question d'une indemnisation possible.
[48]Le 10 octobre 2000, la Première nation crie Mikisew a fait savoir par lettre à la surintendante du parc, Mme Weninger, qu'elle ne consentait pas à ce que la route soit construite à travers la réserve de Peace Point, et ce, pour plusieurs raisons. En particulier, la Première nation crie Mikisew a exprimé de l'inquiétude au sujet des problèmes non résolus concernant son rôle dans la gestion du parc, qui faisait l'objet d'une action en justice, et a mentionné les craintes exprimées par les trappeurs de la Première nation crie Mikisew ainsi que leur volonté de préserver les terres du parc.
[49]Le 19 janvier 2001, le chef Poitras s'est rendu à Fort Smith pour une rencontre prévue avec la surintendante du parc. Mme Weninger était malade; le chef et le conseil ont donc rencontré le conseiller principal en matière de politiques, Don Aubrey. Lors de la rencontre, ils ont discuté d'un certain nombre de questions, mais ce qui est encore plus important, la Première nation crie Mikisew a appris que Parcs Canada et la Thebacha Road Society avaient entrepris des discussions continues au sujet du projet de route et qu'une approbation était imminente. Le chef Poitras a chargé M. Aubrey de demander à Mme Weninger de l'appeler dès qu'elle retournerait travailler pour discuter du processus décisionnel et, plus précisément, de l'exclusion de la Première nation crie Mikisew.
[50]Le 25 janvier 2001, le chef Poitras a parlé à Richard Power, de la Thebacha Road Society. M. Power a nié avoir eu connaissance des préoccupations qu'entretenait la Première nation crie Mikisew au sujet de la route, telles qu'elles étaient exprimées dans la lettre du 10 octobre 2000, et a demandé à la Première nation crie Mikisew de lui en transmettre une copie. M. Power a informé le chef que Parcs Canada avait amené la Thebacha Road Society à croire que la Première nation crie Mikisew ne s'opposait pas à ce que la route passe par la réserve et qu'il venait d'être informé pour la première fois par Tom Lee, directeur général à Parcs Canada, que la Première nation crie Mikisew n'appuyait pas le projet.
[51]Le 29 janvier 2001, le chef Poitras et le conseil de la Première nation crie Mikisew ont rencontré des représentants de la Thebacha Road Society. La Thebacha Road Society a demandé l'appui de la Première nation crie Mikisew, mais le chef et le conseil ont expliqué que la façon dont Parcs Canada avait traité le processus les frustrait énormément. Le chef et le conseil ont fait circuler une lettre qu'ils venaient d'envoyer à la ministre; ils ont dit aux représentants de la Thebacha Road Society qu'ils devaient attendre que la ministre réponde à leurs préoccupations avant de pouvoir répondre à la Thebacha Road Society. La Thebacha Road Society s'est également engagée à exercer des pressions auprès du député provincial et du député fédéral pour qu'ils fassent comprendre à la ministre qu'il fallait rencontrer sans délai la Première nation crie Mikisew au sujet du projet de route.
[52]C'est apparemment lors de cette rencontre que la Première nation crie Mikisew a appris que les travaux de construction devaient commencer presque immédiatement. Le même jour, la Première nation crie Mikisew a envoyé à la ministre une lettre lui exprimant ses préoccupations au sujet du projet de route et de l'omission de Parcs Canada de la consulter. La Première nation crie Mikisew invitait la ministre, M. Lee et le ministre des Affaires indiennes de l'époque à la rencontrer la semaine suivante, en insistant sur l'urgence de la situation.
[53]Le 2 février 2001, le chef Poitras a parlé à la surintendante du parc, Mme Weninger, qui l'a informé que la Thebacha Road Society élaborait une proposition pour un autre tracé. Il existe des éléments de preuve contradictoires au sujet de la teneur de la conversation. La ministre affirme qu'il a été question des réseaux de piégeage. La Première nation crie Mikisew affirme que le chef Poitras a demandé à participer à toute discussion relative à un nouveau tracé, mais Mme Weninger a été très vague sur ce point et au sujet du processus qui serait suivi.
[54]Le 5 février 2001, le chef Poitras a communiqué avec M. Power, de la Thebacha Road Society, et l'a informé que la Première nation crie Mikisew attendait toujours des nouvelles de la ministre et que la position qui avait été prise au sujet de la route n'avait pas changé. Le chef Poitras a confirmé la conversation dans une lettre en date du 5 février 2001. Le même jour, le chef Poitras a également parlé à la surintendante du parc, Mme Weninger, et lui a de nouveau demandé des détails au sujet du nouveau tracé. Mme Weninger lui a dit que deux possibilités étaient encore à l'étude et l'a également informé qu'elle examinait la possibilité d'effectuer des versements à titre gracieux aux trappeurs individuels. Lorsque le chef Poitras a rencontré les trappeurs de Peace Point, ceux-ci lui ont fait savoir qu'ils avaient également fait part de leurs craintes à la surintendante du parc. Ils avaient dit à celle-ci qu'ils redoutaient les incidences que la route aurait sur leurs réseaux de piégeage et qu'une offre d'indemnisation ne réglait pas le problème parce que, une fois modifiée la nature des terres, le dommage était irréparable.
[55]Le 9 février 2001, la Première nation crie Mikisew a reçu en réponse du bureau de la ministre une lettre type disant [traduction] qu'«il sera[it] donné suite à la lettre avec toute l'attention requise».
[56]Au mois de mars 2001, Parcs Canada et Westworth Associates Environmental Ltd. ont réalisé l'inspection sur le terrain et l'évaluation des ressources biophysiques concernant le nouveau tracé de la route d'hiver, qui éviterait la réserve de Peace Point. Selon la nouvelle proposition, la route longerait la limite de la réserve de Peace Point, à 10 mètres de celle-ci, sur une distance de 2,5 kilomètres et rejoindrait ensuite la route carrossable en tout temps de Fort Smith. On n'a jamais informé la Première nation crie Mikisew que le nouveau tracé avait été choisi et on ne l'a pas consultée sur ce point et au sujet des évaluations environnementales connexes.
[57]Aux mois de mars et d'avril 2001, le chef Poitras s'est entretenu au téléphone plusieurs fois avec la surintendante du parc, Mme Weninger, et avec Gaby Fortin, directeur exécutif, région de l'Ouest, à Parcs Canada, pour tenter d'organiser une rencontre avec Parcs Canada afin de discuter des préoccupations de la Première nation crie Mikisew. Il a été fort difficile pour les deux parties d'organiser une rencontre et plusieurs appels téléphoniques ont été échangés. Le 27 avril 2001, le chef Poitras a finalement rencontré Gaby Fortin, à Calgary. Lors de cette rencontre, le chef Poitras a été mis au courant du nouveau tracé. Il a demandé à ce que quelqu'un rencontre le conseil de la Première nation crie Mikisew pour lui donner des renseignements complets au sujet du nouveau tracé; il s'est fait dire qu'une telle rencontre était impossible avant l'annonce officielle de l'approbation. Le chef a fermement manifesté son désaccord et on lui a promis qu'une présentation serait faite dans la salle du conseil de la Première nation crie Mikisew le 2 mai 2001. Le chef Poitras a affirmé que Parcs Canada lui avait clairement dit que la décision d'approuver le nouveau tracé avait déjà été prise.
[58]En réponse, Gaby Fortin a envoyé à la Première nation crie Mikisew, le 30 avril 2001, une lettre dans laquelle il s'excusait de l'avoir exclue du processus de consultation. La lettre était en partie ainsi libellée: [traduction] «Je vous fais, à vous et à votre peuple, mes excuses pour la façon dont s'est déroulé le processus de consultation relatif au projet de route d'hiver et pour toute perception publique négative de la PNCM. Parcs Canada n'a jamais eu l'intention de vous exclure du processus ni de faire paraître la PNCM sous un jour défavorable dans la communauté.»
[59]Le 2 mai 2001, une rencontre a eu lieu entre la surintendante du parc, Gaby Fortin et le chef et le conseil de la Première nation crie Mikisew. Il a été question de la lettre que la Première nation crie Mikisew avait envoyée à la ministre au mois de janvier 2001. Le chef et le conseil ont insisté sur le mécontentement que ressentait la Première nation crie Mikisew par suite de son exclusion du processus relatif au projet de route.
[60]Le 17 mai 2001, la Première nation crie Mikisew a envoyé à la ministre une autre lettre l'informant des préoccupations qu'elle avait au sujet du nouveau tracé. La Première nation crie Mikisew a exprimé sa déception et son inquiétude au sujet de l'omission de Parcs Canada de la consulter, étant donné en particulier que Parcs Canada savait, du moins au mois d'octobre 2000, que la route proposée la préoccupait grandement.
[61]Le 25 mai 2001, M. Lee a envoyé à l'ensemble du personnel un message annonçant l'approbation de la route et indiquant que Parcs Canada n'étudierait pas un projet de route carrossable en tout temps. Gaby Fortin a appelé le chef Poitras pour l'informer de la décision. M. Lee a également envoyé une lettre au chef Poitras à titre de réponse officielle à la lettre envoyée à la ministre le 17 mai 2001. La lettre indiquait que Parcs Canada reconnaissait que le processus de consultation n'avait pas été adéquat, mais on signalait qu'il y avait eu des rencontres et des discussions entre la Première nation crie Mikisew et Parcs Canada.
[62]Le 25 mai 2001, un avis intitulé «Décision de Parcs Canada concernant la proposition de la Thebacha Road Society--Réouverture d'une route de neige dans le Parc National Wood Buffalo» s'affichait dans le site Web du parc national Wood Buffalo. Sous le titre «Conclusion et décision», on pouvait lire ce qui suit:
Parcs Canada et l'autre autorité responsable, DRHC, concluent que le projet de réouverture de la route d'hiver reliant Garden River à Peace Point n'enfreint pas les plans et les politiques de Parcs Canada (ou d'autres lois et règlements fédéraux). Il est donc établi que, compte tenu des mesures d'atténuation prévues par la Thebacha Road Society, le projet (la construction, l'entretien et l'exploitation d'une route de neige) n'est pas susceptible d'avoir d'effets négatifs importants sur l'environnement.
Sous réserve de la mise en oeuvre des mesures d'atténuation, ainsi que des stratégies de gestion adaptative et de gestion de l'environnement énoncées plus haut, Parcs Canada approuve le projet de route d'hiver et autorise le promoteur à entamer ses travaux.
[63]La Couronne a conclu une entente relative à la construction et à l'exploitation de la route d'hiver avec la Thebacha Road Society. Au moment où l'affaire a été entendue devant la Cour fédérale, on prévoyait que des permis seraient délivrés pour donner effet à l'entente et prévoir les modalités de mise en oeuvre des mesures d'atténuation.
[64]Le 18 juin 2001, la Société de la protection des parcs et des sites naturels du Canada a contesté l'approbation ministérielle de la route d'hiver en déposant une demande de contrôle judiciaire. La demande était fondée sur des moyens de droit administratif faisant intervenir la législation et la réglementation fédérales applicables en matière environnementale. La demande a été rejetée le 16 octobre 2001: Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien) (2001), 40 C.E.L.R. (N.S.) 273 (C.F. 1re inst.); confirmé par [2003] 4 C.F. 672 (C.A.).
[65]Le 25 juin 2001, la Première nation crie Mikisew a déposé la demande de contrôle judiciaire qui a abouti au prononcé de la décision visée par le présent appel. Cette demande soulevait les mêmes questions que la demande antérieure de Parcs Canada et de la Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada, à l'égard de laquelle une décision a maintenant été rendue en faveur de la ministre. La demande était également fondée sur des motifs additionnels intéressant plus particulièrement la Première nation crie Mikisew. Il s'agit des questions que la juge a tranchées en faveur de la Première nation crie Mikisew, d'où le présent appel interjeté par la ministre.
[66]Le jugement est fondé sur le fait qu'il a été porté atteinte aux droits reconnus au peuple de la Première nation crie Mikisew par le Traité no 8 parce qu'aucune consultation adéquate n'a précédé la décision de la ministre. La ministre interjette appel contre ce jugement et demande que sa décision soit rétablie.
B. Norme de contrôle
[67]La juge n'a pas expressément abordé la question de la norme de contrôle. Toutefois, il est clair qu'en ce qui concerne les questions qui ont été soulevées devant elle, la juge a appliqué la norme de la décision correcte. À mon avis, elle a eu raison de le faire.
[68]La décision a été contestée pour le motif que la ministre l'avait prise sans reconnaître certains droits ancestraux ou sans tenir compte de ces droits et qu'elle avait entraîné une violation injustifiée de ces droits. La contestation était fondée sur au moins une erreur de droit. Étant donné que la ministre n'avait pas d'expertise spéciale sur pareilles questions et que la loi en vertu de laquelle la décision était prise ne renfermait aucune clause limitative, rien ne permettait à la juge d'appliquer une norme de contrôle autre que celle de la décision correcte ou n'obligeait la juge à le faire.
[69]La Cour doit appliquer la norme de la décision correcte dans la mesure où la décision de la juge porte sur des questions de droit. Les conclusions de fait tirées par la juge doivent être examinées selon la norme de l'erreur manifeste dominante. Les conclusions mixtes de fait et de droit doivent être examinées selon la norme de l'erreur manifeste dominante, sauf dans la mesure où elles sont fondées sur une erreur de droit.
C. Un avis devait-il être signifié en vertu de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale?
[70]J'examinerai d'abord un point de procédure. Le procureur général de l'Alberta n'a pas reçu d'avis de l'instance engagée devant la Cour fédérale et il n'était pas partie à cette instance, mais il a été autorisé à intervenir dans l'appel compte tenu de la règle 110 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106: voir Canada (Ministre du Patrimoine canadien) c. Première nation Crie Mikisew (2002), 293 N.R. 182 (C.A.F.). La règle 110 prévoit, entre autres choses, que le procureur général d'une province peut demander l'autorisation d'intervenir dans une instance engagée devant la Cour si une «question d'importance générale» est soulevée.
[71]L'Alberta affirme qu'un avis de question constitutionnelle aurait dû être signifié devant la Cour fédérale conformément à l'article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, dans sa forme modifiée, et que l'affaire devrait être renvoyée à la Cour fédérale pour qu'une instruction soit tenue au sujet des questions constitutionnelles. L'Alberta a également invoqué, à titre subsidiaire, un certain nombre d'arguments à l'appui de la position de la ministre selon laquelle l'appel devrait être accueilli.
[72]Après que l'avocat de l'Alberta eut présenté des arguments oraux sur ce point, et sans que l'on ait demandé à l'avocat de la Première nation crie Mikisew de répondre, la formation a fait savoir qu'elle n'était pas convaincue qu'il soit nécessaire de signifier l'avis prévu à l'article 57. Les motifs de cette décision sont ci-dessous énoncés.
[73]L'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale est ainsi libellé:
57. (1) Les lois fédérales ou provinciales ou leurs textes d'application, dont la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour ou un office fédéral, sauf s'il s'agit d'un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, à moins que le procureur général du Canada et ceux des provinces n'aient été avisés conformément au paragraphe (2).
(2) L'avis est, sauf ordonnance contraire de la Cour ou de l'office fédéral en cause, signifié au moins dix jours avant la date à laquelle la question constitutionnelle qui en fait l'objet doit être débattue.
(3) Les avis d'appel et de demande de contrôle judiciaire portant sur une question constitutionnelle sont à signifier au procureur général du Canada et à ceux des provinces.
(4) Le procureur général à qui un avis visé aux paragraphes (1) ou (3) est signifié peut présenter une preuve et des observations à la Cour, et à l'office fédéral en cause, à l'égard de la question constitutionnelle en litige.
(5) Le procureur général qui présente des observations est réputé partie à l'instance aux fins d'un appel portant sur la question constitutionnelle.
[74]La question soulevée par la Première nation crie Mikisew dans sa demande de contrôle judiciaire exigeait que la Cour fédérale décide si certains droits issus de traités avaient été violés lorsque la ministre avait décidé de permettre la construction de la route d'hiver à travers le parc national Wood Buffalo. Il s'agissait d'une question constitutionnelle en raison du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui est ainsi libellé:
35. (1) Les droits existants--ancestraux ou issus de traités--des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.
[75]Il n'est pas nécessaire de signifier l'avis de question constitutionnelle prévu à l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale chaque fois qu'une question constitutionnelle est soulevée, ou chaque fois qu'une partie invoque un droit constitutionnel. C'est la nature de la réparation demandée dans un cas particulier qui permettra de décider s'il faut donner un avis en vertu de l'article 57.
[76]L'article 57 vise à empêcher un tribunal judiciaire de statuer qu'une loi ou un règlement est invalide, inapplicable ou sans effet sur le plan constitutionnel à moins que la question constitutionnelle sous-tendant le jugement n'ait fait l'objet d'un préavis au Canada et aux provinces. L'avis de question constitutionnelle prévu à l'article 57 permet simplement de s'assurer que l'avis approprié est donné. Il va sans dire qu'il n'est pas nécessaire de signifier l'avis prévu à l'article 57 dans un cas où la réparation judiciaire est autre chose qu'un jugement portant qu'une loi ou un règlement est invalide, inapplicable ou sans effet sur le plan constitutionnel. Bien sûr, d'autres réparations sont possibles. C'est ce qu'explique le juge Lamer (tel était alors son titre) dans l'arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038. Le juge Lamer était dissident, mais tous les autres juges souscrivaient à son analyse sur ce point.
[77]L'arrêt Slaight Communications établit qu'en général, une décision discrétionnaire peut faire l'objet de deux formes de contestations d'ordre constitutionnel. En premier lieu, on peut contester la loi elle-même. Une telle contestation est fondée sur la prémisse selon laquelle la loi, si elle est interprétée comme il convient de le faire, confère au décideur, expressément ou d'une façon nécessairement implicite, le pouvoir de rendre une décision qui porte atteinte à un droit constitutionnel. En pareil cas, il faut soutenir que la loi est inconstitutionnelle, et la réparation visera cette loi.
[78]En second lieu, une décision discrétionnaire peut faire l'objet d'une contestation d'ordre constitutionnel pour le motif que la loi n'autorise pas le décideur à rendre une décision qui porte atteinte à un droit constitutionnel. Dans une contestation de ce genre, la réparation ne vise pas du tout la loi, mais uniquement la décision.
[79]À mon avis, la contestation d'ordre constitutionnel en l'espèce est limitée à la décision. Il est reconnu que la ministre a le pouvoir discrétionnaire de décider s'il faut approuver la construction de la route d'hiver à travers le parc national Wood Buffalo et que sa décision peut être contestée sur le plan constitutionnel. Toutefois, la Première nation crie Mikisew ne soutient pas que la législation habilitante autorise la ministre, expressément ou d'une façon nécessairement implicite, à prendre une décision qui porte atteinte à un droit constitutionnel. La Première nation crie Mikisew ne soutient pas non plus que la loi doit être interprétée de façon à être conforme à un principe constitutionnel ou à éviter la violation inévitable d'un droit constitutionnel. Selon l'argument invoqué, la façon dont la ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire portait atteinte aux droits issus d'un traité de la Première nation crie Mikisew. Cet argument n'exige pas qu'une décision soit rendue au sujet de la validité, de l'applicabilité ou de l'effet de la législation sur le plan constitutionnel. Par conséquent, aucun avis de question constitutionnelle n'était nécessaire en vertu de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale.
[80]L'Alberta cite un certain nombre de jugements dans lesquels l'avis prévu à l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale ou l'avis équivalent exigé par une autre loi a été donné. Ces jugements ne sont pas utiles parce qu'ils ne révèlent aucun débat portant sur le champ d'application de l'article 57. Il arrive sans doute souvent qu'une partie donne un avis de question constitutionnelle par excès de prudence ou peut-être même par suite d'une interprétation erronée de la loi exigeant l'avis.
[81]L'Alberta cite également un certain nombre d'affaires dans lesquelles une question se posait parce qu'aucun avis n'avait été signifié en vertu de l'article 57 ou d'une autre disposition équivalente: McIntosh c. Canada (Secrétaire d'État) (1994), 168 N.R. 75 (C.A.F.); Broddy v. Alberta (Director of Vital Statistics) (1982), 41 A.R. 255 (C.A.); Morine v. L & J Parker Equipment Inc. (2001), 193 N.S.R. (2d) 51 (C.A.); Gitxsan Treaty Society c. Hospital Employees' Union, [2000] 1 C.F. 135 (C.A.). Je ne me propose pas d'examiner ces arrêts en détail. Il suffit de dire qu'ils se rapportent tous à des contestations de la loi sur le plan constitutionnel. Aucun de ces arrêts n'étaye la conclusion selon laquelle, dans ce cas-ci, un avis doit être signifié en vertu de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale.
D. Les droits de chasse reconnus par le Traité no 8 subsistent-ils dans le parc national Wood Buffalo?
[82]La ministre affirme que les terres dont est maintenant composé le parc national Wood Buffalo ont été «prises» par la Couronne lorsque le parc a été établi, de sorte qu'elles ne sont plus situées dans les limites territoriales du Traité no 8. Subsidiairement, la ministre affirme que les terres sont «des terres occupées de la Couronne» sur lesquelles il n'existe aucun droit général d'accès pour la chasse et le piégeage. En tant que deuxième point subsidiaire, la ministre affirme que tout droit issu d'un traité de pratiquer la chasse et le piégeage dans la zone du parc a été éteint par la loi et par les règlements régissant le parc.
1) Les terres dont est composé le parc national Wood Buffalo ont-elle été «prises» par la Couronne?
[83]La juge a rejeté l'argument selon lequel la zone du parc national Wood Buffalo a été «prise» lorsque le parc a été établi, parce que l'utilisation des terres comme parc ne constitue pas une utilisation visible et incompatible avec le maintien des droits de chasse garantis par le Traité no 8. Je souscris à cette conclusion, et ce, pour les motifs que la juge a exprimés.
[84]Le jugement qui fait autorité en ce qui concerne la question de la «prise» a été rendu par le juge Cory dans l'affaire R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771. Dans cette affaire, trois Indiens cris qui avaient droit aux avantages conférés par le Traité no 8 avaient abattu un orignal pour se nourrir sur des terres privées en Alberta. Ils interjetaient appel contre la déclaration de culpabilité prononcée par suite de la perpétration d'infractions à la Wildlife Act, S.A. 1984, ch. W-9.1. L'un des Indiens avait été accusé d'avoir abattu un orignal en dehors de la saison de chasse. Les deux autres Indiens avaient été accusés d'avoir abattu un orignal sans permis.
[85]Il importe de noter que l'affaire Badger se rapportait à des faits qui ne sont pas ici présents. Dans l'affaire Badger, les Indiens en cause invoquaient un droit issu d'un traité les autorisant à chasser sur des terres privées plutôt que dans le parc national Wood Buffalo ou sur d'autres terres de la Couronne fédérale. La chasse sur les terres privées situées en Alberta était réglementée par la législation provinciale, qui faisait entrer en ligne de compte le paragraphe 12 de la Convention sur le transfert des ressources naturelles (Alberta) (confirmé par la Loi constitutionnelle de 1930), lequel est ainsi libellé:
12. Pour assurer aux Indiens de la province la continuation de l'approvisionnement de gibier et de poisson destinés à leur support et subsistance, le Canada consent à ce que les lois relatives au gibier et qui sont en vigueur de temps à autre dans la province, s'appliquent aux Indiens dans les limites de la province; toutefois, lesdits Indiens auront le droit que la province leur assure par les présentes de chasser et de prendre le gibier au piège et de pêcher le poisson, pour se nourrir en toute saison de l'année sur toutes les terres inoccupées de la Couronne et sur toutes les autres terres auxquelles lesdits Indiens peuvent avoir un droit d'accès.
[86]La Convention sur le transfert des ressources naturelles fait partie de la Constitution du Canada en vertu de l'article premier de la Loi constitutionnelle de 1930 [20 & 21 Geo. V, ch. 26 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi consitutionnelle de 1982, no 16) [L.R.C. (1985), appendice II, no 26]]. Toutefois, elle n'entre pas en ligne de compte en l'espèce parce que les lois de l'Alberta relatives à la chasse du gibier ne s'appliquent pas dans le parc national Wood Buffalo.
[87]Les remarques ci-après reproduites que le juge Cory a faites au sujet des questions qui se posaient dans l'affaire Badger, précitée, sont cruciales pour bien comprendre les conclusions qu'il a tirées (paragraphe 37):
Dans le présent pourvoi, il s'agit de déterminer l'étendue du droit existant de chasser pour se nourrir des Indiens membres des bandes qui étaient parties au Traité no 8. L'analyse se fera en trois étapes. Premièrement, il est nécessaire de déterminer les effets du par. 12 de la [Convention sur le transfert des ressources naturelles] sur les droits énoncés au Traité no 8. Après avoir établi quel texte énonce le droit de chasser pour se nourrir, il est nécessaire d'examiner les restrictions inhérentes à ce droit. Il faut se rappeler que, même suivant les termes du Traité no 8, le droit des Indiens de chasser pour se nourrir était circonscrit par des limites géographiques et des mesures spécifiques de réglementation gouvernementale. Deuxièmement, il faut se demander si le droit existant de chasser pour se nourrir peut être exercé sur des terres privées. Troisièmement, il est nécessaire de déterminer si les dispositions contestées de la Wildlife Act provinciale participent des mesures spécifiques de réglementation qui, depuis 1899, définissent et limitent l'étendue du droit en question. Dans l'affirmative, ces dispositions ne portent pas atteinte à un droit existant issu de traité et elles seront jugées constitutionnelles. Dans le cas contraire, toutefois, ces dispositions peuvent constituer une atteinte aux droits garantis par le Traité no 8, qui ont été modifiés par la Convention. En l'espèce, il y a lieu d'examiner les dispositions contestées à la lumière des principes énoncés dans l'arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, en vue de déterminer si elles constituent une atteinte prima facie aux droits modifiés issus du Traité et, dans l'affirmative, si cette atteinte peut être justifiée.
[88]Le juge Cory a décrit comme suit les droits de chasse garantis par le Traité no 8 (paragraphes 39 et 40):
Le Traité no 8 est l'un des onze traités numérotés qui ont été conclus par le gouvernement fédéral et diverses bandes indiennes entre 1871 et 1923. Ces traités visaient à faciliter la colonisation de l'Ouest. Le Traité no 8, signé le 21 juin 1899, prévoyait la cession de vastes territoires dans ce qui constitue aujourd'hui le nord de l'Alberta, le nord-est de la Colombie-Britannique, le nord-ouest de la Saskatchewan et une partie des Territoires du Nord-Ouest. En contrepartie de ces territoires, la Couronne a pris un certain nombre d'engagements envers les bandes: par exemple l'engagement de créer des réserves pour les bandes, de pourvoir à l'instruction de leurs membres, de leur verser des annuités, de leur fournir de l'équipement agricole et des munitions, et de leur porter secours en cas de famine et d'épidémie de peste. Cependant, il est clair que pour les Indiens la garantie que leur droit de chasser, de piéger et de pêcher continuerait d'être respecté a été le facteur essentiel qui les a amenés à signer les traités. Dans leur rapport, les commissaires qui ont négocié le Traité no 8 pour le compte du gouvernement ont souligné l'importance qu'avait pour les Indiens le droit de chasser, de piéger et de pêcher. Les commissaires ont écrit ceci:
[traduction] Ils (les Indiens) expriment partout la crainte que la signature du traité ne fut suivie d'une restriction des privilèges de chasse et de pêche [. . .] |
Nous leur fîmes comprendre [. . .] qu'ils auraient après le traité les mêmes moyens qu'auparavant de gagner leur vie, et qu'on espérait que les sauvages s'en serviraient [. . .] |
Notre principale difficulté à surmonter était la crainte qu'on restreindrait leurs privilèges de chasse et de pêche. La disposition du traité en vertu de laquelle des munitions et de la ficelle devaient être fournies contribua beaucoup à apaiser les craintes des sauvages, car ils admirent qu'il ne serait pas raisonnable de leur fournir les moyens de chasser et de pêcher si l'on devait faire une loi qui restreindrait tellement la chasse et la pêche qu'il serait presque impossible de gagner sa vie en s'y livrant. Mais en sus de cette disposition, nous avons dû leur affirmer solennellement qu'on ne ferait sur la chasse et la pêche que des lois qui seraient dans l'intérêt des sauvages et qu'on trouverait nécessaires pour protéger le poisson et les animaux à fourrure, et qu'ils seraient aussi libres de chasser et de pêcher après le traité qu'ils le seraient s'ils n'avaient jamais fait de traité. (Je souligne.)
Le Traité no 8 garantissait donc aux Indiens [traduction] «le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche». En revanche, le Traité imposait deux restrictions au droit de chasser. Premièrement, ce droit était assujetti à des limites territoriales. En effet, le droit de chasser pouvait être exercé [traduction] «dans l'étendue de pays cédée [. . .] sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois ou autres objets». Deuxièmement, ce droit pouvait être limité par des règlements pris par le gouvernement en matière de conservation.
(Il importe de noter que le dossier, en l'espèce, renferme un exemplaire du rapport des commissaires cité par le juge Cory dans l'arrêt Badger.)
[89]Le juge Cory a conclu que la Convention sur le transfert des ressources naturelles n'éteignait pas le droit de chasser pour se nourrir prévu par le Traité no 8. Par conséquent, pour que les peuples autochtones aient droit aux avantages conférés par le Traité no 8, la seule limitation territoriale du droit de chasser pour se nourrir dans la zone visée par le Traité no 8 se rapporte aux terres qui sont «prises» au sens du Traité no 8, même s'il s'agit de terres privées. Le juge Cory ne s'est pas demandé si, après l'adoption du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, la «prise» de terres à des fins agricoles pouvait constituer une atteinte prima facie aux droits garantis par le Traité no 8. Cette question ne se posait pas dans l'arrêt Badger. Toutefois, elle se pose en l'espèce et nous y reviendrons plus loin dans ces motifs.
[90]Le critère à appliquer lorsqu'il s'agit de décider si les terres sont «prises» est expliqué au paragraphe 54 des motifs du juge Cory:
Si on interprète les termes du Traité en se fondant, comme il se doit, sur la conception qu'en ont les Indiens, on est amené à conclure que la limitation territoriale du droit existant de chasser devrait s'appuyer sur le critère de l'utilisation visible et incompatible des terres en cause. Cette solution est conforme aux promesses verbales faites aux Indiens au moment de la signature du Traité, à l'histoire orale des Indiens visés par le Traité no 8, aux premières décisions des tribunaux sur la question et aux dispositions mêmes de la Wildlife Act de l'Alberta. [Non souligné dans l'original.]
[91]Le juge Cory a donné des précisions sur ce point aux paragraphes 58 et 59:
Par conséquent, il ressort des promesses verbales faites par les représentants de la Couronne et de l'histoire orale des Indiens que ceux-ci comprenaient que des terres seraient prises et occupées d'une manière qui les empêcherait d'y chasser lorsqu'elles feraient l'objet d'une utilisation visible et incompatible avec la pratique de la chasse. Pour ce qui est de la jurisprudence, il est évident que les tribunaux ont souscrit à cette interprétation et conclu que la question de savoir si une terre est oui ou non prise ou occupée est une question de fait, qui doit être tranchée au cas par cas.
Dans la plupart des affaires où la question de la limitation territoriale du droit de chasser s'est posée, les activités de chasse en cause avaient eu lieu sur des terres de la Couronne. Il a été jugé, dans ces décisions, que des terres de la Couronne n'étaient «occupées» ou «prises» que lorsqu'on y faisait concrètement une utilisation active et incompatible avec la chasse. Par exemple, dans R. c. Smith, [1935] 2 W.W.R. 433 (C.A. Sask.), on s'est demandé si les Indiens avaient le droit de chasser pour se nourrir dans une réserve faunique située sur des terres de la Couronne. Dans cette décision, la cour a, selon moi, signalé à juste titre qu'[traduction] «il convient de consulter le traité concerné pour voir s'il est possible d'en tirer des éléments susceptibles de jeter quelque lumière sur le sens à donner au texte» de la [Convention sur le transfert des ressources naturelles]. On a raisonnablement conclu à la p. 437 que les Indiens ne disposaient pas d'un droit d'accès à la réserve faunique pour y chasser, car cela serait incompatible avec l'objet fondamental de l'établissement d'une telle réserve: [traduction] «une telle réserve n'aurait de faunique que le nom si les Indiens ou tout autre groupe de personnes étaient autorisés à y chasser». Voir également l'affaire R. c. Mirasty, [1942] 1 W.W.R. 343 (Police Ct.), où des terres de la Couronne ont été prises pour l'établissement d'une réserve forestière et faunique; et l'arrêt [R. c. Mousseau, [1980] 2 R.C.S. 89], où des terres de la Couronne ont été prises pour la construction d'une voie publique. Les tribunaux ont cependant reconnu un droit existant--issu de traité--de chasser sur des terres de la Couronne prises pour l'établissement d'une réserve forestière, puisque la pratique de la chasse pour se nourrir n'est pas incompatible avec l'utilisation particulière qui était faite des terres en cause: R. c. Strongquill, [1953] 8 W.W.R. (N.S.) 247 (C.A. Sask.). Enfin, lorsque les non-Indiens disposent d'un droit limité de chasser sur des terres de la Couronne prises en tant que zone de gestion de la faune ou zone de conservation des animaux à fourrure, les tribunaux ont conclu que les Indiens continuent d'avoir un droit d'accès illimité à ces terres afin d'y chasser pour se nourrir: Strongquill, précité, aux pp. 267 et 271; [R. c. Sutherland, [1980] 2 R.C.S. 451], aux pp. 460 et 464 et 465; et Moosehunter c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 282, à la p. 292. [Non souligné dans l'original.]
[92]Deux des trois déclarations de culpabilité ont été confirmées pour le motif que les terres sur lesquelles les Indiens avaient chassé étaient visiblement utilisées à des fins qui étaient incompatibles avec la chasse. Dans un cas, la chasse avait eu lieu sur des terres couvertes de jeunes saules et de broussailles, à un quart de mille seulement d'une maison de ferme. Dans l'autre cas, la chasse avait eu lieu dans ce qui était clairement un champ appartenant à un agriculteur.
[93]Le troisième Indien chassait dans une savane non déboisée, où il n'y avait pas de clôtures, d'écriteaux ou d'édifices aux alentours. La terre où l'Indien chassait ne satisfaisait pas au «critère d'utilisation visible et incompatible». Dans son cas, il fallait aller plus loin et examiner la validité, sur le plan constitutionnel, des dispositions de la Wildlife Act de l'Alberta en vertu desquelles il avait été accusé. À cette fin, le juge Cory a appliqué l'analyse préconisée dans l'arrêt Sparrow, précité. L'arrêt Sparrow traitait de la violation de droits ancestraux non issus de traités, mais le juge Cory a conclu que cet arrêt s'appliquait également à la violation des droits issus de traités des Autochtones. Le juge a statué que la disposition contestée de la Wildlife Act allait à l'encontre des droits de chasse prévus dans le Traité no 8, tel qu'il avait été modifié par la Convention sur le transfert des ressources naturelles, de sorte qu'il y avait atteinte prima facie. Il fallait donc déterminer si l'atteinte était justifiée. L'affaire a été renvoyée pour que cette question soit instruite à nouveau.
[94]En ce qui concerne la présente affaire, il s'agit de savoir si les lois régissant le parc national Wood Buffalo entraînent une utilisation des terres qui est visiblement incompatible avec l'exercice des droits de chasse garantis par le Traité no 8. La juge a conclu par la négative, et je suis d'accord avec elle.
[95]La ministre conteste cette conclusion en se fondant sur l'application combinée des articles 2 et 18 [mod. par S.C. 1913, ch. 18, art. 5] de la Loi concernant les Réserves forestières et les Parcs fédéraux, S.C. 1911, ch. 10; de l'article 2 des Regulations Respecting Game in the Dominion Parks (C.P. 1919-2415), d'un Décret (C.P. 1922-2498) créant le parc national Wood Buffalo et d'un décret (30 avril 1926), par lequel la superficie du parc était augmentée.
[96]Les parties pertinentes des articles 2 et 18 de la Loi concernant les Réserves forestières et les Parcs qui est entrée en vigueur en 1911 sont ainsi libellées:
2. Toutes les terres fédérales comprises dans les limites respectives des réserves mentionnées en l'annexe de la présente loi sont par la présente loi retirées de la vente, de la colonisation et de l'occupation sous le régime des dispositions de la Loi des terres fédérales ou de toute autre loi, ou des règlements établis sous le régime de toute loi relative aux mines ou à l'exploitation minière, au bois ou aux licences ou aux permis d'exploitation forestière ou sous tout autre rapport quelconque; et, une fois la présente loi rendue, nulles terres fédérales comprises dans les limites des dites réserves ne doivent être vendues, données à bail ni autrement aliénées ni être choisies pour l'établissement, ni établies, et personne ne doit employer ni occuper quelque partie de ces terres, si ce n'est sous l'empire de la présente loi ou des règlements établis sous son régime.
[. . .]
18. Le Gouverneur en conseil peut, quand il y a lieu, par proclamation, désigner les réserves ou étendues de réserves forestières qu'il juge à propos, qui seront et sont connus sous le nom de Parcs fédéraux, et, subordonnément aux dispositions de la présente loi, ils doivent être entretenus et il peut en être fait usage comme parcs publics et lieux d'amusement pour le bénéfice, l'avantage et la jouissance de la population du Canada. [Non souligné dans l'original.]
[97]En 1919, le gouverneur en conseil a adopté les Regulations Respecting Game in the Dominion Parks, dont l'article 2 est ainsi libellé:
[traduction] Sauf pour ce qui est ci-après prévu, personne ne peut chasser, harceler ou poursuivre, abattre à coups de fusil, piéger, prendre, blesser, tuer, capturer ou détruire du gibier dans un parc.
[98]Le 18 décembre 1922, le parc national Wood Buffalo a été créé par le décret C.P. 1922-2498 en vertu de la Loi concernant les Réserves forestières et les Parcs fédéraux. Le dossier n'indique pas que la zone du parc avait d'abord été désignée en tant que réserve forestière, comme la Loi semble le prévoir, mais je suppose que telle n'est pas la question. Le décret indique que la création du parc visait à sauvegarder le [traduction] «bison des bois». Il n'est pas contesté que le parc a été validement créé.
[99]Selon la position prise par la ministre, l'interdiction générale de chasser, telle qu'elle est énoncée à l'article 2 du Règlement, s'appliquait immédiatement au parc national Wood Buffalo; puisqu'une interdiction est nécessairement incompatible avec le maintien du droit de chasse issu d'un traité, le droit issu du traité a cessé d'exister à l'intérieur du parc lors de la création du parc.
[100]Une proposition quelque peu similaire a été examinée dans l'arrêt R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393. Dans cette affaire, il s'agissait de savoir si M. Sundown, un Indien qui était visé par le Traité no 6 [1876], avait enfreint un règlement provincial sur les parcs en construisant une cabane en rondins dans un parc provincial de la Saskatchewan pour l'utiliser comme abri lorsqu'il chassait et pêchait dans le parc. Le règlement interdisait la construction ou l'occupation d'une habitation temporaire ou permanente, sans permission, sur les terres du parc. M. Sundown avait été acquitté parce que la construction de la cabane était raisonnablement accessoire à son droit de chasse tel qu'il avait été traditionnellement exercé et qu'elle n'était pas incompatible avec l'utilisation des terres comme parc provincial. Le raisonnement du juge Cory sur la question de l'utilisation incompatible est intéressant en ce qui nous concerne (paragraphe 41):
Par conséquent, si l'exercice du droit de chasse de l'intimé était tout à fait incompatible avec l'utilisation que Sa Majesté fait des terres, la chasse ne serait pas permise et tout droit relatif à la cabane de chasse serait éteint. Par exemple, si le parc était transformé en réserve de gibier et que la chasse y était interdite, le droit de chasse issu de traité pourrait être tout à fait incompatible avec l'utilisation que Sa Majesté fait des terres. Voir, à cet égard, R. c. Smith, [1935] 2 W.W.R. 433 (C.A. Sask.). Cette position concorde également avec l'arrêt Myran c. La Reine, [1976] 2 R.C.S. 137, dans lequel il a été jugé qu'il n'y avait, en principe, aucune incompatibilité entre un droit de chasse issu de traité et l'obligation que faisait la loi que ce droit soit exercé d'une manière qui ne compromette pas la sécurité du chasseur lui-même et celle d'autrui.
[101]Malgré l'article 2 du Règlement, il n'est pas établi qu'une interdiction totale de chasser ait été reconnue ou appliquée, dans le parc national Wood Buffalo, à l'encontre des peuples autochtones qui avaient droit aux avantages conférés par le Traité no 8. Toutefois, il existe des éléments de preuve contraires. De fait, la ministre concède que les Autochtones possédant des droits issus de traités qui avaient habituellement pratiqué la chasse et le piégeage dans le secteur du parc étaient autorisés à continuer à le faire, sous réserve uniquement des règlements applicables.
[102]La chose est confirmée par un avis en date du 1er août 1923, publié sous le nom d'«O.S. Finnie, directeur» par l'autorité gouvernementale qui était alors responsable de l'administration du parc national Wood Buffalo. L'avis est ainsi libellé (dossier d'appel, volume 5, à la page 2638):
[traduction] Il est illégal pour quiconque n'est pas un véritable autochtone, Indien visé par un traité, de chasser ou de trapper du gibier dans les limites du parc national Wood Buffalo. Quiconque contrevient à ce règlement sera poursuivi en justice.
Les Indiens visés par un traité doivent toutefois se conformer aux règlements relatifs aux saisons de chasse.
[103]M. Finnie a par la suite dit, dans une lettre en date du 24 décembre 1925, qu'il n'avait jamais concédé que les Indiens visés par le traité avaient, en vertu du Traité no 8, le droit de chasser à l'intérieur du parc national Wood Buffalo (dossier d'appel, volume 6, à la page 2779). D'autres notes et lettres de M. Finnie sont similaires (dossier d'appel, volume 6, aux pages 2766 et 2767). Ces documents, s'ils sont considérés tels quels, peuvent représenter l'interprétation donnée par M. Finnie du Traité no 8, mais ils ne peuvent pas établir que la législation et les règlements régissant le parc national Wood Buffalo étaient incompatibles avec le maintien des droits de chasse des Autochtones dans le parc.
[104]Des publications gouvernementales plus récentes concernant le parc national Wood Buffalo confirment que la chasse autochtone n'a pas été interrompue dans le secteur du parc. Le plan de gestion du parc national Wood Buffalo de 1984 (dossier d'appel, volume 2, aux pages 890 à 1018) dit ce qui suit à la page 904:
[traduction] L'intention initiale était de ne pas permettre la chasse et le piégeage dans le parc. Toutefois, on n'a jamais donné suite à cette intention et les Autochtones visés par un traité ont été autorisés à continuer à pratiquer la chasse et le piégeage, sauf pendant certaines périodes et sous réserve des règlements. [Non souligné dans l'original.]
[105]La déclaration suivante, telle qu'elle a été versée au dossier, figure sur le site Web du parc national Wood Buffalo (dossier d'appel, volume 5, à la page 2639):
Les preuves archéologiques montrent que les Autochtones habitent la région de Wood Buffalo depuis plus de 8000 ans et y vivaient longtemps avant l'arrivée des négociants en fourrures au début du XVIIIe siècle. Les Européens ont baptisé les habitants de la région de plusieurs noms, les appelant Castors, Esclaves et Chippewyan. Les deux premiers groupes ont quitté la région lorsque le commerce des fourrures s'est déplacé vers l'ouest. Aujourd'hui, les communautés autour du parc sont surtout des Cris, des Chippewyans, des Métis et des Non-Autochtones.
La chasse, la pêche et le piégeage de subsistance sont encore pratiqués dans le parc national Wood Buffalo, comme ils l'ont été pendant des siècles, et le piégeage commercial est un legs du commerce de la fourrure. L'utilisation de certaines ressources du parc à des fins traditionnelles par des groupes autochtones locaux constitue un aspect important de son histoire culturelle. [Non souligné dans l'original.]
[106]En fait, les peuples autochtones et d'autres personnes sont autorisés à chasser à l'intérieur du parc national Wood Buffalo, sous réserve des règlements applicables. Il est soutenu au nom de la ministre que la permission de chasser à l'intérieur du parc national Wood Buffalo ne s'explique pas par le maintien des droits de chasse conférés par le Traité no 8, mais qu'il s'agit simplement d'un cas dans lequel la Couronne exerce son droit de réglementer les activités à l'intérieur du parc. Certains éléments de preuve contredisent cette théorie. De fait, une note de M. Finnie donne à entendre (sans toutefois prouver) qu'il existe une raison différente pour laquelle aucune mesure n'a été prise en vue d'interdire aux Indiens visés par le Traité de chasser à l'intérieur du parc. La note est datée du 21décembre 1925 et est en partie ainsi libellée (dossier d'appel, volume 6, à la page 2777):
[traduction] À l'heure actuelle, les Indiens visés par le traité qui viennent du district du parc Wood Buffalo, ou ceux qui pratiquaient autrefois la chasse ou le piégeage dans ce secteur, avant la création du parc, sont autorisés comme autrefois à exercer leurs activités de chasse et de piégeage. Si nous n'avions pas autorisé les Indiens visés par le traité à pratiquer la chasse et le piégeage dans le parc, la création du parc aurait fait l'objet d'une opposition telle que nous n'aurions pas été en mesure d'arriver à nos fins. Ce sont le ministère des Affaires indiennes et l'évêque Breynat qui se seraient opposés au projet.
[107]Le sens de cette note n'est pas clair. Le dossier ne renferme aucun document provenant du «ministère des Affaires indiennes» indiquant la position qui aurait peut-être été prise au sujet des droits de chasse à l'intérieur du parc national Wood Buffalo. L'évêque Breynat était un missionnaire qui avait travaillé dans le nord du Canada pendant un grand nombre d'années. Selon certains éléments de preuve, il aurait peut-être été témoin de la signature du Traité no 8 (dossier d'appel, volume 6, à la page 2784).
[108]Quoi qu'il en soit, je ne suis pas convaincue qu'il soit nécessaire de déterminer ce qui a amené la Couronne, en 1922 ou par la suite, à permettre le maintien des droits de chasse à l'intérieur du parc national Wood Buffalo. Ce qui importe, c'est de savoir si, cela étant, la ministre peut maintenant soutenir que l'utilisation du secteur du parc national Wood Buffalo en tant que parc est visiblement incompatible avec le maintien des droits de chasse reconnus par le Traité no 8. Le dossier n'établit aucune incompatibilité, visible ou autre. Par conséquent, la juge a eu raison de conclure que le secteur du parc national Wood Buffalo n'a pas été exclu du secteur visé par le Traité no 8 du fait que les terres auraient été «prises».
2) Les terres dont est composé le parc national Wood Buffalo sont-elles des «terres occupées de la Couronne»?
[109]Selon le deuxième argument invoqué par la ministre, le secteur du parc est constitué de terres occupées de la Couronne ou est composé de terres auxquelles les Indiens visés par le Traité no 8 n'ont aucun droit d'accès aux fins de la chasse ou du piégeage. Cet argument est fondé sur le paragraphe 12 de la Convention sur le transfert des ressources naturelles, qui est reproduit pour plus de commodité:
12. Pour assurer aux Indiens de la province la continuation de l'approvisionnement de gibier et de poisson destinés à leurs support et subsistance, le Canada consent à ce que les lois relatives au gibier et qui sont en vigueur de temps à autre dans la province, s'appliquent aux Indiens dans les limites de la province; toutefois, lesdits Indiens auront le droit que la province leur assure par les présentes de chasser et de prendre le gibier au piège et de pêcher le poisson, pour se nourrir en toute saison de l'année sur toutes les terres inoccupées de la Couronne et sur toutes les autres terres auxquelles lesdits Indiens peuvent avoir un droit d'accès. [Non souligné dans l'original.]
[110]Cet argument n'a pas été invoqué devant la Section de première instance de la Cour fédérale; par conséquent, on n'a pas présenté de preuve au sujet des questions soulevées par l'argument et la juge n'a pas examiné l'argument. L'avocat de la Première nation crie Mikisew a soutenu, et l'avocat de la ministre a concédé dans l'argumentation orale, que le secteur du parc national Wood Buffalo n'est pas assujetti aux lois provinciales réglementant la chasse et le piégeage.
[111]Étant donné l'état du dossier, je me propose de rejeter cet argument sans procéder à une analyse approfondie. Il suffit de dire que la ministre s'est uniquement fondée sur deux arrêts, notamment R. v. Catarat, [2001] 6 W.W.R. 681 (C.A. Sask.), dans lequel des terres de la Couronne provinciale, dans le nord de la Saskatchewan, qui avaient été louées au gouvernement fédéral pour être utilisées comme champ de tir militaire étaient «des terres occupées de la Couronne» pour l'application de la Convention sur le transfert des ressources naturelles parce qu'elles étaient activement utilisées à des fins incompatibles avec la chasse. L'autre arrêt, R. v. Smith, [1935] 2 W.W.R. 433 (C.A. Sask.), traitait de l'état d'un secteur désigné dans une loi provinciale comme réserve faunique dans laquelle il était interdit de chasser à quelque fin que ce soit. La décision était fondée sur le fait que les lois régissant la réserve faunique étaient clairement incompatibles avec le maintien des droits ancestraux de chasse (voir les remarques que le juge Cory a faites à ce sujet au paragraphe 59 de l'arrêt Badger, précité). Selon le dossier qui est ici mis à notre disposition, les règlements sur la chasse qui s'appliquent au parc national Wood Buffalo se sont avérés compatibles avec le maintien des droits de chasse reconnus aux Autochtones par le Traité no 8 à l'intérieur du parc. Cela étant, il est possible de faire une distinction, sur le plan des faits, d'avec les arrêts Catarat et Smith.
3) Les droits de chasse ont-ils été abolis par la loi à l'intérieur du parc national Wood Buffalo?
[112]Selon un autre argument subsidiaire de la Couronne, les droits de chasse reconnus par le Traité no 8 ont été abolis par la loi. La juge a rejeté cet argument; je suis d'accord avec elle. Avant que le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 entre en vigueur, un droit ancestral pouvait être éteint par une loi valide aussi facilement qu'un droit existant en common law. Le critère applicable à l'extinction a été expliqué comme suit dans l'arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, aux pages 1098 et 1099:
Dans le contexte des droits ancestraux, on pourrait faire valoir qu'avant 1982 un droit ancestral était automatiquement éteint dans la mesure ou il était incompatible avec une loi. Comme le juge Mahoney l'a affirmé dans l'arrêt [Baker Lake (Hamlet) c. Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, [1980] 1 C.F. 518 (1re inst.)], aux pp. 568 et 569:
Une fois qu'une loi a été régulièrement adoptée, il faut lui donner effet; s'il est nécessaire pour lui donner effet d'altérer voire d'abroger entièrement un droit de common law alors c'est l'effet que les tribunaux doivent lui donner. Cela est tout aussi vrai d'un titre aborigène que de tout autre droit de common law. |
Voir également l'arrêt [Attorney-General for Ontario v. Bear Island Foundation [(1984), 49 O.R. (2d) 353 (H.C.)] aux pp. 439 et 440. De l'avis du juge Judson, c'est ce qui s'était produit dans l'affaire. [Calder c. Procureur général de la Colombie-Britannique, [1973] R.C.S. 313], où, selon lui, une série de lois avait mis fin à la volonté d'exercer une souveraineté incompatible avec tout intérêt contradictoire, y compris un titre aborigène. Mais le juge Hall a affirmé dans cet arrêt (à la p. 404) «qu'il incombe à l'intimé d'établir que le Souverain voulait éteindre le titre indien, et que cette intention doit être "claire et expresse"». (Nous soulignons.) Le critère de l'extinction qui doit être adopté, à notre avis, est que l'intention du Souverain d'éteindre un droit ancestral doit être claire et expresse.
[113]L'arrêt Sparrow portait sur l'extinction de droits ancestraux qui ne sont pas protégés par un traité, mais les mêmes principes s'appliquent à l'extinction, avant l'année 1982, des droits issus de traités reconnus aux Autochtones. C'est ce qu'a reconnu le juge Binnie lorsqu'il a fait les remarques suivantes, aux paragraphes 47 et 48 de l'arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456:
Le 25 juin 1761, après la signature des traités de 1760 et de 1761 par le dernier groupe de villages mi'kmaq, une cérémonie a eu lieu à la ferme du lieutenant gouverneur Jonathan Belcher, qui fut le premier juge en chef de la Nouvelle-Écosse et qui remplaçait alors à titre intérimaire le gouverneur Charles Lawrence, qui s'était noyé peu de temps auparavant en se rendant à Boston. Relativement aux traités, y compris la clause relative au commerce, le lieutenant gouverneur Belcher a proclamé que:
[traduction] Les lois formeront comme une grande haie autour de vos droits et de vos biens; si quelqu'un brise cette haie pour vous causer du tort, le poids écrasant des lois s'abattra sur cette personne et la punira de sa désobéissance. |
Jusqu'à l'édiction de la Loi constitutionnelle de 1982, les droits issus de traités des peuples autochtones pouvaient être écartés par des dispositions législatives valides aussi facilement que pouvaient l'être les droits et libertés des autres habitants. La haie n'offrait aucune protection spéciale, comme l'ont appris les peuples autochtones dans des affaires antérieures portant sur des droits de chasse, tels les arrêts Sikyea c. The Queen, [1964] R.C.S. 642, et R. c. George, [1966] R.C.S. 267. Le 17 avril 1982, toutefois, ce type particulier de «haie» a été transformé par le par. 35(1) en un rempart plus solide, qui ne peut être déplacé que dans les cas où cela est justifié suivant le critère qui a été établi dans l'arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, aux pp. 1112 et suiv., et qui a été adapté à l'application des traités dans Badger, précité, le juge Cory, aux par. 75 et suiv. Voir également l'arrêt R. c. Bombay, [1993] 1 C.N.L.R. 92 (C.A. Ont.). Le fait que le contenu des droits de chasse, de pêche et de commerce conférés aux Mi'kmaq par le traité n'était pas plus large que les droits dont jouissaient les autres habitants n'affecte en rien la protection plus grande qu'ils offrent actuellement aux Mi'kmaq, à moins que ces droits n'aient été éteints avant le 17 avril 1982.
[114]J'ai déjà rejeté deux des arguments de la ministre pour le motif que l'établissement du parc national Wood Buffalo ne comporte rien qui soit incompatible avec l'exercice des droits de chasse garantis par le Traité no 8. Cela étant, on ne saurait reconnaître que l'«effet nécessaire», pour reprendre les termes employés par le juge Mahoney dans l'arrêt Baker Lake (Hamlet) c. Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien [[1980] 1 C.F. 518 (1re inst.)], de la législation créant le parc national Wood Buffalo ou régissant l'administration du parc était d'éteindre les droits de chasse reconnus par le Traité no 8, ou que la législation n'était pas compatible avec le maintien de ces droits.
4) Conclusion
[115]Pour ces motifs, la juge a eu raison de conclure que les droits de chasse garantis par le Traité no 8 subsistent sur les terres dont est composé le parc national Wood Buffalo, sous réserve des règlements applicables.
E. Atteinte prima facie
[116]La juge a statué que l'approbation de la route d'hiver constituait une atteinte prima facie aux droits de chasse garantis par le Traité no 8, laquelle, selon l'arrêt Sparrow, précité, ne peut pas être maintenue à moins d'être justifiée. Deux questions juridiques ont été soulevées dans ce contexte. La première, qui a uniquement été invoquée par l'Alberta, est de savoir si l'établissement de la route d'hiver constitue une «prise» de terres envisagée par les dispositions du Traité no 8. La deuxième, qui est uniquement pertinente si la Cour ne conclut pas que l'établissement de la route est envisagé par les dispositions du Traité no 8, est de savoir si la juge a eu raison de conclure à une atteinte prima facie.
1) L'établissement de la route en tant que «prise»
[117]L'Alberta soutient que, pour l'application du Traité no 8, l'établissement de la route d'hiver constitue une «prise» par la Couronne du corridor de 200 mètres de large dans lequel la route doit passer, ce qui exclut automatiquement ce secteur du secteur dans lequel les droits de chasse reconnus par le Traité no 8 peuvent être exercés (voir l'analyse relative aux limites territoriales du Traité no 8, sous le titre: «(1) Les terres dont est composé le parc national Wood Buffalo ont-elles été "prises" par la Couronne?»).
[118]Le passage pertinent du Traité no 8 est reproduit ci-dessous pour plus de commodité:
Et Sa Majesté la Reine convient par les présentes avec les dits sauvages qu'ils auront le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche dans l'étendue de pays cédée telle que ci-dessus décrite, subordonnées à tels règlements qui pourront être faits de temps à autre par le gouvernement du pays agissant au nom de Sa Majesté et sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets. [Non souligné dans l'original.]
[119]Selon l'argument invoqué par l'Alberta, le Traité no 8 prévoit une «prise» de terres; il ne peut donc pas être statué qu'il s'agit d'une atteinte prima facie au sens de l'analyse préconisée dans l'arrêt Sparrow, précité. Si c'est le cas, aucune justification n'est nécessaire, et la ministre n'était pas tenue de consulter la Première nation crie Mikisew avant d'approuver la construction de la route d'hiver. À mon avis, cet argument n'est pas sensé, mais même s'il est fondé, il ne devrait pas être déterminant pour ce qui est du résultat du présent appel.
[120]Si je comprends bien, l'argument de l'Alberta est fondé sur la prémisse selon laquelle le Traité no 8 doit être interprété selon les principes applicables aux contrats. L'un de ces principes est que, si les dispositions d'un contrat confèrent à une partie un droit unilatéral de prendre une certaine mesure, le contrat n'est pas violé si cette mesure est prise. Le passage précité du Traité no 8, s'il est interprété à la lettre, confère à la Couronne le droit unilatéral d'exclure d'une façon permanente des terres du secteur dans lequel les droits de chasse et de piégeage reconnus par le Traité no 8 peuvent être exercés afin d'utiliser les terres «pour des fins d'établissements, de mine, de commerce de bois, ou autres objets». En se fondant sur cette approche textuelle, l'Alberta soutient qu'étant donné que le droit à la «prise» de terres est accordé par le Traité no 8 lui-même, il n'est pas limité par une obligation de la part de la Couronne de consulter la Première nation crie Mikisew ou de négocier avec elle ou même de donner un préavis.
[121]Un argument similaire a été rejeté par le juge Finch dans l'arrêt Halfway River First Nation v. British Columbia (Ministry of Forests) (1999), 178 D.L.R. (4th) 666 (C.A.C.-B.). Dans cette affaire, le litige se rapportait à la validité sur le plan constitutionnel d'un permis de coupe de bois accordé par un directeur de district conformément à une loi provinciale. La Première nation de Halfway River avait contesté la validité du permis pour un certain nombre de motifs, notamment parce que le secteur visé par le permis était un secteur dans lequel elle possédait des droits de chasse conformément au Traité no 8. La Première nation a eu gain de cause devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Un appel devant la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a été rejeté, un juge étant dissident. Le juge Finch (tel était alors son titre) et le juge Huddart étaient d'accord pour dire que l'appel devait être rejeté, mais pour des motifs différents. Étant donné qu'ils décrivaient le problème différemment, seul le juge Finch estimait nécessaire de traiter de l'argument relatif à la «prise».
[122]Le juge Finch a décrit la question comme se rapportant à l'interprétation du Traité no 8. Il a tiré des arrêts Saanichton Marina Ltd. v. Tsawout Indian Band (1989), 57 D.L.R. (4th) 161 (C.A.C-B.); Badger, précité; et R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, les principes applicables à l'interprétation des traités conclus avec les Autochtones. Je paraphrase comme suit le résumé des principes en question qui a été fait par le juge:
1) Le traité doit être interprété d'une façon équitable, large et libérale en faveur des signataires autochtones.
2) Le traité ne doit pas être interprété suivant son sens strictement formaliste, mais il doit plutôt être interprété suivant le sens que les signataires autochtones lui donneraient naturellement.
3) Étant donné que l'honneur de la Couronne est toujours en jeu, aucune apparence de «manoeuvres malhonnêtes» ne doit être tolérée.
4) Toute ambiguïté ou expression douteuse dans le texte d'un traité doit être réglée en faveur des signataires autochtones. Toute limitation des droits reconnus aux signataires autochtones en vertu d'un traité doit être interprétée d'une façon restrictive.
5) La preuve, par la conduite ou autrement, de la façon dont les parties concevaient le traité est utile lorsqu'il s'agit d'en établir la teneur. Les tribunaux judiciaires doivent tenir compte du contexte historique et de la façon dont chaque partie conçoit la nature de l'engagement mentionné dans le document en question.
[123]Dans son analyse de la question de la «prise» telle qu'elle se présentait dans cette affaire-là, le juge Finch a fait remarquer qu'étant donné que l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 élevait les droits issus de traités au rang de droits constitutionnels, il était possible de soutenir que le droit de la Couronne de «prendre» les terres visées par le Traité no 8 est un droit qui aurait lui-même pu se voir reconnaître la qualité de droit constitutionnel. À supposer, sans toutefois trancher la question, que le droit de la Couronne de «prendre» des terres est reconnu sur le plan constitutionnel, ce droit ne peut pas être plus fort que les autres pouvoirs constitutionnels de la Couronne, y compris le pouvoir constitutionnel que la Couronne a cherché à exercer dans l'affaire Sparrow, précitée. Comme le juge Finch l'a dit, au paragraphe 129 de l'arrêt Halfway River, précité:
[traduction] À mon avis, le fait que la Couronne revendique ses droits en vertu du Traité no 8 ne peut pas la placer dans une meilleure position, par rapport à un droit issu d'un traité contraire ou contradictoire, que celle dans laquelle elle se trouve lorsqu'elle exerce les pouvoirs conférés à l'article 91 ou à l'article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867.
[124]Le juge Finch a conclu que l'octroi d'un permis de coupe de bois dans un secteur où les droits de chasse sont garantis par le Traité no 8 constitue une atteinte prima facie du droit de chasse et que la Couronne était tenue de procéder à une consultation. En d'autres termes, il a appliqué l'analyse de l'arrêt Sparrow même si le Traité no 8 semblait permettre à la Couronne d'agir unilatéralement pour réduire l'étendue des droits de chasse au moyen de la «prise» de terres pour l'une des fins mentionnées.
[125]À mon avis, l'analyse effectuée par le juge Finch est correcte. Par conséquent, même si l'établissement de la route d'hiver constitue une «prise» du corridor routier d'une largeur de 200 mètres, la «prise» pourrait constituer une atteinte prima facie des droits de chasse prévus par le Traité no 8 qui doit être justifiée selon le critère énoncé dans l'arrêt Sparrow.
[126]Même si je me trompe en retenant l'analyse du juge Finch sur ce point, et si l'analyse préconisée dans l'arrêt Sparrow ne s'applique pas à la «prise» de terres dans les secteurs visés par le Traité no 8, je refuserais néanmoins de trancher cet appel en me fondant sur le fait que l'approbation de la route d'hiver constituait une «prise». Il ressort du paragraphe 84 des motifs du jugement que, devant la cour d'instance inférieure, l'argument relatif à la «prise» a été plaidé par l'avocat de la ministre «subsidiairement». À l'audition du présent appel, l'avocat de la ministre a fait savoir que cet argument avait été abandonné, mais l'autre avocat de la ministre a par la suite précisé que la ministre ne se fondait tout simplement pas sur cet argument.
[127]La ministre a toujours été au courant de l'argument fondé sur la «prise» maintenant avancé par l'Alberta. Je ne dis pas que l'Alberta n'a pas le droit d'invoquer cet argument devant la présente Cour. La ministre aurait également pu l'invoquer. Toutefois, pour des raisons qu'elle n'a pas divulguées et qu'elle n'a pas à divulguer, la ministre a décidé de ne pas défendre sa décision en invoquant ce motif. À mon avis, la Cour aurait tort, dans ces conditions, de confirmer la décision de la ministre pour un motif que cette dernière a elle-même décidé de ne pas invoquer.
2) L'approbation de la route d'hiver constituait-elle une atteinte prima facie?
[128]J'examinerai maintenant l'argument de la ministre selon lequel la juge a commis une erreur en concluant à une atteinte prima facie. Le fondement factuel de cette conclusion est énoncé au paragraphe 98 des motifs:
J'estime que la demanderesse a établi que son droit de chasser et de trapper dans le [parc national Wood Buffalo] serait touché de la façon suivante:
i) Restriction géographique
Dans ce corridor routier, il sera interdit aux chasseurs mikisews d'exercer leur droit de chasse. La capacité de continuer à pratiquer les activités de chasse traditionnelle à proximité des réserves est importante pour l'exercice du droit de chasser. Le piégeage aussi sera perturbé. Beaucoup de territoires de piégeage se situent près de l'emprise existante, probablement parce qu'ils sont plus faciles d'accès. En fait, le tracé proposé traverse la zone de piégeage désignée et passe à un kilomètre d'un chalet de piégeage mikisew. Le droit de trapper des Mikisews est clairement touché puisqu'il faudra modifier les territoires de piégeage.
ii) Conséquences économiques potentiellement défavora-bles
Premièrement, il ressort de la version préliminaire du rapport d'évaluation environnementale que la route pourrait entraîner une baisse de la quantité des prises; moins d'animaux à fourrure se prendront dans les pièges des Mikisews. Deuxièmement, le même document indique que la composition des prises pourrait changer; la population des espèces d'animaux à fourrure les plus précieuses ou les plus rares pourrait décliner.
iii) Conséquences culturelles potentielles
La chasse et le piégeage de subsistance pratiqués par les utilisateurs traditionnels du parc connaissent un déclin depuis quelques années. En ouvrant ces étendues sauvages et isolées à la circulation routière, on pourrait rendre plus difficile encore le combat des Premières nations pour le maintien de leur culture. Par exemple, si la population d'orignaux fait les frais de l'augmentation du braconnage et de la prédation entraînée par l'aménagement de la route, les Mikisews seront forcés de modifier leur stratégie de chasse, et ce sera peut-être une incitation de plus à abandonner leur mode de vie traditionnel et à se tourner vers d'autres modes de vie. Les Mikisews affirment en outre qu'il importe de conserver les terres entourant leur réserve dans leur état naturel et de maintenir leurs traditions de chasse et de piégeage pour que le savoir de la Première nation puisse être transmis à la prochaine génération.
[129]La ministre soutient que la conclusion relative à une atteinte prima facie à un droit issu d'un traité est incorrecte en droit parce que la juge l'a tirée sans tenir compte des facteurs nécessaires selon l'arrêt Sparrow. La ministre affirme également que certaines conclusions factuelles de la juge n'étaient pas fondées sur des preuves.
[130]J'examinerai d'abord le critère énoncé dans l'arrêt Sparrow en ce qui concerne l'atteinte prima facie. Dans l'arrêt Sparrow, le juge en chef Dickson et le juge La Forest ont dit (à la page 1112) que la réponse à la question de savoir si la restriction d'un droit ancestral constitue une atteinte prima facie exige l'examen de trois questions, à savoir 1) la restriction est-elle déraisonnable? 2) la restriction impose-t-elle une difficulté déraisonnable? et 3) la restriction empêche-t-elle le recours aux meilleurs moyens d'exercer le droit en cause?
[131]Toutefois, il a subséquemment été reconnu que ces trois questions sont plus pertinentes lorsqu'il s'agit de déterminer la question de la justification plutôt que la question de l'atteinte prima facie (voir, par exemple, les motifs prononcés en dissidence par la juge McLachlin (tel était alors son titre) dans l'arrêt R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, au paragraphe 297). À l'heure actuelle, on estime que les questions susmentionnées dans l'arrêt Sparrow sont des facteurs pertinents lorsqu'il s'agit de savoir s'il y a eu atteinte prima facie, mais qu'il ne s'agit pas de facteurs déterminants. C'est ce qu'explique le juge en chef Lamer (tel était alors son titre) dans l'arrêt R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723, au paragraphe 43:
Il est possible que le critère relatif à l'atteinte formulé dans Sparrow semble, de prime abord, intrinsèquement contradictoire. D'une part, suivant ce critère, les appelants ont simplement à établir l'existence d'une atteinte à première vue à leurs droits pour démontrer la violation de ces droits, ce qui tend à indiquer que toute diminution appréciable des droits des appelants constitue une violation pour l'application de cette analyse. D'autre part, les questions auxquelles les tribunaux doivent répondre, en vertu de ce critère, pour déterminer s'il y a eu atteinte font entrer en jeu des notions comme le caractère déraisonnable ou «indûment» rigoureux de la mesure en cause, notions qui tendent à indiquer qu'il faut établir davantage qu'une diminution appréciable pour prouver l'atteinte. Cette contradiction intrinsèque est cependant plus apparente que réelle. Les questions posées par notre Cour dans Sparrow ne définissent pas le concept de l'atteinte à première vue, mais mettent uniquement en exergue certains facteurs qui indiquent qu'une telle atteinte a été commise. Le simple fait qu'on réponde par la négative à l'une de ces questions n'empêche pas le tribunal de conclure à l'existence d'une atteinte à première vue. Cette réponse négative n'est qu'un des facteurs que le tribunal doit prendre en considération pour déterminer s'il y a eu atteinte à première vue. [Non souligné dans l'original.]
[132]Il me semble que, suivant l'arrêt Gladstone, l'arrêt Sparrow ne peut servir d'appui à la thèse voulant qu'une conclusion selon laquelle il y a atteinte prima facie est erronée en droit à moins d'être précédée d'un examen exprès de chacune des trois questions énoncées dans l'arrêt Sparrow. Dans le contexte de la présente espèce, le point à examiner pour ce qui est de l'atteinte prima facie est de savoir si la décision de construire la route d'hiver imposerait une restriction réelle au droit de la Première nation crie Mikisew de pratiquer la chasse et le piégeage dans les limites du parc national Wood Buffalo. C'est ainsi que la juge a abordé la question; à mon avis, cette approche est correcte.
[133]Les conclusions de fait susmentionnées montrent que la juge était au courant de faits qui étaient de toute évidence pertinents: la superficie du parc, l'étendue de la route et du corridor dans lequel les armes à feu seraient prohibées, les répercussions probables de la route sur la faune, l'emplacement de la route par rapport aux terres de la réserve de la Première nation crie Mikisew ainsi que par rapport aux réseaux de piégeage et aux zones de chasse, et le rôle de la chasse et du piégeage dans la vie de la Première nation crie Mikisew. Le dossier ne révèle aucune erreur manifeste dominante dans les conclusions de fait tirées par la juge. La juge a conclu, à partir de ces faits, que la construction de la route aurait sur la chasse et le piégeage un effet préjudiciable suffisant pour satisfaire au critère de l'atteinte prima facie. Je ne puis constater aucun fondement valable permettant de modifier cette conclusion, même si la juge n'a pas jugé utile d'examiner expressément les trois questions mentionnées dans l'arrêt Sparrow.
[134]Quoi qu'il en soit, je ne suis pas convaincue que la conclusion que la juge a tirée au sujet de l'atteinte prima facie aurait été différente si elle avait expressément examiné les trois questions mentionnées dans l'arrêt Sparrow. Les questions, libellées dans le contexte factuel de la présente affaire, seraient de savoir: 1) si la construction de la route d'hiver restreint d'une façon déraisonnable l'exercice des droits de chasse et de piégeage; 2) si cette restriction occasionne des difficultés déraisonnables; et 3) si cette restriction empêche d'avoir recours aux meilleurs moyens pour exercer le droit en question. Je suppose, en me fondant sur l'arrêt Gladstone, précité, qu'une réponse négative à l'une quelconque de ces questions n'empêcherait pas de conclure à une atteinte prima facie. Il semble s'ensuivre qu'une réponse affirmative à l'une seulement des questions peut constituer un fondement suffisant à l'appui d'une telle conclusion.
[135]J'examinerai uniquement la troisième question. Je mentionnerai les conclusions de fait que la juge a tirées au sujet de la proximité de la route d'hiver proposée, par rapport aux zones préférées de chasse et aux réseaux de piégeage de la Première nation crie Mikisew, de la perturbation probable de la faune et des restrictions imposées à l'utilisation d'armes à feu dans le corridor routier de 200 mètres. À mon avis, il faut inévitablement conclure qu'en ce qui concerne les membres de la Première nation crie Mikisew qui pratiquent habituellement la chasse ou le piégeage près du secteur du corridor routier, la construction de la route d'hiver restreindra leur moyen préféré de chasser et de trapper. Quant à la troisième question, il n'est pas particulièrement pertinent que le parc national Wood Buffalo soit étendu et que le corridor routier ne le soit comparativement pas, parce que le moyen préféré de chasser et de piéger est intégralement lié à l'emplacement même où la route proposée sera construite. Il s'ensuit que la juge n'a pas commis d'erreur en concluant que la construction de la route d'hiver limiterait la chasse et le piégeage au point de constituer une atteinte prima facie aux droits reconnus à la Première nation crie Mikisew par le Traité no 8.
F. Justification
[136]L'étape suivante consiste à décider si la violation du Traité no 8 est justifiable. La chose est expliquée comme suit dans l'arrêt Sparrow, précité, aux pages 1109 et 1110:
Le paragraphe en question [paragraphe 35(2) de la Loi constitutionnelle de 1982] ne contient aucune disposition explicite autorisant notre Cour ou n'importe quel autre tribunal à apprécier la légitimité d'une mesure législative gouvernementale qui restreint des droits ancestraux. Nous estimons pourtant que l'expression «reconnaissance et confirmation» comporte les rapports de fiduciaire déjà mentionnés et implique ainsi une certaine restriction à l'exercice du pouvoir souverain. Les droits qui sont reconnus et confirmés ne sont pas absolus. Les pouvoirs législatifs fédéraux subsistent, y compris évidement le droit de légiférer relativement aux Indiens en vertu du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Toutefois, ces pouvoirs doivent maintenant être rapprochés du par. 35(1). En d'autres termes, le pouvoir fédéral doit être concilié avec l'obligation fédérale et la meilleure façon d'y parvenir est d'exiger la justification de tout règlement gouvernemental qui porte atteinte à des droits ancestraux. Une telle vérification est conforme au principe d'interprétation libérale énoncé dans l'arrêt [Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29] et avec l'idée que la Couronne doit être tenue au respect d'une norme élevée--celle d'agir honorablement--dans ses rapports avec les peuples autochtones du Canada, comme le laisse entendre l'arrêt Guerin c. La Reine, précité.
[. . .]
Il semble se dégager du par. 35(1) que, si la réglementation des droits ancestraux n'est pas exclue, une telle réglementation doit être adoptée conformément à un objectif régulier. Notre histoire démontre, trop bien malheureusement, que les peuples autochtones du Canada ont raison de s'inquiéter au sujet d'objectifs gouvernementaux qui, bien que neutres en apparence, menacent en réalité l'existence de certains de leurs droits et intérêts. En accordant aux droits ancestraux le statut et la priorité propres aux droits constitutionnels, le Parlement et les provinces ont sanctionné les contestations d'objectifs de principe socio-économiques énoncés dans des textes législatifs, dans la mesure où ceux-ci portent atteinte à des droits ancestraux. Ce régime constitutionnel comporte implicitement une obligation de la part du législateur de satisfaire au critère de la justification. La façon de réaliser un objectif législatif doit préserver l'honneur de Sa Majesté et doit être conforme aux rapports contemporains uniques, fondés sur l'histoire et les politiques qui existent entre la Couronne et les peuples autochtones du Canada. La mesure dans laquelle une loi ou un règlement a un effet sur un droit ancestral existant doit être examinée soigneusement de manière à assurer la reconnaissance et la confirmation de ce droit.
1) Premier volet: L'objectif de la décision
[137]L'analyse relative à la justification comporte deux volets. Le premier volet se rapporte à l'objectif de la législation ou de la mesure gouvernementale causant ou constituant l'atteinte prima facie au droit issu du traité en question. Le premier volet est expliqué comme suit dans l'arrêt Sparrow (à la page 1113):
En premier lieu, il faut se demander s'il existe un objectif législatif régulier. À ce stade, la cour se demanderait si l'objectif visé par le Parlement en autorisant le ministère à adopter des règlements en matière de pêche est régulier. Serait également examiné l'objectif poursuivi par le ministère en adoptant le règlement en cause. L'objectif de préserver, par la conservation et la gestion d'une ressource naturelle par exemple, des droits visés au par. 35(1) serait régulier. Seraient également réguliers des objectifs visant apparemment à empêcher l'exercice de droits visés au par. 35(1) lorsque cet exercice nuirait à l'ensemble de la population ou aux peuples autochtones eux-mêmes, ou d'autres objectifs jugés impérieux et réels. [Non souligné dans l'original.]
[138]Les remarques finales du passage précité expriment l'idée selon laquelle il est possible d'établir un équilibre entre les droits des Autochtones et les droits ou besoins des autres peuples. Toutefois, dans l'arrêt Sparrow, une approche prudente a été adoptée au sujet de cette possibilité, et l'on a expressément rejeté l'argument selon lequel l'«intérêt public» pourrait justifier la violation d'un droit reconnu aux Autochtones. Les remarques suivantes figurent à la page 1113:
Nous considérons que la justification fondée sur «l'intérêt public» est si vague qu'elle ne fournit aucune ligne directrice utile et si générale qu'elle est inutilisable comme critère applicable pour déterminer si une restriction imposée à des droits constitutionnels est justifiée.
[139]Les remarques suivantes que le juge en chef Lamer a faites aux paragraphes 71 à 75 de l'arrêt Gladstone, précité, vont dans le même sens:
Même si [. . .] les droits ancestraux reconnus par le par. 35(1) sont fondamentalement différents des droits garantis par la Charte, le même principe de base s'applique à l'analyse de la justification en vertu du par. 35(1)--savoir que les objets qui sous-tendent les droits en question doivent non seulement servir à la définition de ces droits, mais également à la détermination des limites apportées à ceux-ci et qui sont justifiables. [Soulignement ajouté.]
[. . .]
[. . .] comme les sociétés autochtones distinctives existent au sein d'une communauté sociale, politique et économique plus large, communauté dont elles font partie et sur laquelle s'exerce la souveraineté de Sa Majesté, il existe des circonstances où, dans la poursuite d'objectifs importants ayant un caractère impérieux et réel pour l'ensemble de la communauté (compte tenu du fait que les sociétés autochtones font partie de celle-ci), certaines restrictions de ces droits [ancestraux] sont justifiables. Les droits ancestraux sont un élément nécessaire de la conciliation de l'existence des sociétés autochtones avec la communauté politique plus large à laquelle ces dernières appartiennent. Les limites imposées à ces droits sont également un élément nécessaire de cette conciliation, si les objectifs qu'elles visent sont suffisamment importants pour la communauté dans son ensemble. [Soulignement ajouté.]
La reconnaissance de la conservation en tant qu'objectif impérieux et réel démontre cette affirmation. Vu le rôle fondamental qu'a joué la pêche dans la culture distinctive de nombreux peuples autochtones, il est possible d'affirmer que la conservation est un objectif dont la poursuite peut être liée à la reconnaissance de l'existence de telles cultures distinctives. De plus, comme la conservation revêt une importance primordiale pour la société canadienne dans son ensemble, y compris pour les membres autochtones de cette société, elle est un objectif dont la poursuite est compatible avec la conciliation de l'existence des sociétés autochtones avec la société canadienne plus large dont ces dernières font partie. Dans cette optique, il est possible d'affirmer que la conservation est un objectif impérieux et réel qui justifie la violation par l'État de droits ancestraux, à la condition qu'il soit satisfait aux autres éléments de la norme de justification établie dans Sparrow. [Soulignement ajouté.]
Bien que je n'entende aucunement me prononcer de façon définitive sur cette question, je dirais qu'en ce qui concerne la répartition de ressources halieutiques données, une fois que les objectifs de conservation ont été respectés, des objectifs tels que la poursuite de l'équité sur les plans économique et régional ainsi que la reconnaissance du fait que, historiquement, des groupes non autochtones comptent sur ces ressources et participent à leur exploitation, sont le genre d'objectifs susceptibles (du moins dans les circonstances appropriées) de satisfaire à cette norme. Dans les circonstances appropriées de tels objectifs sont dans l'intérêt de tous les Canadiens et, facteur plus important encore, la conciliation de l'existence des sociétés autochtones avec le reste de la société canadienne pourrait bien dépendre de leur réalisation. [Italique et soulignement dans l'original.]
[140]Ces remarques ont essentiellement été reprises l'année suivante par le juge en chef Lamer dans l'arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, au paragraphe 161.
[141]L'arrêt R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101, présente un exemple d'un cas dans lequel l'intérêt public plus étendu ne justifiait pas une atteinte prima facie à un droit ancestral. Le résultat de cette affaire a été résumé par le juge en chef Lamer, au paragraphe 58:
J'éprouve de la difficulté à accepter, dans les circonstances du présent pourvoi, que la mise en valeur de la pêche sportive est en soi un objectif impérieux et réel pour ce qui concerne l'application du par. 35(1). Bien que la pêche sportive soit une activité économique importante dans certaines régions du pays, il n'y a en l'espèce aucune preuve que les activités de pêche sportive que le régime en litige vise à favoriser ont une dimension économique importante. En l'absence d'une telle preuve, la mise en valeur de la pêche sportive n'est pas à elle seule un objectif compatible avec l'un ou l'autre des deux objets qui sous-tendent la protection accordée aux droits ancestraux, et elle ne peut justifier l'atteinte portée à ces droits. Elle n'a pas pour but la reconnaissance de cultures autochtones distinctes. Elle ne vise pas non plus la conciliation de l'existence des sociétés autochtones avec le reste de la société canadienne, puisque, en l'absence d'éléments de preuve établissant qu'elle a une dimension économique importante, la pêche sportive ne revêt pas «une importance primordiale pour la société canadienne dans son ensemble» (Gladstone, au par. 74) justifiant de limiter des droits ancestraux.
[142]La juge a analysé toute la jurisprudence susmentionnée, en faisant finalement remarquer que, dans l'arrêt R. c. Marshall, précité, le juge Binnie ne mentionne pas qu'il faut harmoniser les intérêts économiques et les intérêts non autochtones avec les droits ancestraux. La juge est arrivée à la conclusion suivante (au paragraphe 122 de ses motifs):
Compte tenu du raisonnement du juge Binnie dans Marshall et de l'instruction donnée dans Adams d'évaluer une fin en se demandant si elle respecte les objectifs visés par la disposition portant constitutionnalisation des droits, je suis d'avis que l'amélioration du réseau routier régional au profit des collectivités situées à proximité du parc ne constitue pas un objectif impérieux et réel. On ne saurait affirmer qu'on reconnaît la priorité d'occupation de ce territoire par les Mikisews si l'on permet que leur droit de chasser et de trapper soit limité en raison des intérêts sociaux et économiques des autres collectivités.
[143]La décision rendue par le juge Binnie dans l'affaire Marshall portait sur les problèmes que présentait l'identification d'un droit ancestral au moyen de l'interprétation d'un traité. Le juge n'a pas parlé de la justification. Toutefois, je souscris à la conclusion de la juge lorsqu'elle dit que l'objectif de la route d'hiver, qui doit favoriser les intérêts économiques et sociaux de tous les gens vivant à Fort Smith et ailleurs dans le parc national Wood Buffalo ou près du parc, n'est pas suffisamment impérieux et réel pour l'emporter sur le droit protégé par la Constitution autorisant la Première nation crie Mikisew à chasser dans le parc.
[144]Je reconnais que la route d'hiver proposée constitue probablement un avantage pour ses promoteurs et pour les autres résidents de la région. Cette route peut même comporter certains avantages pour la Première nation crie Mikisew. Toutefois, il n'y a pas maintenant de route d'hiver, et il n'y en a pas eu depuis près de 40 ans. La Première nation crie Mikisew, dont les membres vivent et pratiquent la chasse et le piégeage dans le voisinage immédiat de la route proposée, croit clairement qu'en ce qui la concerne, les avantages possibles ne l'emportent pas sur les inconvénients. Dans le contexte d'une justification proposée de l'atteinte prima facie à un droit ancestral, l'objectif visé ne peut pas être pressant et important à moins de se rapporter d'une façon ou d'une autre à l'amélioration ou à la préservation à long terme du droit ancestral auquel il est porté atteinte (comme la conservation des ressources naturelles), ou à moins de favoriser énormément l'intérêt de l'ensemble de la population. Comme la juge, je ne puis reconnaître que l'approbation de la route d'hiver satisfait à l'un ou l'autre critère.
[145]Puisque j'ai conclu que la juge a tiré une conclusion correcte pour ce qui est du premier volet du critère relatif à la justification, il n'est pas nécessaire d'aller plus loin et de se demander si la juge a également eu raison de conclure que la ministre n'avait pas non plus satisfait au deuxième volet du critère de justification, qui consiste à décider si l'atteinte est compatible avec le rôle de la Couronne, qui est tenue d'honorer toutes les obligations auxquelles elle s'est engagée dans les traités conclus avec les Autochtones. Toutefois, j'examinerai cet aspect du jugement de la juge.
2) Deuxième volet: l'obligation de la Couronne en sa qualité de fiduciaire
[146]Le deuxième volet du critère relatif à la justification a son origine dans la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Guerin et autres c. La Reine et autres, [1984] 2 R.C.S. 335 ainsi que dans la décision Regina v. Taylor and Williams (1981), 34 O.R. (2d) 360 (C.A.). Le juge en chef Lamer explique le lien comme suit dans l'arrêt Sparrow, précité, à la page 1108:
La nature sui generis du titre indien de même que les pouvoirs et la responsabilité historiques de Sa Majesté constituent la source de cette obligation de fiduciaire. [. . .] le gouvernement a la responsabilité d'agir en qualité de fiduciaire à l'égard des peuples autochtones. Les rapports entre le gouvernement et les autochtones sont de nature fiduciaire plutôt que contradictoire et la reconnaissance et la confirmation contemporaines des droits ancestraux doivent être définies en fonction de ces rapports historiques.
[147]L'obligation de la Couronne à cet égard exige, au moins, une consultation réelle avant la prise d'une décision portant atteinte à un droit ancestral. Ce qui constitue une consultation réelle est décrit comme suit dans l'arrêt Delgamuukw, précité, au paragraphe 168:
La nature et l'étendue de l'obligation de consultation dépendront des circonstances. Occasionnellement, lorsque le manquement est moins grave ou relativement mineur, il ne s'agira de rien de plus que la simple obligation de discuter des décisions importantes qui seront prises au sujet des terres détenues en vertu d'un titre aborigène. Évidemment, même dans les rares cas où la norme minimale acceptable est la consultation, celle-ci doit être menée de bonne foi, dans l'intention de tenir compte réellement des préoccupations des peuples autochtones dont les terres sont en jeu. [Soulignement ajouté.]
[148]La juge, avec raison, n'a pas limité son analyse du deuxième volet du critère relatif à la justification à la question de la consultation réelle. Elle a également abordé les questions de priorité, d'atteinte minimale et d'indemnisation, en insistant toujours sur la question cruciale de savoir si les mesures de la ministre étaient compatibles avec ses obligations fiduciaires (son approche est décrite d'une façon claire aux paragraphes 124 à 128 de ses motifs). Toutefois, la Première nation crie Mikisew se plaint fondamentalement du défaut de consultation. La question du caractère adéquat de la consultation justifiait l'examen détaillé auquel la juge a procédé.
[149]La conclusion tirée par la juge au sujet de la question de la consultation est énoncée comme suit au paragraphe 157:
En conclusion, l'honneur de la Couronne, en sa qualité de fiduciaire, ne saurait permettre qu'une décision portant atteinte à des droits issus de traité et jouissant d'une protection constitutionnelle soit prise sans que la Première nation concernée soit consultée. Dans l'analyse élaborée dans l'arrêt Sparrow, c'est la Couronne qui a la charge de la preuve à l'étape de la justification. Les Mikisews n'ont pas à prouver que la Couronne ne les a pas consultés comme il se doit. C'est à la Couronne qu'il incombe de démontrer qu'elle a procédé à une consultation digne de ce nom. La Ministre n'a pas fait cette preuve.
[150]Je souscris à cette conclusion. Le dossier révèle que la Première nation crie Mikisew avait eu la possibilité de faire des remarques au sujet de la route d'hiver proposée dans le contexte de l'évaluation environnementale et qu'elle ne l'a pas fait. Le dossier révèle également que, lorsque la Première nation crie Mikisew a tenté d'entamer des discussions avec la ministre, on ne lui a pas répondu. Je suis d'accord avec l'avocat de la ministre pour dire que, dans certains cas, une consultation réelle en ce qui concerne une atteinte à un droit issu d'un traité peut avoir lieu avec les consultations portant sur d'autres questions, comme les répercussions sur l'environnement, et que la Première nation est tenue de participer à toute consultation activement et de bonne foi.
[151]Toutefois, même si les consultations à multiples fins sont possibles en théorie, il doit être évident que des droits issus d'un traité conclu avec une Première nation sont en cause, qu'ils sont compris et qu'ils sont examinés. Il est difficile de conclure que des consultations réelles auraient eu lieu si la ministre n'avait pas entendu la Première nation ou répondu aux tentatives que la Première nation avait faites pour invoquer ses droits issus d'un traité.
[152]Dans ce cas-ci, rien ne montre que la ministre ait de bonne foi fait des efforts pour comprendre ou examiner les préoccupations que la Première nation crie Mikisew entretenait au sujet de l'effet possible de la route sur l'exercice du droit de chasse et de piégeage qui lui était reconnu par le Traité no 8. À mon avis, il importe de noter que l'on a informé la Première nation crie Mikisew du nouveau tracé du corridor routier destiné à éviter la réserve de Peace Point qu'une fois qu'il a été conclu que ce nouveau tracé était réalisable et raisonnable, en ce qui concerne les répercussions sur l'environnement, et que la route a été approuvée. On peut en inférer que les représentants responsables de la Couronne croyaient que, dans la mesure où la route d'hiver ne traversait pas la réserve de Peace Point, il était possible de ne faire aucun cas des autres objections soulevées par la Première nation crie Mikisew. Cela est bien loin d'indiquer une consultation réelle, mais indique plutôt que l'on a fait aucun cas des préoccupations qu'entretenait la Première nation crie Mikisew au sujet de l'atteinte aux droits qui lui étaient reconnus par le Traité no 8.
[153]Comme il en a ci-dessus été fait mention, la juge a traité des autres facteurs mentionnés dans l'arrêt Sparrow, précité, mais dans chaque cas, elle est arrivée à une conclusion favorisant la position de la Première nation crie Mikisew. Il est particulièrement intéressant de noter la façon dont la juge a analysé l'argument de la ministre, à savoir que des mesures raisonnables avaient été prises en vue d'atténuer l'effet de la route d'hiver sur la chasse et le piégeage près de la route. Ces mesures étaient peut-être bien raisonnables et, en fin de compte, elles peuvent s'avérer suffisantes. Toutefois, la juge a conclu, et il n'est pas contesté, que la Première nation crie Mikisew n'a pas été consultée sur ces mesures et, fait plus important, que ces mesures se rapportaient à un tracé qui n'a été communiqué à la Première nation crie Mikisew qu'une fois prise la décision cruciale. Il n'appartient pas à la juge et à la Cour de se lancer dans des conjectures au sujet du caractère adéquat des mesures d'atténuation élaborées par suite d'un processus qui était fondamentalement vicié.
G. Conclusion
[154]J'estime que l'appel doit être rejeté avec dépens.